Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Guy Sizaret

« Que sont les grammairiens devenus ? » et textes antérieurs • 1989/2008

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti être une excuse.

Bertha Pappenheim

Guy Sizaret •

Que sont les grammairiens devenus ?

Juillet 2008

Dédicace, par Micheline Weinstein
Paris, le 11 juillet 2008
Cher Guy,

C’est avec grand bonheur que ψ [Psi] Le temps du non fête aujourd’hui ton anniversaire en publiant les « Grammairiens... » et en rééditant les écrits que tu avais confiés à nos modestes éditions, tout d’abord en édition papier, depuis 1989.

Tu étais, légitimement, déçu que tes écrits ne figurent pas, à ton nom, sur Internet.

Pour les contributions antérieures à la création de notre site, elles étaient publiées par la revue/papier, c’est à-dire sous N° ISSN. La BN n’est pas tenue d’archiver les ISSN, seulement les ISBN, puisque l’auteur des articles en est propriétaire. Ces articles peuvent ainsi paraître dans autant de revues qui le sollicitent. De plus, avec son déménagement à Bercy, la BN a perdu une quantité énorme de documents, très probablement selon le niveau d’intérêt ou non des “trieurs et des trieuses”.

Par contre tes publications, de même que toutes celles parues avant la création du site, ont été archivées au Dépôt Légal du Ministère de l’Intérieur (en principe !).

Nous ne pouvions pas, pour des raisons évidentes, remettre nos publications, même en “sous collection”, aux soins ni à l’enseigne d’une puissante maison d’édition. Car c’eut été alors au risque de nous priver de notre indépendance et, personnellement, de voir disparaître “ma création” !

Si bien que nous, étant tenus de rester dans l’ombre car sans les moindres  moyens matériels, les “chers et estimés” collègues que nous avons édités - un nombre assez considérable -, presque tous, chacun, s’en sont allés les re-publier ailleurs, selon leurs “réseaux”, universitaires ou éditoriaux installés, sans faire montre de l’élégance minimale qui consiste à mentionner la première parution par notre association.

C’est pourquoi, nous republions, petit à petit, datées, celles qui étaient demeurées, par une sorte de blocus répété, insistant, pendant plus de 20 ans, à l’état d’archives.

Je t’ai fait part récemment d’un courrier que j’ai adressé, sans aucune illusion, à la Commission Accoyer, à la suite, à ce propos, de l’appellation, par une journaliste d’un quotidien fameux, de Jacques-Alain Miller, en tant qu’“éminent” psychanalyste. Je m’y étonnais, une fois encore, que le gendre de Lacan, son exécuteur testamentaire, ne soit pas, pour des motifs sérieux, de notoriété publique dans le monde psychanalytique, simplement et pertinemment, dénommé “éminent professeur”, ce qu’il est incontestablement, d’une Université privée bien que “mondiale” (!).

Je viens de lire, dans Le Point de cette semaine, une inteview de Jacques-Alain Miller lequel, possiblement aidé par un proche psychiatre, via des considérations sur la libération des otages, dont l’avenir obéirait à “une logique maniaco-dépressive” et autres  oracles catastrophiques,  salue Ingrid Betancourt de ne s’être pas identifiée à un “déchet”, mais au contraire de “[jouir] d’une identification narcissique positive [s’accrochant] mieux à la vie”.

Saluons, à notre tour, l’interprétation sauvage, par un auto-proclamé “spécialiste”, de la psyché d’êtres humains parlant et pensant qui ne lui ont rien demandé, pas plus en privé - demande d’analyse -, qu’en public (cf. mon “bœuf en daube” sur le site).

Tout ces “blingblingeries” - dont la réponse à l’article précédent de JAM dans le même Point, par B. Accoyer, ne fait pas partie, elle est  tout à fait pertinente -, bien que ne datant pas d’hier, sont navrantes, voire consternantes. Cependant nous n’avons aucun autre moyen de nous y opposer que continuer, patiemment, dans la pénombre, notre travail de transmission de la psychanalyse, par le seul outil intellectuel dont nous disposons, notre seul capital, qui est le refus de l’ignorance délibérée (cf. page d’accueil de notre site).

C’est pourquoi nous nous réjouissons aujourd’hui, avec la parution et reparution de tes écrits, d’offrir à la lecture de qui sera intéressé par ce refus de l’ignorance délibérée, de larges contributions émanant de ce qu’il est juste de reconnaître comme une œuvre de psychanalyste authentique.

ø

Guy Sizaret

Juillet 2008
Que sont les grammairiens devenus ?

Un soupçon pèse de façon sourde et continue sur l’école primaire, régulièrement agrémenté du ludion de la « querelle des méthodes ».

Il n’est pas dans mon propos de relancer ce débat (Dieu m’en garde) ni d’y entrer (Dieu m’en préserve!). Plutôt le rendre aux vieilles lunes.

À partir de ceci qui n’est jamais dit ou qu’on ne veut pas se dire ou qu’on tait plus ou moins sciemment : c’est qu’une lettre, une lettre de notre alphabet par exemple, n’est pas faite pour se prononcer. Ce n’est en tout cas absolument pas sa première destination. Une lettre, les lettres, sont faites pour écrire des mots, quelque problématique que soit le statut de ce dernier terme du point de vue du linguiste.

Ce point est rien moins que trivial, parce qu’il emporte des décisions cruciales concernant la théorie de l’écriture. On peut débusquer ainsi une théorie implicite qui court et se répand dans l’opinion et qui veut qu’une lettre étant prise en tant que signe phonétique, le principe de l’écriture soit la notation des sons et que la sonorisation des lettres soit la base de la lecture.

Phonographie et grammophonie en seraient les mécanismes fondamentaux, et vérifiables par les neurosciences !

Ce que j’appellerai, désormais et faute de mieux, le phonétisme littéral, s’enfle en une conception fallacieuse dont les effets sont pernicieux, spécialement à l’école. Les procédés d’apprentissage qui en découlent se réclament à tort du B A ba, soit de la dite méthode syllabique. Cette dernière est en effet une procédure partielle, elle apprend à nommer les lettres par leurs noms usuels et à dire comment se vocalisent leurs assemblages. Non sans en repérer l’emploi et l’usage dans les diverses positions qu’ils occupent dans l’écriture des vocables de la langue. Nommer les lettres de l’alphabet par leurs noms usuels suppose qu’on ait appris cet alphabet dans son ordre.

À l’opposé, le phonétisme littéral introduit l’analyse à l’intérieur de la syllabe et tient en suspicion ces noms usuels comme facteurs de confusion. L’élève, dit-on, va croire que la lettre R représente le son « ère », il va confondre le C et le S, le G et le J etc. Certaines « méthodes » en arrivent même, selon leur logique, à prohiber ces appellations usuelles. Il en est ainsi de la méthode Borel-Maisonny qui a joui d’une grande faveur dans l’enseignement ordinaire. Le point de dérive est détectable avec l’apparition de la mention du « son de la lettre ».

On est alors en présence d’une procédure totalitaire (prétention à englober tous les éléments sonores du langage), avec ses effets de séduction.

La confusion est déjà introduite au départ de l’élaboration conceptuelle en ceci que sont confondus deux temps : premièrement la constitution d’un système d’écriture et deuxièmement son usage subséquent.

 La constitution d’un tel système peut prendre pour base la batterie phonologique de la langue - c’est le cas des langues à écriture alphabétiques – ou non, et c’est le cas de l’écriture chinoise par exemple.

L’usage du système consiste en l’activité grammaticale, c’est, pour le dire vite, l’écriture des mots, l’organisation syntaxique, les orthographes lexicale et syntaxique. Et ceci se passe fort bien de sonorisation.

Faire retour de la lettre au son où elle a trouvé son statut, représente un mouvement régressif qui ne peut valoir qu’à titre indicatif et se doit de n’être utilisé qu’à bon escient ; l’imposer est folie.

Cette affaire ressortit, mine de rien, à des positions idéologiques et des préjugés de classe. Curieusement l’écriture phonétique serait proposée par des maîtres de la langue à destination du peuple et pour son bien. Sans parler de Ronsard (« je veux que l’on n’écrive nulle lettre qui ne se prononce »), on peut évoquer la révolte du Raymond Queneau de 1937 contre l’intolérable contrainte de la grammaire normative, opposant ce qu’il considère comme une élaboration de cuistres à la bienvenue écriture phonétique, source, croit-il, d’une nouvelle poésie populaire. Plus récemment on doit à André Martinet, se prononçant sur une éventuelle réforme de l’orthographe, cette condescendante conclusion que l’écriture actuelle du français étant une affaire de lettrés, les difficultés dans l’apprentissage seraient levées par l’adoption d’une écriture phonétique à l’usage des enfants du peuple. Le caniveau, quoi !

D’un autre point de vue, la conception du phonétisme littéral comme base de la lecture et de l’écriture – et il serait facile de montrer qu’il s’y agit en fait de toute lecture et de toute écriture – entendues comme décodage et codage phonétiques, amène à des jugements plutôt abrupts concernant les défauts de prononciation des jeunes élèves. En effet elle pousse, cette conception, à exiger des élèves l’acquisition de la perfection phonétique. Faute de quoi, dit-on, il ne pourra pas suivre ou encore qu’il ne pourra pas apprendre à lire et à écrire. Sombre perspective certes mais qui a son issue : il faudra le faire orthophoniser cet enfant ! C’est d’ailleurs un tuyau qui se refile dans les zones où l’on est dans le vent : si vous voulez lui éviter l’échec scolaire à votre petit, faites-lui prendre des leçons d’orthophonie avant de l’inscrire à l’école. On trouve donc des demandes d’orthophonie qui ne coïncident pas avec de réels besoins.

Pour résoudre la contradiction de fait entre le phonétisme littéral et le français tel qu’il s’écrit, tout en conservant le présupposé du codage phonétique, on a cru trouver la clé du problème en introduisant l’usage des signes de l’Alphabet Phonétique International limité au français. On peut juger de l’impact du phénomène au nombre de manuels scolaires qui se sont mis à intégrer les dits signes phonétiques. On peut vraiment se demander ce qui nécessite cet emploi qui, en bonne méthode, contrevient au principe d’économie en imposant l’apprentissage de 36 signes phonétiques en plus des 26 lettres de notre alphabet.

On peut aussi se demander ce qui motive cette contrainte au phonétisme littéral alors que l’on déplore assez, dans le secondaire, que trop d’élèves écrivent phonétiquement et ignorent la grammaire. Mais quelle leçon ne commence-t-elle pas par ces mots : « aujourd’hui nous allons étudier le son tel ou tel » ?

Ce que j’appelle le phonétisme littéral, je l’ai dit, se soutient frauduleusement du B A ba dont il représente une dérive. Il bénéficie donc du renforcement que ce dernier a reçu, sous le nom de « méthode syllabique », d’un discrédit ministériel (fait exorbitant) porté sur la dite « méthode globale ».

On peut en tirer l’idée que chacune de ces méthodes a ses points d’impasse, ses dérives voire ses aberrations et, par là, des effets délétères possibles dans l’apprentissage ;  soit du fait de ces déviations elles mêmes et de la systématisation de leur application, soit du fait des négligences méthodologiques qu’elles présupposent.

Quand on se trouve dans le cas d’imposer à des générations d’élèves un procédé d’apprentissage, il est nécessaire qu’il relève d’une certaine légitimité, même à n’être pas trop regardant.

Le phonétisme littéral offre l’apparence fallacieuse d’un semblant de légitimité logique voire scientifique. D’où son insistance.

 La méthode globale qui donne au versant sémantique et, donc à la syntaxe, une prépondérance manifeste, a du mal à se réclamer d’un statut scientifique. Il faudrait faire appel à des notions mathématiques beaucoup plus complexes. D’où la dérive fréquente qui consiste à s’attacher à sa rivale en privilégiant la phonétique et à s’en démarquer en tenant compte, d’abord, de la forme phonologique des vocables, sans l’appoint des exercices d’écriture. On a pu opposer à la méthode globale le fait, connu, qu’il est possible de reconnaître un mot en en conservant la première et la dernière lettres et en bouleversant l’ordre des intermédiaires. On induirait ainsi la tentation du « deviner » chez les élèves. C’est un argument fallacieux, car ce fait est l’indication que l’on sait déjà lire, d’une part et que, d’autre part, c’est la pratique de l’écriture qui apprend à respecter l’ordre des lettres.

Il arrive souvent, cette revendication de légitimité, qu’on ne la fasse dépendre que d’un nom propre.

Mais on voit en quoi la querelle des méthodes est indispensable : l’une se conforte des effets délétères attribués à l’autre. C’est le champ ouvert aux coups bas. Par exemple, d’un procédé éprouvé dans l’apprentissage vous dites qu’il est traditionnel et le traditionnel s’opposant, bien sûr, au moderne et à l’innovant, le procédé en question bascule entièrement sur le versant péjoratif. Et l’on n’est pas en reste dans l’autre camp où l’on peut dédier un livre à la lutte partisane.

En fait le nombre de méthodes à l’œuvre dans l’apprentissage scolaire est incalculable. Au point que le terme d’inflation n’est pas impertinent à s’y appliquer. Et si, au nom de l’innovation et de la liberté pédagogiques, on a pu énoncer, de guerre lasse, « à chacun sa méthode », une telle dilution aboutit à ce que ce terme de méthode soit complètement dévalué. Il est pourtant nécessaire. Il est nécessaire pour justifier une application non pas méthodique mais systématique des procédés d’apprentissage. Le couple rival de la « globale » et de la « syllabique » masque cette diversité, laisse croire à une méthodologie élaborée et justifie le bien fondé et l’application systématique des recettes et des trucs pédagogiques.

Sur le point du syllabisme, que nous apprend Monsieur Érik Orsenna de l’Académie Française, dans le charmant opuscule qu’il a commis sous le titre « La grammaire est une chanson douce », lorsqu’il fait s’émerveiller sa jeune héroïne devant le volettement des cinq syllabes du mot échauboulure ? D’abord que la fillette analyse ce mot comme on l’entend dans les parlers méridionaux, dont relève celui de l’auteur, et qui donne notamment aux suffixes en –ure la valeur de deux syllabes. Mais surtout il nous apprend que la prononciation du français qui fait du mot échauboulure un terme quadrisyllabique est une prononciation standard, que comme telle elle ne s’impose pas et que l’on ne saurait donc l’imposer que par abus.

D’ailleurs c’est le moindre des points de dérive du syllabisme que la tentation de l’exhaustivité : imposer aux élèves toutes les formes possibles d’arrangements syllabiques jusqu’à l’abrutissement. Le phonétisme littéral y ajoute une forme de conditionnement.

On fait aussi grand cas de ces fameuses neurosciences, auxquelles on fait d’ailleurs dire tout et n’importer quoi, et précisément sur la lecture. Comme si on savait ce que c’était, la lecture ! Il y a très certainement plusieurs niveaux dans cette affaire de lecture, de même qu’on reconnaît chez un même individu la coexistence de plusieurs grammaires. Il y a, de l’ânonnement facilité à l’exercice d’une diction parfaite, une distance dont on aimerait savoir comment l’appréhende l’imagerie médicale. On peut certes, avec un peu d’entraînement, sonoriser assez bien une écriture dont les correspondances phonétiques sont plus strictes, mais cela ne veut pas dire qu’on sache ce qu’on a lu ainsi ! Dans la pratique de l’école primaire on a fini par identifier tellement l’ânonnement et la diction en les prenant sous le même chapeau de la « lecture à haute voix », qu’on vous y parle de « lecture silencieuse »! Dans ce cas comment pouvoir dire de l’élève s’il lit effectivement ou s’il ânonne in petto ?

On considère Rachel Boutonnet comme l’égérie de la méthode traditionnelle. Or qui lit le « Journal d’une institutrice clandestine » ne peut manquer de constater qu’il illustre précisément mes thèses. Avec le rejet de la pédagogie nouvelle, de son langage et de son impudence, on s’y sent farouchement déterminé à casser (sic) les réflexes induits par la méthode globale considérée comme l’instrument de ladite pédagogie. On peut lire, deuxième partie, avec la mention du « son que produit la lettre », une curieuse justification de la colère et de l’acharnement, dans l’intention d’imposer ce qu’on y appelle « l’entraînement au geste technique de l’accrochage consonne-voyelle ».

On peut être ou se dire très savant en neurosciences, en sciences cognitives ou de l’éducation, pourquoi pas. Mais pour enseigner la langue française on ne pourra guère contester qu’il soit exigible d’être le plus savant possible en ce domaine, de la bien connaître dans ses formes, son histoire, sa grammaire, sa littérature et qu’on ne puisse se contenter pour cette tâche, de la langue simplement reçue avec son complément scolaire. Et, ici, on ne peut que s’affliger de la négligence (du point de vue de l’enseignement) qui a affecté des générations de jeunes instituteurs.

On apprend à lire et à écrire en lisant et en écrivant. On peut regretter qu’on laisse ce propos simple et juste de Françoise Dolto au rang de banale lapalissade.

Mais il est temps d’abréger. Un savant coûte cher c’est un fait, mais qui osera prétendre que dans un pays comme la France les savants coûtent trop cher.p?

Post-scriptum : conditionner les élèves au déchiffrage lettre par lettre, et cela de plus en plus tôt dans la scolarité, c’est une aberration dont on pourrait donc se passer. Mais voilà ce qui risque de devenir difficile avec le récent projet Darcos. On peut y lire : « Les enfants (de grande section de maternelle) devront être capables de mettre en relation les sons et les lettres et de faire correspondre avec exactitude lettre et son… »

Quand des lettres ont un statut d’occlusives, leur faire correspondre un son, c’est coton !

G. S.

Juin 2008

Mars 1998-Juillet 2008

Entre l’affaire de moi et l’affaire de phallus : la déprime

Texte écrit et repris, d’une présentation orale aux Journées organisées par Jacqueline Massola à Alès au printemps 1984 et intitulées « De la dépression au désir ».

Le thème de la dépression, le mot en lui-même, tout seul avec son article défini, en soi a un effet déprimant. Déprimant du seul fait du crédit à lui accorder, en raison de son pouvoir d’adhésion procédant de son passage au discours commun, pour seulement le passer au crible.

Que ne comprend-on pas sous ce vocable ? Depuis la dépression des lendemains de fête, jusqu’à ce terme vague où tel patient évoque le moment de rupture dans sa vie qui l’a précipité chez un psychiatre.

Le pouvoir d’adhésion d’un mot se caractérise de ce que, à son emploi, tout le monde comprend. Et lorsque tout le monde comprend, cela suffit, nul besoin d’aller plus loin. Bien d’autres mots ont cet effet de compréhension adhésive en même temps qu’ils épargnent aux locuteurs un petit effort de pensée.

On dit facilement : “c’est normal”, à propos de telle ou telle situation, de telle ou telle action. Ce mot a une vertu tout spécialement dormitive dans le discours politique par exemple, simplement parce qu’il fait appel à l’omnitude, au consensus : “le peuple se révolte, c’est normal”. Là, nous sommes assurés de nous trouver dans le registre de la compréhension. Un petit tour de passe-passe et le mot normal est substitué à celui de logique. Seulement voilà, l’emploi de logique risquerait d’engager au moins celui qui en use à faire ce petit effort de pensée et, cette logique, de la démontrer ou la démonter quelque peu.

Il est si facile, dans nos propos, dans ceux de nos contemporains, de substituer le mot de droit à celui de liberté. Au regard de telle ou telle conduite on dit : “j’ai bien, on a bien, le droit de faire ceci ou cela”, alors que ce dont il s’agit, ce qui est masqué, c’est l’affirmation de la liberté, c’est un : “je suis bien libre”. Mais dès lors qu’une telle locution serait proférée, encore faudrait-il s’assurer de sa validité, laquelle du même coup redonnerait au droit sa portée, à savoir que les hommes se reconnaissent dans leurs relations un certain nombre de règles, avec ce qu’elles impliquent de limites à la liberté.

Convenons que, si la liberté méconnaît le droit, alors nous sommes déjà dans la folie, et spécialement la folie maniaque. Et lorsque la norme, à entendre dans les résonances du normal, de la normalisation, prime sur la logique, ne sommes-nous pas dans les linéaments de la dépression ?

Norme-mâle, disait Lacan... pouvoir d’adhésion, refus dialectique, voilà qui nous oriente vers ce qu’il écrivait du Moi, dans les premiers temps de son enseignement.

Donc, ces mots si compréhensibles, mieux vaut s’en méfier et commencer à les concasser. Il y a maintes façons de concasser les mots, la plus simple étant de s’en référer aux dictionnaires. Cela vaut toujours la peine que l’on se donne, car on y fait des trouvailles. Poursuivant cette idée que le succès du terme de dépression était inséparable de la promotion du Moi dans le monde moderne, c’est-à-dire de la notion d’identification, j’eus la surprise d’en trouver confirmation en consultant le Littré. Nulle part, au définitions de dépression, de déprimé, à aucun endroit, n’y apparaissent la définition actuelle, ni même la psychiatrique, du mot dépression. Littré mourut en 1881, son dictionnaire était terminé en 1868. Les notions d’abattement moral, de découragement, de tristesse, n’y figurent pas. Ce n’est donc bien qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe qu’elles sont formulées telles que nous les concevons aujourd’hui.

Comment entendrait-on, de nos jours, l’un des exemples donnés par Littré : “cet auteur déprimé par les critiques” ? Je ne risque pas beaucoup à prétendre qu’il serait entendu sur le même registre que celui trouvé dans Larousse : “une personne déprimée par une mauvaise nouvelle”. Là, nous comprenons que ladite personne est abattue, triste, bref, qu’elle se sent très malheureuse.

Eh bien, ce se serait se méprendre. Car dans l’exemple de Littré, l’imaginaire de l’auteur en question, ses sentiments, n’entrent pour rien dans cette affaire, simplement, ces exécrables critiques ont éreinté son œuvre et ont méconnu le valeur réelle de son travail. Ils ont, intentionnellement ou non, apprécié l’œuvre au dessous de son mérite réel. Que cela ait pour effet ou pas de saper le moral de l’auteur, voilà qui est parfaitement hors de propos. De même, cette citation, toujours dans Littré, de Gilbert (1826) : “moi-même ami des grands, parfois je les déprime”, signifie seulement que je rabats leur morgue, non que je leur cause du chagrin volontairement. Et quand Madame de Maintenon écrivait à Madame de Caylus “on aimait à le louer pour déprimer son frère”, ce n’était pas pour pousser ledit frère à “faire”, comme on dit, une dépression, mais c’était pour en rabaisser la grandeur aux yeux d’autrui.

Dans les trois exemples, le mot dépression a la même portée que s’il s’agissait du cours du sucre ou de tout autre valeur, simplement c’est la valeur réelle d’une œuvre ou d’une personne qui est visée. Il s’agit-là de rappeler à la modestie, de rabattre la prétention d’un sujet, non de le blesser dans son intimité. Pas d’intention d’agresser dans ce “tu n’es que ça”, le “tu” ici, implique le pacte de la parole et non l’objectivation.

Entre autres choses amusantes dans Littré, on apprend par exemple qu’en zoologie, les déprimés sont une tribu de la famille des coléoptères à courts élytres, au corps aplati de haut en bas. Il n’est pas précisé si cela rend ou non plus aisé leur épinglage par l’entomologiste.

Et ce qui nous intéresse ici, c’est que le pouvoir d’adhésion d’un mot implique qu’il faille s’enquérir de toutes ses acceptions, et aussi bien en géologie, en géographie, en astronomie...

De faire jouer toutes les résonances d’un terme en dit peut-être plus sur les mécanismes de ce que l’on appelle dépression, que les effets de sympathie issus de la clinique. Il y a quelque chose de tout à fait évocateur dans la définition de la dépression en astronomie : abaissement de l’horizon réel par rapport à l’horizon virtuel. En géologie aussi : une dépression dite périphérique, n’est pas sans faire poser la question de ce qui demeure là, au centre, ainsi érigé. Et de la physique même, il y aurait beaucoup à tirer de ce qu’un liquide, dans un tube un peu étriqué, subit de dépression du fait de la tension superficielle.

En tous cas, ces résonances du terme, tous ces effets de dégonflage, ne sont pas étrangers à son succès en matière de psychologie. Or, ce succès même produit un effet de voile, pour tout dire, de refoulement.

La première résistance à laquelle se mesure l’analyste, disait Lacan, c’est celle du discours, en tant qu’il est discours de l’opinion. D’où l’avantage de se référer aux dictionnaires qui tiennent compte, dans leurs définitions, de l’usage communément admis d’un terme. Ainsi le Larousse nous donne, en premier, cette définition de la dépression nerveuse : fléchissement passager ou durable du tonus neuropsychique, ce qui est d’autant plus facile à admettre que l’on peut se demander ce que ça veut dire, le tonus neuropsychique. Et si l’on changeait le terme, s’il était inversé, ça donnerait quoi ? Psychoneural, psychoneurologique ? Sans vouloir réveiller les vieilleries de la séparation de la neurologie et de la psychiatrie, un neuro-psychiatre, c’est bien rassurant. Voilà qui entraînait, avant qu’il nous quitte, l’adhésion de Monsieur Debray-Ritzen, qui n’était pas le genre de psychiatre à psycho-thérapiser une tumeur cérébrale.

Maintenant, si nous inversons les termes, nous obtiendrons un psychoneurologiste, un psycho-neurologue et là déjà, on entend venir le psychochirurgien et autant que je n’ai plus peur de la lobotomie, eh bien, mon thalamus commence à vaciller sous la menace du laser.

Il y en a d’autres, comme celle là ! “Tonalité dépressivo-anxieuse”, ça se dit énormément... alors qu’est-ce que cela signifie, d’être “dépressivo-anxieux” ? Il y a dépression, alors on ne sait pas si l’anxiété, c’est le souci du sujet pour son état, le fait qu’il pourrait alors ébaucher une demande, ou bien si cette anxiété n’est pas quelque chose qui commence à délirer, sur un mode un peu persécutif par exemple. Alors “dépressivo-anxieux”, ça veut dire quoi, sinon de la poudre aux yeux, sinon que le médecin patauge n’est-ce pas, et qu’il ne faut pas que ça se sache.

Revenons au Larousse. De l’état dépressif, il énumère les caractères suivants : fatigue physique, découragement, tristesse, anxiété, troubles du sommeil, de l’appétit, tout un bric à brac. L’expression “fatigue physique” est contestable, il suffit de faire de l’aviron... Le Larousse indique une chose, c’est qu’à partir de l’idée de l’individu pris comme un tout, ce qu’il en est du corps, de l’âme, de l’organisme, des instincts ou des positions subjectives, eh bien, tout ça, c’est du mesclun.

Mais il y a bien des raisons pour que l’on utilise le mot “dépression”. D’un côté, il rejoint, avec la peste, le choléra, la vérole, le cancer, et aujourd’hui le sida, les grands fléaux qui accablent les hommes, où l’emploi de l’article défini le fait résonner comme LE châtiment. Il traduit bien le malaise de la civilisation décrit par Freud. D’un autre côté, toutes les acceptions du terme sont dans la synchronie, mais refoulées. L’examen du contenu de ce terme de dépression nous a laissé entrevoir deux versants, l’un où il s’agit du Moi et de la prévalence de l’imaginaire, l’autre où il s’agit de la structure et de la prévalence du symbolique.

Le discours, tout déterminé par le symbolique qu’il soit, n’en arrive pas moins à faire prévaloir l’un ou l’autre de ces versants. C’est que tous les discours ne s’arrangent pas de la même façon.

Lacan, quand il posait la question de la relation de la psychanalyse à la science, affirmait : “la psychanalyse n’admet qu’un seul sujet, celui de la science, celui qui peut la faire scientifique.” Et ce, pour la raison qu’il est difficilement concevable que la psychanalyse, la découverte freudienne de l’inconscient et ses connexions à la sexualité, ait pu apparaître indépendamment de la science.

Ainsi, la psychanalyse ne peut pas ne pas tenir compte du moment de rupture de cette naissance de science que Lacan date du “cogito” cartésien, en tant qu’il affirme l’être du “Je”. C’est à partir de ce moment que le discours se développe, mais il ne peut répondre de façon satisfaisante aux conséquences sociales de son développement, lesquelles tiennent à la même origine, soit la négation du sujet en tant que divisé.

La structure du discours de la science implique l’évacuation du sujet, et cela a socialement des conséquences. Car ce discours fonctionne, se répand, fait que nous sommes de plus en plus dépendants, mais il ne peut pas subsister seul sans se doubler d’un discours philosophique de croyance dans l’homme, de promotion de l’individu, d’universalisation du sujet parlant. Et comme les parlants sont sexués, cela implique nécessairement une écriture du rapport sexuel.

L’ordre social actuel ne peut répondre que de deux façons aux drames subjectifs : soit par la répression, soit par la promotion narcissique. Nous tenons là deux éléments fondamentaux des dépressions, sous toutes leurs formes, et l’on saisit alors que la dépression, indexée de l’article défini, soit la maladie du siècle.

En 1948, dans L’agressivité en psychanalyse, Lacan écrivait :

Il est clair que la promotion du moi dans l’existence, dans notre existence, aboutit conformément à la conception utilitariste de l’homme qui la seconde, à réaliser toujours plus avant l’homme comme individu, c’est-à-dire dans un isolement de l’âme toujours plus parent de sa déréliction originelle.

Maladie du siècle, la dépression, mais au risque permanent de basculer dans le triomphe maniaque où règne sans partage la pulsion de mort. Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que ce que l’on appelle la “barbarie” de notre époque n’est pas l’effet du discours scientifique, mais qu’elle ne peut cependant pas ne pas l’accompagner. On comprend alors la nostalgie qui pousse tant de nos contemporains à recourir à ce que l’on peut connaître des traditions ou des doctrines d’un lointain passé, pour ce qu’il en reste de survivances. Mais c’est une démarche vouée à l’échec car viciée au départ, le but étant de retrouver la complétude, l’harmonie, c’est-à-dire la quiétude d’un sujet unifié, du sujet de la connaissance... de l’illusion du Moi. Alors que ces traditions, à travers leurs rites, avaient pour effet de maintenir la division du sujet par, ainsi que l’écrivait Lacan dans le même texte : la polarité cosmique des principes mâle et femme.

Il y a, là-dedans, tout ce qu’on veut y mettre, le yin, le yang, la lune, le soleil... Tout cela passait dans les rites et avait pour effet de saturer l’Idéal du Moi et du Sur-Moi, c’était un mode tout à fait recevable de réponse sociale au drame subjectif.

Maintenant c’est terminé, mis à part quelques soubresauts sur la planète, dont on a réglé le sort. Le débat dure encore, entre les modes d’exploitation, capitaliste ou socialiste, du travail humain, le premier restant le plus comique, sans d’ailleurs que le second ne le soit pas, encore qu’il prête moins à rire. Nous assistons à la révolte enragée des valeurs traditionnelles de l’Islam, qui régurgitent ce que leur propose un discours sur lequel, pourtant, il leur est impossible de ne pas embrayer pour se faire entendre dans le concert des nations.

Seule la psychanalyse est en mesure de répondre aux drames subjectifs, mais seulement dans cette perspective limitée du “un par un”, par ce recours combien modeste et difficile du sujet au sujet. Reste à espérer, pour chacun, de s’y retrouver par son acte dans la chaîne signifiante qui le détermine. L’acte est difficile, il faut du temps, c’est le prix à payer pour que chacun soit rendu à son désir... désir qui en soi, est la difficulté même.

Après avoir abordé les choses d’un point de vue panoramique, je repartirai d’une constatation clinique qui va peut-être permettre de discerner entre les temps dépressifs et les états dépressifs. Au cours de la vie d’un sujet, pas seulement au cours de l’histoire d’une analyse, les temps dépressifs annoncent toujours un moment de crise transformante, un pas à franchir. Le temps dépressif est le signal de quelque “progrès”, de quelque mutation latente dans la position du sujet. Cela ne signifie pas que le patient franchisse le pas, car il n’y a pas de progrès sans regret.

Ce à quoi nous avons à faire dans ces temps dépressifs, c’est à une problématique de deuil.

Alors que l’installation de l’état dépressif ne surgit qu’en dehors de la cure, soit qu’il n’y ait pas cure, pas d’analyse, soit que le patient l’interrompe dans la réaction thérapeutique négative.

Les temps dépressifs scandent donc toutes les mutations où le sujet se réalise dans la structure, depuis la position dépressive kleinienne, inaugurant la formation du Moi, en passant par les temps dépressifs qui marquent les grandes métamorphoses libidinales : sevrage, intrusion, Œdipe, maturité, maternité et, comme dit pudiquement Lacan, “climax involutif”, ce qui évite de se prononcer sur le sexe des sujets qui le supportent. Jusqu’au moment de ce virage où l’analysant mesure l’inessentiel du sujet supposé savoir.

Ces temps dépressifs justifient leur théorisation en terme de phase.

 Pour ce qu’il en est de l’état dépressif, status, stase du désir, plus que du temps s’ouvre ici la dimension de l’espace.

Dans Trauer und Melancholie, Freud emploie deux termes différents, qui sont traduits uniformément en français par dépression. Dans le texte de Freud, Depression concerne les phénomènes dépressifs qui apparaissent dans la névrose obsessionnelle, et spécialement pour en noter le caractère ambivalent, alors que pour caractériser l’état dépressif de la mélancolie, il emploie le mot de Verstimmung qui, fondamentalement, signifie discord, désaccord. Stimmung c’est l’harmonie, l’accord. Stimme c’est la voix, mais assez détachée pour qu’on la fasse entrer dans l’opération du vote. Opération où l’on espère que s’établira l’insondable accord de la vox populi à la vox Dei.

Cette voix du “mélancolique” portant sa plainte, le sujet ne la tranche pas dans un acte de parole. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le dépressif n’est pas en mesure de payer le prix de la parole, empêtré qu’il est dans la relation narcissique.

Avec la finesse qui est la sienne, Freud relève tout de suite la profonde ambiguïté de la position dépressive dans la mélancolie psychogène : la revendication orgueilleuse sous les reproches que le sujet s’adresse, l’agressivité permanente qui sous-tend les plaintes de cette victime du sort, l’immodestie derrière son aspect pitoyable. Ce qui manque chez le mélancolique, contrairement à ce qui se passe dans le deuil, c’est, écrit-il, die Unterwürfigkeit, la soumission, die Demut, l’humilité, das Scham, la honte. Il en conclut qu’il doit y avoir là-dessous quelque Befriedigung, quelque satisfaction, quelque jouissance.

La dépression, comme le désir, signifie qu’il y a du non réalisé, mais avec cette différence essentielle que la dimension temporelle est de l’une à l’autre inversement proportionnelle. Ce qui en donne la mesure, c’est la mort. Autant que l’on puisse parler de degré dans la subjectivation de la mort, c’est de ce degré que dépendra le plus ou moins dans la dépression, le plus ou moins dans le champ du désir. Au maximum de la dépression, du côté des états mélancoliques, le temps s’éternise au point que le malade peut se dire immortel, que la mort lui soit représentée comme quelque chose d’une chute infinie. Au maximum du désir, le sujet se soutient de sa propre disparition, de son suicide, si l’on peut dire, à chaque temps.

C’est bien pour cela que, somme toute, peut se laisser préférer la tristesse à l’angoisse.

Le freudisme reste encore imprégné de ce que l’on appelle la sexualité et, dans l’opinion commune, une analyse a pour objet que les choses s’arrangent quand on va au déduit amoureux. C’est vrai et c’est faux. Parce qu’il arrive qu’aux décours d’une analyse, on y soit mené, au déduit amoureux, mais ce n’est pas que l’analyse y ait poussé. Simplement, s’il est une éthique du bien dire, le dire, d’origine, se situe de l’inexistence du rapport sexuel. Alors ça doit bien faire partie de l’éthique, d’accueillir ce qui se présente comme rencontre. Et s’il s’agit de faire l’amour, de s’affronter à ceci, que si ça vient, comme acte, au signifiant, ça rate. D’où le dire, le démontrer, ce rapport, comme impossible.

Il y a pour Lacan quatre discours, quatre structures de discours en tant que tous actuels, discours du maître, discours de l’hystérique, discours universitaire et discours analytique. Le discours de la science, avec ses conséquences, ce serait pure illusion de croire qu’on pourrait y faire arrêt : ça marche. La mise en ordinateur, par exemple : plus ça va, plus on dit aux employés “il faut personnaliser”, dans les banques on vous appelle par votre nom, Monsieur Untel grand comme le bras et, avec un sourire, la grimace surgit.

Plus nous serons réduits à des petits êtres qui courent dans les machines électroniques et plus la psychologie nous fournira d’images idéales aux yeux de l’âme.

Pour justifier mon titre il aurait fallu que je développe un peu l’affaire du phallus...

Il est vrai qu’il y a une éthique à chaque discours et l’on pourrait dire qu’à se tisser entre sexe et langage, la psychanalyse est l’éthique même. Car à ne pas affronter ni s’affronter à la polarité, cette polarité qui n’est plus cosmique, qui est là, le sujet se renie lui-même et ce que cela entraîne, c’est la dépression.

J’évoquais plus haut nos frères arabes. Il y a peu, des collègues sont allés au Caire et l’on aurait pu espérer qu’en tant que psychanalystes, il auraient fait entendre quelque chose d’entendable dans ce monde de l’Islam. Je disais plus haut que les valeurs de l’Islam régurgitent les discours avec lesquels elles sont contraintes de composer et la seule chose que l’on pourrait en attendre, c’est qu’elles ne suicident pas trop, car si cette folie est compréhensible, nous savons bien que le mécanisme de la folie c’est que, au lieu de se suicider, on commence par suicider l’autre. Comme ça, ça vous revient.

Ce que nous appelons en français la déprime, c’est le cafard. D’ailleurs c’est plain de bébêtes, les insectes... Freud, pour éclairer le malaise dans la civilisation, fait allusion aux termites, tout le temps, bêtes, petits insectes, et notamment cafards. Eh bien, le mot cafard vient de l’arabe, de kefir, qui est un substantif, et le verbe, c’est kafara. Cela signifie la perte de la foi et le reniement.

Guy Sizaret

Mai 1997-Été 2008

Lettre ouverte à des instituteurs

À ceux qui se sentiront concernés et à ceux qui voudront bien m’entendre

N. B.Paru séparément [lien ici] après mise à jour graphique

 

Juillet 1992-Juillet 2008

Les fautographes

Au cours d’une conversation amicale avec Solal Rabinovitch, j’évoquais un petit phénomène dont les conséquences, me semblait-il, pouvaient lui conférer une fonction de symptôme. Ce phénomène a cours dans les écoles dites primaires et les fonctionnaires de l’Éducation Nationale le dénomment eux-mêmes « phonétisme »

Comme je disais à Solal qu’on obtenait ainsi dans certains cas au seul niveau de l’écriture des formations qui me paraissaient relever de la paranoïa et comme, à p’artir de quelques « flashes » cliniques, elle même n’a pu qu’être frappée de leur analogie avec ce qu’elle rencontrait dans le parler de certaines psychoses, elle me proposa d’en écrire quelque chose.

En écrire quelque chose, je n’en suis pas fâché ; il s’avère extrêmement difficile de parler de ces phénomènes, spécialement avec les personnes les plus concernées. Chose assez naturelle au demeurant, si l’on considère l’ordre des passions touchées dès que l’on aborde les questions de l’instruction et si l’on ne prend pas garde au monde des espoirs, des intentions surtout et plus généralement des préjugés qu’elles recèlent — passions essentiellement liées aux domaines en cause, ceux du langage et de la pédagogie, et aux avatars de leurs interférences. Plus le langage en effet, prétend à un statut scientifique et se montre en mesure de se donner les moyens d’y parvenir, plus la pédagogie s’enfonce dans les arcanes d’un art d’autant plus subtil et jaloux de ses prérogatives qu’il ne peut rien dire qui vaille, ni sur ses buts, ni sur ses moyens, encore moins sur son objet.

Aux moindres interrogations portées sur ce petit truc du phonétisme, on objecte que c’est quelque chose d’archi-connu, de ressassé, qui ne présente plus le moindre intérêt ; qu’entrer dans ces considérations présente tous les aspects du combat d’arrière-garde. Mais d’un autre côté, on dit « danger » comme si le trône et l’autel étaient par là menacés.

Pourtant, me résoudre à en écrire ne m’enchante pas spécialement. Parce qu’une fois le phénomène pointé, les questions qu’il soulève semblent partir un peu dans tous les sens ; et du même coup l’élaboration que j’ai pu en faire m’apparaît par trop insuffisante. Non ici que je rechigne à dévoiler l’étendue de mon ignorance ; mais prendre le parti de dénoncer ainsi un procédé — ce que je fais — peut n’aboutir qu’à le le renforcer En effet, les milieux où a affaire ce procédé sont toujours plus friands de recettes à mesure qu’y croissent les incertitudes quant à l’objet et aux voies de la transmission qui devrait s’y opérer. Dans ces milieux, on est aussi infatué de la plus incroyable prétention à n’agir dans tous les cas que pour le bien, soit qu’on y emploie le procédé aux fins d’instruction, soit qu’on ait à y traiter ses effets.

***

De quoi s’agit-il ? Dans les lieux où l’on a pour mission d’initier des enfants à l’écriture et à la lecture de la langue française, on peut constater une tendance à borner cet apprentissage à un pur et simple repérage phonétique voire articulatoire.

Au premier abord la chose paraît tout à fait secondaire et semble s’accorder à ce qui se dit couramment : dans la lecture du français une lettre se prononce ou ne se prononce pas ; ou encore, un mot peut s’écrire comme il se prononce. Qu’une lettre puisse se prononcer sur votre destin, c’est possible, mais qu’elle se prononce ne va pas de soi. Qu’on ait à dire qu’une lettre se prononce (ou ne se prononce pas) manifeste toujours quelque hésitation sur l’emploi d’une ou de plusieurs lettres dans l’écriture d’un mot, soit son orthographe ; mais cela dit aussi que dans le français tel qu’on l’écrit, toutes les lettres ne « se prononcent » pas, du moins dans l’hic et nunc de l’écriture.

Ce qui est ici en cause n’est pas tant ce mode de repérage phonétique, en lui-même contingent, accessoire, et qui a toujours eu sa place dans l’apprentissage, mais la forme exclusive et systématique que revêt de plus en plus son imposition sur la base d’une simplification tout à fait abusive, qui prend les allures d’un véritable conditionnement. Il ne s’agit même plus, dans ce procédé d’apprentissage, de partir de ce qui se désignerait sous le terme de mot, soit un lexème de la langue : on part d’atomes phonétiques pour associer à chacun un—et un seul signe graphique et l’on conditionne les élèves à établir systématiquement ce lien biunivoque.

Une telle forme de codage existe, elle constitue le système de l’Alphabet Phonétique International. La phonétisation du français (ici langue idéale, puisque bien loin de correspondre à ce que profèrent réellement les parlants) y distingue essentiellement une série de trente-six sons auxquels répondent trente-six signes de l’A.P.I. Comment faire avec la batterie des vingt-six lettres de notre alphabet ? C’est une gageure, d’autant plus que, pour des raisons assez évidentes quoique diverses, cette batterie elle-même va se trouver réduite : les lettres H, K, Q, W, X et Y ne seront pas prises en compte. Le problème est résolu d’une façon très simple : on utilise la batterie des vingt lettres restantes (restons français) et on apprend aux petits élèves à y lier une et une seule sonorisation ; (faisons dans la simplicité). Cette opération entraîne d’elle-même une restriction de l’ensemble des atomes phonétiques utilisables.1

L’examen de l’écriture du français montre que la connotation phonétique des lettres, en elle-même tout à fait contingente, ne s’avère à peu près fixe que pour le J et le V, encore qu’elle ne vaille que dans le sens du décodage.2 On voit qu’on ne s’embarrasse pas de contradictions et on peut se demander par conséquent comment un tel système peut entraîner l’adhésion de tant d’instituteurs. Justement, ils n’y adhèrent pas — il n’y a pas à les tenir nécessairement pour des débiles mentaux — ils l’emploient simplement sans y penser. D’ailleurs, les instituteurs, on le sait, font leur travail comme ils le peuvent, dans des conditions souvent difficiles et peu gratifiantes et, pour la plupart, avec un dévouement remarquable. En revanche la question se pose de savoir ce qui les laisse aussi désarmés et soumis autant que leurs élèves aux conséquences logiques du phonétisme. Car la débilité mentale, elle, est implicite au phonétisme.

On pourrait ici trancher et poser brutalement que la phonétique n’a rien à faire avec la linguistique, si la linguistique qui rend compte des faits de langue se prononçait aussi bien sur les questions de l’apprentissage. Encore faudrait-il que les linguistes aient la parole et veuillent bien la prendre. Un soupçon vient : des conditions politiques laisseraient-elles le pouvoir aux mains des « phonéticiens » ? Mais on pressent bien que cela ne va pas tout seul.

Des conséquences, il y en a de tous ordres. On peut dire d’embléeque les élèves qui intègrent le mieux le procédé en question se trouvent très vite inaptes, et quelquefois pour longtemps, à acquérir l’orthographe de la langue française, c’est-à-dire se trouvent barrés à la langue officielle tout court et coupés de l’univers de langue qu’elle constitue.

Par ailleurs, les perturbations introduites par le phonétisme dans l’acquisition normale de la langue et leurs retombées psychologiques, dites difficultés scolaires, sont toujours imputées à quelque carence du sujet, précisément à l’individu voire à l’entourage qui le supporte.

Arrêtons-nous un instant : la question n’est pas tellement celle de la phonétique de la langue — après tout une fois qu’on a lu un mot il y a bien une part de phonétique — ni non plus celle de la revendication d’une plus grande concordance des lettres à leur éventuelle désignation phonétique. La dite revendication a d’ailleurs ses lettres de noblesse de Ronsard à Queneau (lequel est dans l’affaire assez unique, on pourra y revenir) en passant par Voltaire et quelques autres. On remarquera qu’il s’agit toujours dans ces propos non pas tant de « faire peuple » que d’œuvrer pour le bien du peuple, français ou étranger. On l’a dit, ce qui est en cause est l’aspect abusivement réducteur des procédés d’apprentissage, leur mise en œuvre systématique aussi bien qu’exclusive, et la tournure de conditionnement que prend leur application sur une langue non pas déjà constituée mais en train de se constituer. Et après tout on peut bien se résigner à ce que la langue française écrit e— ce qui est ici un pléonasme — telle qu’elle vaut pour tous ceux qui l’emploient, ne soit pas une transcription phonétique. Son orthographe demeure d’ailleurs un critère de taille dans la scolarité.

Le conditionnement au phonétisme, d’autant plus contraignant et imposant en son impératif qu’il se pratique à l’école, dérive d’une « méthode » en vogue et très singulièrement valorisée dernièrement comme « la » méthode qui, de l’aveu même de son auteur que je ne citerai pas (qu’elle repose en paix), s’adresse surtout à des arriérés mentaux.3

À oublier que l’efficacité de la dite méthode dans le champ considéré relevait plus du désir de son inventrice que de la valeur de ses techniques, ce qui en a été tiré pour un usage scolaire se veut une procédure algorithmique applicable universellement. Assimiler un signe graphique à la pure et simple notation d’un atome phonétique quand il s’agit des lettres de l’alphabet du français implique, de fait, un rejet de la fonction discernante du symbole. Ce que montre l’occultation progressive des noms usuels des lettres sous la désignation phonétique qui vient peu à peu y substituer des faux-noms, comme celle de la fonction du phonème sous la substance phonique. Le nom d’une lettre la distingue d’entre les autres et laisse en réserve la variabilité de ses emplois. Le faux-nom fixe un emploi unique et introduit artificiellement un invariant.

De plus, l’application du procédé se double d’une exigence inéliminable : celle de la perfection phonétique dans le parler des enfants. Pourtant, on sait fort bien que ce qui compte est la structure phonologique, sans quoi on n’entendrait rien au langage des tout petits ni à celui des personnes ayant subi une laryngectomie. Cette exigence de perfection phonétique a pour premier effet une chasse véritablement persécutive, mais obligée (autrement ils ne suivront pas), à tout défaut de prononciation ; chasse dont l’intensité peut se mesurer au nombre des demandes de « cours d’orthophonie » et au nombre des demandes d’intervention psychologique à fin de régler dans 1’« environnement » de l’enfant ce qui le tient dans un tel état d’immaturité. On perçoit la portée sociale du phénomène. Cela indique tout au plus qu’une pression s’exerce pour obtenir bien trop tôt que les petits sachent lire et écrire. D’ailleurs, le  « phonétisme » sévit de la façon la plus manifeste dans les classes où l’extrême hétérogénéité des niveaux, notamment linguistiques, plonge les enseignants dans le plus grand désarroi. Banlieues tout particulièrement.

Roman Jakobson, rappelant les structures fondamentalement dissemblables des lettres et des phonèmes, s’était senti tenu d’affirmer que « ce n’est qu’après avoir maîtrisé le langage parlé que l’on apprend à lire et à écrire ».4 Avoir maîtrisé le langage parlé, c’est avoir intégré, par la pratique de la langue, ses structures fondamentales à tous les niveaux : phonologique, lexical, syntaxique et sémantique.

Cette intégration s’avère rien moins que réalisée dans les secteurs ci dessus mentionnés, précisément au début de la scolarité ; et le conditionnement au   « phonétisme », paradoxalement utilisé pour y remédier, va commencer à exercer ses ravages. Il va remanier sourdement toute l’organisation du langage et induire à des niveaux et sur des plans divers de bien curieuses partitions.

** *

Il y a des conséquences immédiates, directes et pour ainsi dire mécaniques au procédé ; elles seront illustrées par quelques vignettes cliniques dont on devra surmonter l’aspect forcément déprimant d’une référence au b-a ba, au niveau de l’ânonnement.

Le critère de base étant phonétique, une préférence sera donnée, de façon plus ou moins volontaire, à ce qui correspond au matériel de la batterie sélectionnée au départ : aux mots de la langue dont l’écriture ne comporte pas d’ambiguïté de repérage phonétique ; pour le dire vite, aux « mots dont toutes les lettres se prononcent ». Il s’ensuit une partition du lexique. On n’introduira pas dans les exercices « le loup et l’agneau » (où seule la lettre L correspond chaque fois à sa désignation phonétique), et les personnages des livres de lecture porteront des noms voulus « simples » à lire : Ratus, Belo, Fridi. On conditionnera l’élève à associer à chaque lettre qu’il perçoit une et une seule valeur phonétique, aisée à faire entendre quand il s’agit des lettres voyelles, plus difficile à connoter quand il s’agit des consonnes. On a utilisé ce qu’Émile Littré dénommait « la nouvelle épellation »,   « l’épellation moderne », moment où furent changés en même temps que masculinisés, aux fins d’apprentissage, les noms usuels des lettres. On a fait mieux depuis : on fait en quelque sorte éructer les consonnes sans l’élément sonnant, ce qui représente une certaine performance quand il s’agit des occlusives.

Bien sûr tout cela n’empêche pas que subsistent l’alphabet ordinaire du français et les noms usuels des lettres dans l’entourage ; mais ils ont leur place ailleurs qu’à l’école : dans des comptines, dans l’air que fredonne telle vedette de la chanson pour enfants. À l’élève sera remis le soin de trouver à les accorder, ce qu’il ne fera pas sans mal mais non sans y déployer toutes les ressources de son génie inventif. Il n’en suivra pas moins les mécanismes qui sont déjà ceux de son intégration progressive de la langue, notamment ceci qu’une forme se construit à partir d’une première déjà connue jusqu’à en constituer une classe.

Quand se pratique le repérage syllabique, les lettres sont nommées d’abord ; ensuite vient une lecture de leurs assemblages ; on dit cé et a : [ka],5 cé et i : [si]. Quand on dit que dans le premier cas le C « fait » [ks] et [ss] dans le second, le piège du phonétisme est ouvert. Quand finalement, on dit que le C « c’est » ke et qu’il est sous-entendu — ou non, cela n’importe plus — que cela fait toujours [ks], alors le piège s’est refermé. Le caractère typographique se voit gratifié de la garantie de l’emploi. Il va être très difficile d’y renoncer. C’est tout à fait du même tabac que l’idiotie du « moi c’est moi », mais entretenue. La suite dépendra de la persévérance de l’élève, sans doute, mais plus sûrement de l’entêtement du pédagogue. Certains y mettent un acharnement doublement motivé: instruire et, du fait de l’origine de la  « méthode », guérir. C’est ainsi que s’apparient furor sanandi et furor docendi. L’inconvénient est que plus la « méthode » provoquera de perturbations, plus on se croira justifié à en renforcer l’application. Nous avons d’ailleurs entendu la profession de foi d’une institutrice en la « méthode » : « je veux qu’ils apprennent comme des sourds ». Il apparaît très tôt des hésitations entre les noms usuels et les  « faux noms », entre la nomination (symbolique) et l’épellation à usage de désignation phonétique, épellation d’autant plus imposée qu’imaginaire. Car malgré toutes les précautions on ne pourra empêcher la rencontre de lettres qui ne répondent pas à la dernière, révélant a contrario que la nomination se passe de la substance ; le sujet y sera seulement contraint aux cheminements de la ruse.

Dès la grande section de maternelle, les petits élèves se trouvent en butte avec la difficulté de distinguer entre le nom (abrégé) des lettres et l’usage de désignation phonétique. Cela apparaît très vite lorsqu’ils sont confrontés à l’emploi des lettres C et S, G et J, spécialement quand ils les trouveront associées aux voyelles dites faibles ; mais également quand ils ont à les écrire (ce qu’on appelle dictées de « sons ») ou à les lire (lecture de lettres). Anecdote rapportée par un père : il invite son fils à lui dire, maintenant qu’il apprend à lire à l’école, ce qui est écrit là-bas — c’est l’enseigne en lettres énormes du Géant Casino. Le garçon ne peut ignorer ce dont il s’agit, mais, face aux questions, les mécanismes surmoïques fonctionnent : il reproduit ce qu’il a appris à l’école ; il commence : « gue », « é », s’arrête, et, lapidaire : « on ne l’a pas appris à l’école ». « J’en suis resté tout bête » avoue le papa. Un autre, fier de montrer ce qu’il sait, ayant repéré sur une enseigne la séquence iso, la lit « isso » et reste interdit quand on le contredit : non, c’est [izo].

Avec l’écriture semble-t-il obligée des mots « papa » et « maman », se révèlent déjà les effets du conditionnement à la notation phonétique. Pour le premier mot, pas de problème apparemment : épelé [p∂], [a], [P∂], [a], la transcription automatique se trouve correcte. Mais avec le second tout change : il n’y a pas de lettre qui corresponde à la voyelle nasale et le mot a été épelé [m∂], [a], [m∂], [a], [n∂], avec introduction des « faux-noms ». Si bien que les petits rapportent joyeusement à la maison leur savoir tout neuf : « Je sais écrire maman » et l’exécution donne les graphies mamane, mamana voire mama.

Une partition s’effectue entre la lecture à l’école, licite et recommandée — ô combien — et la lecture au dehors, plus ou moins interdite ou honteuse, mais qui n’en reste pas moins la lecture usuelle. Cette situation ne paraît guère éloignée de certaines écoles de psychanalystes fermées sur elles-mêmes comme des sectes, où toute relation avec des collègues « autres » se trouve vécue, voire sanctionnée comme déviance ou trahison.

La notion— difficile à interdire, bien que cela soit tenté — de l’existence des noms usuels attribués aux lettres entraîne d’autres phénomènes :

• On peut obtenir pour la nomination du C : d’abord ke, puis èk (construit à l’instar de èf et ès) enfin . Certains petits ayant désigné le C par sont ensuite brièvement tentés de donner par symétrie le nom ke au S.

• Fréquemment des élèves consultant pour « difficultés scolaires » ou déjà épinglés comme dyslexiques rapportent des souvenirs du temps de la maternelle : « ah oui ! je disais et èr : pèr, et ache : cache ». Ils rapportent ainsi la situation, mais ce n’est pas eux-mêmes qui disaient cela. P et R ou C et H faisaient l’objet d’une question adressée par quelqu’un d’autre et à laquelle ils apportaient la réponse qui leur semblait appropriée. Ce qu’il y a derrière, c’est un « il dit... » qu’ils ont été amenés à assumer en première personne à la manière de bien des « souvenirs » d’enfance. Faut-il préciser que la réponse attendue comme correcte était : pr’ ou ch’ ? Les faux-noms en viennent à faire prendre les « vrais » pour une notation phonétique.

La lecture étant réduite à un décodage phonétique, l’attention est appelée sur le mot considéré comme assemblage phonétique au détriment du terme lexical. L’exercice, intervenant après être passé par la lecture de lettres isolées, n’en est que l’application. On obtient alors à partir de l’écriture un chat, I’épellation suivante : « u », « ne » — une hésitation sur le doublet ch, à cause du ke — « che », « a », « te ». Lecture : [ynö∫atö], c’est-à-dire « une chatte ». Une petite élève intelligente avait trouvé, elle, à corriger sa lecture réputée fautive, à partir de l’accentuation du T final comme [tö] : « un chaton ». Dialogue de sourds avec la maîtresse. Colère d’icelle. Convocation de la mère. Envoi à la consultation.

On voit ici apparaître la mine d’« interprétations » que constitue ce type de  « fautes », dans les lieux médico-psychologiques où les chères têtes blondes fonctionnent comme petits prix de journée. Là, alors que la notation phonétique aboutit logiquement à rendre caduques les fonctions désinentielles des lettres, notamment pour le genre et le nombre, on vous dira qu’il s’agit d’un refus du sexe ou du pluriel de la fratrie. Comme ce n’est pas nécessairement faux, on imagine les nouveaux dialogues de sourds qui suivent ce qui n’a été que suggestion. Au bout d’un temps, la chatte ci-dessus mentionnée aurait bien du mal à y retrouver ses petits.

Avec l’épreuve des premières dictées de mots vont apparaître d’autres phénomènes. Les élèves bien entraînés décomposent, pour les écrire, les vocables entendus en leurs particules phonétiques et vont les transcrire lettre après lettre. Mais beaucoup, puisque le silence est de rigueur, vont se les chuchoter in petto, si bien que tout naturellement apparaîtront des consonnes « sourdes » à la place des  « sonores ». C’est ainsi que le vocable qui doit s’écrire garçon pourra se trouver transcrit : carson, carso voire simplement cars, de la même façon gazon donnera cason (où le S est mis [s]). Ces enfants écrivent phonétiquement comme s’ils étaient sourds et, bien entendu, les examens audiométriques ne décèlent que rarement des hypoacousies.

Il s’est agi jusqu’à présent de l’application des notions relevant de la phonétique acoustique ; avant de passer à celle de la phonétique motrice, il convient de mentionner ce qui les accompagne souvent et qu’on appelle la « méthode gestuelle ». On le fera en évoquant trois cas.

A., cinq ans et demi, a été amené à la consultation parce qu’il était agressif à l’école maternelle. C’est un garçon pétillant d’intelligence et plein de l’avidité curieuse propre à son âge. Très loquace, il n’a cependant pas tout à fait acquis la perfection phonétique et dans son parler fleurissent des expressions créoles (ses parents sont de l’Île de la Réunion). Dès qu’il a pu trouver un lieu où parler, les agressions à l’école ont disparu. Il montre un grand appétit pour apprendre les lettres qu’il trace et nomme correctement, et il s’essaie à écrire des mots. Quelque temps après son passage au cours préparatoire, on le trouve inhabituellement triste et abattu. Il n’est pas malade. Interrogé, il répond d’abord qu’une fille lui a pris son dessin, dans la salle d’attente. Juste après, il se plaint qu’on apprenne à l’école des « choses dures » et qu’on fasse avec les doigts le V de la victoire en proférant le son [y], puis d’autres gestes et d’autres sons vocaliques. En classe, on a donc abordé l’apprentissage des voyelles selon la « méthode » pratique. A. semble ne plus rien savoir de ce qu’il a appris auparavant avec tant d’esprit de conquête ; il n’est plus en mesure d’utiliser l’acquis antérieur.

Sandrine, neuf ans, est accompagnée par sa mère. Elles vivent seules toutes les deux. Elles passent depuis fort longtemps des heures entières à appliquer les recommandations de la maîtresse. Il s’agit de la « méthode gestuelle ». Sandrine dit qu’elle sait écrire son nom et le montre en exécutant correctement les gestes correspondant à chacune des lettres, sans les nommer. Motif de la consultation : à l’école Sandrine refuse d’écrire.

Ahmed, onze ans, parents originaires d’Algérie, nul en orthographe. Rien à redire en ce qui concerne son développement typique. Il est en mesure de coder phonétiquement, mais uniquement au moyen de gestes, n’importe quel énoncé. Toutes les nuances sonores sont codées gestuellement. À l’évidence, il ne peut utiliser ce code qu’avec son institutrice. On peut se demander quelle sera sa réaction lorsqu’il prendra la mesure de l’inutilité de ce qu’il a appris aussi studieusement, surtout avec l’apparition de sa puberté.

Dans certains endroits on s’est rendu compte des perturbations induites par le conditionnement au codage grapho-phonétique ou phono-graphique. Il existe plusieurs sortes de rectifications. Il ne s’agira pas pour l’instant de la dite « méthode globale » qui est, en fait, constituée sur les mêmes présupposés que le repérage phonétique, c’est-à-dire sur la confusion des niveaux : le lexical et le phonologique, le lexical et le sémantique, etc., la référence permanente restant « audio-visuelle ». On choisira deux formations réactives. Il peut être décidé d’apprendre carrément la notation phonétique internationale. C’est ce que révèle Christophe, onze ans : « la maîtresse écrit au tableau en phonétique et nous on doit traduire en français ». Pourquoi pas ? L’orthographe est censée être innée ou être acquise par ailleurs.

L’autre rectification consiste à supprimer la vocalisation : on passe au niveau de la pure phonétique motrice. Pour ce faire, les élèves sont contraints à associer à chaque lettre le mouvement de l’appareil phonatoire qui est censé correspondre à sa désignation phonétique, mais sans y mettre la voix. Là, on vous prend littéralement le langage à la gorge. Comme il est bien connu que, dans une séquence consonne/voyelle, I’ouverture buccale anticipe sur la formation du point articulatoire de la consonne, on obtient aisément pour ladite séquence une transcription qui permute les positions qu’elles occupent dans l’écrit. En l’occurrence on ne dira plus que l’enfant « confond » mais qu’il « inverse ». Bruno, huit ans, incapable de lire ni d’écrire, se comporte comme un enfant sourd : on ne peut lui dire un mot (dans la situation d’examen tout au moins) sans qu’il ne scrute attentivement tous les mouvements de la bouche de son interlocuteur. Littéralement il n’en croit pas ses oreilles.

Jusqu’à présent il n’a été question que des conséquences directes, en quelque sorte mécaniques, des procédés d’apprentissage en question. De leurs méfaits, des enfants témoignent en tant que victimes. Tout ce qu’on pourrait leur reprocher c’est d’avoir été trop studieux, d’avoir suivi ce qui leur était imposé d’une façon un peu trop servile, voire d’y avoir mis une excessive bonne volonté. Mais comment leur jeter la pierre quand on connaît le statut de l’école dans l’opinion ?

Avec l’avancée dans la langue et dans la scolarité, chacun, s’il n’est pas déjà entièrement dégoûté de la lecture et de l’écriture, va perfectionner ce qu’il a ainsi appris selon son style propre, sa structure et la façon dont il usera des acquisitions ultérieures, avec ce qu’il y mettra de facultés mentales et d’astuce. Mais il sera toujours coupé de toute règle à valeur universelle. Quelques exemples encore. Certains enfants, après les remarques qui n’ont pas manqué de leur être adressées, s’avisent qu’ils n’écrivent que des consonnes « sourdes » ; alors ils surcorrigent et emploient systématiquement des « sonores ». Une élève de dix ans réserve l’emploi des « sonores » aux dictées de mots, celui des « sourdes » aux dictées de phrases. Mais, du fait des mécanismes de surcorrection, il est impossible de déduire ce qui dure en elle de la voix de l’interlocuteur. Car logiquement, avec la présence de la syntaxe, les sonorités de la voix de l’autre devraient permettre leur transcription phonétique en même temps que la mise en place des lexèmes et faire apparaître des « sonores » avec les phrases. Un autre phénomène se produit avec la lecture des lexèmes qui occupent des positions syntaxiques identiques : Christophe, dix ans, a demandé à lire un texte ; s’y succèdent, à distance l’une de l’autre, les deux phrases suivantes :

• Le Premier ministre décroche le téléphone.

• Le président de la République déclare.

Après avoir déchiffré laborieusement là première, c’est celle-ci qui est reproduite lorsqu’il s’agit de lire la seconde située sur la page d’à côté. Il semble que soit retenue la fonction de limite repérable phonétiquement : [(Le pre)...] [(dec)...]. Les sites syntaxiques sont apparemment conservés, la partie déjà déchiffrée est reproduite automatiquement, comme induite, mais elle se révèle du même coup comme pas à lire. Je manque de données techniques pour démonter plus finement le mécanisme. On peut supposer que, dans ce cas particulier, une décomposition s’est opérée au niveau du lexème comme tel. Elle correspondrait grosso modo à la morphologie du français, où les correspondances phonétiques des lettres sont souvent plus strictes au début que dans le reste du mot. D’où le mécanisme induit par la lecture phonétique : ce qui se lit est le début du lexème, l’autre partie étant inventée précipitamment selon le contexte textuel ou imaginaire.

L’application de ce mécanisme, si toutefois il fonctionne bien de cette façon, est caricaturale dans le cas cité. Mais elle pourrait expliquer le cas de ces enfants dont on s’étonne qu’ils lisent tout autre chose que ce qu’il y a à lire.

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À partir du moment où le codage phonétique est devenu la règle obligée pour ceux qui en sont faits les sujets, on peut se demander dans quel statut se tient la référence à la langue officielle comme univers de langue.

On a vu que certaines graphies apparemment paradoxales ou simplement aberrantes sont aisément déductibles de l’application mécanique du codage phonétique. Il est bien évident aussi que les apprentis ont affaire à des textes correctement orthographiés, que leurs maîtres sont amenés à produire des formes correctes et à énoncer des règles de grammaire. Pourtant le noyau « phonétique » — ce qui fait qu’incessamment une lettre renvoie à un son et le son à une lettre — résiste. Dans les difficultueux exercices de lecture, les élèves ont beaucoup de mal à sortir du déchiffrage, ils se montrent comme aimantés par les assemblages de let tres, leurs yeux sont rivés sur la page et chaque lettre déclenche le réflexe de produire le son qu’ils ont été conditionnés à y associer. Ils ne semblent pas avoir la notion du texte, ni celle des éléments qui le découpent : signes de ponctuation, conjonctions grammaticales. Le ton n’y est jamais. On leur commande de l’y mettre.

Quand ils écrivent, cela donne des textes hétéroclites où fourmillent des formes hybrides à tous les niveaux de la phrase : les rétentions visuelles de morphèmes correctement orthographiés,6 les compositions phonétiques, les applications locales et partielles de règles grammaticales non intégrées voire inventées, les formes surcorrigées, tout cela se mêle et se chevauche. À un stade avancé peuvent apparaître des effets de « correction » en cascade : au fil de l’écriture la notion vague de telle désinence omise, d’un pluriel de substantif par exemple, va resurgir à la fin d’un verbe, celle du verbe va resurgir au niveau d’un adjectif ou d’un substantif en aval. Là peut s’appliquer valablement la mention d’une orthographe délirante.

Que l’accès à la lecture scolaire se supporte d’un repérage phonétique, en lui-même accessoire, c’est ce qui se passe dans ce qu’on appelle le déchiffrage. Il n’y a pas à en prolonger l’exercice outre mesure. Mais dès que fonctionne l’écriture de la langue, tout retour à la phonie ne se produit pas sans risque, sans risque de dérapage incontrôlé. Raymond Queneau fut, sur ce point, impayable : « Jérlu toudsuit lé kat lign sidsu, jépapu manpéché de mmaré. [...] anw lavnir é la poézi... »,7 etc. Ce moment rigolard où Raymond se libère de la « tyrannie de la langue actuelle » n’est pas sans devoir quelque chose à cette prétendue tyrannie, dont sa parfaite maîtrise de la langue n’est jamais que le reflet ; Queneau ne semble pas voir qu’à vouloir ainsi en libérer le peuple, il le libèrera du même coup de l’occasion de se marrer. Car le phonétisme et son application systématique dans l’apprentissage aboutissent non pas à une « nouvelle poésie » mais à ce qui a été noté dans un autre contexte comme « poésie involontaire », ce qui n’est, pour les intéressés, plus marrant du tout.

Une illustration de ce dérapage est offerte par Émile Littré,8 quand il s’avise de ce qu’un élément graphique soit supposé « rendre » un son de la langue. À propos d’un certain é plus ou moins fermé, il s’embarque dans une série d’énumérations dont on voit mal ce qui arrêterait leur et coetera : « ce second e est figuré de façons très diverses... par ai comme dans le premier ai de j’aimai, par e comme dans Noël, secte, par ait comme dans trait, par et comme dans sujet, par ect comme dans respect, par aid comme dans laid, par egs comme dans legs, par ef comme dans chef-d’œuvre ». On pourrait en ajouter ! Ce petit morceau a comme une parenté — toute proportion et révérence gardées — avec les productions de certains fous littéraires.

Le conditionnement dénoncé ici a bien d’autres effets. On en est arrivé à émettre l’hypothèse que la prétendue « dyslexie » pouvait être le signe d’une psychose. La « dyslexie » n’est pas le signe d’une psychose, c’est une psychose, fabriquée, dont l’attribution subjective reste problématique. En revanche les ravages du conditionnement phonétique créent de toute pièce dans le sujet ce qu’on pourrait appeler une aphasie expérimentale.

** *

Au moindre, vraiment au moindre questionnement critique — et quand je dis questionnement critique, je fais preuve d’une grande modération, c’est le hurlement que de tels procédés devraient provoquer — on répond généralement dans les milieux concernés par trois arguments principaux :

• il y en a qui s’en débrouillent, premièrement. C’est la preuve par l’inocuité ;

• deuxièmement, ça réussit. C’est la preuve par l’efficacité ;

• et troisièmement, ces procédés ne sont pas appliqués partout.

C’est la preuve par l’exception. Si certains s’en débrouillent, c’est simplement qu’il sont en mesure de prendre ce qu’on leur amène là comme un jeu et qu’ils ont déjà intégré les structures fondamentales de la langue. Le plus souvent ils ont reçu, en dehors de l’école ou bien dans une première initiation scolaire qui n’utilise pas le conditionnement, les outils nécessaires à leur conquête de la langue ; ils peuvent laisser tomber son application ultérieure comme un simple artefact. En langage psychanalytique on dira que la métaphore paternelle a opéré, qu’ils ne sont plus pris dans la Bemächtigungstrieb,9 c’est-à-dire dans la relation d’ambivalence jalouse à l’imago maternelle.

Mais, constatait un jour un petit espagnol, après que soit venu le temps de dire non au jeu sempiternel auquel il se livrait : « mais qu’est-ce qu’elle raconte la maîtresse ? Dans “un” c’est pas comme dans “une”, le U ça fait pas u, le “ne” ça fait pas ne ! » En même temps disparaissaient comme par enchantement ses énormes défauts de prononciation et l’incroyable usage qu’il faisait des lettres, les accrochant en longues séries hétéroclites. De même se rétablissaient les possibilités de transposition de la langue familiale à la langue d’accueil. Pour ceux qui ne s’en débrouillent pas, on leur impute quelque carence, quelque défaut, alors qu’ils sont les victimes du procédé. Bien des facteurs peuvent entrer en jeu, mais très globalement on peut dire que l’imposition de tel modèle dans l’apprentissage s’opère sur un mode surmoïque ; avec la constatation inévitable qu’à mesure de leurs efforts de bonne volonté pour s’y soumettre, ils se verront toujours plus mis en défaut. La suite...

L’intégration normale de la langue favorise valablement l’établissement de l’amnésie infantile. Le conditionnement au phonétisme, en gros, opère à contre-sens. Bien évidemment les plus désarmés, les plus ouverts aux conséquences des procédés en question sont les petits dont la langue maternelle encore balbutiante est de structure plus différente de celle du français et l’univers familial plus replié sur lui-même. Cet isolement est pratiquement la règle pour les immigrés de fraîche date. Ce sont ceux-là que le sentiment profond de leur dignité met en position d’exiger de leurs enfants de mettre leur honneur dans le respect de la langue d’accueil et dans le devoir de son acquisition pour une intégration de révérence voire de reconnaissance. Ils vont rencontrer la même bonne volonté indéfectible à répondre à leur vœux par les moyens censés les plus aptes à leur épargner toutes les difficultés : les courts-circuits du phonétisme. À l’heure où l’on s’inquiète du « malaise des banlieues », où les politiciens se drapent dans leur refus de tout procès d’exclusion, où dans le même discours le corrélat obligé du dit malaise est 1’« échec scolaire », s’opère silencieusement, dès les premiers pas dans l’école, ce qui va strictement à l’inverse des idéaux d’intégration qui sont au principe de l’action. On conçoit l’irritation ressentie à voir ces ingrats se rebeller devant l’imposition de quelque chose qu’il ne sont pas en mesure de critiquer. Quand ils le font ! S’ils ne le font pas, c’est qu’ils doivent être malades, ou débiles, ou qu’ils y mettent une sourde mauvaise volonté dont les motivations inconscientes seront débusquées par des psy-quelque chose autorisés. Autorisés à répondre de tous les dys-quelque-chose qui ne vont pas dans le bon sens. Vous avez dit psychose ?

Il est ici débattu de quelque chose dont Jacques Lacan s’est trouvé suffisamment inquiété pour en faire mention, certes selon son style, mais sur un mode d’intervention qui ne lui est pas familier. Croire « qu’on apprenne à lire en s’alphabêtissant »,10 c’est ce qu’on dénonce ici sous ce terme de phonétisme qui est plutôt apprentissage de l’alecture, dans les lieux où l’on devrait procéder à la dématernalisation — dont se révèle ici le projet à contre-sens par le renvoi incessant au flatus vocis et par l’embauche des mères à des fins de rabâchage. Que ce que Lacan nomme anorthographie, qu’on peut opposer à la notion écœurante de dyslexie ne soit pas jugeable au lieu où elle se produit, c’est ce que nous commençons ici d’illustrer. Mais c’est pour dire ce qui va bien au-delà concernant la fonction de l’écrit, d’avoir à être conçu comme un mode autre du parlant dans le langage. Ce qui là peut sembler un lieu commun du point de vue du linguiste, fait sens autrement à en faire psychanalyse, ce à quoi on s’attachera dans la suite qui sera donnée à ce premier aperçu.

1 À vrai dire ce terme d’atome ne convient même pas, si ce n’est pour suggérer l’atomisation. En effet les atomes ont entre eux des relations fonctionnelles dans une structure moléculaire, et l’emploi du terme se justifie du point de vue phonologie. Mais l’atomisation phonétique n’établit que des relations de juxtaposition ; il faudrait alors parler de « grains » ou d’atomes morts.

2 Il est impossible de prévoir le résultat du codage « phonétique » d’une phrase telle que : « ce sauveteur de neuf ans n’est pas un faux jeton », artifices de diction compris.

3 Il faudrait s’interroger sur les passions, les véritables vocations que suscitent les arriérés mentaux, enfants dits psychotiques et autres autistes, dans différents secteurs sociaux.

4 Roman Jakobson, Essais de linguistique structurale, p. 116, trad. N. Ruwet, Éd. de Minuit.

5 L’utilisation des crochets [ ] désigne l’écriture phonétique de l’A.P.I.

6 Employés quelque fois à la place d’un homophone, comme le fait l’écriture chinoise pour la transcription des vocables étrangers.

7 Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, écrit en 1937, p. 22-23, Gallimard, coll. Idées.

8 E. Littré, Dictionnaire, article E, Gallimard, 1972.

9 Cf. S. Freud, « Le problème économique du masochisme », in Névrose, psychose et perversion, P.U.F.

10 J. Lacan, postface du Séminaire XI, Éd. Seuil. Cf. aussi Encore, 11 décembre 1972 et 9 janvier 1973, Seuil.

 

Juillet 1995-Juillet 2008

La grosse cloche sonne

Je remercie Micheline Weinstein de ce qu’ici elle m’accorde : de prendre faveur de ce que signifie le titre de la revue qu’elle dirige et du mode stylistique qui y avait donné dernièrement la dominante, pour y inscrire cette production écrite. Ceci pour le cadre. Pour le propos, il s’agira d’écriture, de lettre et de transmission.

Dans cette voie, je m’appuierai sur certains points très localisés, voire minuscules, du livre de M. Gérard Pommier « Naissance et renaissance de l’Écriture » paru l’année dernière. Du livre lui-même je ne dirai rien. C’est un livre remarquablement documenté et intelligent, certainement l’œuvre d’un psychanalyste et je n’aurais rien à retrancher de l’élogieux compte rendu qu’en fait R. Tostain dans « Esquisses Psychanalytiques ». Je dois dire que j’ai trouvé ce livre passionnant. Passionnant et horripilant, horripilant par l’art très poussé dont il fait preuve de déployer des analogies de représentation comme si c’étaient des analogies rationnelles.

C’est un fait, depuis que J. Lacan a ramené l’attention des psychanalystes sur la fonction de la parole et le champ du langage en psychanalyse, ceux-là s’intéressent aux faits de langue.

Il m’a semblé que malgré le titre d’un de ses chapitres, G. Pommier se laissait prendre aux préjugés qu’induisent les écritures alphabétiques, dont le plus commun est qu’elles représentent un progrès au regard des autres qui ne le sont pas (alphabétiques), mais aussi de conserver l’idée, apprise sur les bancs de l’école, qu’une lettre, au sens banalement typographique, est faite pour se prononcer.

Ce n’est pas un reproche, c’est une constatation et la plus ordinaire: que pour avoir usé ses bancs, il y ait en tout homme, de l’école, un ancien élève qui sommeille.

La fonction de la lettre, le littéral, a ceci d’important c’est de permettre de se passer de la sémantisation, pour ce qui est de suivre ses développements. Mais il n’est pas surprenant qu’on puisse dès lors être tenté d’en remettre, du sens. D’un autre côté, à s’en remettre, pour ces développements, à la rigueur des procédures à l’aveugle, on court le risque de s’aveugler sur leurs éventuelles conséquences dans le réel, ou pire à se trouver les appliquer hors champ. Lacan dit que l’inconscient freudien c’est comme cela que cela fonctionne et que c’est la vérité : impossible de la citer à comparaître.

Cette notion de progrès - celui dont on dit qu’on ne l’arrête pas - accompagne le mouvement de la science de façon quasi obligée, une sorte de connivence sociale tend à entretenir la confusion entre deux acceptions du terme : celle d’un mouvement progrédient (sens dans lequel il serait tout à fait légitime de parler du progrès, voire galopant, de la bêtise, par exemple) et celle d’un accroissement qualitatif. La notion de progrès des connaissances, autre exemple, est extrêmement ambiguë ; en effet, prise de façon absolue, et n’ayant ainsi pas d’autre sujet que le sujet hypothétique de la science, elle n’est pas sans laisser planer le spectre d’une aliénation sans remède. C’est pourquoi la question de la transmission est cruciale dans notre monde.

Mais aussi tout progrès, au sens valable, de la littéralité, il y faut veiller très attentivement, ne peut manquer de s’accompagner d’une visée religieuse - sacralité de l’écriture dit Gérard Pommier (et les religions à pignon sur rue, si je puis m’exprimer ainsi, n’ont qu’à se mettre à la mode et de tout urgence), mais surtout d’une sacralisation de la lettre, au sens idolâtrique, dont l’actualité n’a pas à prendre de leçons d’une prétendue enfance de l’humanité.

Si les psychanalystes n’ont pas dans cette conjoncture à faire entendre quelque chose, alors j’y perds mon latin. Mais comment ? C’est bien la question. Pas n’importe comment, et c’est pour cela qu’il me faudra dire un mot de la transmission. Car pour ce qui est de la sacralisation de la lettre, on ne peut pas dire qu’ils soient les derniers.

Pour ce qui concerne le petit bout d’expérience qui m’agite présentement, il faut faire cette remarque que les deux ouvrages de références sur l’histoire et la théorie de l’écriture concluent tous les deux de façon positive à la question de savoir si, oui ou non, l’écriture phonÉtique représente bien un progrès. C’est un progrès.

Il y a une conséquence immédiate : comment ce progrès ne pas vouloir le faire partager à ceux qui ne l’ont pas accompli ? Pourquoi ne pas trouver à ce défaut quelque obscure motivation et finir par oeuvrer à le leur imposer plus ou moins benoîtement ?

C’est un trait du narcissisme de l’homme moderne que de se complaire à cette notion incritiquée du progrès.

Mais si on dit que l’écriture phonétique est un progrès, il faut dire aussi en quoi, pour quoi et pour qui, dans quel domaine et dans quelle limites. On ne le fait pas, pourquoi ?

Guy Sizaret

Juillet 1995

1989-Juillet 2008

Un regard sur la chose ?

Ce n’est pas sans un sentiment de dénuement et même de crainte que je réponds à l’invitation de Micheline Weinstein, d’écrire quelque chose dans les pages de ψ [Psi] Le temps du non à propos du drame du nazisme et du sort fait aux Juifs dans ce drame.

D’abord parce que la réalité de ces faits est encore trop douloureusement présente dans la vie, voire la chair de beaucoup et parce que je n’ai pas de réponse à la question de savoir quel titre m’autoriserait à écrire quoi que ce soit à ce sujet.

Certes il m’est arrivé d’évoquer ce drame du nazisme à propos de faits qui m’ont été intolérables. Phrases écrites, non sans maladresse d’ailleurs, tant dans leur forme qu’eu égard au contexte des faits qui m’ont poussé à en écrire. Je crois que Micheline Weinstein ne contredirait pas ceci : qu’elle ne m’aurait pas fait cette invitation dans ψ [Psi] Le temps du non si,dans les phrases sus-dites je n’avais cité Jacques Lacan ;  non seulement cité le nom, mais aussi fait paraphrase de propos par lui tenus. Je ne dis pas que c’est l’unique raison, je dis que sans celle-là les autres auraient paru moins consistantes.

Pourquoi Lacan, et pourquoi Lacan à propos du sort réservé au Juifs par le nazisme?

D’abord parce que l’on doit à Lacan un enseignement qui s’est poursuivi sans relâche pendant trente années, que nulle part ne se trouvent liées avec autant d’acuité les questions de notre temps avec ce qu’est - ou ce que devrait être - la psychanalyse, et parce que tout au long de cet enseignement apparaît toujours en leitmotiv ce qu’il appelle le “drame du nazisme”. Ensuite parce que son abord de la question, en tant qu’il est structural, peut quelque fois laisser désemparé.

Il s’agit donc de la question de savoir en quoi la psychanalyse aurait son mot à dire sur... sur quoi au fait ?

Comment nommer ce qui s’est passé ? N’est-il pas sensible que tout terme employé apparaît inadéquat et s’offre même à la contestation? (Voir par exemple le refus indigné du terme d’“holocauste” par G. A. Goldsmith1). Tout discours sur ce thème se montre toujours buter sur un point innommable où la pensée se dérobe. Élie Wiesel, soucieux du devoir de témoigner, avoue, après plus d’une trentaine de livres, son impuissance à nommer ce dont il s’agit.

Mais que peut-on dire de l’horreur froide, de ce en quoi - dit-on - on ne peut qu’entendre le silence. Horreur, cri muet.

Datation historique : 1942-1944 après Jésus-Christ.

Raison sociale de l’entreprise : Troisième Reich.

Lieu géographique : Auschwitz-Birkenau.

Objet : Destruction d’individus des deux sexes et de tous âges spécifiés “Juden”.

Site de capture des individus : Tous les territoires occupés par les troupes du IIIe Reich.

Nom de l’opération : Endlösung.

Méthode : systématique.

Technique : industrielle.

Moyen : inhalation de Zyklon B.

Élimination des déchets : incinération.

Chaîne annexe : Récupération de toute force de travail et de toute matière première utilisables pour l’industrie de guerre ou à des fins expérimentales (notamment : détermination des caractéristiques biologiques de la race et des moyens de perpétuer la Herrenrasse).

Ces faits bruts ne s’offrent qu’à la contestation des tentations dites révisionnistes : sous prétexte de précision historique on discute les chiffres, les moyens. Mode de déni qui n’est pas sans présenter une analogie frappante avec le style de défense du pervers au moment de répondre de son crime. Mais qui voit que le dit mode de défense est solidaire du mode d’appréhension des faits ?

On nous permettra, dût-il choquer par sa résonance mate, d’employer pour nommer ces faits le mot de “phénomène”.

Un phénomène ça se montre.

Mais la vraie question est “pourquoi ?” C’est là où la pensée défaille, c’est là où elle bute, c’est là où dans son suspens on dit : “Il ne faut jamais oublier”.

Oublier quoi ? L’événement ou le devoir de penser ? C’est au moment où la pensée s’arrête qu’en désespoir de cause on montre des images. L’exposition des images de l’horreur signifie à la fois le découragement de la pensée et l’appel muet à sa reprise2. Plus : les images fourvoient le regard vers une perspective idôlatrique3.

Pourquoi ? Prendre les choses par le biais de l’idéologie nazie est une impasse. La même qui voudrait rendre compte de la psychose par le contenu d’un délire. Ici la question est : de quoi cette idéologie est-elle le symptôme ? Mais en ce point s’ouvrent des voies d’analyse qui supporteront justement le reproche de banaliser le phénomène, dès qu’elles se montreront éviter, contourner ce mot qui insiste : “Jude” - “Juif” puisque j’écris en français....

G. A. Goldsmith opère d’emblée dans le texte cité plus haut une répartition entre ce qu’il appelle l’extérieur - i.e. non-Juifs - et l’intérieur - i.e. les Juifs - pour ce qui est du discours sur les Juifs. C’est une répartition dont ce propos tentera de dire jusqu’où elle tient.

Quel est le mode d’opération effectuée par le mot : Juif ? N’est-il pas sensible qu’il n’opère pas sur ce mode de contraste, celui du noir opposé au blanc, dans les jaculations xénophobes ou “racistes” : l’immigré, le bougnoule ou le francaoui ? Ici se retrouve toujours une référence quelconque à l’autre-semblable ou à quelque collectivité. Où le “pas-comme-moi” se révèle homologue à un “pas-comme-nous”.

Le mot “Juif” comporte un trait de singularité absolue qui renvoie toujours à son énonciation. Ici le “pas-comme-moi” xénophobe disparaît sous un “pas-comme-nous”, mais dans la profération bannissante, ce qui est méconnu c’est que le vecteur change de sens : il s’agit toujours d’un temps où c’est le “nous” qui est mis en question, où il devient problématique. Mais dénoncer cette méconnaissance n’extrait pas le réel qui la provoque.

Ce trait de singularité est celui qui confère aux discours leurs caractéristiques : du côté des non-Juifs on remarquera cette tendance à trouver au phénomène des explications par l’analogie, la procédure englobante, humaniste pour tout dire ; mais qui, aussi judicieuses qu’elles se montrent n’en demeurent pas moins rivées à ce noyau qui ne se révèle que dénié4.

Du côté des Juifs, le trajet de la question sur le phénomène leur revient sous une forme ambiguë : désignant en eux cette singularité mais qui du même mouvement leur échappe5.

Je ne vais pas ici développer en quoi l’antisémitisme - terme mal choisi mais qu’il faut bien conserver - en quoi donc l’antisémitisme n’est réductible ni à la xénophobie ni au racisme. La xénophobie nomme ce qui n’est pas comme moi, c’est la démarche la plus naturelle et la plus stupide, elle va à nommer la réalité de l’autre, elle reconnaît le semblable sous une forme déniée.

Que le racisme soit toujours sexuel, c’est vrai, mais l’assertion resterait au niveau du poncif si elle n’était pas plus éclairée

L’antisémitisme qui résume les manifestations anti-juives de tous les temps ne suffit pas à expliquer ce monstrueux passage à l’acte de l’histoire, puisqu’il n’en a été qu’un moyen. Mais ce qui fait question - et c’est la question - c’est l’adhésion incroyable qu’il a rencontrée, non pas seulement dans la nation allemande où elle fut manifeste, mais surtout dans une grande part du monde “occidenté” et principalement dans ses formes les plus diffuses et les plus voilées.

Alors quel éclairage peut apporter la psychanalyse sur cette question ?

Il n’y a pas de psychanalyse de l’antisémitisme, je le pose sans plus m’en expliquer, sauf à indiquer qu’une telle démarche se ferait sous une perspective disons... junguienne.

Plutôt vaut de rappeler un principe de l’analyse freudienne : rien n’est retenu dans le pathologique qui ne soit intégrable dans la structure du “normal”, c’est-à-dire qui soit universalisable.

Et maintenant, que nous apporte Lacan ? Son retour à Freud intègre la naissance de la psychanalyse non seulement dans ce qu’elle inaugure le mouvement de découverte de Freud, mais encore dans les conditions de son apparition dans l’histoire et pour en reprendre les données de structure dans la synchronie, c’est-à-dire dans l’actuel.

Avec Lacan s’affirme que le pas de Freud inaugure avec le discours de l’analyste, quelque chose qui dépasse une pratique thérapeutique originale et unique, et qui va à rien de moins que rejoindre les grandes élaborations qui ont dans l’histoire tenté de répondre aux questions d’un temps. D’où la position où Lacan met la psychanalyse “entre” science et religion, d’où aussi une théorie de la cure qui ne va pas sans la théorie de la place de la psychanalyse dans un temps dominé par le développement de la science.

Ce que Lacan nomme La science - avec un L majuscule à La - ce n’est pas la pensée scientifique, c’est quelque chose qui se met à fonctionner tout seul à partir d’un certain moment, mais pas sans le soutien de quelque idéologie et la collaboration de quelques vivants. La science, nous dit-il, introduit l’universalisation du sujet parlant, l’homme. Qu’est-ce à dire ? Sinon que cette dimension du sujet est évacuée de ce qu’elle objective et aussi bien de ses effets dans le réel.

Je ne vais pas retracer tous les temps où Jacques Lacan tente de cerner la question pour y trouver une réponse tenable psychanalytiquement, c’est-à-dire compatible avec la structuration de l’objet de la psychanalyse. Simplement renvoyer le lecteur à quelques jalons posés dans les Écrits. Ainsi thèse V de L’agressivité en psychanalyse (1948) pour ce que l’auteur appelle la “barbarie du siècle Darwinien” avec une mention explicite de l’“espace vital” hitlérien6.

De même dans la critique de l’organo-dynamisme où rappelant que l’antique argument de Polyxène garde sa valeur sous quelque mode qu’on tienne pour donné l’être de l’homme, il dénonce la démarche qui dans l’abord de la folie ne se départit pas d’une idéalisation de l’homme, en des termes que toute attitude incertaine à l’endroit de la vérité saura toujours détourner.

Le combat est déjà engagé et sur un front qu’on n’attendait pas à cette date, celui de l’“humanisme” auquel Sartre devait donner sa touche six ans plus tard7.

La critique de l’idéologie moderne, de la subjectivité scientifique, du discours délirant sur la liberté, de la notion du “réel” dans ce contexte, la dénonciation de la forme concentrationnaire du lien social et de la catégorie de la psychose sociale sont marqués dès 1953 (Discours de Rome8 et Séminaire sur les psychoses9.)

Mais c’est en 1966-67 que Lacan tient avec la fonction de l’objet a, quelque chose qui lui permet d’affirmer qu’est enfin pensable ce que l’histoire contemporaine a manifesté dans le drame du nazisme.

Déjà, à la fin de son séminaire de 1964, Jacques Lacan rassemblait :

• Le statut subjectif déterminé comme celui de l’objet a où situer ce que l’homme a défini depuis trois siècles dans la science.

• La fonction des mass-media et des objets a en balade, pour y lier les formes les plus monstrueuses et prétendues dépassées de l’holocauste. Mais c’est pour pointer la dimension du sacrifice où dans l’objet de nos désirs nous essayons de trouver le témoignage de la présence du désir de cet Autre, qu’il appelle en l’occasion le Dieu obscur.

On conçoit que cet éclairage puisse révolter, mais peut-être faut-il préciser que la question n’est pas du sacrificateur, mais de l’adhésion secrète qu’il reçoit de tous les autres.

C’est ainsi que Lacan peut soutenir qu’il s’agit là d’une manifestation, cf. Kant, du désir pur, celui qui aboutit au sacrifice de tout ce qui est, je cite l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine, non seulement au rejet de l’objet pathologique, mais à son sacrifice et à son meurtre. Que l’amour ne peut donc se poser que dans un au-delà de cette limite - du désir - où, d’abord, il renonce à son objet (comme jouissance).

Avec la mise en place de la structure du fantasme, c’est-à-dire du sujet divisé entre savoir et vérité et du rapport de cette division à l’objet a et l’affirmation qu’il n’y a pas de rapport sexuel (qui puisse s’écrire), Jacques Lacan reprend l’argument du drame du nazisme dans son adresse au public, 1966-1967 :

• Leçon d’ouverture du Séminaire sur la logique du fantasme, 26/11/1966.

Discours aux psychiatres, 10/11/1967 (“Messieurs les nazis, vous pourriez leur en avoir une reconnaissance considérable. Ils ont été des précurseurs ...”)

Proposition d’octobre 1967, sur l’un des points perspectifs de la psychanalyse en intension, le réel.

À chaque fois Lacan évoque non pas le phénomène, mais l’effet de ségrégation qui en représente donc le préalable.

Du nazisme il fait une réaction et une réaction de précurseurs. C’est dit-il la période sauvage des procès de ségrégation qui ne font que commencer, sans faire voir leur vrai visage, et qui dépendent directement de la nouvelle répartition interhumaine, des remaniements sociaux par la science, dans le contexte d’universalisation du sujet.

Comment ne pas voir ici se rejoindre l’objet pathologique, le psychanalyste et le Juif. Intension : ça ne nomme rien de localisable, sauf à laisser choir l’objet a. Une topologie se dessine, qui permet une appréhension analogique de la répartition des Juifs sur la planète. Dans ce qui ne s’aborde encore par la pensée occidentale que sous l’aspect de la communauté, de la collection, marchés communs ou état mondial, subsumables sous un “nous” avec ce que cela comporte d’aplatissement du sens particulier d’une vie, comment peut se saisir ce qui est déjà en fait réalisé par la diaspora. Si les Juifs peuplent la planète, ils ne forment pas un peuple. Le peuple juif n’a d’existence que dans le Livre et dans ce qui s’en transmet. Il n’y a pas de communauté juive s’il y en a des. Entre les Juifs pas de lien national, ni de lien linguistique, le lien religieux lui-même ne paraît plus guère pertinent. Les Juifs ne font pas une population. Dire “tous les Juifs” ne tient pas. Ils ne sont pas collectivisables. Si les nazis ont pu mettre leur plan à exécution, il a fallu d’abord que des Juifs ils peuplent leurs camps et pour cela qu’ils les attrapent un par un.

Mais un à un, ils peuvent être support d’identification : qui n’a pas son juif qu’il hainamore ?

Il y a ici des faits de discours et des conditions de structure qui justifieraient un abord formel, ne serait-ce que pour éviter des mots la dérive. D’où les sentiments évoqués dans nos premières lignes. Crainte de tout cela faire bavardage, ce qui on l’admettra est dans la question moins de mise que partout ailleurs.

Je vais terminer en sachant que j’ai laissé de côté bien des aspects de la question.

Je l’ai tirée avec l’appui d’énoncés de Jacques Lacan, sur une caractéristique de notre temps pour en évoquer la menace. Elle ne concerne pas que les Juifs. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne soient pas menacés et s’ils se sentent menacés par tout ce qui apparaît comme recrudescence du fascisme ils n’ont pas tort du tout. Mais le fascisme est l’incarnation imbécile du maître, tous les petits maîtres s’idolâtrant dans une figure qui présentifie sous la forme de quelque Un la présence de la mort. Car le maître ne consiste pas du discours qui le détermine comme sujet, mais dans la sanction de la mort comme devenue légale. Tous les fascismes sont caractérisés par l’emploi de la force, c’est-à-dire le pouvoir d’infliger la mort.

Mais retenons de la sauvagerie nazie qu’il y aura des façons plus subtiles de procéder pour aboutir à une forme de mort peut-être plus redoutable : celle de la parole et de la pensée.

La vérité est perpétuellement menacée d’être immolée sur l’autel du savoir. Si Moïse a du briser les tables de la loi c’est pour lui prêter sa voix. Et c’était la voix d’un vivant.

Le juif, donc ne nomme rien d’autre que ce qui est en moi la chose innommable, à la fois la plus intime et la plus prochaine et en même temps la plus étrangère, Unheimlich. “Le Juif” c’est la façon dont l’histoire a désigné lobjet a, avant que Lacan ne l’invente. Faute de reconnaître cette part de moi-même qui provoque ce mouvement d’attraction et de répulsion, il ne me sera pas possible d’échapper à cette forme de l’assentiment hainamoré à son sacrifice, lorsque cette part est désignée dans l’Autre.

Mais c’est aussi ce qui permet de comprendre que tout abri où puisse s’instituer une relation vivable, tempérée, d’un sexe à l’autre nécessite l’intervention - c’est l’enseignement de la psychanalyse - de ce medium qui est la métaphore paternelle10. Dirai-je pour terminer que ce que Lacan énonce ainsi dans le contexte où l’on trouve cette phrase est un message qui s’adresse aussi bien aux Juifs qui voudront l’entendre ?

Guy Sizaret

Novembre 1989

1 In Le Coq-Héron, n° 92, 1984.

2 Ici l’accent est à mettre sur le verbe montrer qui n’implique pas nécessairement la composition cinématographique.

3 Pour la distinction de l’idole et de l’icône, voir : J. L. Marion, L’idole et la distance, Paris, Grasset, 1977, et Dieu sans l’être, Fayard, 1982.

4 Par exemple, si on dit “génocide”, on ne manque pas d’ajouter : les Tziganes, les Indiens d’Amérique du Nord... Si on évoque la “destruction massive” alors c’est Hiroshima ; avec la déportation et l’esclavage, c’est le “bois d’ébène”. On convoque toujours d’autres persécutions, d’autres tueries, d’autres charniers, d’autres bourreaux.

5 Qu’on nous permette ici de faire cette remarque qu’on ne peut assimiler les exactions de l’antisémitisme aux manifestations racistes, encore moins vouloir les expliquer par l’histoire du racisme ni, ce qui est un comble, en trouver les prémisses dans les textes sacrés.

6 Écrits, pages 120 à 124.

71954 est la date de parution de L’existentialisme est un humanisme. Pour la critique de l’existentialisme, voir Écrits, p. 99 (ce n’est pas une critique, c’est une exécution).

8 Écrits, p. 281;

9 Écrits, p. 576.

10 J. Lacan, op.cit.

ψ [Psi] LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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