Guy Sizaret
Juillet 2008
Que sont les grammairiens devenus ?
Un soupçon
pèse de façon sourde et continue
sur l’école primaire, régulièrement
agrémenté du ludion de la «
querelle des méthodes ».
Il n’est pas
dans mon propos de relancer ce débat (Dieu
m’en garde) ni d’y entrer (Dieu m’en
préserve!). Plutôt le rendre aux
vieilles lunes.
À partir de
ceci qui n’est jamais dit ou qu’on
ne veut pas se dire ou qu’on tait plus ou
moins sciemment : c’est qu’une
lettre, une lettre de notre alphabet par exemple, n’est
pas faite pour se prononcer. Ce
n’est en tout cas absolument pas sa première
destination. Une lettre, les lettres, sont faites
pour écrire des mots, quelque problématique
que soit le statut de ce dernier terme du point
de vue du linguiste.
Ce point est rien
moins que trivial, parce qu’il emporte des
décisions cruciales concernant la théorie
de l’écriture. On peut débusquer
ainsi une théorie implicite qui court et
se répand dans l’opinion et qui veut
qu’une lettre étant prise en tant
que signe phonétique, le principe de l’écriture
soit la notation des sons et que la sonorisation
des lettres soit la base de la lecture.
Phonographie et grammophonie
en
seraient les mécanismes fondamentaux, et
vérifiables par les neurosciences !
Ce que j’appellerai,
désormais et faute de mieux, le phonétisme
littéral, s’enfle en une conception
fallacieuse dont les effets sont pernicieux, spécialement
à l’école. Les procédés
d’apprentissage qui en découlent
se réclament à tort du B A ba, soit
de la dite méthode syllabique. Cette dernière
est en effet une procédure partielle,
elle apprend à nommer les lettres par leurs
noms usuels et à dire comment se vocalisent
leurs assemblages. Non sans en repérer
l’emploi et l’usage dans les diverses
positions qu’ils occupent dans l’écriture
des vocables de la langue. Nommer les lettres
de l’alphabet par leurs noms usuels suppose
qu’on ait appris cet alphabet dans son ordre.
À l’opposé,
le phonétisme littéral introduit
l’analyse à l’intérieur
de la syllabe et tient en suspicion ces noms usuels
comme facteurs de confusion. L’élève,
dit-on, va croire que la lettre R représente
le son « ère », il va confondre
le C et le S, le G et le J etc. Certaines «
méthodes » en arrivent même,
selon leur logique, à prohiber ces appellations
usuelles. Il en est ainsi de la méthode
Borel-Maisonny qui a joui d’une grande faveur
dans l’enseignement ordinaire. Le point
de dérive est détectable avec l’apparition
de la mention du « son de la lettre ».
On est alors en présence
d’une procédure totalitaire (prétention à englober tous les éléments
sonores du langage), avec ses effets de séduction.
La confusion est déjà
introduite au départ de l’élaboration
conceptuelle en ceci que sont confondus deux temps
: premièrement la constitution d’un
système d’écriture et deuxièmement
son usage subséquent.
La constitution
d’un tel système peut prendre pour
base la batterie phonologique de la langue - c’est
le cas des langues à écriture alphabétiques
– ou non, et c’est le cas de l’écriture
chinoise par exemple.
L’usage du système
consiste en l’activité grammaticale,
c’est, pour le dire vite, l’écriture
des mots, l’organisation syntaxique, les
orthographes lexicale et syntaxique. Et ceci se
passe fort bien de sonorisation.
Faire retour de
la lettre au son où elle a trouvé
son statut, représente un mouvement régressif
qui ne peut valoir qu’à titre indicatif
et se doit de n’être utilisé
qu’à bon escient ; l’imposer
est folie.
Cette affaire ressortit,
mine de rien, à des positions idéologiques
et des préjugés de classe. Curieusement
l’écriture phonétique serait
proposée par des maîtres de la langue
à destination du peuple et pour son bien.
Sans parler de Ronsard (« je veux que l’on
n’écrive nulle lettre qui ne se prononce
»), on peut évoquer la révolte
du Raymond Queneau de 1937 contre l’intolérable
contrainte de la grammaire normative, opposant
ce qu’il considère comme une élaboration
de cuistres à la bienvenue écriture
phonétique, source, croit-il, d’une
nouvelle poésie populaire. Plus récemment
on doit à André Martinet, se prononçant
sur une éventuelle réforme de l’orthographe,
cette condescendante conclusion que l’écriture
actuelle du français étant une affaire
de lettrés, les difficultés dans
l’apprentissage seraient levées par
l’adoption d’une écriture phonétique
à l’usage des enfants du peuple.
Le caniveau, quoi !
D’un autre point
de vue, la conception du phonétisme littéral
comme base de la lecture et de l’écriture
– et il serait facile de montrer qu’il
s’y agit en fait de toute lecture et de toute écriture – entendues comme décodage
et codage phonétiques, amène à
des jugements plutôt abrupts concernant
les défauts de prononciation des jeunes
élèves. En effet elle pousse, cette
conception, à exiger des élèves
l’acquisition de la perfection phonétique.
Faute de quoi, dit-on, il ne pourra pas suivre
ou encore qu’il ne pourra pas apprendre
à lire et à écrire. Sombre
perspective certes mais qui a son issue : il faudra
le faire orthophoniser cet enfant ! C’est d’ailleurs un tuyau
qui se refile dans les zones où l’on
est dans le vent : si vous voulez lui éviter
l’échec scolaire à votre petit,
faites-lui prendre des leçons d’orthophonie
avant de l’inscrire à l’école.
On trouve donc des demandes d’orthophonie
qui ne coïncident pas avec de réels
besoins.
Pour résoudre
la contradiction de fait entre le phonétisme
littéral et le français tel qu’il
s’écrit, tout en conservant le présupposé
du codage phonétique, on a cru trouver
la clé du problème en introduisant
l’usage des signes de l’Alphabet Phonétique
International limité au français.
On peut juger de l’impact du phénomène
au nombre de manuels scolaires qui se sont mis
à intégrer les dits signes phonétiques.
On peut vraiment se demander ce qui nécessite
cet emploi qui, en bonne méthode, contrevient
au principe d’économie en imposant
l’apprentissage de 36 signes phonétiques
en plus des 26 lettres de notre alphabet.
On peut aussi se demander
ce qui motive cette contrainte au phonétisme
littéral alors que l’on déplore
assez, dans le secondaire, que trop d’élèves
écrivent phonétiquement et ignorent
la grammaire. Mais quelle leçon ne commence-t-elle
pas par ces mots : « aujourd’hui nous
allons étudier le son tel ou tel »
?
Ce que j’appelle
le phonétisme littéral, je l’ai
dit, se soutient frauduleusement du B A ba dont
il représente une dérive. Il bénéficie
donc du renforcement que ce dernier a reçu,
sous le nom de « méthode syllabique
», d’un discrédit ministériel
(fait exorbitant) porté sur la dite «
méthode globale ».
On peut en tirer l’idée
que chacune de ces méthodes a ses points
d’impasse, ses dérives voire ses
aberrations et, par là, des effets délétères
possibles dans l’apprentissage ; soit
du fait de ces déviations elles mêmes
et de la systématisation de leur application,
soit du fait des négligences méthodologiques
qu’elles présupposent.
Quand on se trouve
dans le cas d’imposer à des générations
d’élèves un procédé
d’apprentissage, il est nécessaire
qu’il relève d’une certaine
légitimité, même à
n’être pas trop regardant.
Le phonétisme
littéral offre l’apparence fallacieuse
d’un semblant de légitimité
logique voire scientifique. D’où
son insistance.
La méthode
globale qui donne au versant sémantique
et, donc à la syntaxe, une prépondérance
manifeste, a du mal à se réclamer
d’un statut scientifique. Il faudrait faire
appel à des notions mathématiques
beaucoup plus complexes. D’où la
dérive fréquente qui consiste à
s’attacher à sa rivale en privilégiant
la phonétique et à s’en démarquer
en tenant compte, d’abord, de la forme phonologique
des vocables, sans l’appoint des exercices
d’écriture. On a pu opposer à
la méthode globale le fait, connu, qu’il
est possible de reconnaître un mot en en
conservant la première et la dernière
lettres et en bouleversant l’ordre des intermédiaires.
On induirait ainsi la tentation du « deviner
» chez les élèves. C’est
un argument fallacieux, car ce fait est l’indication
que l’on sait déjà lire, d’une
part et que, d’autre part, c’est la
pratique de l’écriture qui apprend
à respecter l’ordre des lettres.
Il arrive souvent,
cette revendication de légitimité,
qu’on ne la fasse dépendre que d’un
nom propre.
Mais on voit en quoi
la querelle des méthodes est indispensable
: l’une se conforte des effets délétères
attribués à l’autre. C’est
le champ ouvert aux coups bas. Par exemple, d’un
procédé éprouvé dans
l’apprentissage vous dites qu’il est
traditionnel et le traditionnel s’opposant,
bien sûr, au moderne et à l’innovant,
le procédé en question bascule entièrement
sur le versant péjoratif. Et l’on
n’est pas en reste dans l’autre camp
où l’on peut dédier un livre
à la lutte partisane.
En fait le nombre
de méthodes à l’œuvre
dans l’apprentissage scolaire est incalculable.
Au point que le terme d’inflation n’est
pas impertinent à s’y appliquer.
Et si, au nom de l’innovation et de la liberté
pédagogiques, on a pu énoncer, de
guerre lasse, « à chacun sa méthode
», une telle dilution aboutit à ce
que ce terme de méthode soit complètement
dévalué. Il est pourtant nécessaire.
Il est nécessaire pour justifier une application
non pas méthodique mais systématique
des procédés d’apprentissage.
Le couple rival de la « globale »
et de la « syllabique » masque cette
diversité, laisse croire à une méthodologie
élaborée et justifie le bien fondé
et l’application systématique des
recettes et des trucs pédagogiques.
Sur le point du syllabisme,
que nous apprend Monsieur Érik Orsenna
de l’Académie Française, dans
le charmant opuscule qu’il a commis sous
le titre « La grammaire est une chanson
douce », lorsqu’il fait s’émerveiller
sa jeune héroïne devant le volettement
des cinq syllabes du mot échauboulure ?
D’abord que la fillette analyse ce mot comme
on l’entend dans les parlers méridionaux,
dont relève celui de l’auteur, et
qui donne notamment aux suffixes en –ure
la valeur de deux syllabes. Mais surtout il nous
apprend que la prononciation du français
qui fait du mot échauboulure un terme quadrisyllabique
est une prononciation standard, que comme telle
elle ne s’impose pas et que l’on ne
saurait donc l’imposer que par abus.
D’ailleurs c’est
le moindre des points de dérive du syllabisme
que la tentation de l’exhaustivité
: imposer aux élèves toutes les
formes possibles d’arrangements syllabiques
jusqu’à l’abrutissement. Le
phonétisme littéral y ajoute une
forme de conditionnement.
On fait aussi grand cas de ces fameuses neurosciences,
auxquelles on fait d’ailleurs dire tout
et n’importer quoi, et précisément
sur la lecture. Comme si on savait ce que c’était,
la lecture ! Il y a très certainement plusieurs
niveaux dans cette affaire de lecture, de même
qu’on reconnaît chez un même
individu la coexistence de plusieurs grammaires.
Il y a, de l’ânonnement facilité
à l’exercice d’une diction
parfaite, une distance dont on aimerait savoir
comment l’appréhende l’imagerie
médicale. On peut certes, avec un peu d’entraînement,
sonoriser assez bien une écriture dont
les correspondances phonétiques sont plus
strictes, mais cela ne veut pas dire qu’on
sache ce qu’on a lu ainsi ! Dans la pratique
de l’école primaire on a fini par
identifier tellement l’ânonnement
et la diction en les prenant sous le même
chapeau de la « lecture à haute voix
», qu’on vous y parle de « lecture
silencieuse »! Dans ce cas comment pouvoir
dire de l’élève s’il
lit effectivement ou s’il ânonne in
petto ?
On considère
Rachel Boutonnet comme l’égérie
de la méthode traditionnelle. Or qui lit
le « Journal d’une institutrice clandestine
» ne peut manquer de constater qu’il
illustre précisément mes thèses.
Avec le rejet de la pédagogie nouvelle,
de son langage et de son impudence, on s’y
sent farouchement déterminé à
casser (sic) les réflexes induits par la
méthode globale considérée
comme l’instrument de ladite pédagogie.
On peut lire, deuxième partie, avec la
mention du « son que produit la lettre »,
une curieuse justification de la colère
et de l’acharnement, dans l’intention
d’imposer ce qu’on y appelle «
l’entraînement au geste technique
de l’accrochage consonne-voyelle ».
On peut être
ou se dire très savant en neurosciences,
en sciences cognitives ou de l’éducation,
pourquoi pas. Mais pour enseigner la langue française
on ne pourra guère contester qu’il
soit exigible d’être le plus savant
possible en ce domaine, de la bien connaître
dans ses formes, son histoire, sa grammaire, sa
littérature et qu’on ne puisse se
contenter pour cette tâche, de la langue
simplement reçue avec son complément
scolaire. Et, ici, on ne peut que s’affliger
de la négligence (du point de vue de l’enseignement)
qui a affecté des générations
de jeunes instituteurs.
On apprend à
lire et à écrire en lisant et en
écrivant. On peut regretter qu’on
laisse ce propos simple et juste de Françoise
Dolto au rang de banale lapalissade.
Mais il est temps
d’abréger. Un savant coûte
cher c’est un fait, mais qui osera prétendre
que dans un pays comme la France les savants coûtent
trop cher.p?
Post-scriptum : conditionner les élèves au déchiffrage
lettre par lettre, et cela de plus en plus tôt
dans la scolarité, c’est une aberration
dont on pourrait donc se passer. Mais voilà
ce qui risque de devenir difficile avec le récent
projet Darcos. On peut y lire : « Les enfants
(de grande section de maternelle) devront être
capables de mettre en relation les sons et les
lettres et de faire correspondre avec exactitude
lettre et son… »
Quand des lettres ont un statut d’occlusives, leur faire
correspondre un son, c’est coton !
G. S.
Juin 2008
Mars 1998-Juillet 2008
Entre l’affaire de moi et l’affaire
de phallus : la déprime
Texte écrit et repris, d’une
présentation orale aux Journées
organisées par Jacqueline Massola à
Alès au printemps 1984 et intitulées
« De la dépression au désir
».
Le thème de la dépression, le mot en lui-même,
tout seul avec son article défini, en soi
a un effet déprimant. Déprimant
du seul fait du crédit à lui accorder,
en raison de son pouvoir d’adhésion
procédant de son passage au discours commun,
pour seulement le passer au crible.
Que ne comprend-on pas sous ce vocable ? Depuis la dépression
des lendemains de fête, jusqu’à
ce terme vague où tel patient évoque
le moment de rupture dans sa vie qui l’a
précipité chez un psychiatre.
Le pouvoir d’adhésion d’un mot se
caractérise de ce que, à son emploi,
tout le monde comprend. Et lorsque tout le monde
comprend, cela suffit, nul besoin d’aller
plus loin. Bien d’autres mots ont cet effet
de compréhension adhésive en même
temps qu’ils épargnent aux locuteurs
un petit effort de pensée.
On dit facilement : “c’est normal”, à propos de telle ou telle situation,
de telle ou telle action. Ce mot a une vertu tout
spécialement dormitive dans le discours
politique par exemple, simplement parce qu’il
fait appel à l’omnitude, au consensus
: “le peuple se révolte, c’est
normal”.
Là, nous sommes assurés de nous
trouver dans le registre de la compréhension.
Un petit tour de passe-passe et le mot normal est substitué à celui de logique. Seulement voilà, l’emploi de logique risquerait d’engager au moins celui qui en use
à faire ce petit effort de pensée
et, cette logique, de la démontrer ou la
démonter quelque peu.
Il est si facile, dans nos propos, dans ceux de nos
contemporains, de substituer le mot de droit à celui de liberté. Au regard de telle ou telle conduite on dit : “j’ai
bien, on a bien, le droit de faire ceci ou cela”,
alors que ce dont il s’agit, ce qui est
masqué, c’est l’affirmation
de la liberté, c’est un : “je
suis bien libre”. Mais dès lors qu’une
telle locution serait proférée,
encore faudrait-il s’assurer de sa validité,
laquelle du même coup redonnerait au droit
sa portée, à savoir que les hommes
se reconnaissent dans leurs relations un certain
nombre de règles, avec ce qu’elles
impliquent de limites à la liberté.
Convenons que, si la liberté méconnaît
le droit, alors nous sommes déjà
dans la folie, et spécialement la folie
maniaque. Et lorsque la norme, à entendre
dans les résonances du normal, de la normalisation,
prime sur la logique, ne sommes-nous pas dans
les linéaments de la dépression
?
Norme-mâle, disait Lacan... pouvoir d’adhésion,
refus dialectique, voilà qui nous oriente
vers ce qu’il écrivait du Moi, dans
les premiers temps de son enseignement.
Donc, ces mots si compréhensibles, mieux vaut
s’en méfier et commencer à
les concasser. Il y a maintes façons de
concasser les mots, la plus simple étant
de s’en référer aux dictionnaires.
Cela vaut toujours la peine que l’on se
donne, car on y fait des trouvailles. Poursuivant
cette idée que le succès du terme
de dépression était inséparable
de la promotion du Moi dans le monde moderne,
c’est-à-dire de la notion d’identification,
j’eus la surprise d’en trouver confirmation
en consultant le Littré. Nulle part, au
définitions de dépression, de déprimé, à aucun endroit, n’y apparaissent la
définition actuelle, ni même la psychiatrique,
du mot dépression. Littré mourut en 1881, son dictionnaire était
terminé en 1868. Les notions d’abattement
moral, de découragement, de tristesse,
n’y figurent pas. Ce n’est donc bien
qu’à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe qu’elles
sont formulées telles que nous les concevons
aujourd’hui.
Comment entendrait-on, de nos jours, l’un des
exemples donnés par Littré : “cet
auteur déprimé par les critiques”
? Je ne risque pas beaucoup à prétendre
qu’il serait entendu sur le même registre
que celui trouvé dans Larousse : “une
personne déprimée par une mauvaise
nouvelle”. Là, nous comprenons que
ladite personne est abattue, triste, bref, qu’elle
se sent très malheureuse.
Eh bien, ce se serait se méprendre. Car dans
l’exemple de Littré, l’imaginaire
de l’auteur en question, ses sentiments,
n’entrent pour rien dans cette affaire,
simplement, ces exécrables critiques ont
éreinté son œuvre et ont méconnu
le valeur réelle de son travail. Ils ont,
intentionnellement ou non, apprécié
l’œuvre au dessous de son mérite
réel. Que cela ait pour effet ou pas de
saper le moral de l’auteur, voilà
qui est parfaitement hors de propos. De même,
cette citation, toujours dans Littré, de
Gilbert (1826) : “moi-même ami des
grands, parfois je les déprime”,
signifie seulement que je rabats leur morgue,
non que je leur cause du chagrin volontairement.
Et quand Madame de Maintenon écrivait à
Madame de Caylus “on aimait à le
louer pour déprimer son frère”,
ce n’était pas pour pousser ledit
frère à “faire”, comme
on dit, une dépression, mais c’était
pour en rabaisser la grandeur aux yeux d’autrui.
Dans les trois exemples, le mot dépression a la même portée que s’il s’agissait
du cours du sucre ou de tout autre valeur, simplement
c’est la valeur réelle d’une
œuvre ou d’une personne qui est visée.
Il s’agit-là de rappeler à
la modestie, de rabattre la prétention
d’un sujet, non de le blesser dans son intimité.
Pas d’intention d’agresser dans ce
“tu n’es que ça”, le
“tu” ici, implique le pacte de la
parole et non l’objectivation.
Entre autres choses amusantes dans Littré, on
apprend par exemple qu’en zoologie, les
déprimés sont une tribu de la famille
des coléoptères à courts
élytres, au corps aplati de haut en bas.
Il n’est pas précisé si cela
rend ou non plus aisé leur épinglage
par l’entomologiste.
Et ce qui nous intéresse ici, c’est que
le pouvoir d’adhésion d’un
mot implique qu’il faille s’enquérir
de toutes ses acceptions, et aussi bien en géologie,
en géographie, en astronomie...
De faire jouer toutes les résonances d’un
terme en dit peut-être plus sur les mécanismes
de ce que l’on appelle dépression,
que les effets de sympathie issus de la clinique.
Il y a quelque chose de tout à fait évocateur
dans la définition de la dépression
en astronomie : abaissement de l’horizon
réel par rapport à l’horizon
virtuel. En géologie aussi : une dépression
dite périphérique, n’est pas
sans faire poser la question de ce qui demeure
là, au centre, ainsi érigé.
Et de la physique même, il y aurait beaucoup
à tirer de ce qu’un liquide, dans
un tube un peu étriqué, subit de
dépression du fait de la tension superficielle.
En tous cas, ces résonances du terme, tous ces
effets de dégonflage, ne sont pas étrangers
à son succès en matière de
psychologie. Or, ce succès même produit
un effet de voile, pour tout dire, de refoulement.
La première résistance à laquelle
se mesure l’analyste, disait Lacan, c’est
celle du discours, en tant qu’il est discours
de l’opinion. D’où l’avantage
de se référer aux dictionnaires
qui tiennent compte, dans leurs définitions,
de l’usage communément admis d’un
terme. Ainsi le Larousse nous donne, en premier,
cette définition de la dépression
nerveuse : fléchissement passager ou durable
du tonus neuropsychique, ce qui est d’autant
plus facile à admettre que l’on peut
se demander ce que ça veut dire, le tonus
neuropsychique. Et si l’on changeait le
terme, s’il était inversé,
ça donnerait quoi ? Psychoneural, psychoneurologique
? Sans vouloir réveiller les vieilleries
de la séparation de la neurologie et de
la psychiatrie, un neuro-psychiatre, c’est
bien rassurant. Voilà qui entraînait,
avant qu’il nous quitte, l’adhésion
de Monsieur Debray-Ritzen, qui n’était
pas le genre de psychiatre à psycho-thérapiser
une tumeur cérébrale.
Maintenant, si nous inversons les termes, nous obtiendrons
un psychoneurologiste, un psycho-neurologue et
là déjà, on entend venir
le psychochirurgien et autant que je n’ai
plus peur de la lobotomie, eh bien, mon thalamus
commence à vaciller sous la menace du laser.
Il y en a d’autres, comme celle là ! “Tonalité
dépressivo-anxieuse”, ça se
dit énormément... alors qu’est-ce
que cela signifie, d’être “dépressivo-anxieux”
? Il y a dépression, alors on ne sait pas
si l’anxiété, c’est
le souci du sujet pour son état, le fait
qu’il pourrait alors ébaucher une
demande, ou bien si cette anxiété
n’est pas quelque chose qui commence à
délirer, sur un mode un peu persécutif
par exemple. Alors “dépressivo-anxieux”,
ça veut dire quoi, sinon de la poudre aux
yeux, sinon que le médecin patauge n’est-ce
pas, et qu’il ne faut pas que ça
se sache.
Revenons au Larousse. De l’état dépressif,
il énumère les caractères
suivants : fatigue physique, découragement,
tristesse, anxiété, troubles du
sommeil, de l’appétit, tout un bric
à brac. L’expression “fatigue
physique” est contestable, il suffit de
faire de l’aviron... Le Larousse indique
une chose, c’est qu’à partir
de l’idée de l’individu pris
comme un tout, ce qu’il en est du corps,
de l’âme, de l’organisme, des
instincts ou des positions subjectives, eh bien,
tout ça, c’est du mesclun.
Mais il y a bien des raisons pour que l’on utilise
le mot “dépression”. D’un
côté, il rejoint, avec la peste,
le choléra, la vérole, le cancer,
et aujourd’hui le sida, les grands fléaux
qui accablent les hommes, où l’emploi
de l’article défini le fait résonner
comme LE châtiment. Il traduit bien le malaise
de la civilisation décrit par Freud. D’un
autre côté, toutes les acceptions
du terme sont dans la synchronie, mais refoulées.
L’examen du contenu de ce terme de dépression
nous a laissé entrevoir deux versants,
l’un où il s’agit du Moi et
de la prévalence de l’imaginaire,
l’autre où il s’agit de la
structure et de la prévalence du symbolique.
Le discours, tout déterminé par le symbolique
qu’il soit, n’en arrive pas moins
à faire prévaloir l’un ou
l’autre de ces versants. C’est que
tous les discours ne s’arrangent pas de
la même façon.
Lacan, quand il posait la question de la relation de
la psychanalyse à la science, affirmait
: “la psychanalyse n’admet qu’un
seul sujet, celui de la science, celui qui peut
la faire scientifique.” Et ce, pour la raison
qu’il est difficilement concevable que la
psychanalyse, la découverte freudienne
de l’inconscient et ses connexions à
la sexualité, ait pu apparaître indépendamment
de la science.
Ainsi, la psychanalyse ne peut pas ne pas tenir compte
du moment de rupture de cette naissance de science
que Lacan date du “cogito” cartésien,
en tant qu’il affirme l’être
du “Je”.
C’est à partir de ce moment que le
discours se développe, mais il ne peut
répondre de façon satisfaisante
aux conséquences sociales de son développement,
lesquelles tiennent à la même origine,
soit la négation du sujet en tant que divisé.
La structure du discours de la science implique l’évacuation
du sujet, et cela a socialement des conséquences.
Car ce discours fonctionne, se répand,
fait que nous sommes de plus en plus dépendants,
mais il ne peut pas subsister seul sans se doubler
d’un discours philosophique de croyance
dans l’homme, de promotion de l’individu,
d’universalisation du sujet parlant. Et
comme les parlants sont sexués, cela implique
nécessairement une écriture du rapport
sexuel.
L’ordre social actuel ne peut répondre
que de deux façons aux drames subjectifs
: soit par la répression, soit par la promotion
narcissique. Nous tenons là deux éléments
fondamentaux des dépressions, sous toutes
leurs formes, et l’on saisit alors que la dépression, indexée de l’article
défini, soit la maladie du siècle.
En 1948, dans L’agressivité en psychanalyse,
Lacan écrivait :
Il est clair que la promotion du moi dans l’existence,
dans notre existence, aboutit conformément
à la conception utilitariste de l’homme
qui la seconde, à réaliser toujours
plus avant l’homme comme individu, c’est-à-dire
dans un isolement de l’âme toujours
plus parent de sa déréliction originelle.
Maladie du siècle, la dépression, mais
au risque permanent de basculer dans le triomphe
maniaque où règne sans partage la
pulsion de mort. Il suffit d’ouvrir les
yeux pour constater que ce que l’on appelle
la “barbarie” de notre époque
n’est pas l’effet du discours scientifique,
mais qu’elle ne peut cependant pas ne pas
l’accompagner. On comprend alors la nostalgie
qui pousse tant de nos contemporains à
recourir à ce que l’on peut connaître
des traditions ou des doctrines d’un lointain
passé, pour ce qu’il en reste de
survivances. Mais c’est une démarche
vouée à l’échec car
viciée au départ, le but étant
de retrouver la complétude, l’harmonie,
c’est-à-dire la quiétude d’un
sujet unifié, du sujet de la connaissance...
de l’illusion du Moi. Alors que ces traditions,
à travers leurs rites, avaient pour effet
de maintenir la division du sujet par, ainsi que
l’écrivait Lacan dans le même
texte : la polarité cosmique des principes
mâle et femme.
Il y a, là-dedans, tout ce qu’on veut y
mettre, le yin, le yang, la lune, le soleil...
Tout cela passait dans les rites et avait pour
effet de saturer l’Idéal du Moi et
du Sur-Moi, c’était un mode tout
à fait recevable de réponse sociale
au drame subjectif.
Maintenant c’est terminé, mis à
part quelques soubresauts sur la planète,
dont on a réglé le sort. Le débat
dure encore, entre les modes d’exploitation,
capitaliste ou socialiste, du travail humain,
le premier restant le plus comique, sans d’ailleurs
que le second ne le soit pas, encore qu’il
prête moins à rire. Nous assistons
à la révolte enragée des
valeurs traditionnelles de l’Islam, qui
régurgitent ce que leur propose un discours
sur lequel, pourtant, il leur est impossible de
ne pas embrayer pour se faire entendre dans le
concert des nations.
Seule la psychanalyse est en mesure de répondre
aux drames subjectifs, mais seulement dans cette
perspective limitée du “un par un”,
par ce recours combien modeste et difficile du
sujet au sujet. Reste à espérer,
pour chacun, de s’y retrouver par son acte
dans la chaîne signifiante qui le détermine.
L’acte est difficile, il faut du temps,
c’est le prix à payer pour que chacun
soit rendu à son désir... désir
qui en soi, est la difficulté même.
Après avoir abordé les choses d’un
point de vue panoramique, je repartirai d’une
constatation clinique qui va peut-être permettre
de discerner entre les temps dépressifs et les états dépressifs. Au cours de la vie d’un sujet,
pas seulement au cours de l’histoire d’une
analyse, les temps dépressifs
annoncent toujours un moment de crise transformante,
un pas à franchir. Le temps dépressif est le signal de quelque “progrès”,
de quelque mutation latente dans la position du
sujet. Cela ne signifie pas que le patient franchisse
le pas, car il n’y a pas de progrès
sans regret.
Ce à quoi nous avons à faire dans ces
temps dépressifs, c’est à une problématique
de deuil.
Alors que l’installation de l’état dépressif ne surgit qu’en dehors de la
cure, soit qu’il n’y ait pas cure,
pas d’analyse, soit que le patient l’interrompe
dans la réaction thérapeutique négative.
Les temps
dépressifs scandent donc toutes les mutations
où le sujet se réalise dans la structure,
depuis la position dépressive kleinienne,
inaugurant la formation du Moi, en passant par
les temps dépressifs qui marquent les grandes métamorphoses
libidinales : sevrage, intrusion, Œdipe,
maturité, maternité et, comme dit
pudiquement Lacan, “climax involutif”,
ce qui évite de se prononcer sur le sexe
des sujets qui le supportent. Jusqu’au moment
de ce virage où l’analysant mesure
l’inessentiel du sujet supposé savoir.
Ces temps
dépressifs justifient leur théorisation
en terme de phase.
Pour ce qu’il en est de l’état dépressif, status, stase du désir, plus que du temps s’ouvre
ici la dimension de l’espace.
Dans Trauer und Melancholie, Freud emploie deux termes différents, qui sont
traduits uniformément en français
par dépression. Dans le texte de Freud,
Depression
concerne les phénomènes dépressifs
qui apparaissent dans la névrose obsessionnelle,
et spécialement pour en noter le caractère
ambivalent, alors que pour caractériser
l’état dépressif
de la mélancolie, il emploie le mot de
Verstimmung qui, fondamentalement, signifie discord, désaccord.
Stimmung
c’est l’harmonie, l’accord.
Stimme c’est la voix, mais assez détachée
pour qu’on la fasse entrer dans l’opération
du vote. Opération où l’on
espère que s’établira l’insondable
accord de la vox populi à la vox Dei.
Cette voix du “mélancolique” portant
sa plainte, le sujet ne la tranche pas dans un
acte de parole. Le moins que l’on puisse
dire, c’est que le dépressif n’est
pas en mesure de payer le prix de la parole, empêtré
qu’il est dans la relation narcissique.
Avec la finesse qui est la sienne, Freud relève
tout de suite la profonde ambiguïté
de la position dépressive dans la mélancolie
psychogène : la revendication orgueilleuse
sous les reproches que le sujet s’adresse,
l’agressivité permanente qui sous-tend
les plaintes de cette victime du sort, l’immodestie
derrière son aspect pitoyable. Ce qui manque
chez le mélancolique, contrairement à
ce qui se passe dans le deuil, c’est, écrit-il,
die Unterwürfigkeit, la soumission, die Demut, l’humilité, das Scham, la honte. Il en conclut qu’il doit y avoir là-dessous quelque
Befriedigung,
quelque satisfaction, quelque jouissance.
La dépression, comme le désir, signifie
qu’il y a du non réalisé,
mais avec cette différence essentielle
que la dimension temporelle est de l’une
à l’autre inversement proportionnelle.
Ce qui en donne la mesure, c’est la mort.
Autant que l’on puisse parler de degré
dans la subjectivation de la mort, c’est
de ce degré que dépendra le plus
ou moins dans la dépression, le plus ou
moins dans le champ du désir. Au maximum
de la dépression, du côté
des états
mélancoliques, le temps s’éternise
au point que le malade peut se dire immortel,
que la mort lui soit représentée
comme quelque chose d’une chute infinie.
Au maximum du désir, le sujet se soutient
de sa propre disparition, de son suicide, si l’on
peut dire, à chaque temps.
C’est bien pour cela que, somme toute, peut se
laisser préférer la tristesse à
l’angoisse.
Le freudisme reste encore imprégné de
ce que l’on appelle la sexualité
et, dans l’opinion commune, une analyse
a pour objet que les choses s’arrangent
quand on va au déduit amoureux. C’est
vrai et c’est faux. Parce qu’il arrive
qu’aux décours d’une analyse,
on y soit mené, au déduit amoureux,
mais ce n’est pas que l’analyse y
ait poussé. Simplement, s’il est
une éthique du bien dire, le dire, d’origine,
se situe de l’inexistence du rapport sexuel.
Alors ça doit bien faire partie de l’éthique,
d’accueillir ce qui se présente comme
rencontre. Et s’il s’agit de faire
l’amour, de s’affronter à ceci,
que si ça vient, comme acte, au signifiant,
ça rate. D’où le dire, le
démontrer, ce rapport, comme impossible.
Il y a pour Lacan quatre discours, quatre structures
de discours en tant que tous actuels, discours
du maître, discours de l’hystérique,
discours universitaire et discours analytique.
Le discours de la science, avec ses conséquences,
ce serait pure illusion de croire qu’on
pourrait y faire arrêt : ça marche.
La mise en ordinateur, par exemple : plus ça
va, plus on dit aux employés “il
faut personnaliser”, dans les banques on
vous appelle par votre nom, Monsieur Untel grand
comme le bras et, avec un sourire, la grimace
surgit.
Plus nous serons réduits à des petits
êtres qui courent dans les machines électroniques
et plus la psychologie nous fournira d’images
idéales aux yeux de l’âme.
Pour justifier mon titre il aurait fallu que je développe
un peu l’affaire du phallus...
Il est vrai qu’il y a une éthique à
chaque discours et l’on pourrait dire qu’à
se tisser entre sexe et langage, la psychanalyse
est l’éthique même. Car à
ne pas affronter ni s’affronter à
la polarité, cette polarité qui
n’est plus cosmique, qui est là,
le sujet se renie lui-même et ce que cela
entraîne, c’est la dépression.
J’évoquais plus haut nos frères
arabes. Il y a peu, des collègues sont
allés au Caire et l’on aurait pu
espérer qu’en tant que psychanalystes,
il auraient fait entendre quelque chose d’entendable
dans ce monde de l’Islam. Je disais plus
haut que les valeurs de l’Islam régurgitent
les discours avec lesquels elles sont contraintes
de composer et la seule chose que l’on pourrait
en attendre, c’est qu’elles ne suicident
pas trop, car si cette folie est compréhensible,
nous savons bien que le mécanisme de la
folie c’est que, au lieu de se suicider,
on commence par suicider l’autre. Comme
ça, ça vous revient.
Ce que nous appelons en français la déprime,
c’est le cafard. D’ailleurs c’est
plain de bébêtes, les insectes...
Freud, pour éclairer le malaise dans la
civilisation, fait allusion aux termites, tout
le temps, bêtes, petits insectes, et notamment
cafards. Eh bien, le mot cafard vient de l’arabe,
de kefir,
qui est un substantif, et le verbe, c’est
kafara. Cela signifie la perte de la foi et le reniement.
Guy Sizaret
Mai 1997-Été 2008
Lettre ouverte à des instituteurs
À ceux qui se sentiront concernés et à
ceux qui voudront bien m’entendre
N.
B. • Paru séparément [lien ici] après
mise à jour graphique
Juillet 1992-Juillet 2008
Les fautographes
Au cours d’une conversation amicale avec Solal Rabinovitch,
j’évoquais un petit phénomène
dont les conséquences, me semblait-il,
pouvaient lui conférer une fonction de
symptôme. Ce phénomène a cours
dans les écoles dites primaires et les
fonctionnaires de l’Éducation Nationale
le dénomment eux-mêmes « phonétisme
»
Comme je disais à Solal qu’on obtenait ainsi
dans certains cas au seul niveau de l’écriture
des formations qui me paraissaient relever de
la paranoïa et comme, à p’artir de
quelques « flashes » cliniques, elle
même n’a pu qu’être frappée
de leur analogie avec ce qu’elle rencontrait dans
le parler de certaines psychoses, elle me proposa
d’en écrire quelque chose.
En écrire quelque chose, je n’en suis pas fâché
; il s’avère extrêmement difficile
de parler de ces phénomènes, spécialement
avec les personnes les plus concernées.
Chose assez naturelle au demeurant, si l’on considère
l’ordre des passions touchées dès
que l’on aborde les questions de l’instruction
et si l’on ne prend pas garde au monde des espoirs,
des intentions surtout et plus généralement
des préjugés qu’elles recèlent
— passions essentiellement liées
aux domaines en cause, ceux du langage et de la
pédagogie, et aux avatars de leurs interférences.
Plus le langage en effet, prétend à
un statut scientifique et se montre en mesure
de se donner les moyens d’y parvenir, plus la
pédagogie s’enfonce dans les arcanes d’un
art d’autant plus subtil et jaloux de ses prérogatives
qu’il ne peut rien dire qui vaille, ni sur ses
buts, ni sur ses moyens, encore moins sur son
objet.
Aux moindres interrogations portées sur ce petit
truc du phonétisme, on objecte que c’est
quelque chose d’archi-connu, de ressassé,
qui ne présente plus le moindre intérêt
; qu’entrer dans ces considérations présente
tous les aspects du combat d’arrière-garde.
Mais d’un autre côté, on dit «
danger » comme si le trône et l’autel
étaient par là menacés.
Pourtant, me résoudre à en écrire
ne m’enchante pas spécialement. Parce qu’une
fois le phénomène pointé,
les questions qu’il soulève semblent partir
un peu dans tous les sens ; et du même coup
l’élaboration que j’ai pu en faire m’apparaît
par trop insuffisante. Non ici que je rechigne
à dévoiler l’étendue de mon
ignorance ; mais prendre le parti de dénoncer
ainsi un procédé — ce que
je fais — peut n’aboutir qu’à le
le renforcer En effet, les milieux où a
affaire ce procédé sont toujours
plus friands de recettes à mesure qu’y
croissent les incertitudes quant à l’objet
et aux voies de la transmission qui devrait s’y
opérer. Dans ces milieux, on est aussi
infatué de la plus incroyable prétention
à n’agir dans tous les cas que pour le
bien, soit qu’on y emploie le procédé
aux fins d’instruction, soit qu’on ait à
y traiter ses effets.
***
De quoi s’agit-il ? Dans les lieux où l’on a
pour mission d’initier des enfants à l’écriture
et à la lecture de la langue française,
on peut constater une tendance à borner
cet apprentissage à un pur et simple repérage
phonétique voire articulatoire.
Au premier abord la chose paraît tout à
fait secondaire et semble s’accorder à
ce qui se dit couramment : dans la lecture du
français une lettre se prononce ou ne se
prononce pas ; ou encore, un mot peut s’écrire
comme il se prononce. Qu’une lettre puisse se
prononcer sur votre destin, c’est possible, mais
qu’elle se prononce ne va pas de soi. Qu’on ait à dire qu’une
lettre se prononce (ou ne se prononce pas) manifeste
toujours quelque hésitation sur l’emploi
d’une ou de plusieurs lettres dans l’écriture
d’un mot, soit son orthographe ; mais cela dit
aussi que dans le français tel qu’on l’écrit,
toutes les lettres ne « se prononcent »
pas, du moins dans l’hic et nunc de l’écriture.
Ce qui est ici en cause n’est pas tant ce mode de repérage
phonétique, en lui-même contingent,
accessoire, et qui a toujours eu sa place dans
l’apprentissage, mais la forme exclusive et systématique
que revêt de plus en plus son imposition
sur la base d’une simplification tout à
fait abusive, qui prend les allures d’un véritable
conditionnement. Il ne s’agit même plus,
dans ce procédé d’apprentissage,
de partir de ce qui se désignerait sous
le terme de mot, soit un lexème de la langue
: on part d’atomes phonétiques pour associer
à chacun un—et un seul signe graphique
et l’on conditionne les élèves à
établir systématiquement ce lien
biunivoque.
Une telle forme de codage existe, elle constitue le
système de l’Alphabet Phonétique
International. La phonétisation du français
(ici langue idéale, puisque bien loin de
correspondre à ce que profèrent
réellement les parlants) y distingue essentiellement
une série de trente-six sons auxquels répondent
trente-six signes de l’A.P.I. Comment faire avec
la batterie des vingt-six lettres de notre alphabet
? C’est une gageure, d’autant plus que, pour des
raisons assez évidentes quoique diverses,
cette batterie elle-même va se trouver réduite
: les lettres H, K, Q, W, X et Y ne seront pas
prises en compte. Le problème est résolu
d’une façon très simple : on utilise
la batterie des vingt lettres restantes (restons
français) et on apprend aux petits élèves
à y lier une et une seule sonorisation
; (faisons dans la simplicité). Cette opération
entraîne d’elle-même une restriction
de l’ensemble des atomes phonétiques utilisables.1
L’examen de l’écriture du français montre
que la connotation phonétique des lettres,
en elle-même tout à fait contingente,
ne s’avère à peu près fixe
que pour le J et le V, encore qu’elle ne vaille
que dans le sens du décodage.2 On voit qu’on ne s’embarrasse
pas de contradictions et on peut se demander par
conséquent comment un tel système
peut entraîner l’adhésion de tant
d’instituteurs. Justement, ils n’y adhèrent
pas — il n’y a pas à les tenir nécessairement
pour des débiles mentaux — ils l’emploient
simplement sans y penser. D’ailleurs, les instituteurs,
on le sait, font leur travail comme ils le peuvent,
dans des conditions souvent difficiles et peu
gratifiantes et, pour la plupart, avec un dévouement
remarquable. En revanche la question se pose de
savoir ce qui les laisse aussi désarmés
et soumis autant que leurs élèves
aux conséquences logiques du phonétisme.
Car la débilité mentale, elle, est
implicite au phonétisme.
On pourrait ici trancher et poser brutalement que la
phonétique n’a rien à faire avec
la linguistique, si la linguistique qui rend compte
des faits de langue se prononçait aussi
bien sur les questions de l’apprentissage. Encore
faudrait-il que les linguistes aient la parole
et veuillent bien la prendre. Un soupçon
vient : des conditions politiques laisseraient-elles
le pouvoir aux mains des « phonéticiens
» ? Mais on pressent bien que cela ne va
pas tout seul.
Des conséquences, il y en a de tous ordres. On
peut dire d’embléeque les élèves
qui intègrent le mieux le procédé
en question se trouvent très vite inaptes,
et quelquefois pour longtemps, à acquérir
l’orthographe de la langue française, c’est-à-dire
se trouvent barrés à la langue officielle
tout court et coupés de l’univers de langue
qu’elle constitue.
Par ailleurs, les perturbations introduites par le phonétisme
dans l’acquisition normale de la langue et leurs
retombées psychologiques, dites difficultés
scolaires, sont toujours imputées à
quelque carence du sujet, précisément
à l’individu voire à l’entourage
qui le supporte.
Arrêtons-nous un instant : la question n’est pas
tellement celle de la phonétique de la
langue — après tout une fois qu’on
a lu un mot il y a bien une part de phonétique
— ni non plus celle de la revendication
d’une plus grande concordance des lettres à
leur éventuelle désignation phonétique.
La dite revendication a d’ailleurs ses lettres
de noblesse de Ronsard à Queneau (lequel
est dans l’affaire assez unique, on pourra y revenir)
en passant par Voltaire et quelques autres. On
remarquera qu’il s’agit toujours dans ces propos
non pas tant de « faire peuple » que
d’œuvrer pour le bien du peuple, français
ou étranger. On l’a dit, ce qui est en
cause est l’aspect abusivement réducteur
des procédés d’apprentissage, leur
mise en œuvre systématique aussi bien
qu’exclusive, et la tournure de conditionnement
que prend leur application sur une langue non
pas déjà constituée mais
en train de se constituer. Et après tout
on peut bien se résigner à ce que
la langue française écrit e—
ce qui est ici un pléonasme — telle
qu’elle vaut pour tous ceux qui l’emploient, ne
soit pas une transcription phonétique.
Son orthographe demeure d’ailleurs un critère
de taille dans la scolarité.
Le conditionnement au phonétisme, d’autant plus
contraignant et imposant en son impératif
qu’il se pratique à l’école, dérive
d’une « méthode » en vogue
et très singulièrement valorisée
dernièrement comme « la » méthode
qui, de l’aveu même de son auteur que je
ne citerai pas (qu’elle repose en paix), s’adresse
surtout à des arriérés mentaux.3
À oublier que l’efficacité de la dite
méthode dans le champ considéré
relevait plus du désir de son inventrice
que de la valeur de ses techniques, ce qui en
a été tiré pour un usage
scolaire se veut une procédure algorithmique
applicable universellement. Assimiler un signe
graphique à la pure et simple notation
d’un atome phonétique quand il s’agit des
lettres de l’alphabet du français implique,
de fait, un rejet de la fonction discernante du
symbole. Ce que montre l’occultation progressive
des noms usuels des lettres sous la désignation
phonétique qui vient peu à peu y
substituer des faux-noms, comme celle de la fonction
du phonème sous la substance phonique.
Le nom d’une lettre la distingue d’entre les autres
et laisse en réserve la variabilité
de ses emplois. Le faux-nom fixe un emploi unique
et introduit artificiellement un invariant.
De plus, l’application du procédé se double
d’une exigence inéliminable : celle de
la perfection phonétique dans le parler
des enfants. Pourtant, on sait fort bien que ce
qui compte est la structure phonologique, sans
quoi on n’entendrait rien au langage des tout
petits ni à celui des personnes ayant subi
une laryngectomie. Cette exigence de perfection
phonétique a pour premier effet une chasse
véritablement persécutive, mais
obligée (autrement ils ne suivront pas),
à tout défaut de prononciation ;
chasse dont l’intensité peut se mesurer
au nombre des demandes de « cours d’orthophonie
» et au nombre des demandes d’intervention
psychologique à fin de régler dans
1’« environnement » de l’enfant ce
qui le tient dans un tel état d’immaturité.
On perçoit la portée sociale du
phénomène. Cela indique tout au
plus qu’une pression s’exerce pour obtenir bien
trop tôt que les petits sachent lire et
écrire. D’ailleurs, le «
phonétisme » sévit de la façon
la plus manifeste dans les classes où l’extrême
hétérogénéité
des niveaux, notamment linguistiques, plonge les
enseignants dans le plus grand désarroi.
Banlieues tout particulièrement.
Roman Jakobson, rappelant les structures fondamentalement
dissemblables des lettres et des phonèmes,
s’était senti tenu d’affirmer que «
ce n’est qu’après avoir maîtrisé
le langage parlé que l’on apprend à
lire et à écrire ».4
Avoir maîtrisé le langage parlé,
c’est avoir intégré, par la pratique
de la langue, ses structures fondamentales à
tous les niveaux : phonologique, lexical, syntaxique
et sémantique.
Cette intégration s’avère rien moins que
réalisée dans les secteurs ci dessus
mentionnés, précisément au
début de la scolarité ; et le conditionnement
au « phonétisme
», paradoxalement utilisé pour y
remédier, va commencer à exercer
ses ravages. Il va remanier sourdement toute l’organisation
du langage et induire à des niveaux et
sur des plans divers de bien curieuses partitions.
** *
Il y a des conséquences immédiates, directes
et pour ainsi dire mécaniques au procédé
; elles seront illustrées par quelques
vignettes cliniques dont on devra surmonter l’aspect
forcément déprimant d’une référence
au b-a ba, au niveau de l’ânonnement.
Le critère de base étant phonétique,
une préférence sera donnée,
de façon plus ou moins volontaire, à
ce qui correspond au matériel de la batterie
sélectionnée au départ :
aux mots de la langue dont l’écriture ne
comporte pas d’ambiguïté de repérage
phonétique ; pour le dire vite, aux «
mots dont toutes les lettres se prononcent ».
Il s’ensuit une partition du lexique. On n’introduira
pas dans les exercices « le loup et l’agneau
» (où seule la lettre L correspond
chaque fois à sa désignation phonétique),
et les personnages des livres de lecture porteront
des noms voulus « simples » à
lire : Ratus, Belo, Fridi. On conditionnera l’élève
à associer à chaque lettre qu’il
perçoit une et une seule valeur phonétique,
aisée à faire entendre quand il
s’agit des lettres voyelles, plus difficile à
connoter quand il s’agit des consonnes. On a utilisé
ce qu’Émile Littré dénommait
« la nouvelle épellation », «
l’épellation moderne », moment où
furent changés en même temps que
masculinisés, aux fins d’apprentissage,
les noms usuels des lettres. On a fait mieux depuis
: on fait en quelque sorte éructer les
consonnes sans l’élément sonnant,
ce qui représente une certaine performance
quand il s’agit des occlusives.
Bien sûr tout cela n’empêche pas que subsistent
l’alphabet ordinaire du français et les
noms usuels des lettres dans l’entourage ; mais
ils ont leur place ailleurs qu’à l’école
: dans des comptines, dans l’air que fredonne
telle vedette de la chanson pour enfants. À
l’élève sera remis le soin de trouver
à les accorder, ce qu’il ne fera pas sans
mal mais non sans y déployer toutes les
ressources de son génie inventif. Il n’en
suivra pas moins les mécanismes qui sont
déjà ceux de son intégration
progressive de la langue, notamment ceci qu’une
forme se construit à partir d’une première
déjà connue jusqu’à en constituer
une classe.
Quand se pratique le repérage syllabique, les
lettres sont nommées d’abord ; ensuite
vient une lecture de leurs assemblages ; on dit
cé et a : [ka],5
cé et i : [si]. Quand on dit que dans le
premier cas le C « fait » [ks] et
[ss] dans le second, le piège du phonétisme
est ouvert. Quand finalement, on dit que le C
« c’est » ke et qu’il est sous-entendu
— ou non, cela n’importe plus — que
cela fait toujours [ks], alors le piège
s’est refermé. Le caractère typographique
se voit gratifié de la garantie de l’emploi.
Il va être très difficile d’y renoncer.
C’est tout à fait du même tabac que
l’idiotie du « moi c’est moi », mais
entretenue. La suite dépendra de la persévérance
de l’élève, sans doute, mais plus
sûrement de l’entêtement du pédagogue.
Certains y mettent un acharnement doublement motivé:
instruire et, du fait de l’origine de la «
méthode », guérir. C’est ainsi
que s’apparient furor sanandi
et furor docendi.
L’inconvénient est que plus la «
méthode » provoquera de perturbations,
plus on se croira justifié à en
renforcer l’application. Nous avons d’ailleurs
entendu la profession de foi d’une institutrice
en la « méthode » : «
je veux qu’ils apprennent comme des sourds ».
Il apparaît très tôt des hésitations
entre les noms usuels et les « faux
noms », entre la nomination (symbolique)
et l’épellation à usage de désignation
phonétique, épellation d’autant
plus imposée qu’imaginaire. Car malgré
toutes les précautions on ne pourra empêcher
la rencontre de lettres qui ne répondent
pas à la dernière, révélant
a contrario que
la nomination se passe de la substance ; le sujet
y sera seulement contraint aux cheminements de
la ruse.
Dès la grande section de maternelle, les petits
élèves se trouvent en butte avec
la difficulté de distinguer entre le nom
(abrégé) des lettres et l’usage
de désignation phonétique. Cela
apparaît très vite lorsqu’ils sont
confrontés à l’emploi des lettres
C et S, G et J, spécialement quand ils
les trouveront associées aux voyelles dites
faibles ; mais également quand ils ont
à les écrire (ce qu’on appelle dictées
de « sons
») ou à les lire (lecture de lettres).
Anecdote rapportée par un père :
il invite son fils à lui dire, maintenant
qu’il apprend à lire à l’école,
ce qui est écrit là-bas —
c’est l’enseigne en lettres énormes du
Géant Casino. Le garçon ne peut ignorer ce dont il s’agit,
mais, face aux questions, les mécanismes
surmoïques fonctionnent : il reproduit ce
qu’il a appris à l’école ; il commence
: « gue », « é »,
s’arrête, et, lapidaire : « on ne
l’a pas appris à l’école ».
« J’en suis resté tout bête
» avoue le papa. Un autre, fier de montrer
ce qu’il sait, ayant repéré sur
une enseigne la séquence iso, la lit « isso » et reste interdit quand
on le contredit : non, c’est [izo].
Avec l’écriture semble-t-il obligée des
mots « papa » et « maman »,
se révèlent déjà les
effets du conditionnement à la notation
phonétique. Pour le premier mot, pas de
problème apparemment : épelé
[p∂], [a], [P∂], [a], la transcription
automatique se trouve correcte. Mais avec le second
tout change : il n’y a pas de lettre qui corresponde
à la voyelle nasale et le mot a été
épelé [m∂], [a], [m∂],
[a], [n∂], avec introduction des «
faux-noms ». Si bien que les petits rapportent
joyeusement à la maison leur savoir tout
neuf : « Je sais écrire maman
» et l’exécution donne les graphies
mamane, mamana
voire mama.
Une partition s’effectue entre la lecture à l’école,
licite et recommandée — ô combien
— et la lecture au dehors, plus ou moins
interdite ou honteuse, mais qui n’en reste pas
moins la lecture usuelle. Cette situation ne paraît
guère éloignée de certaines
écoles de psychanalystes fermées
sur elles-mêmes comme des sectes, où
toute relation avec des collègues «
autres » se trouve vécue, voire sanctionnée
comme déviance ou trahison.
La notion— difficile à interdire, bien
que cela soit tenté — de l’existence
des noms usuels attribués aux lettres entraîne
d’autres phénomènes :
• On peut obtenir pour la nomination du C : d’abord
ke,
puis èk (construit à l’instar de èf et ès) enfin cé. Certains
petits ayant désigné le C par cé sont ensuite brièvement tentés de donner
par symétrie le nom ke au S.
• Fréquemment des élèves
consultant pour « difficultés scolaires
» ou déjà épinglés
comme dyslexiques rapportent des souvenirs du
temps de la maternelle : « ah oui !
je disais pé et èr : pèr, cé et ache :
cache ».
Ils rapportent ainsi la situation, mais ce n’est
pas eux-mêmes qui disaient cela. P et R
ou C et H faisaient l’objet d’une question adressée
par quelqu’un d’autre et à laquelle ils
apportaient la réponse qui leur semblait
appropriée. Ce qu’il y a derrière,
c’est un « il dit... » qu’ils ont
été amenés à assumer
en première personne à la manière
de bien des « souvenirs » d’enfance.
Faut-il préciser que la réponse
attendue comme correcte était : pr’ ou ch’ ? Les faux-noms en
viennent à faire prendre les « vrais
» pour une notation phonétique.
La lecture étant réduite à un décodage
phonétique, l’attention est appelée
sur le mot considéré comme assemblage
phonétique au détriment du terme
lexical. L’exercice, intervenant après
être passé par la lecture de lettres
isolées, n’en est que l’application. On
obtient alors à partir de l’écriture
un chat, I’épellation suivante : « u »,
« ne » — une hésitation
sur le doublet ch, à cause du ke — « che », « a », «
te ». Lecture : [ynö∫atö],
c’est-à-dire « une chatte ».
Une petite élève intelligente avait
trouvé, elle, à corriger sa lecture
réputée fautive, à partir
de l’accentuation du T final comme [tö] :
« un chaton ». Dialogue de sourds
avec la maîtresse. Colère d’icelle.
Convocation de la mère. Envoi à
la consultation.
On voit ici apparaître la mine d’« interprétations
» que constitue ce type de «
fautes », dans les lieux médico-psychologiques
où les chères têtes blondes
fonctionnent comme petits prix de journée.
Là, alors que la notation phonétique
aboutit logiquement à rendre caduques les
fonctions désinentielles des lettres, notamment
pour le genre et le nombre, on vous dira qu’il
s’agit d’un refus du sexe ou du pluriel de la
fratrie. Comme ce n’est pas nécessairement
faux, on imagine les nouveaux dialogues de sourds
qui suivent ce qui n’a été que suggestion.
Au bout d’un temps, la chatte ci-dessus mentionnée
aurait bien du mal à y retrouver ses petits.
Avec l’épreuve des premières dictées
de mots vont apparaître d’autres phénomènes.
Les élèves bien entraînés
décomposent, pour les écrire, les
vocables entendus en leurs particules phonétiques
et vont les transcrire lettre après lettre.
Mais beaucoup, puisque le silence est de rigueur,
vont se les chuchoter in petto, si bien que tout naturellement apparaîtront
des consonnes « sourdes » à
la place des « sonores ». C’est
ainsi que le vocable qui doit s’écrire
garçon pourra se trouver transcrit : carson, carso
voire simplement cars,
de la même façon gazon
donnera cason
(où le S est mis [s]). Ces enfants écrivent
phonétiquement comme s’ils étaient
sourds et, bien entendu, les examens audiométriques
ne décèlent que rarement des hypoacousies.
Il s’est agi jusqu’à présent de l’application
des notions relevant de la phonétique acoustique
; avant de passer à celle de la phonétique
motrice, il convient de mentionner ce qui les
accompagne souvent et qu’on appelle la «
méthode gestuelle ». On le fera en
évoquant trois cas.
A., cinq ans et demi, a été amené
à la consultation parce qu’il était
agressif à l’école maternelle. C’est
un garçon pétillant d’intelligence
et plein de l’avidité curieuse propre à
son âge. Très loquace, il n’a cependant
pas tout à fait acquis la perfection phonétique
et dans son parler fleurissent des expressions
créoles (ses parents sont de l’Île
de la Réunion). Dès qu’il a pu trouver
un lieu où parler, les agressions à
l’école ont disparu. Il montre un grand
appétit pour apprendre les lettres qu’il
trace et nomme correctement, et il s’essaie à
écrire des mots. Quelque temps après
son passage au cours préparatoire, on le
trouve inhabituellement triste et abattu. Il n’est
pas malade. Interrogé, il répond
d’abord qu’une fille lui a pris son dessin, dans
la salle d’attente. Juste après, il se
plaint qu’on apprenne à l’école
des « choses dures » et qu’on fasse
avec les doigts le V de la victoire en proférant
le son [y], puis d’autres gestes et d’autres sons
vocaliques. En classe, on a donc abordé
l’apprentissage des voyelles selon la «
méthode » pratique. A. semble ne
plus rien savoir de ce qu’il a appris auparavant
avec tant d’esprit de conquête ; il n’est
plus en mesure d’utiliser l’acquis antérieur.
Sandrine, neuf ans, est accompagnée par sa mère.
Elles vivent seules toutes les deux. Elles passent
depuis fort longtemps des heures entières
à appliquer les recommandations de la maîtresse.
Il s’agit de la « méthode gestuelle
». Sandrine dit qu’elle sait écrire
son nom et le montre en exécutant correctement
les gestes correspondant à chacune des
lettres, sans les nommer. Motif de la consultation
: à l’école Sandrine refuse d’écrire.
Ahmed, onze ans, parents originaires d’Algérie,
nul en orthographe. Rien à redire en ce
qui concerne son développement typique.
Il est en mesure de coder phonétiquement,
mais uniquement au moyen de gestes, n’importe
quel énoncé. Toutes les nuances
sonores sont codées gestuellement. À
l’évidence, il ne peut utiliser ce code
qu’avec son institutrice. On peut se demander
quelle sera sa réaction lorsqu’il prendra
la mesure de l’inutilité de ce qu’il a
appris aussi studieusement, surtout avec l’apparition
de sa puberté.
Dans certains endroits on s’est rendu compte des perturbations
induites par le conditionnement au codage grapho-phonétique
ou phono-graphique. Il existe plusieurs sortes
de rectifications. Il ne s’agira pas pour l’instant
de la dite « méthode globale »
qui est, en fait, constituée sur les mêmes
présupposés que le repérage
phonétique, c’est-à-dire sur la
confusion des niveaux : le lexical et le phonologique,
le lexical et le sémantique, etc., la référence
permanente restant « audio-visuelle ».
On choisira deux formations réactives.
Il peut être décidé d’apprendre
carrément la notation phonétique
internationale. C’est ce que révèle
Christophe, onze ans : « la maîtresse
écrit au tableau en phonétique et
nous on doit traduire en français ».
Pourquoi pas ? L’orthographe est censée
être innée ou être acquise
par ailleurs.
L’autre rectification consiste à supprimer la
vocalisation : on passe au niveau de la pure phonétique
motrice. Pour ce faire, les élèves
sont contraints à associer à chaque
lettre le mouvement de l’appareil phonatoire qui
est censé correspondre à sa désignation
phonétique, mais sans y mettre la voix.
Là, on vous prend littéralement
le langage à la gorge. Comme il est bien
connu que, dans une séquence consonne/voyelle,
I’ouverture buccale anticipe sur la formation
du point articulatoire de la consonne, on obtient
aisément pour ladite séquence une
transcription qui permute les positions qu’elles
occupent dans l’écrit. En l’occurrence
on ne dira plus que l’enfant « confond »
mais qu’il « inverse ». Bruno, huit
ans, incapable de lire ni d’écrire, se
comporte comme un enfant sourd : on ne peut lui
dire un mot (dans la situation d’examen tout au
moins) sans qu’il ne scrute attentivement tous
les mouvements de la bouche de son interlocuteur.
Littéralement il n’en croit pas ses oreilles.
Jusqu’à présent il n’a été
question que des conséquences directes,
en quelque sorte mécaniques, des procédés
d’apprentissage en question. De leurs méfaits,
des enfants témoignent en tant que victimes.
Tout ce qu’on pourrait leur reprocher c’est d’avoir
été trop studieux, d’avoir suivi
ce qui leur était imposé d’une façon
un peu trop servile, voire d’y avoir mis une excessive
bonne volonté. Mais comment leur jeter
la pierre quand on connaît le statut de
l’école dans l’opinion ?
Avec l’avancée dans la langue et dans la scolarité,
chacun, s’il n’est pas déjà entièrement
dégoûté de la lecture et de
l’écriture, va perfectionner ce qu’il a
ainsi appris selon son style propre, sa structure
et la façon dont il usera des acquisitions
ultérieures, avec ce qu’il y mettra de
facultés mentales et d’astuce. Mais il
sera toujours coupé de toute règle
à valeur universelle. Quelques exemples
encore. Certains enfants, après les remarques
qui n’ont pas manqué de leur être
adressées, s’avisent qu’ils n’écrivent
que des consonnes « sourdes » ; alors
ils surcorrigent et emploient systématiquement
des « sonores ». Une élève
de dix ans réserve l’emploi des «
sonores » aux dictées de mots, celui
des « sourdes » aux dictées
de phrases. Mais, du fait des mécanismes
de surcorrection, il est impossible de déduire
ce qui dure en elle de la voix de l’interlocuteur.
Car logiquement, avec la présence de la
syntaxe, les sonorités de la voix de l’autre
devraient permettre leur transcription phonétique
en même temps que la mise en place des lexèmes
et faire apparaître des « sonores
» avec les phrases. Un autre phénomène
se produit avec la lecture des lexèmes
qui occupent des positions syntaxiques identiques
: Christophe, dix ans, a demandé à
lire un texte ; s’y succèdent, à
distance l’une de l’autre, les deux phrases suivantes
:
• Le Premier ministre décroche le téléphone.
• Le président de la République
déclare.
Après avoir déchiffré laborieusement
là première, c’est celle-ci qui
est reproduite lorsqu’il s’agit de lire la seconde
située sur la page d’à côté.
Il semble que soit retenue la fonction de limite
repérable phonétiquement : [(Le
pre)...] [(dec)...]. Les sites syntaxiques sont
apparemment conservés, la partie déjà
déchiffrée est reproduite automatiquement,
comme induite, mais elle se révèle
du même coup comme pas à lire. Je manque de données techniques pour démonter
plus finement le mécanisme. On peut supposer
que, dans ce cas particulier, une décomposition
s’est opérée au niveau du lexème
comme tel. Elle correspondrait grosso modo à la morphologie du français, où
les correspondances phonétiques des lettres
sont souvent plus strictes au début que
dans le reste du mot. D’où le mécanisme
induit par la lecture phonétique : ce qui
se lit est le début du lexème, l’autre
partie étant inventée précipitamment
selon le contexte textuel ou imaginaire.
L’application de ce mécanisme, si toutefois il
fonctionne bien de cette façon, est caricaturale
dans le cas cité. Mais elle pourrait expliquer
le cas de ces enfants dont on s’étonne
qu’ils lisent tout autre chose que ce qu’il y
a à lire.
** *
À partir du moment où le codage phonétique
est devenu la règle obligée pour
ceux qui en sont faits les sujets, on peut se
demander dans quel statut se tient la référence
à la langue officielle comme univers de
langue.
On a vu que certaines graphies apparemment paradoxales
ou simplement aberrantes sont aisément
déductibles de l’application mécanique
du codage phonétique. Il est bien évident
aussi que les apprentis ont affaire à des
textes correctement orthographiés, que
leurs maîtres sont amenés à
produire des formes correctes et à énoncer
des règles de grammaire. Pourtant le noyau
« phonétique » — ce qui
fait qu’incessamment une lettre renvoie à
un son et le son à une lettre — résiste.
Dans les difficultueux exercices de lecture, les
élèves ont beaucoup de mal à
sortir du déchiffrage, ils se montrent
comme aimantés par les assemblages de let
tres, leurs yeux sont rivés sur la page
et chaque lettre déclenche le réflexe
de produire le son qu’ils ont été
conditionnés à y associer. Ils ne
semblent pas avoir la notion du texte, ni celle
des éléments qui le découpent
: signes de ponctuation, conjonctions grammaticales.
Le ton n’y est jamais. On leur commande de l’y
mettre.
Quand ils écrivent, cela donne des textes hétéroclites
où fourmillent des formes hybrides à
tous les niveaux de la phrase : les rétentions
visuelles de morphèmes correctement orthographiés,
les compositions phonétiques, les applications
locales et partielles de règles grammaticales
non intégrées voire inventées,
les formes surcorrigées, tout cela se mêle
et se chevauche. À un stade avancé
peuvent apparaître des effets de «
correction » en cascade : au fil de l’écriture
la notion vague de telle désinence omise,
d’un pluriel de substantif par exemple, va resurgir
à la fin d’un verbe, celle du verbe va
resurgir au niveau d’un adjectif ou d’un substantif
en aval. Là peut s’appliquer valablement
la mention d’une orthographe délirante.
Que l’accès à la lecture scolaire se supporte
d’un repérage phonétique, en lui-même
accessoire, c’est ce qui se passe dans ce qu’on
appelle le déchiffrage. Il n’y a pas à
en prolonger l’exercice outre mesure. Mais dès
que fonctionne l’écriture de la langue,
tout retour à la phonie ne se produit pas
sans risque, sans risque de dérapage incontrôlé.
Raymond Queneau fut, sur ce point, impayable :
« Jérlu toudsuit lé kat lign
sidsu, jépapu manpéché de
mmaré. [...] anw lavnir é la poézi...
»,
etc. Ce moment rigolard où Raymond se libère
de la « tyrannie de la langue actuelle »
n’est pas sans devoir quelque chose à cette
prétendue tyrannie, dont sa parfaite maîtrise
de la langue n’est jamais que le reflet ; Queneau
ne semble pas voir qu’à vouloir ainsi en
libérer le peuple, il le libèrera
du même coup de l’occasion de se marrer.
Car le phonétisme et son application systématique
dans l’apprentissage aboutissent non pas à
une « nouvelle poésie » mais
à ce qui a été noté
dans un autre contexte comme « poésie
involontaire », ce qui n’est, pour les intéressés,
plus marrant du tout.
Une illustration de ce dérapage est offerte par
Émile Littré,8
quand il s’avise de ce qu’un élément
graphique soit supposé « rendre »
un son de la langue. À propos d’un certain
é
plus ou moins fermé, il s’embarque dans
une série d’énumérations
dont on voit mal ce qui arrêterait leur
et coetera : « ce second e est figuré de façons très diverses...
par ai
comme dans le premier ai
de j’aimai, par e
comme dans Noël,
secte, par ait
comme dans trait,
par et comme dans sujet, par ect comme dans respect, par aid
comme dans laid,
par egs comme dans legs, par ef comme dans chef-d’œuvre ». On pourrait en ajouter ! Ce petit morceau
a comme une parenté — toute proportion
et révérence gardées —
avec les productions de certains fous littéraires.
Le conditionnement dénoncé ici a bien
d’autres effets. On en est arrivé à
émettre l’hypothèse que la prétendue
« dyslexie » pouvait être le
signe d’une psychose. La « dyslexie »
n’est pas le signe d’une psychose, c’est une psychose,
fabriquée, dont l’attribution subjective
reste problématique. En revanche les ravages
du conditionnement phonétique créent
de toute pièce dans le sujet ce qu’on pourrait
appeler une aphasie expérimentale.
** *
Au moindre, vraiment au moindre questionnement critique
— et quand je dis questionnement critique,
je fais preuve d’une grande modération,
c’est le hurlement que de tels procédés
devraient provoquer — on répond généralement
dans les milieux concernés par trois arguments
principaux :
• il y en a qui s’en débrouillent, premièrement.
C’est la preuve par l’inocuité ;
• deuxièmement, ça réussit.
C’est la preuve par l’efficacité ;
• et troisièmement, ces procédés
ne sont pas appliqués partout.
C’est la preuve par l’exception. Si certains s’en débrouillent,
c’est simplement qu’il sont en mesure de prendre
ce qu’on leur amène là comme un
jeu et qu’ils ont déjà intégré
les structures fondamentales de la langue. Le
plus souvent ils ont reçu, en dehors de
l’école ou bien dans une première
initiation scolaire qui n’utilise pas le conditionnement,
les outils nécessaires à leur conquête
de la langue ; ils peuvent laisser tomber son
application ultérieure comme un simple
artefact. En langage psychanalytique on dira que
la métaphore paternelle a opéré,
qu’ils ne sont plus pris dans la Bemächtigungstrieb,9
c’est-à-dire dans la relation d’ambivalence
jalouse à l’imago maternelle.
Mais, constatait un jour un petit espagnol, après
que soit venu le temps de dire non au jeu sempiternel
auquel il se livrait : « mais qu’est-ce
qu’elle raconte la maîtresse ? Dans “un”
c’est pas comme dans “une”, le U ça
fait pas u,
le “ne” ça fait pas ne
! » En même temps disparaissaient
comme par enchantement ses énormes défauts
de prononciation et l’incroyable usage qu’il faisait
des lettres, les accrochant en longues séries
hétéroclites. De même se rétablissaient
les possibilités de transposition de la
langue familiale à la langue d’accueil.
Pour ceux qui ne s’en débrouillent pas,
on leur impute quelque carence, quelque défaut,
alors qu’ils sont les victimes du procédé.
Bien des facteurs peuvent entrer en jeu, mais
très globalement on peut dire que l’imposition
de tel modèle dans l’apprentissage s’opère
sur un mode surmoïque ; avec la constatation
inévitable qu’à mesure de leurs
efforts de bonne volonté pour s’y soumettre,
ils se verront toujours plus mis en défaut.
La suite...
L’intégration normale de la langue favorise valablement
l’établissement de l’amnésie infantile.
Le conditionnement au phonétisme, en gros,
opère à contre-sens. Bien évidemment
les plus désarmés, les plus ouverts
aux conséquences des procédés
en question sont les petits dont la langue maternelle
encore balbutiante est de structure plus différente
de celle du français et l’univers familial
plus replié sur lui-même. Cet isolement
est pratiquement la règle pour les immigrés
de fraîche date. Ce sont ceux-là
que le sentiment profond de leur dignité
met en position d’exiger de leurs enfants de mettre
leur honneur dans le respect de la langue d’accueil
et dans le devoir de son acquisition pour une
intégration de révérence
voire de reconnaissance. Ils vont rencontrer la
même bonne volonté indéfectible
à répondre à leur vœux
par les moyens censés les plus aptes à
leur épargner toutes les difficultés
: les courts-circuits du phonétisme. À
l’heure où l’on s’inquiète du «
malaise des banlieues », où les politiciens
se drapent dans leur refus de tout procès
d’exclusion, où dans le même discours
le corrélat obligé du dit malaise
est 1’« échec scolaire », s’opère
silencieusement, dès les premiers pas dans
l’école, ce qui va strictement à
l’inverse des idéaux d’intégration
qui sont au principe de l’action. On conçoit
l’irritation ressentie à voir ces ingrats
se rebeller devant l’imposition de quelque chose
qu’il ne sont pas en mesure de critiquer. Quand
ils le font ! S’ils ne le font pas, c’est qu’ils
doivent être malades, ou débiles,
ou qu’ils y mettent une sourde mauvaise volonté
dont les motivations inconscientes seront débusquées
par des psy-quelque chose autorisés. Autorisés
à répondre de tous les dys-quelque-chose
qui ne vont pas dans le bon sens. Vous avez dit
psychose ?
Il est ici débattu de quelque chose dont Jacques
Lacan s’est trouvé suffisamment inquiété
pour en faire mention, certes selon son style,
mais sur un mode d’intervention qui ne lui est
pas familier. Croire « qu’on apprenne à
lire en s’alphabêtissant »,10
c’est ce qu’on dénonce ici sous ce terme
de phonétisme qui est plutôt apprentissage de l’alecture, dans les lieux où l’on devrait procéder
à la dématernalisation — dont
se révèle ici le projet à
contre-sens par le renvoi incessant au flatus
vocis
et par l’embauche des mères à des
fins de rabâchage. Que ce que Lacan nomme
anorthographie, qu’on peut opposer à la notion écœurante
de dyslexie ne soit pas jugeable au lieu où
elle se produit, c’est ce que nous commençons
ici d’illustrer. Mais c’est pour dire ce qui va
bien au-delà concernant la fonction de
l’écrit, d’avoir à être conçu
comme un mode autre du parlant dans le langage.
Ce qui là peut sembler un lieu commun du
point de vue du linguiste, fait sens autrement
à en faire psychanalyse, ce à quoi
on s’attachera dans la suite qui sera donnée
à ce premier aperçu.
J. Lacan, postface du
Séminaire XI, Éd. Seuil.
Cf. aussi Encore, 11 décembre 1972 et 9 janvier 1973, Seuil.
Juillet 1995-Juillet 2008
La grosse cloche sonne
Je remercie Micheline Weinstein de ce qu’ici elle m’accorde
: de prendre faveur de ce que signifie le titre
de la revue qu’elle dirige et du mode stylistique
qui y avait donné dernièrement la
dominante, pour y inscrire cette production écrite.
Ceci pour le cadre. Pour le propos, il s’agira
d’écriture, de lettre et de transmission.
Dans cette voie, je m’appuierai sur certains points
très localisés, voire minuscules,
du livre de M. Gérard Pommier « Naissance
et renaissance de l’Écriture » paru
l’année dernière. Du livre lui-même
je ne dirai rien. C’est un livre remarquablement
documenté et intelligent, certainement
l’œuvre d’un psychanalyste et je n’aurais
rien à retrancher de l’élogieux
compte rendu qu’en fait R. Tostain dans «
Esquisses Psychanalytiques ». Je dois dire
que j’ai trouvé ce livre passionnant. Passionnant
et horripilant, horripilant par l’art très
poussé dont il fait preuve de déployer
des analogies de représentation comme si
c’étaient des analogies rationnelles.
C’est un fait, depuis que J. Lacan a ramené l’attention
des psychanalystes sur la fonction de la parole
et le champ du langage en psychanalyse, ceux-là
s’intéressent aux faits de langue.
Il m’a semblé que malgré le titre d’un
de ses chapitres, G. Pommier se laissait prendre
aux préjugés qu’induisent les écritures
alphabétiques, dont le plus commun est
qu’elles représentent un progrès
au regard des autres qui ne le sont pas (alphabétiques),
mais aussi de conserver l’idée, apprise
sur les bancs de l’école, qu’une lettre,
au sens banalement typographique, est faite pour
se prononcer.
Ce n’est pas un reproche, c’est une constatation et
la plus ordinaire: que pour avoir usé ses
bancs, il y ait en tout homme, de l’école,
un ancien élève qui sommeille.
La fonction de la lettre, le littéral, a ceci
d’important c’est de permettre de se passer de
la sémantisation, pour ce qui est de suivre
ses développements. Mais il n’est pas surprenant
qu’on puisse dès lors être tenté
d’en remettre, du sens. D’un autre côté,
à s’en remettre, pour ces développements,
à la rigueur des procédures à
l’aveugle, on court le risque de s’aveugler sur
leurs éventuelles conséquences dans
le réel, ou pire à se trouver les
appliquer hors champ. Lacan dit que l’inconscient
freudien c’est comme cela que cela fonctionne
et que c’est la vérité : impossible
de la citer à comparaître.
Cette notion de progrès - celui dont on dit qu’on
ne l’arrête pas - accompagne le mouvement
de la science de façon quasi obligée,
une sorte de connivence sociale tend à
entretenir la confusion entre deux acceptions
du terme : celle d’un mouvement progrédient
(sens dans lequel il serait tout à fait
légitime de parler du progrès, voire
galopant, de la bêtise, par exemple) et
celle d’un accroissement qualitatif. La notion
de progrès des connaissances, autre exemple,
est extrêmement ambiguë ; en effet,
prise de façon absolue, et n’ayant ainsi
pas d’autre sujet que le sujet hypothétique
de la science, elle n’est pas sans laisser planer
le spectre d’une aliénation sans remède.
C’est pourquoi la question de la transmission
est cruciale dans notre monde.
Mais aussi tout progrès, au sens valable, de
la littéralité, il y faut veiller
très attentivement, ne peut manquer de
s’accompagner d’une visée religieuse -
sacralité de l’écriture dit Gérard
Pommier (et les religions à pignon sur
rue, si je puis m’exprimer ainsi, n’ont qu’à
se mettre à la mode et de tout urgence),
mais surtout d’une sacralisation de la lettre,
au sens idolâtrique, dont l’actualité
n’a pas à prendre de leçons d’une
prétendue enfance de l’humanité.
Si les psychanalystes n’ont pas dans cette conjoncture
à faire entendre quelque chose, alors j’y
perds mon latin. Mais comment ? C’est bien la
question. Pas n’importe comment, et c’est pour
cela qu’il me faudra dire un mot de la transmission.
Car pour ce qui est de la sacralisation de la
lettre, on ne peut pas dire qu’ils soient les
derniers.
Pour ce qui concerne le petit bout d’expérience
qui m’agite présentement, il faut faire
cette remarque que les deux ouvrages de références
sur l’histoire et la théorie de l’écriture
concluent tous les deux de façon positive
à la question de savoir si, oui ou non,
l’écriture phonÉtique représente
bien un progrès. C’est un progrès.
Il y a une conséquence immédiate : comment
ce progrès ne pas vouloir le faire partager
à ceux qui ne l’ont pas accompli ? Pourquoi
ne pas trouver à ce défaut quelque
obscure motivation et finir par oeuvrer à
le leur imposer plus ou moins benoîtement
?
C’est un trait du narcissisme de l’homme moderne que
de se complaire à cette notion incritiquée
du progrès.
Mais si on dit que l’écriture
phonétique est un progrès, il faut
dire aussi en quoi, pour quoi et pour qui, dans
quel domaine et dans quelle limites. On ne le
fait pas, pourquoi ?
Guy Sizaret
Juillet 1995
1989-Juillet 2008
Un regard sur la chose ?
Ce n’est pas sans un sentiment de dénuement et
même de crainte que je réponds à
l’invitation de Micheline Weinstein, d’écrire
quelque chose dans les pages de ψ [Psi] • Le temps du non à propos
du drame du nazisme et du sort fait aux Juifs
dans ce drame.
D’abord parce que la réalité de ces faits
est encore trop douloureusement présente
dans la vie, voire la chair de beaucoup et parce
que je n’ai pas de réponse à la
question de savoir quel titre m’autoriserait à
écrire quoi que ce soit à ce sujet.
Certes il m’est arrivé d’évoquer ce drame
du nazisme à propos de faits qui m’ont
été intolérables. Phrases
écrites, non sans maladresse d’ailleurs,
tant dans leur forme qu’eu égard au contexte
des faits qui m’ont poussé à en
écrire. Je crois que Micheline Weinstein
ne contredirait pas ceci : qu’elle ne m’aurait
pas fait cette invitation dans
ψ [Psi] • Le temps du non si,dans les phrases sus-dites je n’avais cité
Jacques Lacan ; non seulement cité
le nom, mais aussi fait paraphrase de propos par
lui tenus. Je ne dis pas que c’est l’unique raison,
je dis que sans celle-là les autres auraient
paru moins consistantes.
Pourquoi Lacan, et pourquoi Lacan à propos du
sort réservé au Juifs par le nazisme?
D’abord parce que l’on doit à Lacan un enseignement
qui s’est poursuivi sans relâche pendant
trente années, que nulle part ne se trouvent
liées avec autant d’acuité les questions
de notre temps avec ce qu’est - ou ce que devrait
être - la psychanalyse, et parce que tout
au long de cet enseignement apparaît toujours
en leitmotiv ce qu’il appelle le “drame
du nazisme”. Ensuite parce que son abord
de la question, en tant qu’il est structural,
peut quelque fois laisser désemparé.
Il s’agit donc de la question de savoir en quoi la psychanalyse
aurait son mot à dire sur... sur quoi au
fait ?
Comment nommer ce qui s’est passé ? N’est-il
pas sensible que tout terme employé apparaît
inadéquat et s’offre même à
la contestation? (Voir par exemple le refus indigné
du terme d’“holocauste” par G. A.
Goldsmith).
Tout discours sur ce thème se montre toujours
buter sur un point innommable où la pensée
se dérobe. Élie Wiesel, soucieux
du devoir de témoigner, avoue, après
plus d’une trentaine de livres, son impuissance
à nommer ce dont il s’agit.
Mais que peut-on dire de l’horreur froide, de ce en
quoi - dit-on - on ne peut qu’entendre le silence.
Horreur, cri muet.
Datation historique : 1942-1944 après Jésus-Christ.
Raison sociale de l’entreprise : Troisième Reich.
Lieu géographique : Auschwitz-Birkenau.
Objet : Destruction d’individus des deux sexes et de
tous âges spécifiés “Juden”.
Site de capture des individus : Tous les territoires
occupés par les troupes du IIIe Reich.
Nom de l’opération : Endlösung.
Méthode : systématique.
Technique : industrielle.
Moyen : inhalation de Zyklon B.
Élimination des déchets : incinération.
Chaîne annexe : Récupération de
toute force de travail et de toute matière
première utilisables pour l’industrie de
guerre ou à des fins expérimentales
(notamment : détermination des caractéristiques
biologiques de la race et des moyens de perpétuer
la Herrenrasse).
Ces faits bruts ne s’offrent qu’à la contestation
des tentations dites révisionnistes : sous
prétexte de précision historique
on discute les chiffres, les moyens. Mode de déni
qui n’est pas sans présenter une analogie
frappante avec le style de défense du pervers
au moment de répondre de son crime. Mais
qui voit que le dit mode de défense est
solidaire du mode d’appréhension des faits
?
On nous permettra, dût-il choquer par sa résonance
mate, d’employer pour nommer ces faits le mot
de “phénomène”.
Un phénomène ça se montre.
Mais la vraie question est “pourquoi ?”
C’est là où la pensée défaille,
c’est là où elle bute, c’est là
où dans son suspens on dit : “Il
ne faut jamais oublier”.
Oublier quoi ? L’événement ou le devoir
de penser ? C’est au moment où la pensée
s’arrête qu’en désespoir de cause
on montre des images. L’exposition des images
de l’horreur signifie à la fois le découragement
de la pensée et l’appel muet à sa
reprise.
Plus : les images fourvoient le regard vers une
perspective idôlatrique.
Pourquoi ? Prendre les choses par le biais de l’idéologie
nazie est une impasse. La même qui voudrait
rendre compte de la psychose par le contenu d’un
délire. Ici la question est : de quoi cette
idéologie est-elle le symptôme ?
Mais en ce point s’ouvrent des voies d’analyse
qui supporteront justement le reproche de banaliser
le phénomène, dès qu’elles
se montreront éviter, contourner ce mot
qui insiste : “Jude” - “Juif” puisque j’écris en français....
G. A. Goldsmith opère d’emblée dans le
texte cité plus haut une répartition
entre ce qu’il appelle l’extérieur - i.e.
non-Juifs - et l’intérieur - i.e. les Juifs - pour ce qui est du discours sur les Juifs. C’est une répartition
dont ce propos tentera de dire jusqu’où
elle tient.
Quel est le mode d’opération effectuée
par le mot : Juif ? N’est-il pas sensible qu’il
n’opère pas sur ce mode de contraste, celui
du noir opposé au blanc, dans les jaculations
xénophobes ou “racistes” :
l’immigré, le bougnoule ou le francaoui
? Ici se retrouve toujours une référence
quelconque à l’autre-semblable ou à
quelque collectivité. Où le “pas-comme-moi”
se révèle homologue à un
“pas-comme-nous”.
Le mot “Juif” comporte un trait de singularité absolue qui
renvoie toujours à son énonciation.
Ici le “pas-comme-moi” xénophobe
disparaît sous un “pas-comme-nous”,
mais dans la profération bannissante, ce
qui est méconnu c’est que le vecteur change
de sens : il s’agit toujours d’un temps où
c’est le “nous” qui est mis en question,
où il devient problématique. Mais
dénoncer cette méconnaissance n’extrait
pas le réel qui la provoque.
Ce trait de singularité est celui qui confère
aux discours leurs caractéristiques : du
côté des non-Juifs on remarquera
cette tendance à trouver au phénomène
des explications par l’analogie, la procédure
englobante, humaniste pour tout dire ; mais qui,
aussi judicieuses qu’elles se montrent n’en demeurent
pas moins rivées à ce noyau qui
ne se révèle que dénié.
Du côté des Juifs, le trajet de la question
sur le phénomène leur revient sous
une forme ambiguë : désignant en eux
cette singularité mais qui du même
mouvement leur échappe.
Je ne vais pas ici développer en quoi l’antisémitisme
- terme mal choisi mais qu’il faut bien conserver
- en quoi donc l’antisémitisme n’est réductible
ni à la xénophobie ni au racisme.
La xénophobie nomme ce qui n’est pas comme
moi, c’est la démarche la plus naturelle
et la plus stupide, elle va à nommer la
réalité de l’autre, elle reconnaît
le semblable sous une forme déniée.
Que le racisme soit toujours sexuel, c’est vrai, mais
l’assertion resterait au niveau du poncif si elle
n’était pas plus éclairée
L’antisémitisme qui résume les manifestations
anti-juives de tous les temps ne suffit pas à
expliquer ce monstrueux passage à l’acte
de l’histoire, puisqu’il n’en a été
qu’un moyen. Mais ce qui fait question - et c’est
la question - c’est l’adhésion incroyable qu’il
a rencontrée, non pas seulement dans la
nation allemande où elle fut manifeste,
mais surtout dans une grande part du monde “occidenté”
et principalement dans ses formes les plus diffuses
et les plus voilées.
Alors quel éclairage peut apporter la psychanalyse
sur cette question ?
Il n’y a pas de psychanalyse de l’antisémitisme,
je le pose sans plus m’en expliquer, sauf à
indiquer qu’une telle démarche se ferait
sous une perspective disons... junguienne.
Plutôt vaut de rappeler un principe de l’analyse
freudienne : rien n’est retenu dans le pathologique
qui ne soit intégrable dans la structure
du “normal”, c’est-à-dire qui
soit universalisable.
Et maintenant, que nous apporte Lacan ? Son retour à
Freud intègre la naissance de la psychanalyse
non seulement dans ce qu’elle inaugure le mouvement
de découverte de Freud, mais encore dans
les conditions de son apparition dans l’histoire
et pour en reprendre les données de structure
dans la synchronie, c’est-à-dire dans l’actuel.
Avec Lacan s’affirme que le pas de Freud inaugure avec
le discours de l’analyste, quelque chose qui dépasse
une pratique thérapeutique originale et
unique, et qui va à rien de moins que rejoindre
les grandes élaborations qui ont dans l’histoire
tenté de répondre aux questions
d’un temps. D’où la position où
Lacan met la psychanalyse “entre”
science et religion, d’où aussi une théorie
de la cure qui ne va pas sans la théorie
de la place de la psychanalyse dans un temps dominé
par le développement de la science.
Ce que Lacan nomme La science - avec un L majuscule
à La - ce n’est pas la pensée scientifique,
c’est quelque chose qui se met à fonctionner
tout seul à partir d’un certain moment,
mais pas sans le soutien de quelque idéologie
et la collaboration de quelques vivants. La science,
nous dit-il, introduit l’universalisation du sujet
parlant, l’homme. Qu’est-ce à dire ? Sinon
que cette dimension du sujet est évacuée
de ce qu’elle objective et aussi bien de ses effets
dans le réel.
Je ne vais pas retracer tous les temps où Jacques
Lacan tente de cerner la question pour y trouver
une réponse tenable psychanalytiquement,
c’est-à-dire compatible avec la structuration
de l’objet de la psychanalyse. Simplement renvoyer
le lecteur à quelques jalons posés
dans les Écrits. Ainsi thèse V de L’agressivité
en psychanalyse
(1948) pour ce que l’auteur appelle la “barbarie
du siècle Darwinien” avec une mention
explicite de l’“espace vital” hitlérien.
De même dans la critique de l’organo-dynamisme
où rappelant que l’antique argument de
Polyxène garde sa valeur sous quelque mode
qu’on tienne pour donné l’être de
l’homme, il dénonce la démarche
qui dans l’abord de la folie ne se départit
pas d’une idéalisation de l’homme, en des
termes que toute attitude incertaine à
l’endroit de la vérité saura toujours
détourner.
Le combat est déjà engagé et sur
un front qu’on n’attendait pas à cette
date, celui de l’“humanisme” auquel
Sartre devait donner sa touche six ans plus tard.
La critique de l’idéologie moderne, de la subjectivité
scientifique, du discours délirant sur
la liberté, de la notion du “réel”
dans ce contexte, la dénonciation de la
forme concentrationnaire du lien social et de
la catégorie de la psychose sociale sont
marqués dès 1953 (Discours
de Rome et Séminaire sur les psychoses.)
Mais c’est en 1966-67 que Lacan tient avec la fonction
de l’objet a,
quelque chose qui lui permet d’affirmer qu’est
enfin pensable ce que l’histoire contemporaine
a manifesté dans le drame du nazisme.
Déjà, à la fin de son séminaire
de 1964, Jacques Lacan rassemblait :
• Le statut subjectif déterminé
comme celui de l’objet a
où situer ce que l’homme a défini
depuis trois siècles dans la science.
• La fonction des mass-media et des objets
a
en balade, pour y lier les formes les plus monstrueuses et
prétendues dépassées de l’holocauste. Mais c’est pour pointer la dimension du sacrifice
où dans l’objet de nos désirs nous
essayons de trouver le témoignage de la
présence du désir de cet Autre,
qu’il appelle en l’occasion le Dieu obscur.
On conçoit que cet éclairage puisse révolter,
mais peut-être faut-il préciser que
la question n’est pas du sacrificateur, mais de
l’adhésion secrète qu’il reçoit
de tous les autres.
C’est ainsi que Lacan peut soutenir qu’il s’agit là
d’une manifestation, cf. Kant, du désir
pur, celui qui aboutit au sacrifice de tout ce
qui est, je cite l’objet de l’amour dans sa
tendresse humaine, non seulement au rejet de l’objet
pathologique, mais à son sacrifice et à
son meurtre. Que l’amour ne peut donc se poser que dans un au-delà
de cette limite - du désir - où,
d’abord, il renonce à son objet (comme
jouissance).
Avec la mise en place de la structure du fantasme, c’est-à-dire
du sujet divisé entre savoir et vérité
et du rapport de cette division à l’objet
a et l’affirmation
qu’il n’y a pas de rapport sexuel (qui puisse
s’écrire), Jacques Lacan reprend l’argument
du drame du nazisme dans son adresse au public,
1966-1967 :
• Leçon d’ouverture du Séminaire
sur la logique du fantasme,
26/11/1966.
• Discours aux psychiatres, 10/11/1967 (“Messieurs les nazis, vous pourriez leur en avoir une reconnaissance considérable.
Ils ont été des précurseurs
...”)
• Proposition d’octobre 1967, sur l’un des points perspectifs de la psychanalyse
en intension,
le réel.
À chaque fois Lacan évoque non pas le
phénomène, mais l’effet de ségrégation
qui en représente donc le préalable.
Du nazisme il fait une réaction et une réaction
de précurseurs. C’est dit-il la période
sauvage des procès de ségrégation
qui ne font que commencer, sans faire voir leur
vrai visage, et qui dépendent directement
de la nouvelle répartition interhumaine,
des remaniements sociaux par la science, dans
le contexte d’universalisation du sujet.
Comment ne pas voir ici se rejoindre l’objet pathologique,
le psychanalyste et le Juif. Intension : ça ne nomme rien de localisable, sauf à
laisser choir l’objet a. Une topologie se dessine, qui permet une appréhension analogique
de la répartition des Juifs sur la planète.
Dans ce qui ne s’aborde encore par la pensée
occidentale que sous l’aspect de la communauté,
de la collection, marchés communs ou état
mondial, subsumables sous un “nous”
avec ce que cela comporte d’aplatissement du sens
particulier d’une vie, comment peut se saisir
ce qui est déjà en fait réalisé
par la diaspora. Si les Juifs peuplent la planète,
ils ne forment pas un peuple. Le peuple juif n’a
d’existence que dans le Livre et dans ce qui s’en
transmet. Il n’y a pas de communauté juive
s’il y en a des. Entre les Juifs pas de lien national,
ni de lien linguistique, le lien religieux lui-même
ne paraît plus guère pertinent. Les
Juifs ne font pas une population. Dire “tous
les Juifs” ne tient pas. Ils ne sont pas
collectivisables. Si les nazis ont pu mettre leur
plan à exécution, il a fallu d’abord
que des Juifs ils peuplent leurs camps et pour
cela qu’ils les attrapent un par un.
Mais un à un, ils peuvent être support
d’identification : qui n’a pas son juif qu’il
hainamore ?
Il y a ici des faits de discours et des conditions de
structure qui justifieraient un abord formel,
ne serait-ce que pour éviter des mots la
dérive. D’où les sentiments évoqués
dans nos premières lignes. Crainte de tout
cela faire bavardage, ce qui on l’admettra est
dans la question moins de mise que partout ailleurs.
Je vais terminer en sachant que j’ai laissé de
côté bien des aspects de la question.
Je l’ai tirée avec l’appui d’énoncés
de Jacques Lacan, sur une caractéristique
de notre temps pour en évoquer la menace.
Elle ne concerne pas que les Juifs. Ce qui ne
veut pas dire qu’ils ne soient pas menacés
et s’ils se sentent menacés par tout ce
qui apparaît comme recrudescence du fascisme
ils n’ont pas tort du tout. Mais le fascisme est
l’incarnation imbécile du maître,
tous les petits maîtres s’idolâtrant
dans une figure qui présentifie sous la
forme de quelque Un la présence de la mort. Car le maître
ne consiste pas du discours qui le détermine
comme sujet, mais dans la sanction de la mort
comme devenue légale. Tous les fascismes
sont caractérisés par l’emploi de
la force, c’est-à-dire le pouvoir d’infliger
la mort.
Mais retenons de la sauvagerie nazie qu’il y aura des
façons plus subtiles de procéder
pour aboutir à une forme de mort peut-être
plus redoutable : celle de la parole et de la
pensée.
La vérité est perpétuellement menacée
d’être immolée sur l’autel du savoir.
Si Moïse a du briser les tables de la loi
c’est pour lui prêter sa voix. Et c’était
la voix d’un vivant.
Le
juif, donc ne nomme rien d’autre que ce qui est
en moi la chose innommable, à la fois la
plus intime et la plus prochaine et en même
temps la plus étrangère, Unheimlich. “Le Juif” c’est
la façon dont l’histoire a désigné
l’objet a, avant que Lacan ne l’invente. Faute de reconnaître
cette part de moi-même qui provoque ce mouvement
d’attraction et de répulsion, il ne me
sera pas possible d’échapper à cette
forme de l’assentiment hainamoré à son sacrifice, lorsque cette part est désignée
dans l’Autre.
Mais c’est aussi ce qui permet de comprendre que
tout abri où puisse s’instituer une relation
vivable, tempérée, d’un sexe à
l’autre nécessite l’intervention - c’est
l’enseignement de la psychanalyse - de ce medium
qui est la métaphore paternelle. Dirai-je pour terminer que ce que Lacan énonce
ainsi dans le contexte où l’on trouve cette
phrase est un message qui s’adresse aussi bien
aux Juifs qui voudront l’entendre ?
Guy Sizaret
Novembre 1989
ψ
[Psi] LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
©
1989 / 2008