© Micheline
Weinstein / 09 février
2011
Le terrorisme du temps perdu
«
La singularité de Freud, aussi bien de
sa personne que de son œuvre témoignait
d’un rapport intime entre son travail scientifique
et sa vie, au passé comme au présent,
similitude que l’on rencontre seulement chez le
poète. »
Siegfried
Bernfeld
in « De la formation analytique •
1952 »
Introduction
de Rudolf Ekstein, PH. D.
©
Traduction et postface de Micheline Weinstein,
Paris, Avril 2000
ø
À
quoi reconnaît-on une andouille ?
À
ce qu’elle n’a point d’oreilles.
Rabelais
ø
« ...le pouvoir et le vouloir
réunis. Là sont vos idées
sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances,
vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop
vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un
violent plaisir. Qui pourrait déterminer
le point où la volupté devient un
mal et celui où le mal est encore la volupté
? Les plus vives lumières du monde idéal
ne caressent-elles pas la vue, tandis que les
plus douces ténèbres du monde physique
la blessent toujours. Le mot de Sagesse ne vient-il
pas de savoir ? Et qu’est-ce que la folie, sinon
l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?
»
Balzac
in
La Peau de chagrin
ø
Dans
un billet qui date de plusieurs mois, j’avais
déjà évoqué, l’émission
assez tardive, diffusée le soir sur la
5, intitulée « Déshabillons-les
»,
où la “psychanalyste” de service
s’écrivait alors “psichanaliste”-
ce fut corrigé depuis - et les raisons
pour lesquelles il ne me semblait pas très
indispensable de s’y intéresser.
C’est
par hasard que le 02 février 2011, j’ai
suivi, dans cette même émission,
l’entretien entre Dame Risser et son invité,
Jean-Luc Mélanchon. Mon impression première
fut confirmée qu’il est inutile, dans ce
genre d’émission, d’être franc, sincère,
honnête, pédagogue, soi-même,
quelles que soient sa provenance et sa “sensibilité”
politique, s’il y a.
Après
3 ans d’errances et de divertissements “peoplesques”
assourdissants dans tous les domaines, où
l’on nous mît la tête en morceaux,
où le temps de vivre et de penser s’étiolait,
où nous fûmes nuit et jour incités
à laver notre cerveau sur Internet et autres
IPod / Pad, où tout le monde parle pareil
et où il est impossible de s’y retrouver,
il semblerait que les politiques aient repris
en main leur métier de politiques et s’attachent
aujourd’hui à resserrer leurs réflexions
autour de ce pourquoi ils furent élus :
l’art et le savoir gouverner.
Laissons-les
donc pratiquer leur métier, dont le spectacle
ne nous engage pas à interférer
dans un domaine professionnel qui ne ressortit
pas à nos compétences. Nous nous
contenterons donc de ne nous intéresser
qu’à notre propre terrain d’exploration
- et d’exploitation - et, quand le temps sera
venu, de voter, chacun, chacune, selon sa conscience.
C’est
ainsi que, pour en revenir à France5, il
semblerait que l’une des spécialités
des échanges entre les animateurs, hommes
ou femmes, consiste à éveiller la
suspicion selon laquelle si les invités
ne souhaitent pas répondre à une
question indiscrète ou qu’ils estiment
prématurée, alors ils parlent en
“langue de bois”. Autre étrangeté
: quand il s’agit d’invités dits “de
droite”, les journalistes ou animateurs
censés se ranger plutôt “à
gauche” font montre d’une obséquiosité
inattendue ; à l’inverse, quand l’invité
est “de gauche”, les mêmes le
soumettent alors sans vergogne à un interrogatoire
inquisitorial au cours duquel, comme l’a finement
démonté Mélanchon, il est
grossièrement accusé de fourberie,
autrement dit de ne livrer en clair que des miroirs
aux alouettes destinés à endormir
le peuple, histoire de ne pas révéler
ce qu’il pense vraiment, non plus que ses projets
réels. L’invité de gauche serait
donc mû par des intentions perfides, et
pratiquerait un langage codé ou encore
un double langage.
Cette
manière brutale de faire, peu civilisée
- rappelons que pour Freud, le principe même
de civilisation est avant tout le renoncement
à toute manifestation pulsionnelle, d’où
est issu le concept de “sublimation”
qui est une désexualisation de la pulsion,
dérivée de sa satisfaction immédiate
vers un but plus élevé -,
très en vogue sur France5, notamment le
dimanche après-midi, par un journaliste
récemment promu aux plus hautes fonctions
de Directeur d’un quotidien, qui n’écoute
rien mais se décrit comme une sorte d’“accoucheur”
d’intentions - béotien, dont personne de
surcroît n’a sollicité ses services
psychologiques -, est rehaussée, dans l’émission
« Déshabillons-les »,
par les doctes péroraisons de dénommés
“psychanalystes”, manifestement amis
de la présentatrice, pansus, ventrus, parfois
débraillés, godiches ou potiches,
dont Mélanchon eut la gentillesse de qualifier
leurs commentaires, pauvres mais néanmoins
d’une singulière sauvagerie, comme émanant
d’“hurluberlus”. Commentaires d’autant
plus pédants que leurs auteurs ignorent
tout de la personne qu’ils “déshabillent”
et du sujet parlant en général,
dont la parole ne les intéresse pas, sans
quoi, depuis le temps, ça se saurait.
Qu’est-ce
qu’un psychanalyste ?
Du
temps des freudiens disparus, un psychanalyste
est celui, habilité,
qui pratique la psychanalyse,
c’est tout simple.
Il
est alors permis de se demander ce que ces “psychanalystes”,
conviés à donner leur avis sur tout
et n’importe quoi dans la sphère publique,
font de leur pratique quotidienne, surtout,
•
quand ils déclarent, comme l’autre soir,
au cours de « Déshabillons-les
» : “l’argent et le sexe mènent
le monde”. Bravo
! Quelle profonde réflexion de “psychanalyste”
! Nous aurions souhaité, serait-ce que
par respect pour Freud et son œuvre, que
le chemin difficile qu’emprunte la psychanalyse
soit celui de l’intelligence... Mais bon.
•
Quand leurs supposés analysants, les femmes
surtout, du monde de l’édition, des médias,
bref, des “people”, sortent des livres
qui ont beaucoup de succès grâce
aux intercongratulations que s’entredistillent
les réseaux précités, décrivant
la plupart du temps leur misère sexuelle
personnelle,
réelle,
avec une profusion d’obscénités
proportionnelle à leur indigence littéraire.
Faut-il
sans cesse rappeler que pour la psychanalyse,
les dysfonctionnements de la sexualité,
émanant du passé, où la topographie
œdipienne s’est mal construite, ce qui a
entraîné une mauvaise assimilation,
ou pas d’assimilation du tout, de l’interdit structurant
de l’inceste, relèvent exclusivement de
la vie privée de l’individu ? Pour la psychanalyse, les étaler
équivaut tout simplement à un grossier
“acting-out”, autrement dit à une résistance
à la psychanalyse
non prise en compte par le supposé analyste
censé aider à les résoudre...
lequel s’auto-transforme de ce fait en animateur de “reality-show”.
Quelle
que soit la forme, dans tous les sens du terme,
morale aussi bien que physique, sous laquelle
se présente et se présentera l’invité
pris à parti, ici ce fut Jean-Luc Mélanchon,
quels que soient ses réponses, ses arguments,
ses questions, son style, il est, dans l’ordinateur
médiatique, préalablement formaté
(“populiste” blabla... ), condamné,
aussi pédagogue soit-il. Rien ne servira
à rien, le mot d’ordre implicite en usage
des temps modernes, qui commencent pourtant à
dater, étant ne rien vouloir savoir.
Or
nous savons que
ne rien vouloir savoir
est une définition essentielle de la perversion.
D’où
un détournement permanent du sens des mots.
Par exemple, je l’ai écrit des dizaines
de fois, l’emploi de celui de “schizophrène”,
qui semblerait être considéré
comme noble, à la place du terme adéquat
qui est celui de “pervers”.
Il
suffit de se renseigner sur la différence
entre le clivage du schizophrène et celui
du pervers, lesquels n’ont pas vraiment grand-chose
en commun, pour restituer son sens au vocabulaire.
Pour
les autres emprunts au vocabulaire “psy”
- paranoïa, fantasme, empathie, etc. -, sans en connaître
le sens, cf. mes billets précédents
à ce sujet sur notre site.
Toute
une palette de termes “psys”, absolument
inadéquats, sont également appelés
à la rescousse quand il s’agit, sous une
forme publique à peine plus policée
mais non moins assassine, de descendre à
toutes fins une personnalité politique
ou autre, et même son prochain.
Dans
un registre plus courant, nous sommes actuellement
bombardés, quand ce n’est pas par des slogans
- qui, selon Freud, épargnent la peine
de penser -, et des sigles, d’“envies”... Pourtant l’envie aurait plutôt tendance à manifester
un besoin naturel pressant, ou alors, plus rude,
un besoin de prédation et de vengeance
émanant de la jalousie et de la rivalité
; un peu plus mou, erratique, au contraire, sans
aller jusqu’à convoquer avec emphase le
“désir”, il se différencierait
de celui d’“intention”, qui implique
une réflexion et un objectif.
La
vulgarité s’en mêle. Être en
désaccord n’oblige pas nécessairement
à l’incivilité verbale... ça
braille partout “dégage !”,
“voyou”, “vieux” et sans
doute pis encore, mais je refuse de me laisser
mener par le terrorisme du temps perdu et ne consulte
ni les blogs ni autres moyens de communication
de la sorte... Notons aussi l’usage des “ingrédients”
de cuisine qui remplacent les “éléments”
de discours... Côté plus snob, “pas
de souci !”, “À très
vite !”...
Plus
nous avançons vers la sortie, plus le temps
de lire, de réfléchir, d’écouter,
d’observer, de vivre, n’est plus seulement d’argent,
il est d’or.
Et
parce que j’ai l’impression d’avoir vécu
dans un monde tout à fait différent,
ce que j’aimerais entendre de la part de tous
ces “psychanalystes” auto-déclarés,
ce sont, dans un premier temps, leurs définitions
de quelques termes et expressions suivants :
•
psychanalyse ;
•
résistances à la psychanalyse ;
•
transfert ;
•
rêve ;
•
symptômes ;
•
formations de l’inconscient.
•
... ... ... ... ...
Comment
font ces “psychanalystes” pour utiliser
ces clefs conceptuelles, sans être à
l’écoute, sans être attentifs au
temps réel de chaque analysant, à
son rythme, à ses symptômes, au temps
de la séance, à son rythme, au temps
de l’analyse, à son rythme, au temps de
la psyché, à son rythme, à
ses étapes, à son évolution,
à ses écueils...
Il
serait peut-être intéressant d’approcher
la question de l’accès à la fonction
de psychanalyste selon cette proposition : à
l’expérience de votre analyse personnelle,
qui est la part primordiale de l’apprentissage
psychanalytique, et de votre formation
toujours en cours à l’analyse, comment
développeriez-vous ce principe freudien
selon lequel le rêve, le symptôme
hystérique, le mot d’esprit, sont de même
structure qui est la structure même de la
psychanalyse ?
Pourquoi
a-t-on voulu, avec acharnement, déconsidérer
la psychanalyse, donc son fondateur - qui estimait
la compétence d’un psychanalyste au sérieux
avec lequel il analysait un rêve - en tant
que science ? Qu’est-ce qu’une science, sinon,
selon la définition la plus claire du Grand
Usuel Larousse un “ensemble cohérent
de connaissances relatives à certaines
catégories de faits, d’objets et de phénomènes
obéissant à des lois et/ou vérités
par les méthodes expérimentales”
?
Sterba
rappelle que Freud, lors des réunions scientifiques,
prenait soin de préciser ceci : “lorsque
l’on essaie de formuler des concepts scientifiques,
dans une discipline aussi jeune, il faut éviter
de se montrer trop définitif, dans la mesure
où l’on ne peut pas tomber juste du premier
coup”.
Hans
Sachs, lui, fait part des inquiétudes de
Freud, à la suite des premières
dissidences, relatives à “l’intérêt
pour la technique de l’analyse des rêves
[qui], au lieu d’être au premier plan
de la recherche où se trouvait sa place,
était souvent évité par ceux
qui préféraient une psychanalyse
facile et superficielle.”
Depuis
combien de décades les analystes n’observent
plus, n’étudient plus, n’écoutent
plus et, à part les rabâchages lacaniens,
ne lisent et n’écrivent plus ? Et enfin,
ces dix dernières années, ne font
que grappiller, sans vérifier les sources,
sur leurs ordinateurs ?
Qui
a lu un petit usuel très complet de Freud,
que j’ai retraduit, intitulé « Petit
abrégé de psychanalyse »,
et que l’on trouve depuis des années sur
notre site à cette adresse,
http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/livres/petitabreg.html
ainsi que, les « Principes
de Psychanalyse »
de Herman Nünberg, autre usuel préfacé
par Freud et complété au fur à
mesure par l’auteur jusqu’à sa mort en
1970 ? C’est en outre un ouvrage d’actualité
en ces jours où l’on ne cesse de questionner
la récidive, notamment chez les criminels
sexuels, qui interroge, justement à la
lisière de la schizophrénie, “la
perte de la réalité” chez les détenus de plus ou moins
longue durée et ses conséquences...
Au
début d’un long travail en cours et de
plus occupée à rassembler mes archives
et à les numériser avant de confier
les originaux au Musée de l’Holocauste
à Washington, ce qui est très long,
je ne me suis guère manifestée ces
derniers temps.
On
a pris l’habitude vulgaire de parler de Freud
en l’appelant “Papa Freud” comme on
a qualifié Françoise Dolto de “Mamie
Nova”. Par contre, de Lacan, on dit “
Le Maître”.
Je
ne répéterai pas, une nième
fois, ce que le lecteur intéressé
pourra trouver sur notre site au sujet du mépris
dont Freud fait l’objet en France, ainsi que les
analyses, traductions, écrits cliniques,
documents sonores...
Cependant
par souci pédagogique, je voudrais provisoirement
terminer ce petit billet en soumettant à
la lecture quelques aperçus de l’enseignement,
volontairement obscurantiste et intentionnellement
antifreudien, comme on dit antisémite, imposé par l’OPA réussie de Lacan
sur la psychanalyse en France, qui éclairera
sur l’absence totale d’analyse personnelle et
de formation à la psychanalyse chez ceux,
issus de cette école de pensée,
comme on le constatera ci-dessous, parfois sub-délirante,
qui s’intitulent “psychanalystes”,
les derniers freudiens authentiques, courageux
et qui ne craignaient pas de travailler sans attendre
d’être grassement payés de retour
- narcissique et financier - étant presque
tous morts ces 35 dernières années.
Extraits de
« Impostures intellectuelles »
par
Alan Sokal et Jean Bricmont
Éditions Odile Jacob, Paris, septembre
1997
Lacan et la logique
mathématique
Après
quinze ans j’ai appris à mes élèves
à compter au plus jusqu’à cinq,
ce qui est difficile (quatre est plus facile)
et ils ont compris au moins cela. Mais ce soir
permettez-moi de rester à deux. Évidemment,
ce dont nous nous occupons ici est la question
de l’entier, et la question des entiers n’est
pas simple, comme, je pense, beaucoup de personnes
ici le savent. Il est seulement nécessaire
d’avoir, par exemple, un certain nombre d’ensembles
et une correspondance un-à-un. Il est vrai
par exemple qu’il y a exactement autant de gens
assis dans cette salle qu’il y a de chaises. Mais
il est nécessaire d’avoir une collection
composée d’entiers pour constituer un entier,
ou ce qui est appelé un nombre naturel.
Il est, bien sûr, en partie naturel mais
seulement dans le sens que nous ne comprenons
pas pourquoi il existe. Compter n’est pas un fait
empirique et il est impossible de déduire
l’acte de compter à partir de données
empiriques seulement. Hume a essayé mais
Frege a démontré parfaitement l’ineptitude
de la tentative. La vraie difficulté vient
de ce que chaque entier est lui-même une
unité. Si je prends deux comme unité,
les choses sont très agréables,
homme et femme par exemple — l’amour plus
l’unité ! Mais après un certain
temps, c’est fini, après ces deux il n’y
a personne, peut-être un enfant, mais c’est
un autre niveau et engendrer trois c’est une autre
affaire. Quand vous essayez de lire les théories
des mathématiciens concernant les nombres
vous trouvez la formule « n plus 1 » (n + 1) comme base de toutes les théories. (Lacan 1970, p. 190-191)
Jusqu’ici, rien de grave : ceux qui connaissent
déjà le sujet peuvent reconnaître
les vagues allusions aux débats classiques
(Hume/Frege, induction mathématique) et
les séparer des affirmations plutôt
discutables (par exemple, que veut dire «
la vraie difficulté vient de ce que chaque
entier est lui-même une unité »
?). Mais à partir d’ici, le raisonnement
est de plus en plus obscur :
C’est cette question du « un de plus
» qui est la clé de la genèse
des nombres et au lieu de cette unité unificatrice
qui constitue deux dans le premier cas, je propose
que vous considériez deux dans la véritable
genèse numérique de deux.
II est nécessaire que ce deux constitue
le premier entier qui n’est pas encore né
comme nombre avant que le deux n’apparaisse. Vous
avez rendu cela possible car le deux est là pour donner existence au premier
un
: mettez deux à la place de un et par conséquent à la place
de deux
vous voyez trois apparaître. Ce que nous avons ici
est quelque chose que je peux appeler la marque. Vous avez déjà quelque chose
qui est marqué ou quelque chose qui n’est
pas marqué. C’est avec la première
marque que nous avons le statut de la chose. C’est
exactement de cette façon que Frege explique
la genèse du nombre ; la classe qui est
caractérisée par aucun élément
est la première classe ; vous avez un à
la place de zéro et ensuite il est facile
de comprendre comment la place du un devient la
deuxième place qui fait place pour deux,
trois et ainsi de suite 25. (Lacan 1970, p. 191, italiques dans l’original)
Et c’est à ce moment d’obscurité que Lacan introduit,
sans explication, le prétendu lien avec
la psychanalyse :
La question du deux est pour nous la question
du sujet, et ici nous atteignons un fait de l’expérience
psychanalytique, étant donné que
le deux ne complète pas le un pour faire
deux, mais doit répéter le un pour
permettre au un d’exister. Cette première
répétition est la seule nécessaire
pour expliquer la genèse du nombre et une
seule répétition est nécessaire
pour constituer le statut du sujet. Le sujet inconscient
est quelque chose qui tend à se répéter,
mais une seule répétition est nécessaire
pour le constituer. Cependant, regardons plus
précisément ce qui est nécessaire
pour que le second répète le premier
afin que nous puissions avoir une répétition.
On ne peut répondre à cette question
trop vite. Si vous répondez trop vite,
vous répondrez qu’il est nécessaire
qu’ils soient les mêmes. Dans ce cas, le
principe du deux serait celui de jumeaux —
et pourquoi pas de triplés ou de quintuplés
? De mon temps, on apprenait aux enfants qu’ils
ne devaient pas additionner, par exemple, des
microphones et des dictionnaires ; mais c’est
absolument absurde, car nous n’aurions pas d’addition
si nous n’étions pas capables d’additionner
des microphones et des dictionnaires ou, comme
le dit Lewis Carroll, des choux et des rois. L’identité
[sameness] n’est pas dans les choses mais dans la marque qui rend possible l’addition
de choses sans considération pour leurs
différences. La marque a pour effet d’effacer
la différence, et c’est la clé de
ce qui arrive au sujet, le sujet inconscient dans
la répétition ; parce que vous savez
que ce sujet répète quelque chose
de particulièrement significatif, le sujet
est ici, par exemple, dans cette chose obscure
que nous appelons dans certains cas trauma ou
plaisir exquis. (Lacan 1970, p. 191-192, italiques
dans l’original)
Ensuite,
Lacan tente de relier la logique mathématique
à la linguistique :
J’ai seulement considéré le
début de la série des entiers, parce
que c’est un point intermédiaire entre
le langage et la réalité. Le langage
est constitué par le même genre de
traits unitaires que j’ai utilisé pour
expliquer le un et le un de plus. Mais ce trait
dans le langage n’est pas identique au trait unitaire,
puisque dans le langage nous avons une collection
de traits différentiels. En d’autres termes,
nous pouvons dire que le langage est constitué
par un ensemble de signifiants — par exemple
ba, ta, pa, etc., etc. — un ensemble qui est fini. Chaque signifiant est
capable de soutenir le même processus par
rapport au sujet, et il est très probable
que le processus des entiers est seulement un
cas particulier de cette relation entre signifiants.
La définition de cette collection de signifiants
est qu’ils constituent ce que j’appelle l’Autre. La différence offerte par l’existence
du langage est que chaque signifiant (contrairement
au trait unitaire du nombre entier) est, dans
la plupart des cas, non identique à lui-même
— précisément parce que nous
avons une collection de signifiants, et dans cette
collection un signifiant peut ou peut ne pas se
désigner lui-même. Ceci est bien
connu et est le principe du paradoxe de Russell.
Si vous prenez l’ensemble de tous les éléments
qui ne sont pas membres d’eux-mêmes,
x Ï x
l’ensemble que vous constituez avec de tels
éléments conduit à un paradoxe
qui, comme vous le savez, mène à
une contradiction 26. En termes simples, cela signifie seulement que dans un univers
de discours rien ne contient tout 27, et
ici vous trouvez de nouveau la béance qui
constitue le sujet. Le sujet est l’introduction
d’une perte dans la réalité, mais
rien ne peut introduire cela, car, par statut,
la réalité est aussi pleine que
possible. La notion d’une perte est l’effet produit
par l’exemple du trait qui est ce que, avec l’intervention
de la lettre que vous déterminez, place
— disons a1 a2 a3
— et les places sont des espaces, pour un
manque. [The notion of a loss is the effect afforded
by the instance of the trait which is what, with
the intervention of the letter you determine,
places — say a1 a2
a3 — and the places are spaces,
for a lack.] (Lacan 1970, p. 193)
* M. W. [Sic] je souligne.
Notons, d’abord, qu’à partir du moment où Lacan
prétend s’exprimer « en termes simples
», tout devient obscur. Mais le plus [...]
Notes
25 Cette dernière phrase est peut-être
une allusion, plutôt confuse, à un
procédé technique utilisé
en logique mathématique pour définir
en termes d’ensembles les nombres naturels (1,
2, 3...) : on identifie 1 avec l’ensemble vide
ø (c’est-à-dire l’ensemble n’ayant aucun
élément) ; puis on identifie 2 avec
l’ensemble (ø) (c’est-à-dire l’ensemble
ayant ø comme unique élément)
; puis on identifie 3 avec l’ensemble [ø,[ø1] (c’est-à-dire
l’ensemble ayant les deux éléments
ø et [ø])
; et ainsi de suite.
26 Le paradoxe auquel Lacan fait allusion est dû
à Bertrand Russell (1872-1970). Notons
d’abord que la plupart des ensembles ne se contiennent
pas eux-mêmes comme élément.
Par exemple, l’ensemble de toutes les chaises
n’est pas une chaise, l’ensemble de tous les nombres
naturels n’est pas un nombre naturel, etc. Par
contre, l’ensemble de toutes les idées
abstraites est une idée abstraite, etc.
Considérons maintenant l’ensemble de tous
les ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes
comme élément. Se contient-il lui-même
? Si la réponse est oui, alors il ne peut
pas appartenir à l’ensemble de tous les
ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes,
et par conséquent la réponse doit
être non. Mais si elle est non, alors il
doit appartenir à l’ensemble de tous les
ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes,
et donc la réponse devrait être oui.
Pour sortir de ce paradoxe, les logiciens ont
remplacé la conception naïve des ensembles
par différentes théories axiomatiques.
27 C’est peut-être une allusion au paradoxe différent, dû à Georg Cantor (1845-1918),
sur la non-existence de « l’ensemble de
tous les ensembles ».
[...]
Dernières lignes de l’épilogue du livre
de Sokal et Bricmont
« Finalement, souvenons-nous qu’il y a bien longtemps, il était
un pays où des penseurs et des philosophes
étaient inspirés par les sciences,
pensaient et écrivaient clairement, cherchaient
à comprendre le monde naturel et social,
s’efforçaient de répandre ces connaissances
parmi leurs concitoyens et mettaient en question
les iniquités de l’ordre social. Cette
époque était celle des Lumières
et ce pays était la France. »
ø