Guy Sizaret / Août 2008
Lettre ouverte à
des instituteurs
À ceux qui se sentiront concernés
et à ceux qui voudront bien m’entendre
Précédée d’un
Hommage aux enseignants
de l’école primaire
Texte publié par ψ [Psi] • Le temps du non, n° 33, intitulé «
Cela ne va pas sans dire », Paris, Mai 1997
Le passage à la “grande école”
est un temps crucial de la vie de chaque enfant.
Depuis l’instauration de l’instruction obligatoire
en tant que la loi s’impose aux parents, c’est
déjà un statut de citoyens qui est
conféré aux petits sujets. Et vous,
instits, savez que c’est ce statut qui entraîne
le respect que vous portez à vos élèves,
tout en tenant compte du fait que ce sont encore
des enfants.
Dans des conditions de travail difficiles,
voire ingrates, vous seuls êtes en position
d’ouvrir à vos élèves le
champ des savoirs ; avec les premières
notions d’écriture, de lecture et de calcul,
c’est l’accès à tout le domaine
de la littéralité, à la fonction
de la lettre, dont vous leur offrez la possibilité.
Avec patience vous œuvrez pour que progressivement
s’opère la transition de la langue maternelle
à la langue qui s’écrit. Vous savez
qu’à ce niveau matériel, les éléments
de la langue maternelle vont trouver à
se couler dans la langue écrite, de même
que cette dernière va remanier rétroactivement
la première avec ses effets pacifiants.
Et vous savez prendre en compte les effets de
ces remaniements successifs, quelquefois critiques
et difficultueux, sans les prendre systématiquement
pour des “fautes”.
Dans les tous premiers pas de vos élèves,
vous savez prendre le temps du b, a, ba, pour
ce qu’il est, justement de n’avoir qu’un temps.
Il offre avec le matériel littéral
une part de maîtrise aux petits : ils vont
pouvoir donner forme écrite à leurs
demandes et à leurs messages d’amour -
ou de haine - en dehors de l’école.
Avec patience, vous savez que tout votre art
pédagogique consiste justement dans ce
suspens où vous tenez vos élèves,
indulgents ou amusés devant les manifestations
de leur jeune intelligence, vous savez leur transmettre
la possibilité de renoncer au plaisir d’écrire
à leur façon, pour viser à
l’excellence en observant les règles de
la grammaire.
Dans cette perspective, et pour que le travail
s’accomplisse (sans cesse sur le métier...
), vous ne cédez pas, malgré les
pressions diverses, sur votre fonction la plus
haute : celle d’ouvrir aux enfants un espace différent
de celui de la famille, et vous veillez tranquillement
à les tenir fermement disjoints.
Ce que les petits trimballent, de quelquefois
bien lourd, lié aux éléments
de la langue maternelle, viendra progressivement
s’articuler dans la langue écrite jusqu’à
prendre la forme d’un style.
Femmes, pour la plupart, vous êtes ouvertes
aux manifestations subjectives de vos élèves,
mais tout en les prenant en compte, vous vous
gardez de vous y épuiser ou d’en venir
à passer à l’acte en intervenant
directement auprès de l’élève
- vous feriez défaut à votre adresse,
qui est la classe -, ou de sa famille - dont vous
provoqueriez l’intrusion dans l’espace de l’élève.
Averties de ce dont la voix est le support,
vous ne confondez pas l’ânonnement - que
vous savez interrompre - avec la diction qui témoigne
d’une appréhension valable de la syntaxe.
Vous ne tenez pas l’écriture et la lecture
pour l’avers et l’envers de la même pièce,
et vous savez faire confiance à vos élèves
pour que s’opère le travail délicat
qui, dans le temps, permet d’assurer par l’épreuve
de l’écrit, ce qui est appréhendé
dans la lecture. En sachant aussi que ce travail
de la langue échappe à toute maîtrise
de la part de l’enseignant, et vous savez attendre
le moment de votre récompense : celui où,
pour tel ou tel de vos élèves, des
pans entiers de la grammaire se révèlent
intégrés comme par miracle.
Cet hommage est un préalable nécessaire
à la diatribe qui suit.
ø
Médecin
de CMPP pendant bien des années, j’ai eu
à traiter nombre de cas d’enfants qui du
fait de leur problématique particulière,
se trouvaient dans l’embarras avec ce que vous
appelez vos méthodes. De ce point de vue,
je n’avais pas affaire directement à elles,
mais à leurs effets localisés chez
tel ou tel, et à ce qui, autour de ces
effets, faisait boule de neige.
Mais, vraiment,
à certains moments, je me demande quelle
mouche vous pique. Il vous arrive quand même
de pousser le b,a, ba jusqu’à ses dernières
extrémités.
Vous apprenez
à vos élèves la lecture et
l’écriture. Bien. Mais quelquefois la question
se pose de savoir si vous n’oubliez pas que ce
dont il s’agit, c’est de l’écriture et
de l’écriture de la langue française.
La langue française, c’est-à-dire
un artifice raisonné qui ne se supporte
que de l’écriture et qui constitue un certain
univers de langue, valant référence
commune pour tous ceux qui y ont affaire partout
dans le monde, que ce soit à l’intérieur
des zones francophones ou à l’extérieur.
C’est ce qu’on appelle la grammaire du français,
avec son lexique et sa syntaxe, ses règles
et ses orthographes, lexicales et syntaxiques.
Au premier
regard et cela saute aux yeux, on peut constater
que cette écriture de la langue française
n’est pas une écriture phonétique
; ce n’est pas l’écriture du turc voire
de l’italien 1.
1 Un peu plus, et voilà qui donnerait prise au glissement
: quand on se trouve au niveau grammatical, on
ne peut plus parler d’écriture phonétique,
et le turc comme l’italien ont leur grammaire.
Disons que dans leur système d’écriture,
les correspondances phonétiques des lettres
étant plus strictes, l’ânonnement
en est rendu plus aisé.
Or, la mouche qui vous pique - ou sa cousine,
que j’appellerai la mouche Phonette - vous pousse à ne pas apprendre à vos
petits élèves une lettre de l’alphabet
sans leur apprendre du même coup à
y coller leur propre production phonatoire. Vous
pratiquez cela à partir de l’hypothèse
fausse, mais courante, qu’une lettre de l’alphabet
représente un son.
On appelle
cela le phonétisme, mais l’insistance que
vous y mettez permet quelquefois de se demander
jusqu’où vous allez pousser l’alphabêtissement
de vos élèves.
Vous appelez
cela votre méthode pour la pédagogie
de l’orthographe. Mais ce mot de méthode
n’est jamais qu’un gros mot. S’il y avait une méthode d’apprentissage de la langue française
exposée rationnellement, avec ses principes
et ses règles, cela se saurait. D’autre
part, si l’on peut dire, à chacun sa méthode,
alors ne parlons plus de méthode, parlons
plutôt de truc. Il y a des trucs pédagogiques.
Et l’arbre de la méthode, qu’il n’y a pas,
peut cacher la forêt des trucs qui, eux,
prolifèrent.
Comme tous
les trucs, ils ont leurs limites d’une part, et,
d’autre part, ils sont aisément remplaçables
les uns par les autres : quand l’un ne marche
pas, on peut toujours avoir recours à tel
autre. Il y a toujours un risque, c’est qu’un
truc devienne Le
Truc, désormais employé pour lui-même
et à nulle autre fin que lui-même
: la pertinence de son application ne relève
plus alors que de l’intention, pure bien sûr,
et de la croyance en son efficacité.
On se trouve
alors à un niveau immune à toute
prise du rationnel, Le Truc échappe
à toute critique et, si peu qu’on y touche,
on déclenche des réactions passionnelles
- la colère par exemple. C’est, on n’en
peut douter, ce qui explique la prudence observée
par ceux qui pourraient avoir leur mot à
dire sur le sujet.
Cela a
commencé avec le truc global et le truc
analytique. Cela peut ressembler à une
appréhension grossière de ma part,
mais ne pourrait-on pas dire que leur querelle,
encore bien vivante, ne perdurerait pas autant
s’ils ne s’étaient affublés de ce
mot de méthode ? Aucun ne voulant plus
céder sur sa précellence, et vouant
l’autre aux gémonies en dénonçant
ses effets catastrophiques ?
Mais enfin
on n’en est même plus là, il y a
eu le truc gestuel, le truc des nominations autres
des lettres de l’alphabet, le truc avec l’articulation
des mêmes sans la voix, il y a le truc avec
les symboles du système phonétique
international, tous, tournant et se mordant la
queue, leur noyau central restant toujours le
phonétisme littéral.
Les jeunes
élèves n’ont pour la plupart aucun
goût spontané ni aucun intérêt
pour la grammaire. Ce goût et cet intérêt
doivent leur être transmis.
C’est en
fonction de l’intérêt que porte l’enseignant
à ce qu’il enseigne que ses élèves
développeront le leur.
Cela relativise
les effets des trucs pédagogiques : l’apprentissage
de la grammaire française doit rester à
l’horizon, et il n’y a pas de bonne raison pour
que cet horizon soit incessamment repoussé
à l’infini.
Il arrive
que l’usage d’un procédé pédagogique
masque une aversion de l’enseignant pour la grammaire
- il y a des esprits libertaires -, c’est cette
aversion qui sera alors transmise avec le procédé.
Vous voyez
que ces choses sont très relatives, mais
il convient quand même d’aérer un
peu cette affaire du phonétisme littéral.
On devrait se rendre compte qu’il y a une différence
de niveau entre le fait de lire et celui de ne
lire que des lettres. Si son écriture permet
de classer le français parmi les langues
à écriture alphabétique,
il est clair qu’elle n’est pas pour autant une
écriture phonétique.
L’insistance
mise sur le phonétisme littéral
peut donc être considérée
comme une erreur dans son principe. Pourtant le
b, a, ba, a toujours existé dans l’apprentissage.
Allant dans le sens d’un repérage syllabique,
à retrouver dans la forme graphique des
vocables, il n’avait pas à se prolonger
outre mesure puisqu’il se situe hors grammaire.
Faute d’opérer assez tôt le saut
nécessaire du côté de la grammaire,
et cela on l’a toujours su, on en reste à
ânonner.
Ânonner.
On se demande quelquefois, à entendre ce
qui s’élève dans l’azur en provenance
de vos classes, si vos élèves apprennent
autre chose. Vocaliser des lettres ou des ensembles
de lettres (ce qui ne se pratique qu’hors lexique),
vocaliser des lexèmes hors syntaxe (“mettez
le ton”, vous sentez-vous portés
à ordonner), c’est cela l’ânonnement.
Vous pensez y obvier par la pratique de la “lecture
silencieuse”, évidemment vous ne
l’entendez plus : vos élèves ânonnent
in petto.
Quand vos
élèves rencontrent des difficultés
à noter avec des lettres ce que vous appelez
des sons, comme vous le souhaitez, alors vous
prenez des précautions : vous les faites
orthophoniser. Comme si ce n’était pas
toujours la même chose.
Mais il
y a une orthophonie de la langue française
! Elle est donnée systématiquement
par le Petit Robert, de façon bien plus
sporadique par le Petit Larousse. Elle est principalement
notée à l’usage des étrangers.
Des étrangers au français telkonlkose. Mais ce que vous oubliez, c’est que c’est une phonie
standard ! (d’ailleurs variable
en fonction de la syntaxe). Il n’est jamais venu
à l’idée de personne d’exiger de
qui que ce soit d’avoir à y conformer sa
propre production phonatoire.
Une seule
chose est exigible en droit, c’est que le locuteur
s’y tienne dans une approximation suffisante pour
être entendu, c’est-à-dire que cette
approximation permette l’accommodation acoustique
de l’interlocuteur.
Ce qui
joue dans ce cas, c’est la structure phonologique
des vocables et non la perfection phonétique.
Autrement dit, si la perfection phonétique
est souhaitable, en particulier pour celui qui
parle sa langue, elle n’a jamais à être
exigée, elle ne peut l’être que par
abus. Alors que faites-vous ?
Il y a
un mot d’ordre adressé à l’école
: il faut produire des lecteurs le plus tôt
et le plus rapidement possible. Outre que ce “plus
tôt” et ce plus “rapidement”
puissent susciter quelques réserves, ce
sont des lecteurs qu’il vous est recommandé
de former, pas des phonographes ou des grammophones
(de gramma, lettre), fonctionnant comme de
petites machines, têtes de lecture ou sténotypes
1.
1 Dans le cas du truc “global”, c’est au petit appareil
photographique qu’on s’adresse : “photographiez
le mot”, est-il commandé.
À ce propos, reportez-vous donc
à l’article sténotypie du dictionnaire Larousse : A LA MESON O PURO A LEKOL
UN LAROUS E INTISPANSAPL. Ça ne vous dit
rien cette écriture ? À votre avis,
dans le casde vos élèves,
où est la sténotypiste qui connaît,
elle, la grammaire française ?
Seulement,
il y a d’autres mots d’ordre, n’est-ce pas ? Ces
petits, on veut tellement leur bien et leur bonheur
que tout est bon. Ils ont besoin de logique, on
les abreuvera de ludique. Vous êtes là
pour les introduire à la grammaire du français,
mais vous pensez qu’il est plus urgent de les
bien traiter, de les soigner en somme : vous faites
du Borel-Maisonny. Ce qui est bon pour les arriérés
mentaux est forcément bon pour tous les
autres, en tout cas, ça ne peut pas leur
nuire.
Vos méthodes
prétendues telles, je n’ai rien contre
- aux conditions énoncées plus haut
- mais vous les pensez tellement propices au bien
des petits enfants que vous êtes rendus
incapables d’en reconnaître les effets en
leur lieu.
Par exemple,
vous apprenez à vos élèves
à noter au moyen de signes graphiques leur
propre production phonatoire, soit. Après
tout, cela peut se soutenir d’une certaine théorie
de l’écriture - dont l’idéologie
qui l’affecte n’a jamais vraiment été
critiquée. Mais, à l’épreuve
de la dictée, ils n’écrivent plus
alors des “mots” (lesquels ont bien
sûr une forme phonique), mais une succession
de sons. L’élève, bien formé,
intériorise le vocable entendu et le reproduit
en l’articulant in petto
ou en se le chuchotant, de manière à
pouvoir noter les sons qu’il analyse ; il est
alors logique qu’il remplace systématiquement
les lettres qui sont censées connoter les
phonèmes sonores, par celles qui notent
les sourds (un P vient à la place d’un
B, un F à la place d’un V, le mot garage
sera écrit carache, et ainsi de suite). Il ne fait en cela qu’appliquer
à la lettre - c’est le cas de le dire -
le procédé que vous lui avez inculqué,
mais au-delà de ce que vous en attendiez.
Jusque-là,
cela n’a guère d’importance. Si l’élève
connaît la forme écrite du vocable
dont il a donné l’écriture phonétique,
il pourra en effectuer une correction totale ou
partielle, si toutefois il a appris à se
relire.
Mais certaines
transcriptions phonétiques persistent,
plus ou moins nombreuses selon le degré
des acquisitions grammaticales. Vous appelez cela
des confusions (ne nous attardons pas sur ce mot,
il y en d’autres), confusions de lettres, de sons,
confusions de lettres et de sons. Seulement voilà
: ces confusions, vous ne les rapportez pas au
procédé employé, vous les
imputez à l’élève, c’est
lui qui
confond.
Ici, a
lieu une première délocalisation
des phénomènes. Vos coéquipiers
du R.A.S. pourraient vous aider à remettre
les choses à leur place. Malheureusement,
de leur propre aveu d’ailleurs, vos coéquipiers
s’intéressent à autre chose. Ce
n’est pas l’élève qui les intéresse,
encore moins la relation maître-élève,
c’est l’enfant. Et qui dit enfant dit adulte,
dit famille et dit surtout relation mère-enfant.
On va introduire
les mères dans le circuit, c’est d’autant
plus facile qu’il y en a qui ne demandent que
ça, mais vous ne savez pas pourquoi.
Le triangle
interne à l’école :
Non seulement vous imputez
à l’élève de “confondre”,
mais vous exportez cet énoncé en
dehors de l’école.
Deuxième délocalisation.
Elle ne va pas être sans effets, effets
très difficiles à contrôler.
Pour la simple raison que va s’instaurer un dialogue
et qu’il n’y a de dialogue que de sourds.
Ce qui peut se passer
- et c’est loin d’être rare - c’est que
l’enfant saisisse qu’un message le concernant
est adressé à sa mère et
que cela la touche. C’est ce message en tant que
tel (peu importe ici son contenu) qui l’accroche.
L’élève
pressent bien qu’il ne confond rien à l’école,
mais du côté de sa famille il peut
exister d’autres “confusions” (de
sexe, de générations, de rôles
etc.) qui, jusqu’alors, n’avaient pas trouvé
de support. Elles vont en trouver un.
C’est là que le contenu du message
- son énoncé ou le matériel
qu’il concerne - va servir.
En retour, à l’école,
vous vous trouvez devant des phénomènes
d’insistance répétitive sur lesquels
vous n’avez plus de prise.
Comme l’écrivait
une directrice d’école à une mère
de famille : “d’où viennent toutes
ces confusions ?”
Le point d’interrogation
est planté du côté de la famille,
pour des questions qui devraient être traitées
à l’école.
Quant à l’enfant,
il réimporte à l’école un
matériel qui sert désormais de support
à des questions qui concernent la famille.
Comment voulez-vous vous y retrouver ? Bien entendu,
il est impossible que vous vous y retrouviez ;
mais l’équipe éducative a désormais
du pain sur la planche. Plus exactement il y en
aura pour longtemps à faire tourner le
pétrin, le pétrin dans lequel vous
vous êtes fourrés avec l’élève.
Il faut que vous sachiez
une chose : plus vos trucs pédagogiques
apparaîtront dans leur particularité
dénudée - c’est-à-dire, moins
sera détectable par vos élèves
leurs liens à la forme d’universel que
constitue la grammaire - plus leur matériel
sera susceptible d’entrer dans leurs processus
inconscients ; désormais lisibles au grand
jour, mais pas pour tout le monde.
Parce qu’il n’y a pas
que le phonétisme. “Trois ponts,
deux ponts” pour le M et le N, c’est mignon
ça ! et poétique ! C’est supposé
aider les petits élèves à
ne pas confondre les deux dans leur tracé.
Pourquoi pas après tout ? Il y a juste
un petit inconvénient : la structure de
la lettre n’est plus repérable. Aussi bien
dans l’écriture imprimée où
ces lettres se présentent comme deux-ponts
et un-pont, que dans l’écriture cursive,
dite attachée, où la ligature -
qui fait, à la fois lien dans la constitution
de l’unité du morphème, et séparation
entre les lettres - est confondue dans le corps
de la lettre.
Une petite fille va intégrer
l’absence de lien séparateur comme soudure
entre les éléments (entre les “ponts”
aussi bien qu’entre les lettres), et d’autant
plus sérieusement que le mot à écrire
est le mot maman. Elle est alors portée
à tracer la forme suivante :
L’équipe éducative
se croira par la suite obligée - au regard
de l’insistance du phénomène - de
convoquer la mère et de lui annoncer que
sa fille présente des troubles. Des troubles
du graphisme !
Le truc aura réussi
à accrocher et fixer quelque chose dans
la problématique de la relation de cette
petite fille à sa mère. Est-ce le
moment d’applaudir ?
Autre effet du truc, côté
garçon cette fois - et dans le cas d’un
élève plus âgé. Il
est là, à donner l’épellation
de son patronyme, il en nomme correctement les
six premières lettres selon les appellations
usuelles, mais voilà qu’il s’arrête
et hésite ; il y a là deux M qu’il
lui est difficile de nommer comme telles.
Il est évident,
et ce sera confirmé par la suite, que se
présentent à son esprit d’autres
nominations ; c’est “deux trois-ponts”
qu’il lui faudrait dire. Mais c’est une formulation
qui ne se dit pas bien en français. Un
petit turn
dans sa tête et ce qui sort c’est “trois
N (ène)”. Voyez-vous ça, le
truc lui a “fait passer” la commutativité
de la multiplication !
Là il faut applaudir,
absolument. D’autant plus qu’il en rit lui-même.
Ne croyez pas que j’ironise.
Vos trucs réussissent. On ne sait pas trop
bien à quoi, certainement pas à
un apprentissage de la grammaire du français,
mais ils réussissent à quelque chose.
Ce vous à qui je m’adresse, je n’ai pas d’idée
de votre nombre, je ne dispose pas de données
statistiques. Le fait que vous soyez femmes pour
la grande majorité, laisse heureusement
une certaine marge pour ce qui prendrait rapidement
le ton d’une critique radicale : tant, toutefois,
que vos trucs ne tournent pas au dogme.
Pour celle qui profère
: “je veux qu’ils apprennent comme des sourds”,
alors les choses peuvent devenir irrémédiables.
Et de même pour celle qui veut faire redoubler
un élève de CM1 parce qu’il “n’a
pas acquis la combinatoire”. La combinatoire
! Encore un autre gros mot pour le b,a, ba. Le
b,a, ba en CM1 !
Mais enfin, ce truc du
phonétisme littéral, on peut toujours
avoir quelque appréhension de la façon
dont il se répand : on a le nombre de demandes
d’orthophonie en provenance de l’école,
on a la donnée du nombre croissant, voire
alarmant, d’illettrés au sortir des études
primaires.
On a enfin l’accroissement
dans certains manuels de l’introduction des symboles
phonétiques. Devoir en arriver-là
signale quelque chose : s’il devient nécessaire
d’introduire dans les procédés d’apprentissage
un supplément de symboles (36 en plus des
26 lettres de l’alphabet, sans compter les signes
diacritiques) ne peut-on pas penser qu’en bonne
méthode ces procédés pêchent
au moins du côté du principe d’économie
?
Mais comment, sans ce
secours, continuer à tenir qu’une lettre
correspond à un son et vice-versa. Et alors
vous employez le truc du “je vois, j’entends”.
Dans l’écriture du mot second, l’élève
devra écrire qu’il voit C et entend
[g] (on se demande vraiment comment). Quelle phonétisation
accoler à ces signes ? Mystère.
C’est impossible à dire.
C’est bien ce qui me fait
dire que tous ces trucs se mordent la queue :
une fois posé le principe du phonétisme
littéral, impossible d’en sortir.
Mais cela permet de merveilleuses
prestations : ainsi l’instituteur qui se vantait
d’écrire au tableau la lettre E et, à
ses élèves ayant répondu
que “c’est un neu,
m’sieur”, de leur rétorquer : “non
c’est un A”, et d’en administrer la preuve
en écrivant le lexème femme.
Faible consolation que
de pouvoir traiter ce soi-disant maître
en phonologie de... solennel. Évidemment
cela fera plus sérieux d’apprendre à
ces élèves à écrire
qu’ils voient E et entendent [a]. Explorer de
cette façon le lexique peut meubler une
bonne année scolaire.
Ce procédé
est abrutissant, fastidieux, erroné et
inutile. Je ne perdrai pas de temps à démontrer
le bien fondé de ces quatre affirmations.
Ça ne servirait à rien pour ceux
auxquels cela paraîtra une évidence
et pas plus, à ceux qui croient en l’efficacité
du procédé.
Vous pourrez bien sûr
prétendre que vos élèves
se sortiront toujours d’affaire en prenant les
choses au niveau de ce “ludique” dont
ils ont tant besoin. Voire... Moi, je vous dit
: méfiez-vous ! Méfiez-vous et gardez-vous
de ne pas trop insister, parce qu’avec l’appoint
d’un zest de psychasthénie du côté
du sujet, vous risquez d’avoir la surprise de
découvrir des élèves qui,
en parcourant un texte des yeux, se mettront à
entendre des voix. Phénomène qui
ne sera en rien du ressort du psychiatre.
D’ailleurs ça commence,
de façon plus ou moins larvée. Mais
aussi de façon manifeste dans des cas isolés
: un élève de CM2 m’a confié
qu’il était gêné dans sa lecture
d’un texte par une voix parasite : «
Je bute sur un mot et il y a comme une voix qui
m’oblige à répéter “je
vois telle lettre, j’entends tel son” ».
Voix et pensée
imposée, signes pathognomoniques de psychose
chez un écolier non psychotique.
Mais à force de
jouer avec les trucs pédagogiques il ne
peut manquer d’arriver que les maîtres en
viennent tout bonnement au trucage. En voici un
exemple,
Quand vos élèves
se trouvent en difficulté avec vos trucs,
vous dites que ce sont eux qui ont des difficultés
et vous vous croyez autorisés à
renforcer l’application du truc.
Un lycéen de 14
ans : « Je suis incapable d’écrire
sans fautes d’un premier jet, je me considère
comme un infirme de la grammaire ; bien sûr,
je ne suis pas con et je peux corriger avec le
dictionnaire et les précis de grammaire.
En primaire, on m’a appris avec des gestes. »
Alors que son devoir est
d’introduire ses élèves à
la grammaire du français en tant qu’elle
vaut comme référence universelle,
voilà que ce maître use de son statut
d’autorité pour imposer à ses élèves
quelque chose qui lui est absolument particulier
; car personne au monde, autre que lui-même,
ne peut produire cette chose qu’on peut bien qualifier
d’assez merdique et qui va venir encombrer les
yeux, les oreilles et la bouche de ses élèves.
Ne se trouve-t-on pas, dans ce cas, au-delà
du simple abus d’autorité ?
Ce qui est enrageant,
c’est que ceux de vos élèves qui
se laissent coincer par vos trucs sont le plus
souvent les meilleurs, les plus studieux, ceux
qui ont le plus besoins de vous et qui boivent
vos paroles. Ils manquent juste de cette distance
critique à laquelle pourraient aider leurs
parents - c’est qu’ils sont trop soumis ou ont
trop investi la pseudo-maîtrise à
laquelle ils s’identifient imaginairement.
Ici se pose la question
de savoir si on souhaite vraiment que les élèves
sachent lire et écrire leur langue. Car
s’ils y parvenaient, alors la grammaire règnerait
en maîtresse et tous vos trucs ne seraient
plus de mise. Le soupçon vient : peut-être
avez-vous, en fait, besoin que vos élèves
demeurent des sous-développés de
la grammaire, afin de maintenir sur eux votre
pouvoir.
Guy Sizaret
Avril 1997
Add. • Quant aux esprits libertaires - qui ne sont
pas forcément les autres - ceux qui œuvrent
dans le sens de libérer leurs élèves
de la tyrannie, de la tyrannie de la grammaire
normative, n’est-ce pas de se libérer eux-mêmes
de l’école qu’ils rêvent ? L’école,
lieu de la violence-à. Alors, classes vertes
et de découvertes, classes de mer et classes
de neige, classes-natures, n’est-ce pas l’espoir
? Lieux baladeurs où, sans entraves, on
pourra enfin s’aimer ?