Travaux d’école 1985-1986
1
Philon Juif
Auteur très éloquent et philosophe très grave
2
Un autre Schreber...
Les deux exposés suivants
sont des “travaux d’école”, du temps où j’essayais encore, vainement, cela va
sans dire, de témoigner de mon application à étudier les théories de Lacan, dont
sa théorie des “mathèmes”, ici à l’intention de la mystique et de la psychose
avec son concept de “forclusion”, dont raffolaient les lacaniens. Bien
qu’attentive à certains des apports théoriques pertinents de Lacan, mais estimant
que ses élaborations savantes philosophico-obscurantistes, son aspiration
d’hégémonie dans tous les domaines de l’intelligence, à condition qu’ils soient
prestigieux, dévaluaient depuis 1938 l’édifice freudien et n’étaient d’aucune
efficacité dans la praxis vivace de la psychanalyse. Ce furent mes dernières contributions
lacaniennes.
Ma conception de l’apprentissage
de la psychanalyse n’a pas changé. Elle est à mon sens, dans un premier temps, entendement,
perception par l’intelligence de l’autodidacte (φρόνησις, phrónêsis), c’est-à-dire
son désir incoercible de savoir, par tous les sens, toutes les facultés
offertes existant ; procède alors de ce désir la nécessité de s’instruire du
“savoir insu”, l’inconscient, par une psychanalyse personnelle avec, selon son
choix, ce que le ou la candidat/e à l’analyse estime être les meilleurs
cliniciens ; viennent ensuite seulement la formation à la pratique
psychanalytique auprès de psychanalystes éprouvés en même temps que la lecture
et l’étude approfondies de l’œuvre de Freud, et enfin l’expérience accompagnée,
cela va de soi, du maintien de la santé de l’esprit critique de chacun/e, attaché/e à se
garantir de la sclérose (cf. Siegfried Bernfeld, De la formation analytique, disponible ici).
Quant à l’exercice et aux limites de la fonction, que le praticien soit ou non médecin, le plus avisé, me semble-t-il, est de travailler en binôme avec un/e généraliste et si nécessaire en trinôme avec un/e psychiatre.
Du côté de Lacan voici,
pour qui souhaitera l’interroger, l’une, énigmatique, de ses propositions sur
l’éthique de la psychanalyse, lors d’une séance de son séminaire de 1959-1960,
intitulée « De la
psychanalyse dans ses rapports avec la réalité »,
Pour la réalité du sujet, sa figure d’aliénation, pressentie par la
critique sociale, se livre enfin de se jouer entre le sujet de la connaissance,
le faux sujet du “Je pense” et ce résidu corporel où j’ai suffisamment, je
pense, incarné le Dasein, pour l’appeler
par le nom qu’il me doit : soit l’objet
(a).
Été 2015
ø
1
Juin 1985
Journée du Boulimos, à l’initiative de Liliane Fainsilber à
Mantes-la-Jolie
Philon Juif, auteur
très éloquent et philosophe très grave
ou
Des Thérapeutes et de
la voie mystique
Ce travail participe d’un projet déjà ancien
et qui peu à peu s’élabore autour des écrits de Freud sur la religion. Pour
cette journée, j’ai centré mon observation sur le chapitre V de la seconde
partie de « L’homme Moïse et la religion monothéiste », intitulé Le renoncement à la pulsion, que j’ai
retraduit, modalité nécessaire pour Freud d’un accès à la sublimation.
Pour en revenir
à l’éthique, nous
pouvons dire en
conclusion
: une part
de ses prescriptions
est justifiée rationnellement par la nécessité de délimiter les droits de la communauté envers l’individu, les droits de l’individu envers la communauté et ceux des individus entre eux.
Par contre ce qui dans l’éthique
nous apparaît grandiose, occulte, aller de soi comme dans le mysticisme, c’est à la religion que cela est lié et est redevable de ces caractères, c’est dans la toute-puissance du père que
cela prend sa source.
Freud
Ainsi s’achève au crépuscule de la vie de Freud - qui comparait le déroulement de son
travail sur le Moïse à la peine que se donne la danseuse pour tenir en
équilibre sur ses pointes -, le chapitre où il traite du renoncement à la
satisfaction pulsionnelle, condition de l’accès à la sublimation comme
fondement d’une éthique.
Mais bien avant d’atteindre les rivages de l’éthique, il nous faudra
passer par la garnison et nous occuper d’agrandir la brèche ouverte par la
psychanalyse dans la citadelle de la névrose obsessionnelle, de la haine,
du rituel et de la dévotion, des nombreuses manifestations perverses qui
masquent bien souvent et sur bien des points cette grave névrose. Pour des
raisons personnelles, j’ai choisi d’aborder
la problématique du renoncement en mettant le cap sur l’extase mystique dont
Philon d’Alexandrie se fit le premier interprète.
Philon vécut approximativement de l’an 13 avant à l’an 54 après Jésus-Christ,
en ce temps de disjonction où la naissante chrétienté, emboîtant le pas à la
liturgie hébraïque, entonnait son plain-chant, à un époque de persécutions où
notre exégète, à l’occasion diplomate, se vit chargé d’intercéder en faveur des
Juifs auprès du fou Caligula. Philon fut également le premier à introduire la
Bible dans la philosophie, avec un style de l’allégorie, science parfaite selon
lui. Il présente ainsi son œuvre :
“…contenant l’exposition littérale et morale des livres sacrés de
Moïse et des autres prophètes et de plusieurs divins mystères, pour
l’instruction d’un chacun et la piété et les bonnes mœurs.”
Les thérapies en tous genres foisonnent et
beaucoup parmi leurs initiateurs s’intitulent psychanalystes. À l’autre
extrémité - je passe les intermédiaires -, la psychanalyse n’étant ni
reconnue, ni qualifiée en tant que telle auprès des administrations publiques, les
cliniciens sont contraints de justifier leur pratique en cabinet privé ou en
institution sous couvert de titres universitaires, médecins, psychiatres,
philosophes, psychologues, docteurs es-lettres, professeurs… ou de ne pas en
faire état.
D’où vient l’appellation de thérapeute ?
Elle
apparaît pour la première fois dans le traité de Philon, « De la vie
contemplative ou des Orants », où nous apprenons que les Orants vivent en
communauté mixte hors les remparts de la ville, dans un site privilégié. Sont
dénommés Thérapeutes et Thérapeutrides, celles et ceux qui ont “renoncé aux
plaisirs du corps, car ils ont conçu le désir d’une progéniture immortelle”.
Chez les Anciens, la distinction était faite
entre “iatrikè”, soins du corps que prodigue le médecin et “therapeia”, soin
que l’on prend de son âme, domaine d’excellence pour le mystique, grâce à la
philosophie, philosophe et mystique alors considérés comme les aristocrates de
la pensée, ne formant qu’un. Le Thérapeute est donc ainsi défini par Philon,
Or, le train
et la façon de faire de ces philosophes, tout incontinent, il apparaîtra par le nom,
étaient appelés Thérapeutes et Thérapeutrides, et fort proprement, ou par ce
qu’ils font profession d’une médecine - “istrikon” - meilleure que n’est
celle qui est effectuée par les villes, d’autant que de fâcheuses maladies et
difficiles à guérir, de la Volupté, de la Convoitise, de l’Ennui, de la
Crainte, de l’Avarice, de l’Imprudence, de l’Injustice et d’une multitude
innombrable de passions et de vices…
Un peu plus loin :
Prenons en leur origine les Thérapeutes
qui guérissent les maladies de l’âme, adorant un seul Dieu, apprenant tous les
jours à voir clair, à contempler Dieu en surpassant le soleil visible et ne
délaissant jamais le train qui mène à la parfaite félicité.
Modèle des commentateurs de l’époque, Philon
ne parle guère de lui, mais à ma connaissance une fois tout de même, dans son
ouvrage sur les rêves :
Et j’entends de nouveau en moi retentir
le souffle invisible qui me rend visite en secret. Il me dit : “Dis-donc
toi, tu me sembles être dans l’ignorance d’une chose importante et précieuse
que je t’enseignerai sans regarder à la fatigue, car je t’en ai souvent
instruit d’autres fois quand l’occasion s’en présentait.”
Philon place Moïse, qui “conversait avec les
filles de Jéthro, à mesure qu’il parlait [était] saisi d’un transport divin et
se transformait en prophète”, au centre de son œuvre.
Moïse, qui grava dans la pierre les Lois de la
parole, permettant ainsi à l’humain de mettre un nom sur les expressions de son
désir. Lacan remarque qu’il n’est fait nulle part, dans la loi mosaïque, de
l’interdit majeur de coucher avec sa mère, non plus qu’ailleurs au fil des
Écritures, lesquelles nous offrent pourtant un catalogue serré des
abominations.
Sur ce point, il serait trop long aujourd’hui
de s’attarder sur la mère du mystique, son grand Autre premier, qui souvent
influence le trajet du mystique vers, selon Philon, le Tout-Autre,
l’Inengendré, l’Incréé, le Néant du philosophe.
Ainsi, sans loi de l’interdit de l’inceste,
pas de transgression avouable possible jusqu’à Freud, qui par ce premier ou
onzième commandement, distingue avec netteté son identification au grand homme
Moïse, du Moïse prophète mystique de Philon. Moïse est le prophète du Dieu
monothéiste, son législateur exclusif, alors que pour Freud, le législateur,
c’est l’homme Moïse.
Disjonction essentielle quant à l’usage qui
est fait, d’une part des Saintes Écritures par le mystique, l’adorant qui, non
concerné par le refoulement, trouve une issue à la vigueur de ses pulsions par
l’auto-châtiment, dont l’un parmi les exemples est la flagellation ; de l’autre
par les profanes, psychanalystes et analysants qui, par le seul fait du
langage, sont attentifs à neutraliser leurs pulsions.
Dans le cadre de cet exposé, le temps m’a
manqué pour étudier sérieusement les mystiques musulmans de référence. Je me
limiterai donc à évoquer la différence entre le mystique juif et le mystique
chrétien. Ce qui n’est pas interdit, la figuration concrète, pour le Chrétien,
est absolument prohibé pour le Juif selon le deuxième commandement -
rappelons-nous, le souffle divin parle à Philon de l’enseigner, de l’instruire -
qui accède à la jouissance mystique par la pratique du Livre, de la lettre, du
texte,
Tu ne te feras pas d’idole ni de représentation quelconque de ce qui se
trouve en haut dans le ciel, ici-bas sur la Terre, ou dans les eaux plus bas que la Terre. Tu ne te
prosterneras pas devant de telles idoles et tu ne leur rendras pas de culte,
car moi, l'Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu qui ne tolère aucun rival.
Venons-en maintenant à ce qui m’a incitée à
privilégier aujourd’hui cette question de la jouissance mystique.
Lacan, quand il traite de la jouissance, place
la mystique, non seulement du côté de la femme, la “pas-toute”, mais, et c’est
une désignation assez exceptionnelle chez lui, du côté [sic] du normal. Ses « Écrits » sont
d’ailleurs inclus par lui dans le domaine de la mystique où Lacan assimile par
ailleurs le mystique au poète dont la poésie “est création d’un sujet assumant
un nouvel ordre de relation symbolique au monde”. Ainsi,
Il est clair que le témoignage
essentiel des mystiques, c’est justement qu’ils l’éprouvent [la jouissance],
mais qu’ils n’en savent rien […] Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du
bavardage ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut écrire de mieux -
tout à fait en bas de page, note : y ajouter les Écrits de Jacques Lacan,
parce que c’est du même ordre.
Tout d’abord, quelle interprétation donner à
cette mystérieuse jouissance, qui n’est pas sans rappeler
l’orgasme chez les théosophes décrits par Diderot, de même que chez tout commun
des mortels, si elle est réductible chez Lacan au terme existentialiste d’“ek-stase”,
hors-de-soi ?
Maintenant, essayons de délimiter ce
territoire obscur de la normalité invoquée par Lacan, en plaçant le mystique tour à tour en regard de sa
taxinomie, relative à la névrose et à la psychose, à l’interprétation qu’il
propose des concepts fondamentaux de la psychanalyse, “plus-un”, son “objet
petit a”, à ses graphes, formules et schémas. Dispositif éminemment didactique,
auquel le mystique résiste avec efficacité, comme s’il se trouvait confronté à
des manipulations perverses, et dont il finit toujours par s’exonérer pour
pouvoir jouir en paix.
Le mystique peut faire lien social par son
œuvre - Thérèse d’Avila, Jean de la Croix… Être lu ou entendu ne semble
guère l’affecter. Quand d’aventure leur discours parvint aux oreilles sensibles
d’éminents hiérarques catholiques, il valut à plus d’un le châtiment qui allait
de l’excommunication jusqu’à la condamnation à mort pour hérésie.
La Voix divine qui anime Philon pousse le
mystique à l’extase toujours renouvelée. Or, si elle fait symptôme chez le
mystique, elle n’est pas à confondre avec la voix injonctive qui torture le paranoïaque,
quand bien même il l’attribuerait à Dieu.
Mes références au « Moïse… » de
Freud se limiteront, non à ses hypothèses discutables sur l’homme Moïse, mais
seulement au chapitre, Le renoncement à
la pulsion, qui s’adresse à la praxis psychanalytique.
La croyance religieuse, celle que l’on
dénommait “foi du charbonnier”, qui est credo en une toute-puissance, se sépare
de la psychanalyse pour Freud, de « Totem et Tabou » jusqu’au
« Moïse… », en ce qu’elle prend la mesure des ravages de l’injonction
dans la névrose obsessionnelle. La névrose obsessionnelle n’atteint pas le
mystique dont le désir, s’il le fait se comporter répétitivement en
obsessionnel entretenant sans relâche sa machine à jouir, ne relève pas de ce
que Lacan désigne par “ le réel c’est impossible” et il n’a pas à en tuer
l’objet. Il n’a de plus nulle nécessité de recourir, tel l’hystérique, au désir
perpétuellement insatisfait ni à s’interroger sur la fonction paternelle car,
selon Lacan, “Dieu est le seul qui ne soit pas castré”. Rien n’entrave le
mystique d’autant qu’il ne craint pas la mort, Philon nous en informe joliment,
Au reste, estimant avoir grand
désir et affection pour la vie immortelle, une fois la vie mortelle achevée et finie, [les mystiques] laissent de leur bon gré et franche volonté, leurs biens…
Comment alors les mystiques s’accommodent-ils
d’une jouissance qui serait causée par le signifiant suprême de Lacan, le grand Φ, échappant de surcroît à ce qu’il
appelle la “jouissance de l’idiot” ? Leur mère aurait-elle posé pour eux
la loi de l’interdit de l’inceste, au contraire de la mère vertueuse “avec un
grand V aux fesses” [Lacan] du prêtre ? Cela reste encore pour nous une
énigme.
Le névrosé témoigne de son mal être cependant
que le mystique y est soustrait.
Le mystique, ayant renoncé aux biens de ce
monde - ce qui n’était pas le cas de Lacan -, se consacre à faire jouir
Dieu qui à son tour le fait jouir et le porte au masochisme, à se réduire à
l’état d’objet.
Le névrosé, d’ici à ce qu’il advienne là où le
“ça” était”, comme sujet de sa parole et de son désir, qu’il ait acquis la
maîtrise d’un style marqué selon Lacan “du poinçon de son fantasme”, a donc
toutes les raisons de jalouser ce mystique qui le fascine.
Dans ses « Écrits », Lacan inclut la
femme et le mystique au sein d’un trio où chacun des solistes connaîtrait une
jouissance au-delà, non causée par l’“objet petit a”, rejoignant alors le
Thérapeute et la Thérapeutride présentés par Philon, d’autant précise-t-il, que
Dieu existe, il l’intitule “Dieu de la castration de la femme”, “de la femme
rendue toute”, et qu’il formalise ainsi,
Ce qui signifie : il existe un qui dit non à la fonction phallique, autrement dit, il
en existe au moins un qui pose la loi. Or, pour Freud, il n’y a qu’une loi,
celle de l’interdit de l’inceste et nous avons vu que ce n’est pas Dieu qui l’édicte,
Dieu, qui, par ses commandements ne réussit qu’à maintenir le croyant dans son
rituel obsessionnel.
À Dieu, j’appliquerais plutôt modifiée,
c’est-à-dire sans point, la formule de la particulière affirmative de Lacan,
Il existe un
tel que Φ de x, il en
existe au moins un, le Tout-Autre de Philon, qui n’est pas castré.
Celui-là, sans conteste, existe pour Schreber.
Alors qu’il est barré, bien que tout-puissant et dans une tonalité aux accents
pathétiques, chez l’obsessionnel. Mais d’aucune façon Dieu ne saurait
s’inscrire chez l’hystérique sur le versant de la loi.
Pour ce jour du Boulimos, je reprendrai les
paroles avec lesquelles Philon concluait certains de ses écrits,
“En voilà assez sur ce sujet”.
ø
2
Juin 1986
Journée
du Fil de l’eau, à l’initiative de Liliane
Fainsilber à Mantes-la-Jolie
Un autre
Schreber…
De cette narration répétitive, procrastrinatrice,
ennuyeuse, sur la psychologie du Président Wilson, prétendument écrite par Bullitt
de concert avec Freud, nous savons que l’introduction de Freud seule est
authentique et authentifiée.
En 1964, Max Schur, alors occupé à rédiger une
étude biographique de Freud, rappelle qu’il a demandé à Bullitt de lui
concéder une copie de son manuscrit et celles,
“des notes détaillées sur les
discussions qu’il avait eues avec Freud à propos de Wilson, ainsi que de
nombreuses lettres. Mais [Bulitt] me dit que, lors de son départ précipité de
Paris pendant la guerre, toutes ces notes et lettres avaient été brûlées par la
négligence de son valet de chambre.
Je suggérai donc à M. Bulitt d’envoyer
une copie du manuscrit à M. Ernst Freud qui s’occupait des Sigmund Freud
Copyrights et lui dit qu’Anna Freud l’aiderait certainement volontiers dans la
mise au point définitive des parties psychanalytiques du livre […] M. Bulitt
envoya effectivement une copie à Ernst et à Anna Freud mais, malheureusement,
ne jugea pas utile d’accepter l’aide d’Anna Freud. Celle-ci lut le manuscrit
mais trouva que seule l’introduction reflétait nettement le style et la pensée
de Freud. Je partage, comme d’autres, cette opinion (voir Erikson 1967, et R.
S. Steward, 1967).
Bullitt lui répondit que “lors de son départ précipité de Paris pendant la guerre, toutes ces notes et lettres avaient été brûlées par la négligence d'un valet de chambre”. Une vingtaine d’années plus tard, Peter Gay
dans « Freud, une vie », non seulement évoque cette note de Schur,
mais il la complète ainsi,
Je partage ici l’opinion d’Anna Freud : “Pourquoi mon père finit-il par consentir, après un refus réitéré (tout
à fait compréhensible) ? Il me semble que c’était au lendemain de son arrivée à Londres, et à ce moment-là d’autres
choses étaient nettement plus importantes que le livre-Bullitt [Bullitt-book].” (Anna Freud à Max Schur, le 17
septembre 1966, Max Schur papers, LC.)
Cet extrait de lettre d’Anna Freud à
Schur laisse une étrange impression. Il semblerait que Freud se soit perçu
comme en dette vis-à-vis de Bullitt, l’un des principaux négociateurs avec
Marie Bonaparte de son exode et de celui de son entourage immédiat.
Bref, pour changer de Schreber que j’avais
déjà abordé en 1967, j’ai donc lu ce Président Wilson, sans plus me préoccuper
de la polémique, à la lumière des “mathèmes” de Lacan qui mènent de son schéma
I au schéma R où il pose l’hypothèse de la “forclusion du Nom-du-Père”,
laquelle selon lui caractérise la psychose. Pour les collègues peu à l’aise
avec des schémas abstraits de la géométrie dans l’espace, j’avais concrétisé
mon argumentation en l’étayant d’un panneau articulé et animé, n’ayant pas
encore d’outils informatiques suffisamment viables à ma disposition.
J’avais personnellement rendu visite à Lacan à
trois reprises en 1977, puisqu’il disait être intéressé par les appréciations
de ses auditeurs à son séminaire, auquel j’assistais depuis une dizaine
d’années de ma jeunesse. Mais il ne fut ni mon analyste, ni un père symbolique
comme l’a présumé et déclaré inconsidérément mon analyste de l’époque, pas plus
qu’un maître à penser. Avec cet exposé, je suis donc restée réservée quant aux
adjectifs tout et possible accolés à traitement, dans son intitulé, Question
préliminaire à tout traitement possible de la psychose.
Excepté sa conclusion, je ne soumettrai pas
ici ce travail d’école considérablement fastidieux auquel, hormis les fervents lacaniens
férus de mathématiques, nul ne comprendra que dalle. Le panneau des schémas
mobiles est depuis remisé à la cave ; le texte entier de ma communication,
les schémas, le panneau, sont disponibles ici. Mais, beaucoup mieux, les
applications topologiques des “mathèmes” de Lacan peuvent être consultées sur le
site de Patrick Valas à l’adresse suivante,
http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-lettres-reseaux-graphes-topologie-moebienne-mathemes-les-noeuds-borromeens,240
Je me contenterai ici en conclusion de
reproduire le schéma de l’échec de la métaphore paternelle.
Thomas Woodrow Wilson, Président des
États-Unis d’Amérique, Prix Nobel de la Paix et “Sauveur du monde”, né comme
Freud en 1856, mourut à 68 ans, dans le naufrage de son corps et de son esprit.
Mais revenons d’abord à Schreber. Dans le
schéma I de la psychose paranoïaque, Lacan veut montrer, à partir du terme
“asymptotique” employé par Freud pour désigner l’accomplissement de désir de
Schreber, que “l’état terminal de la psychose ne représente pas le chaos”. Voici
dans ma traduction ce qu’écrit Freud ; les passages italiques/entre
guillemets sont de la plume de Schreber, dans ses « Mémoires d’un
névropathe »,
Puisqu’il lui était impossible de se familiariser avec le rôle de
gaupe pour le médecin, sa mission lui enjoignit d’offrir à Dieu soi-même la
volupté qu’il cherche sans s’exposer à une résistance du moi d’une telle
puissance. L’éviration n’est plus un affront, elle devient “conforme à l’ordre de l’univers”, elle appartient à une vaste
cohérence cosmique, sert aux fins de recréer le monde englouti. “Des hommes nouveaux, nés de l’esprit
schrébérien” honoreront leur ancêtre en cet homme délirant, imaginairement
persécuté [Schreber est possédé par un délire obsidional]. Le Moi est dédommagé
par la mégalomanie, tandis que le fantasme de désir féminin se fraye un passage
et devient acceptable. Le combat et la maladie peuvent cesser. À ceci près que
la prise en considération de la réalité, entre temps renforcée, nécessite un
ajournement de la résolution, de la dissolution du présent, pour un avenir
lointain, de se contenter pour ainsi dire d’un accomplissement de désir
asymptotique. La transformation en femme se fera, selon toutes prévisions, un
jour quelconque ; d’ici là, la personne du Dr Schreber restera
indestructible.
Un peu avant la fin des Mémoires, Schreber
écrit,
Ce n’est que comme
possibilité, qui à cette occasion devrait entrer en ligne de compte, que je
mentionne une pourtant éventuelle éviration menée jusqu’à son accomplissement,
ayant pour effet que, par la voie d’une fécondation divine, une postérité
surgisse de mes entrailles.
Voici maintenant quelques extraits
représentatifs des déclarations de Wilson qui, tel Schreber, se montrait
coutumier de l’ajournement de la réalisation des objectifs projetés et se
qualifiait lui-même d’“esprit à sens
unique”.
Si j’avais le visage
et la silhouette de mon père, je pourrais dire n’importe quoi.
De sa mère, Jessie Janet Wilson, nous savons
seulement que Thomas était son “enfant chéri”, qu’il lui fut très attaché (pour
les détails de cet attachement, cf. « Le Président Wilson » par
Bullitt). Je n’ai pas trouvé la date de son décès. Peut-être est-ce sa
dépendance infantile à sa mère qui a engagé Wilson en 1914 à soutenir
l’instauration de la Fête des Mères aux États-Unis.
Il semblerait, d’après la description du « Président
Wilson » par Bullitt, puisque non authentifié par Freud, que son “incomparable
père”, le Révérend Joseph Ruggles Wilson, pour citer Lacan, “pilier de la foi,
parangon de l’intégrité ou de la dévotion”, ait entretenu avec Thomas, dit
Tommy, son “trésor”, une relation ardente et aurait désiré que son fils devînt
ministre presbytérien. Il aurait subvenu entièrement aux besoins de Thomas
pendant près de 29 ans, âge auquel ce dernier convola, encore vierge. Thomas
Woodrow Wilson aurait voué à son père une adoration passive qui aurait
inévitablement entraîné un conflit interne avec ses pulsions refoulées. Fils en
même temps qu’épouse de son père, devenu Chef d’État, Wilson aurait couru à
tout instant pour demander conseil à ce dernier, élevé au rang d’Être Suprême
[père idéal]. Il se serait identifié lui-même à l’élu de [ce] Dieu, sous une
forme comparable à celle de la doctrine de la Science Chrétienne - fondée
par une femme - où Dieu est bon, la maladie vient du mal [Satan], par
conséquent puisque Dieu existe, la maladie n’existe pas. Après la mort de son
père, il se proclama “Dieu incarné [le
Christ], Prince de la Paix, Sauveur du
Monde”.
De l’Amérique, il voulut “qu’un grand orateur [la] rendit
ivre d’abnégation”.
Sa description de la Conférence de la Paix en
1919,
L’illumination d’une
compréhension profonde des affaires humaines a brillé sur les délibérations de
cette Conférence comme elle n’a jamais brillé au cours de l’Histoire sur une
conférence internationale…
[…]
Mes chers concitoyens,
je crois en la Divine Providence. Si je n’y croyais pas, je deviendrais fou. Si
je pensais que la direction des malheureuses affaires de ce monde dépend de
notre intelligence limitée, je ne saurais comment retrouver ma raison, et je ne
crois pas qu’il existe une assemblée d’hommes, quelle que soit sa puissance et
son influence, qui puisse faire échouer cette vaste entreprise, une entreprise
de miséricorde divine, de paix et de bonne volonté.
[…]
La gloire qui s’attachera
au souvenir de la grande armée américaine, c’est de n’avoir pas seulement
conquis l’Allemagne, mais la Paix du Monde. Plus grande que celle qui a
recherché le Graal, que celle qui a tenté de reprendre le Saint-Sépulcre, plus
grande que celle qui a lutté sous Jeanne d’Arc, la merveilleuse visionnaire,
que celle de la Révolution américaine qui nous a sauvés de l’injuste domination
de l’Angleterre, plus grande même que l’armée de notre guerre civile qui a sauvé
l’Union, est la noble armée américaine qui a sauvé le monde.
[…]
Voici donc le schéma de l’échec et mat de la métaphore paternelle, scanné tel que je l’ai alors
présenté à Journée du Fil de l’eau en 1986.
Pour résumer,
le sujet dans la névrose est un alors qu'il ne l’est pas
dans la psychose. Schéma lacanien de la psychose schrébérienne,
Application Wilson