© Micheline Weinstein / Décembre 1989
Pour les 200 ans de la Révolution française
ø
Vladimir Jankélévitch
Psycho-analyse de l’antisémitisme, 1943
Préface
de Georges Ralli
• Postface
de Micheline Weinstein
ø
Vladimir
Jankélévitch, résistant, par Georges Ralli
“Ce
traître avait raison : les Français
d’aujourd’hui ont la mémoire courte.
Encore, au lieu de les vitupérer eut-il
dû les féliciter et s’en féliciter,
puisque faute de mémoire, ils ont pu
admettre que trahir sa patrie est un acte vertueux
et méritoire. Mais la position plus ou
moins favorable d’un Pétain par rapport
à la défaillance d’une faculté
mentale de la nation française est de
peu d’intérêt. Ce qui nous frappe
ici, c’est que, pour en tirer quelque conclusion
que ce soit, il ait mis le doigt sur une chose
aussi capitale que la mémoire. Qu’il
ait senti que tout se passe là. L’HOMME
est avant tout mémoire... L’écourtement
de la mémoire,c’est la mort.”
Jean Cassou • La mémoire courte
Cette
réflexion que Jean Cassou faisait à
la fin de la guerre nous concerne encore. Aussi
nous a-t-elle incité à sortir de
l’oubli un pamphlet écrit par Vladimir
Jankélévitch sous le pseudonyme d’André
Dumez, et intitulé Psycho-analyse de
l’antisémitisme. Il figure dans une
brochure, Le mensonge raciste, publiée
en 1943 par le Mouvement National Contre le Racisme,
avec la participation d’Etienne Borne (catholique)
et du doyen D. Faucher (protestant). Avant d’examiner
les idées que Vladimir Jankélévitch développe,
il semble nécessaire d’évoquer le
contexte historique dans lequel cet écrit
a pris naissance.
L’année
1943, qui nous intéresse ici, est celle
où la France résistante sort d’une
action passionnée mais désordonnée.
À cette date, la Résistance intérieure
et la France Libre ont coordonné leurs
politiques et cette jonction impose aux mouvements
de résistance intérieure une organisation
structurée à tendance centralisatrice.
Le BCRA (Bureau Central de Renseignements et d’Action,
fondé en 1942) rattaché à
l’état-major particulier du général
de Gaulle avait poussé énergiquement
à cette unification. C’est en grande partie
grâce à lui que fut aidée
militairement et financièrement la résistance
intérieure des Français, dont les
nombreux groupes résistants n’avaient pas
attendu l’intervention pour se constituer et
engager la lutte.
La
progression de la résistance intérieure
jusqu’en 1943, bien loin d’être ascendante,
procède par à-coups, avec trois
accélérations importantes : l’entrée
dans la lutte armée par le Parti Communiste,
les mutations politiques du régime de Vichy
en 1942, et l’apparition des maquis en 1943.
Cette
entrée sans réserve des communistes
dans la résistance posa le problème
de l’action de terrain contre les occupants et
modifia à leur avantage, grâce au
retentissement de leurs coups de main, le rapport
des forces dans la résistance intérieure.
Le
début de cette action de terrain se place
le 22 août 1941 à la station Barbès
Rochechouart : l’aspirant de marine Alfonse Moser
était tué par un commando dirigé
par Pierre Georges - le futur Colonel Fabien,
un ancien des Brigades Internationales de la Guerre
d’Espagne. Avant l’entrée en guerre de
l’Union soviétique, les jeunes communistes
inauguraient une forme de lutte armée qui
allait susciter des prises d’otages et leur exécution
par les nazis pendant l’Occupation. C’est en octobre
1941 que l’opinion française en prit connaissance
: en quarante-huit heures, 98 otages étaient
fusillés, dont 27 à Chateaubriant
(22 et 23 octobre).
Officier
de renseignements, l’historien anglais M.D.R.
FOOT (professeur à Oxford), écrira
plus tard dans S.O.E. in France (Special Operations
Executive) que c’était là une politique
coûteuse et dépourvue de sens pratique.
Mais il ajoute : “Cependant, les représailles
ont aidé la Résistance plus qu’elles
ne l’ont enrayée. Bien des gens font partir
le début d’une authentique résistance
gagnant la nation entière, d’octobre 1941.”
Des
responsables d’autres mouvements critiquèrent
l’action du Parti Communiste. La politique du
parti ne changea pas et le 28 mars 1942 naissaient
les FTP, branche armée du parti. Ils s’appuyèrent
sur l’action politique de lutte pour l’indépendance
de la France du Front National, créé
en mai 1941 [1],
qui ne lançait aucune exclusive ni religieuse,
ni politique, ni littéraire. Une telle
activité dans tous les domaines provoqua
un phénomène de rejet de la part
de plusieurs mouvements et en particulier à
COMBAT. Il était à craindre qu’une
poussée aussi envahissante n’entraînât
des affrontements et des conflits comme en témoigne
l’exemple d’un certain nombre de pays occupés,
notamment en Grèce et en Yougoslavie.
C’est
en zone sud que le Front National rencontra le
plus d’opposition. Le mythe de Pétain abusa
beaucoup de patriotes qui partagèrent son
hostilité envers les communistes. Le capitaine
Henri Frenay, principal responsable de COMBAT,
fondé fin mai 1941, refusa de s’allier
avec le Front National. Il ne faut pas s’en étonner
car Frenay, en février 1942, avec l’accord
de son Comité directeur, était entré
en relation avec Pucheu, ministre de l’intérieur
de Vichy, trafiquant d’otages. En octobre 1941,
au moment des exécutions en représailles
du meurtre de l’aspirant Moser, Pucheu avait désigné,
sur la liste des otages, les communistes “les
plus dangereux” internés à
Chateaubriant, pour remplacer des anciens combattants.
Mais
la situation politique se modifie rapidement.
Le retour de Laval le 18 avril 1942 et son appel
du 22 juin 1942, dans lequel il annonce la relève
et souhaite la victoire de l’Allemagne, amenèrent
les hésitants et les hommes de droite restés
patriotes, à prendre une position sans
équivoque. Ainsi COMBAT dénonçait
en octobre 1942 la politique criminelle du “sinistre vieillard”.
De
son côté, un grand résistant,
d’Astier de la Vigerie, ex-officier de marine
décida de créer un nouveau mouvement
fin 1941, fondé non seulement sur l’antinazisme,
mais de manière plus large sur l’antifasciste.
Ce mouvement fut appelé Libération
: il fit appel aux syndicalistes, aux socialistes
et aux communistes. Il se fixa sans attendre une
attitude révolutionnaire.
En
zone sud également, un autre mouvement
édita le journal FRANC-TIREUR fin 1941.
Ce mouvement se développa et prit le nom
du journal ; Marc Bloch, l’historien bien connu
et le journaliste Georges Altmann firent partie
du Comité directeur.
Sous
la pression du BCRA dont ils dépendaient
en grande partie, les grands mouvements de zone
sud et de zone nord finirent par fusionner. Brossolette
arrivait à créer le 26 mars 1943,
un Comité de Coordination de la zone nord
qui comprenait le Front National. Lors de leur
voyage à Londres en automne 1942, Frenay
et d’Astier acceptèrent que soit mis en
place, avec l’accord de Franc-Tireur, un Comité
de coordination pour la zone sud, sans la participation
du Front National. Le 26 janvier 1943, étaient
fondés les MUR (Mouvements Unis de Résistance).
Jean Cassou fut chargé des fonctions d’Inspecteur
de la zone sud par le Comité Directeur
des MUR.
Jean
Cassou était venu à Toulouse au
printemps 1941 après le démantèlement
du réseau du Musée de L’Homme à
Paris, dont il était membre, avec Paul
Rivet, Martin-Chauffier et d’autres. Il décrit
son arrivée dans ses mémoires : Une vie pour la liberté, 1981 :
À
Toulouse, nous retrouvâmes mon beau-frère
Vladimir Jankélévitch avec une légère
blessure à l’épaule, révoqué
comme Juif, et qui s’était réfugié
dans cette Toulouse où il avait occupé
la chaire de philosophie à la Faculté
et où il comptait tant d’amis infiniment
chers.
Peu
après, Cassou rejoignit le réseau
Bertaux où il milita jusqu’à sa
nomination d’Inspecteur de la zone sud.
Les
MUR exercèrent une grande activité
lorsque Vichy décida d’imposer le Service
du Travail Obligatoire (STO) en application des
accords Laval-Sauckel, le négrier nazi.
Les réfractaires furent accueillis et organisés
par les MUR.
À
l’été 1943, l’extension du refus
du Service Obligatoire avait pris une telle ampleur
que les MUR créèrent le Service
National des Maquis, qui se fixa comme objectif
de “transformer les réfractaires en
combattants”.
Au
moment de terminer cet historique, il faut rappeler
que la première raison d’être de
la résistance avait été la
propagande clandestine par les journaux et les
brochures. En zone sud, les tirages de COMBAT,
LIBERATION, FRANC-TIREUR variaient de 125 000
à 150 000 exemplaires.
Ce
bref aperçu des grandes organisations politiques
de la Résistance ne fait pas état
de nombreux mouvements autonomes et d’initiatives
individuelles particulièrement efficaces
: notre étude constitue une simple introduction.
Elle nous a paru nécessaire car la Résistance
n’a droit à aucune rubrique dans l’Encyclopédia
Universalis et que le Grand Larousse Universel
ne lui consacre que quelques paragraphes prudents.
(Nous recommandons à nos lecteurs qui désirent
s’informer davantage les ouvrages d’Henri Noguères
et d’Henri Michel.)
La
résistance utilisa également l’arme
culturelle dans les deux zones en fondant une
maison d’édition clandestine : LES ÉDITIONS
DE MINUIT. Le Silence de la mer de Vercors
fut le premier ouvrage publié. Des revues
littéraires parurent dont la plus connue
fut LES LETTRES FRANÇAISES. Son comité
directeur comprenait Aragon, Guéhenno,
Mauriac, le R.P. Maydieu, Vildrac.
En
faisant un inventaire de la propagande culturelle,
on est amené à faire une curieuse
constatation : la dénonciation de l’antisémitisme
est négligée. Il nous a donc paru
utile de révéler le texte de Jankélévitch
déjà mentionné qui a été
diffusé à Toulouse en 1943. Les
analyses de Jankélévitch, virulentes et sans détours,
ont une plus grande portée que l’essai
abstrait de Sartre, trois ans plus tard : Réflexions
sur la question juive, 1947.
Vladimir
Jankélévitch démontre avec passion que
Vichy, pour tromper les Français, parle
un langage socialiste :
Au
lieu de “capitalisme” lire “finance
judéo-maçonnique”, à
la place de “bourgeoisie internationale”
mettez “dictature des trusts” et “ploutocratie”,
car bien entendu tous les Juifs sont banquiers.
Ces
termes, nous dit Jankélévitch, servent à
justifier une pseudo-révolution, un pseudo-socialisme.
Nous
pouvons retrouver ce procédé mystificateur
dans le discours de tous les régimes fascistes.
L’utilisation des catégories du langage
de la révolution marxiste est une caractéristique
des révolutions conservatrices. Ce discours
a permis de rendre acceptables, en les fondant
sur une escroquerie, les grandes réalisations
du MEURTRE DU XXe SIÈCLE !
La
transformation des mots, et les répercussions
qui en résultent jouent un grand rôle
au cours du déplacement des forces dans
la lutte politique. Ernst Cassirer, dans son livre The Myth of the State, 1946, donne p. 346
un exemple du processus. Il cite un petit ouvrage
: Nazi-Deutsch, A Glossary of contemporary
German usage. Dans ce livre sont enregistrés
les nouveaux termes utilisés dans le régime
nazi - et cette liste est longue. Ce qui les caractérise,
ce n’est pas une nouvelle signification objective,
mais l’impact émotionnel que procure chacun.
Cassirer donne l’exemple de deux termes semblables
figurant dans le vocabulaire : Siegfriede et Siegerfriede. Même pour un Allemand,
la différence est insaisissable. Rappelons
que Sieg signifie victoire et friede paix. CASSIRER nous révèle que la
combinaison des mêmes mots sert à
produire un sens opposé. C’est ainsi que
le vocabulaire en question explique à ses
lecteurs, le plus naturellement du monde, que Siegfriede est la paix par la victoire de l’Allemagne tandis que Siegerfriede est une paix dictée par ses ennemis. Les nazis qui ont mis en circulation de tels
termes avaient une grande science de la propagande
politique. Ils étaient conscients qu’un
mot, une syllabe pouvait assurer le succès
de leur entreprise criminelle.
Vladimir
Jankélévitch fait ensuite une analyse sociologique
de l’antisémitisme, soulignant qu’il est
le plus fort dans les catégories sociales
où la notion de concurrence joue le plus
librement. Chez les médecins en première
ligne. Cette remarque nous rappelle l’attitude
de Céline, qui haïssait ses confrères
juifs dès le début de sa carrière.
Vladimir Jankélévitch constate que la bourgeoisie
de guerre civile ne pouvait renoncer,
à
un moyen si ingénieux d’éliminer
des concurrents redoutables, étudiants,
travailleurs, artistes précoces, fonctionnaires
d’une haute valeur professionnelle.
Sa
description révèle l’amalgame d’éléments
hétérogènes qui fusionne
une alliance dans des pratiques meurtrières.
L’idéologie raciste est l’instrument politique
idéal pour satisfaire ces éléments.
Déclarations contre le capital bancaire
aux mains des Juifs, contre les grands capitaux
investis dans les chaînes de grands magasins
lésant ainsi le petit commerce, contre
le monopole des intellectuels juifs occupant les
meilleures places dans les professions libérales.
Le
IIIe Reich, en réduisant les Juifs
à l’état de non-citoyens, donnait
satisfaction à ces revendications : le
gouvernement de Pétain l’avait suivi avec
empressement dans cette voie.
Dans
la dernière partie de son pamphlet, Jankélévitch
fait une psycho-analyse du sadisme, de la persécution
anti-juive. Les traits sadiques que Jankélévitch
énumère sont significatifs. Il expose
le raffinement et l’inventivité de cette
persécution : “Des bancs peints en jaune... jardins publics interdits aux enfants...
l’étoile... il fallait y penser... ”
Cette
description est complétée par un
tableau des humiliations sadiques avec intention
sexuelle dont le “maudit” est abreuvé
:
les
stérilisations... les interdictions sexuelles,
la législation relative au mariage, l’interdiction
des piscines.
Cependant,
toutes ces mesures sadiques n’ont pas le caractère
d’un génocide. Jankélévitch semble ignorer,
quand il écrit, sa mise à exécution.
Or
l’accord passé entre Oberg, le représentant
d’Eichmann et Bousquet, secrétaire général
de la police à Vichy, le 6 juillet 1942,
donnait entière satisfaction aux exigences
criminelles des nazis. Bousquet informait le 31
août Darquier de Pellepoix, président
de la Commission technique pour la déportation
des Juifs que les arrestations en masse des Juifs
étrangers étaient en cours depuis
le 4 août. Celles-ci s’élevaient
au nombre de 11 184 : ils allaient tous être
envoyés en zone occupée pour être
déportés à Auschwitz. Telle
fut la première opération entreprise
dans le cadre de la solution finale.
Va-t-on
l’oublier ?
Les
Français d’aujourd’hui perdent-ils la mémoire
?
G.
R., été 1989
Note
1 - Le
Front National, comme son nom l’indique, se proposait
de faire l’union la plus large entre Français
disposés à lutter contre le nazisme.
Son originalité fut de se développer
dans tous les milieux sociaux, notamment parmi les
avocats, les ouvriers, les commerçants, les
paysans...
ø
1943
Psycho-Analyse de l’antisémitisme
Vladimir
Jankélévitch
[Écrit en 1943 ; extrait
du Mensonge
raciste diffusé clandestinement à Toulouse en
1943 par le Mouvement National contre le Racisme avec des textes de E. Borne et du doyen
D. Faucher. La photocopie de ce document nous
a été communiquée par la Bibliothèque Municipale
de Toulouse, qui a elle-même reçu l’original
de Mr. le Docteur Stéphane Barsoni.]
Depuis
1933, la bourgeoisie internationale a su manier
l’antisémitisme comme une géniale diversion
aux dangers qui la menacent ; l’antisémitisme
est ce qui permet aux fascistes
internationaux de dériver à leur profit, en
le tournant contre les Juifs, le potentiel de
légitime ressentiment que l’injustice sociale
accumule depuis des siècles dans les classes
misérables. En sorte que si les Juifs n’avaient
pas existé, il aurait fallu les inventer.
L’État
Franzose, dont toute la raison d’être est l’imposture
et le mensonge, a saisi avec empressement cette
occasion qui s’offrait de parler un langage
socialiste et de faire sien, en changeant quelques
formules, les mots d’ordre de l’adversaire.
Au lieu de “capitalisme”, lire “finance
judéo-maçonnique”, à la place de “bourgeoisie
internationale”, mettez “dictature
de trusts””et “ploutocratie”,
car bien entendu, tous les Juifs sont banquiers,
et la haute banque cesse d’être méchante lorsqu’elle
est incirconcise.
Pseudo-révolution,
pseudo-socialisme. Le
fascisme est bien le régime du “pseudo”
et du “simili”, l’escroquerie au titre.
Il ne suffit pas de dire que l’imposture est
grossière et qu’elle ne devrait tromper personne.
Naturellement, la fausse révolution se reconnaît
à ceci que, ne réformant pas la structure sociale
qui est la source même de l’injustice ni le
régime des relations économiques, elle n’apporte
à la majorité des citoyens qu’une euphorie superficielle
et passagère, celle qui résulte en général du
pillage et de la spoliation : momentanément,
il y aura moins de concurrence dans l’Université
et plus de places dans les Fonctions Publiques
; mais comme l’antisémitisme ne met en cause
aucun principe véritable, l’inégalité et le
désordre, une fois distribué le butin des vaincus,
ne feront que grandir. Le dessein de la vraie
révolution est de supprimer définitivement le
scandale de l’inégalité, et non pas de changer
de riches ; d’extirper le principe même de l’exploitation,
et non pas d’“organiser” le personnel
exploitant. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer
l’attrait d’une solution qui paye comptant et
qui, par l’éviction de quelques citoyens, produit
un soulagement immédiat. L’antisémitisme c’est
la révolution à “bon marché”. Cette
révolution désigne à l’envie non plus des abstractions
lointaines et philosophiques telles que le capital,
mais quelqu’un, un rival en chair et en os :
le meilleur médecin de la ville, l’ingénieux
commerçant du coin, qui draine toute la clientèle
du quartier, le dentiste habile dont il arrive
que toutes les mâchoires aryennes recherchent
les soins. Cet élément concret et personnel
de l’antisémitisme parle plus haut qu’un autre
à la méchanceté, à la basse jalousie, à la sottise
et à la rancune qui veillent en toute saison chez les candidats évincés. Par où l’on
s’explique que l’antisémitisme est le plus fort
dans les catégories où la notion de concurrence
joue le plus librement. Chez les médecins en
première ligne. Il ne faut donc pas s’étonner
du succès d’un radicalisme qui représente l’extrémisme,
facile, économique et à tout moment possible
: la mise hors la loi d’une minorité sans défense
est la seule promesse que la révolution blanche
puisse tenir et par conséquent aussi, c’est
la dernière mesure à laquelle la bourgeoisie
de guerre civile renoncera.
Et
comment renoncerait-elle à un moyen si ingénieux
d’éliminer des concurrents redoutables, étudiants,
travailleurs, artistes précoces, fonctionnaires
d’une haute valeur professionnelle, en alléguant
leur insuffisance ethnique ? Naturellement le
problème cesse vite de se poser puisqu’il ne
s’agit pas d’un nouveau mécanisme de justice
sociale ; on ne peut “organiser” indéfiniment
la vie économique. Une fois que tous les Juifs
sont dépouillés et internés, ce qui est en somme
assez facile, vous imaginez peut-être que la
“Question Juive”, comme ils disent
est résolue et que les galopins dynamiques du
“Commissariat aux Affaires Juives”
se consacreront à d’autres occupations. Détrompez-vous.
Il ne faut pas que le fascisme international
perde ses Juifs, son cher peuple maudit, spécialement
conservé par le Très-Haut pour entretenir dans
leur bonne conscience les grands dolichocéphales
blonds. S’il n’y avait pas le Juif, qui ferait
du marché noir ? Qui incendierait les récoltes
aryennes ? Qui désignerait les pouponnières et
les maternités de la Nouvelle Europe aux combes
judéo-maçonniques ? Vous apprendrez avec étonnement
que les Juifs tiennent toujours le haut du pavé,
qu’ils paradent plus que jamais dans les restaurants
de luxe, et qu’ils mangent toutes nos bananes.
Car, bien entendu, les chrétiens ne font jamais
de marché noir ; voilà les nouvelles que les
pensionnaires de Drancy et des bagnes silésiens
n’apprendront pas sans stupéfaction. Elles expliquent
du moins le caractère intermittent et factice
des campagnes antisémites. L’antisémitisme recrée
artificiellement un problème trop facile à résoudre,
sans doute parce que ce problème est inexistant.
L’antisémitisme
réunit en effet cette gageure de créer de toutes
pièces une question qui n’existe pas, mais qui
commence à exister en effet, par obsession,
dans la mythologie des bourreaux, et par suggestion
dans la croyance des victimes. Cette obsession
est une des grandes spécialités de la chemise
brune. Mais le comble est qu’elle a développé
effectivement dans toute une catégorie de citoyens
pourvus, par suite des circonstances historiques
déterminées, d’un état-civil douteux, la conviction
d’appartenir à je ne sais quelle race maudite.
Pour que la “question juive” puisse
se poser, il faudrait d’abord qu’il y eût un
groupe d’hommes cohérent, solidaire dans ses
intérêts, comme dans ses origines, qui méritât
de s’appeler Israël et qui fût autre chose qu’un
mythe. Or, c’est ce que dément l’expérience
la plus quotidienne. Les “Juifs” ne
se ressemblent entre eux ni au physique ni au
moral. Ils n’ont pas les mêmes goûts, ni les
mêmes intérêts. Le plus souvent, ils n’ont en
commun que cette fatalité elle-même dont on
leur a suggéré la croyance et qui finit en fait
par leur fabriquer une manière de solidarité
seconde : de ne pas descendre directement de
Charles-Quint, de ne pas avoir leur compte normal
de grand-mères... C’est ce qu’on éprouve chaque fois qu’il
s’agit de définir les marques diacritiques de
l’“esprit juif” : M. Bergson est juif,
mais Spinoza aussi, qui est tout le contraire.
Est-ce la philosophie de la durée qui est juive ?
Ou le système de l’éternel ? Vous direz sans
doute : les deux ensemble, ce qui est avouer
avec éclat qu’on parle pour ne rien dire. En
vérité, ils sont slaves et musiciens en Russie,
géomètres et juristes sur les bords de la Méditerranée,
tantôt commerçants, tantôt contemplatifs. Le
caractère contradictoire et incohérent des accusations
qu’on porte contre eux est le fidèle reflet
de cette confusion. Au temps de l’Affaire Dreyfus,
on leur reprochait de travailler pour l’Allemagne
et de saboter la revanche dont ils sont aujourd’hui,
paraît-il, les plus dangereux fauteurs. L’antisémitisme
officiel de la Révolution “nationale”
qui est hitlérien, est diamétralement opposé
à l’antisémitisme traditionnel germanophobe
de M. Maurras. On les accuse d’avoir voulu la
guerre après les avoir accusés d’applaudir au
pangermanisme. (En ce temps-là les thermidoriens
n’aimaient pas l’Allemagne.) Les voilà aujourd’hui
dans le camp de la Pologne catholique, de la
Pologne de Weygand et de Raymond Poincaré. Dans
cette confusion vertigineuse, comment s’y reconnaître
?
Entre
toutes les impostures fascistes, l’antisémitisme
n’est pas celui qui atteint le plus grand nombre
de victimes, mais elle est la plus monstrueuse.
Pour la première fois peut-être des hommes sont
traqués officiellement non pas pour ce qu’ils
font, mais pour ce qu’ils sont ; ils expient
leur “être” et non leur “avoir”,
non pas des actes, une opinion politique ou une
profession de foi comme les Cathares, les Francs-Maçons
et les Nihilistes, mais la fatalité d’une naissance.
Cela donne tout son sens au mythe immémorial
du peuple maudit, du peuple émissaire, condamné
à errer parmi les nations et à endosser leurs
péchés.
Les
rapports du “Juif” et de l’“Aryen”
sont des rapports passionnels ambivalents qui
exigeraient une description très minutieuse
; nous croyons que, sans cette description,
le sadisme extraordinaire de la persécution
anti-juive, ses raffinements inouïs, son inventivité diabolique, ne
peuvent se comprendre. Des bancs peints en jaune... des jardins publics interdits aux enfants...
l’étoile, il fallait y penser. On remarque l’intention
sexuelle très prononcée et nuancée des humiliations
sadiques dont le maudit est abreuvé : les stérilisations
où se reconnaît si bien le vieux vampirisme
allemand, les interdictions sexuelles et, surtout,
la législation relative aux mariages mixtes,
sans oublier l’interdiction des piscines et
mille autres détails ingénieux ; tout cela éveille
l’idée du ressentiment pédérastique contre le
séducteur. Par certains côtés, le fascisme satisfait
la vieille inclination homosexuelle des Allemands,
celle qui depuis le beau Siegfried jusqu’au
poète Stefan George hante la rêverie gothique.
Les hommes ensemble. Les femmes à la cuisine
- (rappelez-vous Kinder, Kirche, Küche). La
vie des camps, la folie des uniformes éblouissants,
un certain idéal hellénico-nietzschéen de beauté
masculine, encourageant une inclination qui
était traditionnelle dans l’armée wilhelmienne.
Le pseudo-vertuisme hitlérien doit être considéré
comme une revanche de la virilité invertie contre
la civilisation féminine et voluptueuse incarnée
par la France. Hitler, l’homme sans femmes,
est ce beau barbare chaste, indifférent aux
filles fleurs et à toutes les sirènes de l’agrément.
Le galimatias néo-spartiate, si en vogue dans
les mouvements dits “de jeunesse”,
est lui-même d’origine pédérastique. Feuilletez
leurs magazines : ce ne sont que faisceaux,
francisques, athlètes, profils romains, virilité
délirante. Tous ces polissons feront donc expier
à la race voluptueuse ses succès auprès des
femmes, son intérêt pour les femmes, son culte
de la femme ; la guerre sera la grande représaille
de l’inversion masculine contre la féminité.
Mais en même temps (et en ceci consiste l’ambivalence
antisémite, proche parente de l’ambivalence
xénophobe), le grand barbare blond est secrètement
amoureux de la nouveauté périlleuse dont l’Étranger
est porteur, le cher Étranger qui désagrège
la forte Lacédémone, lui apporte l’oxygène et
les croisements féconds, le retient sur la pente
de la dégénérescence, de l’inceste et du gâtisme
provincial. Si la méprise ne représentait pas
des valeurs essentielles, il n’inspirerait pas
une telle panique aux hommes purs, et son commerce
ne nécessiterait pas tant de frustration : le
patricien conserve soigneusement son plébéien
tout en le persécutant comme le riche magyar
a besoin de son tzigane qui lui apporte ce qui
précisément lui manque, le délié de la passion,
la sensualité, la féminité ; il l’embrasse sur
la bouche, puis lui crache au visage ; il déteste
ce qu’il aime et qui, d’ailleurs, l’entretient
dans son contentement d’être bien né. En humiliant
l’homme juif, l’homme pur se fait mal à lui-même
et jouit de se faire mal, et persécute l’allogène,
le vital allogène dont tout homme a faim et
soif. Et de la lucidité presque infaillible
de sa procréation, l’instinct qui lui fait viser
le centre même et l’ipséité de la personne.
Diversion et pédérastie, tels sont les deux
aspects complémentaires de l’imposture.
L’antisémitisme
est la forme la plus caractéristique du cannibalisme
raciste. En attendant que les victoires de la
justice et de la révolution fassent d’une honteuse
imposture une simple curiosité historique et
clinique, je dirais volontiers aux Juifs et
à leurs défenseurs : vous refuserez de poser
le problème, vous ne discuterez pas avec les
infâmes galopins, vous ne ferez pas le jeu du
diable. Quiconque se laisse entraîner sur le
terrain des statistiques et discute pourcentage
admet implicitement la question et fait le jeu
du diable. Et aux défenseurs plus spécialement,
je dirais : ne vous donnez pas tant de peine
: il n’y a pas de peuple maudit ; il n’y a que
l’éternelle stupidité, fabricatrice de mythes,
qui veille en tout homme. Et quant aux Juifs
eux-mêmes, qu’ils se disent : notre sort est
enviable et notre part est bonne. Nous avons
été choisis pour détourner l’attention mais
nous ne nous plaindrons pas, afin de ne pas
fixer cette attention, nous n’aiderons pas la
bourgeoisie et ses gardes blancs à escamoter
le grand problème, le vrai, le seul, qui est
celui de sa liquidation définitive.
ø
Postface, par Micheline Weinstein
1964
Il
est plus facile d’élever un temple que
d’y faire descendre l’objet du culte
Samuel Beckett, L’innommable, exergue au Jargon de l’authenticité, par T.W. Adorno, 1964
1978
Nous avions beau savoir...
M. Vidal-Séphira a écrit des pages bouleversantes
sur ce
“Nacht und Nebel”
(Nuit et brouillard) bien nazi où la
métaphysique
du calembour et son éminent représentant Heidegger pouvaient retrouver les initiales du “Nomen
nescio” (Je ne sais pas le nom) et
en fin de compte l’initiale du Néant lui-même.
La férocité exterminatrice ne perd
jamais contact avec le pédantisme ! [...] Le Mémorial
de
Serge Klarsfeld fait sortir de
la nuit et de la nuée, en les
appelant
par leur nom, les innombrables fantômes anonymes
annihilés par leurs bourreaux. Nommer ces ombres
pâles, c’est déjà les convoquer
à la lumière du jour.
Vladimir Jankélévitch, Le Nouvel Observateur, mai 1978
Car ce Martin Heidegger qui fut en
son temps le penseur nazi
le plus
important a certes beaucoup parlé de la technique après 1950, mais jamais de ce
qui en Allemagne en fut pourtant l’aboutissement le plus éclatant : Auschwitz.
Georges-Arthur Goldschmidt, Le Coq-Héron, n° 92, 1984
ø
Nous
avons choisi de restituer au public ce pamphlet
de Vladimir Jankélévitch qu’il faut lire pour
ce qu’il est, un document d’archives non répertorié,
signé d’un pseudonyme et diffusé à Toulouse
en 1943 dans la clandestinité. On ne doit donc
pas chercher dans ce texte une réflexion métaphysique
sur la question de l’être et du temps : l’auteur
avait plus urgent à débattre lorsqu’il prit son
arme d’intellectuel - l’écrit - pour, le premier
en France, isoler, désigner et dénoncer la fonction
particulière du mot, du signifiant “Juif”
pendant la Deuxième Guerre mondiale et forger
de la même plume les bases du concept de “Crime
contre l’humanité”.
La
lecture de ce texte doit dépendre absolument de
ceci que Jankélévitch, s’il cite “les bagnes
silésiens”, ignore tout de l’industrie lourde de la mort qui
tourne alors à plein régime à Birkenau (Silésie). C’est
cette méconnaissance qui lui fait violemment
épingler la “vieille inclination homosexuelle”
c’est-à-dire - via la horde - l’identification
imaginaire au meneur. Que cette identification
ne soit pas pour rien dans la “prise en
gelée” de la masse, de même que dans l’adhésion
à l’idéologie nazie par certains grands penseurs,
on ne peut le contester. Voici comment Adorno
en décrit le processus lorsqu’il analyse Le jargon de l’authenticité :
La
posture langagière est ici celle du “Les
yeux dans les yeux”, selon
la pratique des dictateurs. Celui qui plonge
son œil dans celui de l’autre voudrait
bien l’hypnotiser, prendre le pouvoir sur
lui, et toujours déjà sous la menace : m’es-tu
bien fidèle ? Pas traître? Pas Judas ? Une
interprétation psychanalytique pourrait bien
découvrir dans cette posture langagière un
transfert homosexuel inconscient et par là
rendrait compte de la résistance fanatique
contre la psychanalyse, de la part des patriarches
de ce jargon. La regard maniaque du “Les
yeux dans les yeux” est
apparenté à la folie raciste. Il veut une
“rencontre”, une communion de conjurés, il veut “nous
sommes tous de la même souche”, il consolide
l’endogamie. Même le désir de réhabiliter
le mot “rencontre” et de le rétablir
par un usage rigoureux deviendrait, de par
une connivence inévitable, avec “pureté”
et “de source”, une composante du
jargon lui-même, dont il désirerait s’échapper.
Jargon der Eigentlichkeit,
Zur deutschen Ideologie, Suhrkamp, 1964
Mais on ne peut affirmer que
Jankélévitch, s’il avait eu connaissance de
la mise en pratique de l’AKTION décidée à
la Conférence de Wannsee le 20 janvier 1942,
c’est-à-dire l’extermination au gaz Zyklon
B dans des “chambres” construites
pour, des Juifs d’Europe, n’aurait pas été
plus intéressé par la sexualité des nazis
qu’elle ne nous intéresse depuis. Rappelons
au passage que le premier convoi de Juifs
étrangers, apatrides, c’est-à-dire ceux qui
avaient déjà, une ou plusieurs fois fui l’antisémitisme
allemand ou des pays de l’Est pour se réfugier
sur la terre des Droits de l’Homme, déportés
de France pour Auschwitz, date du 27 mars 1942.
Certes
ça ne l’empêche pas, la sexualité, de continuer
d’exister, à cette différence, le pas ayant
été franchi sans retour, que celle des générations
suivantes, en France et en Allemagne principalement,
trouve sa marque première dans ce que j’appelle
cet ensemble vide, zéro barré.
Que
Jankélévitch intitule son texte Psycho-analyse de l’antisémitisme ne
signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’une
étude psychanalytique de l’antisémitisme, puisqu’une
telle psychanalyse ne saurait être fondée,
sauf à détourner la découverte de Freud ayant
entraîné pour lui l’obligation de créer un
terme neuf.
L’appellation Psychoanalyse est ici en allemand, langue
de Freud. Vladimir Jankélévitch a 40 ans à
l’époque et depuis son enfance la musique
du mot en allemand Psychoanalyse... Psychoanalyse... Psychoanalyse... lui a été transmise par son
père, Simon Jankélévitch premier traducteur
officiel de Freud en français.
Devant, contre l’indo-grecque
svastiska, Vladimir Jankélévitch avec Psycho-analyse… déroule le fil rouge, l’oppose à la croix
(gammée celle-là). Il continue de faire exister
le mot et le fait passer - il est le seul
- dans la langue que les nazis ont entrepris
de détruire quand, sans que le monde mesure
la portée de cet acte et réagisse à temps
par un non effectif, un non dans le réel, ils brûlèrent publiquement
l’œuvre de Freud pour son 77e anniversaire,
le 10 mai l933, quand ils ont décapité, déporté,
contraint à l’exil et dans tous les cas quand
ils se sont donné pour tâche d’exterminer
parce que Juive, une diaspora entière, dont ses intellectuels, ses artistes,
ses savants, ses politiques...
Ceci n’est-il pas un sérieux
avertissement, alors que l’on voit à la télévision,
que l’on découvre dans la presse, que l’on entend
à la radio en novembre 1989 déclarer que la
France n’a pas besoin de “psychologues” -
terme, disons... camouflé... ce sont les psychanalystes
qui furent interdits par les nazis sur le
sol du Grand Reich, non les psychologues - mais au contraire de garants de la
“sécurité”, et que personne ne bronche,
ni même les psychanalystes ?
M.
W. Paris, décembre 1989