© Thierry
Peyrard ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON / Janvier 1991- Juin 2015
Retour du religieux, retour de l’Église
[N. B. 2 juin 2015 - Le texte
ci-dessous, « Retour du religieux, retour de l’Église » a été publié
en janvier 1991 dans le numéro 9 de la revue ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON. Centré sur
le catholicisme et sa présence dans le débat public, beaucoup des faits et
informations auxquels il se réfère sont oubliés ou ignorés. Deux papes se sont
succédé, dont les personnalités et les pastorales sont bien différentes ;
l’incroyance a progressé (aujourd’hui un tiers de français environ se disent
athées, moins d’un français sur vingt va à la messe régulièrement) ; le
« renouveau charismatique » a perdu de son lustre, ramené par la
hiérarchie à des formes traditionnelles, certains cas de dérives sectaires l’ont
en partie discrédité. D’autres croyants, d’autres religions sont aujourd’hui
beaucoup plus menaçants. Néanmoins le fond du texte n’a
pas perdu son actualité, il a même gagné en acuité : les religieux ou leur
épigones se manifestent publiquement de plus en plus pour revendiquer une place
prépondérante et protégée. L’ennemi principal n’a pas changé depuis la
rédaction de ce texte : l’incroyance et le droit d’exprimer celle-ci, de l’expliquer,
notamment sous forme humoristique.
Un
« ajustement » de ce texte ne serait pas suffisant, mon intention est
dans les mois qui viennent de l’approfondir. Néanmoins, en l’état, il rappelle
que sur certaines questions, la vigilance et la réflexion doivent être
permanentes.]
J’ai été élevé dans la
religion catholique ; je ne le regrette pas. Je suis prêt à admettre qu’elle
peut encore apporter quelque chose de positif à l’histoire de l’humanité. Mais
la récupération éhontée de la Révolution de 1789 par certains hiérarques, après
plus d’un siècle et demi de critiques et de condamnations m’a fait l’effet
d’une provocation. Ces quelques pages sont le témoignage de mon agacement
devant des comportements que je ressens comme archaïques, comme un refus
d’apprendre et de comprendre.
Des quantités
d’observateurs autorisés diagnostiquent actuellement un retour du religieux ;
succès des voyages papaux, déclarations de divers scientifiques ou personnages
médiatisés, place des clergés locaux dans les événements de l’Est de l’Europe,
progrès des intégrismes...
Ces dernières années, des films à thème
religieux ont été primés à plusieurs reprises : la lutte des Jésuites pour
aider les communautés indiennes au début de la colonisation
(« Mission »), puis la vie d’une mystique (« Thérèse »).
Sur les chaînes de télévision, les séries à haut contenu moral et chrétien sont
abondamment diffusées (encore qu’il faille faire la part des impératifs de
programmation de chaînes qui s’alimentent au U.S.A.) Le « religieux »
est plus présent dans nos sociétés, parler de Dieu et de religion redeviennent
des sujets respectables (notamment dans les hebdomadaires, même de gauche, ce
qui est un signe). Il y a certainement une attente du « public ».
Je n’essaierai pas d’en discuter la
réalité, ni d’en exposer la sociologie, mais je tenterai d’en percevoir
quelques mécanismes et quelques présupposés.
Dans L’avenir d’une illusion, Freud
souligne que le sentiment religieux ne ressortit pas à la découverte de
l’impuissance et de l’insignifiance de chaque homme dans l’univers et dans
l’histoire, mais à la réaction de défense qui consiste à trouver une
explication, une protection et un secours auprès d’un être divin. Les religions
organisent et canalisent ces aspirations.
La plupart de celles-ci promettent
l’amour, le bonheur et surtout la justice... ailleurs. Mais, sur terre, elles
n’ont souvent pas pour conséquence de diminuer la violence. Par contre, la
plupart du temps elles accompagnent celle-ci, quand elles ne l’encouragent pas
directement. Elles freinent en tout cas rarement l’ardeur des fanatiques et
zélateurs de tous bords. Cette contradiction est d’ailleurs une des sources des
courants de pensée qui ont contribué au développement de l’incroyance.
Pour Freud, le recours au divin serait, en
fait, une régression vers l’enfance et vers le père protecteur (mais aussi
juge). Nous verrons ce que les événements actuels nous en disent.
L’effacement apparent de l’Église
catholique est récent : dans les années 50, la pratique religieuse était encore
importante. Les interventions pour empêcher (ou protester contre) les émissions
« scandaleuses », la lutte contre la contraception et l’avortement
était très efficace, malgré une vive résistance laïque. À partir des années 60,
la pratique a chuté. Mai 1968 et ses suites ont provoqué des changements de
comportements sociaux (liberté sexuelle et autres, place du matérialisme,
progrès de l’individualisme). Face à cette crise, analysée comme une mauvaise
adaptation à la société moderne, Vatican II apporte un nouveau langage, de
nouvelles approches dans la manière de l’Église : plus grande ouverture au
monde, aux pauvres. Des mouvements religieux ont essayé de trouver d’autres
formes d’expression. Pour certains ce sera une recherche de nouveaux modes de
pensée et d’action, dans laquelle ils s’engageront et qui allait donner par
exemple la théologie de la libération. Ce mouvement sera souvent interprété,
par les milieux « conservateurs » de l’Église, .comme une concession
faite au « monde », une trahison.
Parallèlement, dans la foulée des sectes
et des mouvements de retour à la terre, à la simplicité, sont apparues des
formes de religiosité différentes, plus communautaires et spontanées, au départ
notamment, dans certaines confessions protestantes, avec le Pentecôtisme. À
partir des années 70 est apparu dans l’Église catholique, ce que l’on a
rassemblé sous le nom générique de « renouveau charismatique » :
pratique plus sentimentale, mettant l’accent sur l’effusion dans la relation
avec Dieu, le don joyeux, réciproque, entre la divinité et le fidèle, le fidèle
et les autres (d’où la pratique de la charité). Ces mouvements ont parfois des
noms aussi évocateurs que « Le Lion de Judas ». Regroupés autour d’un
Père ou d’un Frère à forte personnalité, ils proclament leur obéissance au
Trône de Pierre, et à la volonté divine. Ils montrent leur refus de
l’intellectualisme, une tendance à favoriser le mysticisme, mais plutôt axé sur
la prière communautaire. Ils mettent en valeur certaines manifestations
passagères et apparemment imprévisibles qui, pour l’Église, sont un don de
Dieu, nommé charisme (parler « en langue », ou glossolalie, ce qui
rappelle la Pentecôte.)
Une caractéristique importante de la
religion chrétienne est la personnalisation de la divinité, et la relation
directe avec elle. Un lien de confiance doit se créer. La religion chrétienne
n’est pas un calcul, mais bien une foi donnée : elle ne s’explique ni ne
s’étudie : elle est un mystère (avec cette évidence implicite qu’une confiance
que l’on met à l’épreuve disparaît, qu’un mystère que l’on essaie d’élucider
perd, par ce fait même, de son existence en devenant énigme). Cette forme de
religiosité est très semblable par certains aspects à la relation
parents-enfants jeunes (telle qu’elle est idéalisée en tout cas). Elle fonde
l’obéissance et l’acceptation des commandements divins.
Ce sont d’anciennes catéchistes
catholiques se rattachant à ce mouvement qui sont à l’origine des événements de Faaîté en Polynésie. Elles furent admonestées et
renvoyées, par leur hiérarchie locale inquiète de leurs excès : l’Église
catholique s’est toujours méfiée des mystiques et de leurs débordements. Cette
« déviation » n’en est pas moins révélatrice des dangers d’une pratique
qui peut glisser de la confiance « gentille » dans le salut, à la
diabolisation de celles qui seraient un obstacle à la réalisation de ce salut.
Longtemps ces communautés ont été
considérées comme l’aile marchante de l’Église. L’une de leurs caractéristiques
appréciées consistait à n’être pas politiquement engagées, et à être, sur le
plan théologique et doctrinal, très traditionnelles. Elles bénéficiaient du
soutien de toute une partie du clergé et de la neutralité prudente puis
bienveillante du Vatican. En fait, elles correspondaient à une conception de la
religion qui ne tardera pas à faire un retour en force.
À cette première forme de retour d’une
religiosité plus traditionnelle (quoiqu’on en dise) s’ajoute la résurgence de
mouvements beaucoup plus violents. L’affaire de « La dernière tentation du
Christ » (et ses conséquences) montre qu’il existe aujourd’hui des groupes
prêts à utiliser la plus extrême violence pour « faire triompher leur
foi ». Ils trouvent des soutiens non négligeables et des absolutions de
très haut niveau pour leurs fils égarés par l’affront fait à leur croyance. Les
peines qui leur ont été récemment infligées, peines de principe par rapport à
la sévérité habituelle des tribunaux, montrent que ce langage rencontre un
certain écho.
Il faudrait étudier dans ces groupes,
portant souvent très haut leur virilité, les rôle attribués aux figures de
femmes comme Marie ou « Notre-Dame la France » : la place tenue par
cette pure figure de mère, l’insistance sur la protection qu’on lui doit, la
rhétorique plus ou moins implicite sur le viol, recouvrent peut-être une
inquiétude sur leur propre filiation. En témoigne le mythe de Jeanne d’Arc,
chrétienne, vierge et française.... Un leader d’extrême droite a d’ailleurs
fait de la fête de Jeanne d’Arc un des temps forts de son mouvement, jusqu’à
récemment en tous cas. Le milieu intégriste fut et est encore un soutien
important pour lui.
Mais un
personnage a su faire de ce retour une arme : en effet, presque par surprise
(divine ?) est apparu un véritable chef, doué des qualités nécessaires dans la
société contemporaine. Parmi les symptômes les plus remarquables de ce retour
du religieux, le succès des déplacements papaux en est un des plus flagrants.
Accueilli sans grande chaleur lors de son premier voyage en France, ses visites
suivantes furent triomphales, rassemblant chaque fois des centaines de milliers
de personnes. Jusqu’à lui, le mouvement était foisonnant, peu organisé, mal
relayé par l’Institution. Adoptant une certaine humilité, Jean XXIII, le
« bon » pape, puis Paul VI, sensibles à l’évolution du monde, étaient
attentifs à ses effets sur les fidèles. Leur successeur, rejetant ce qui
paraissait être hésitation ou réserve de l’Église, va avec force en affirmer la
place et l’autorité. Il s’en fera le guide, le gardien et le censeur. Homme de
courage, de conviction, peu porté à douter (ou à le montrer), il va donner aux
« sentiments diffus » le poids de l’institution qu’il représente et
dirige, et insuffler confiance à l’Église, en lui donnant un visage, une place
médiatique.
Il est arrivé à la tête de l’Église catholique précédé par une réputation
de défenseur des droits de l’homme, acquise dans la résistance au pouvoir
communiste polonais. Il ne manque pas de prêcher le respect des droits de
l’homme, sur le plan syndical et politique. Mais il ne cache pas que la
principale liberté à défendre est celle de la conscience, et notamment du (des)
culte(s). Comme beaucoup d’autres, souvent moins talentueux, le Saint-Père
pense qu’il est temps de rappeler le « message évangélique » et de
tourner les énergies vers des buts spirituels qui ne sont pas de ce monde, si
tant est que le « matérialisme » ait réussi à prouver qu’ils sont une
impasse.
Il faudrait définir le contenu de la liberté syndicale et politique dans
l’esprit du pape, car dans beaucoup de domaines relevant pourtant aussi du
politique, son enseignement n’est guère celui de la liberté, ni même celui de
la tolérance, voire de la charité (ou de la bonté) Et d’abord sur le plan
sexuel et moral : bien comprise, cette liberté doit s’entendre comme celle de
suivre, pour l’amour du Père, ses commandements tels qu’ils sont interprétés
par l’Église catholique. Les doctrines sur les mœurs, avec celle sur la foi,
sont d’un domaine où le Saint Père jouit, selon certaines conditions, de
l’infaillibilité. Dans la bouche du pape, les paternelles admonestations ne
sont pas sujettes à discussion. L’Église catholique mène la lutte contre la
contraception et l’avortement : ce langage est tenu auprès de tous, y compris
les peuples du Tiers-Monde écrasés par une démographie galopante, au grand dam
des politiques, mais aussi auprès des porteurs du SIDA1 (même dans le couple légitime, la contraception ne doit pas être utilisée si
l’un des deux époux est séropositif). Au nom du respect de la volonté du Père,
il ne faut pas entraver ce que la nature a institué. L’amour humain, reflet de
l’amour divin, ne doit pas se complaire dans le plaisir (serait-ce narcissisme
?), mais ne se réaliser que dans la procréation, témoignage que la relation du
couple n’est pas une autre forme d’égoïsme. L’amour porté à ses enfants, de
même que celui des enfants envers leurs parents, ne doit pas être détourné de
l’amour divin, ni, surtout, de celui des chrétiens pour Dieu. Si certains
renoncent à l’amour humain pour se consacrer exclusivement à Dieu, il incombe
aux autres d’en faire l’axe véritable de leur vie, l’amour terrestre étant, à
terme, toujours décevant. Si la sexualité n’est pas, en soi, un péché, elle ne
doit en tous cas pas avoir le plaisir pour finalité. Ainsi, l’Église s’efforce
de prendre en compte, là comme dans d’autres domaines, celui de la foi y
compris, nombre d’éléments et de données pratiques inconciliables. Les
garde-fous ne manquent pas. Le caractère complexe et ambigu de la doctrine,
généralement établie par des célibataires, ouvre la porte à de multiples
interprétations, dont l’une d’elles peut tout à fait conduire à faire de la
sexualité un obstacle à la foi. Tout cela n’empêcherait pas de considérer avec
une certaine compréhension, voire compassion, les circonstances de la vie de
chacun. Seulement ces notions ne semblent guère sensibles au Saint Père ni aux
services du Vatican. Les évêques français se font rappeler à l’ordre s’ils
esquissent quelques avancées à ce sujet. Certains thuriféraires vont plus loin
: lors d’un colloque récent au Vatican sur le « sida », on n’a pas
hésité, sans, semble-t-il, provoquer de réaction, à parler de « providence
divine ». Aucune exhortation à la charité n’ayant été remarquée.
La compassion n’est donc guère de mise en matière sexuelle. Mais, si
l’Église peut définir les normes de ses fidèles, ses prétentions deviennent
exorbitantes quand elle les impose aux États et à ceux qui n’adhèrent pas à ses
préceptes. Il ne faut tuer ni fœtus, ni virtualité de contraception. Par contre
il existe toujours une doctrine de la « guerre juste », honorant le
soldat amené à combattre et à tuer (quels qu’en soient les instruments) pour le
bien. Sans doute faudrait-il y mettre un B majuscule. Et pour l’honneur.
L’Église catholique n’a d’ailleurs rien d’une démocratie : la hiérarchie
y est lourde pour ceux qui y sont directement soumis, tous les pouvoirs sont
concentrés entre les mains du même, déclaré infaillible depuis un siècle. Le
Saint Père n’a rien fait pour donner aux instances collégiales une place
privilégiée : il est vrai que s’y trouvait un nombre non négligeable d’évêques
ou d’ecclésiastiques « modernistes ». Pour y remédier, les évêques et
cardinaux choisis le sont systématiquement parmi les plus conservateurs. André
Frossard s’indigne à l’idée d’imposer une assemblée au pape, et indique,
patelin, que l’Église n’est rien, Dieu seul (qui a dû quelquefois regretter
cette création, dont beaucoup de fidèles, dans l’histoire, s’y sont perdus !),
est important.
À certaines périodes - dans les premiers siècles, puis à la fin du Moyen
Age - les conciles ont tenu une place prépondérante, progressivement et
rapidement effacée au profit du pape. Cette tentative de direction collégiale
de l’Église s’est située au moment où, partout en Europe, les communes
succombaient, où l’absolutisme rival se développait : l’époque n’était pas
favorable. Alors, les difficultés rencontrées et les excès ont servi de
justifications pratiques à la concentration des pouvoirs au bénéfice du pape.
Mis en schéma on obtiendrait une relation entretenue avec Dieu : Père/Fils -
Autorité/Amour.
Défendeur de cette conception hiérarchisée, autoritaire et unitaire de
l’Église, le pape combat vigoureusement certaines idées contemporaines et ceux
qui les soutiennent : le directeur d’Études, revue Jésuite connue pour une
relative liberté de ton et d’analyse face au Vatican, est limogé; les
théologiens considérés comme n’étant pas conformes au Dogme sont jugés selon
des usages évocateurs d’inquisition : utilisation de citations tronquées,
possibilité réduite de présenter sa défense, procédure secrète; enseignants,
médecins écartés sans ménagements....
La fin des années 70 a vu la rédaction d’un nouveau catéchisme qui
présentait l’histoire sainte, et notamment certains épisodes bibliques, ne se
référant pas à l’ordre de l’Ancien Testament, mais à celui de données
archéologiques et historiques : violemment critiqué, entre autres par le
Vatican, il fut retiré. De fait, il est imprudent de toucher au mythe : c’est
de l’étude et de la critique des textes, remettant en cause l’autorité de
l’Église, que naquit le Protestantisme. Plus tard, c’est du rejet de mythes
ébranlés qu’est sortie la science moderne.
Le pape a condamné les théologiens de la libération, désignés comme axés
sur les questions sociales, suspectés proches des marxistes, par l’insistance
mise sur les pauvres, l’organisation économique et sociale n’étant pas
étrangère à leur malheur. En faisant croire à un bonheur, à un possible salut
terrestre, détournant ainsi de la foi en la divinité, il pouvait entraîner
l’Église dans un combat séculier susceptible d’échec comparable à celui des
régimes socialistes (Cf. l’attitude envers les prêtres engagés auprès des
sandinistes).
Par ailleurs, l’engagement politique du clergé est condamné : dans divers
pays d’Amérique Latine (Haïti), des prêtres ou des religieuses n’ont pas été
soutenus, quand ils n’ont pas été carrément lâchés. Les « gardiens du
troupeau », les pasteurs doivent éviter de s’investir trop dans les
querelles séculières, si l’Église n’est pas directement en cause : dans les
pays de l’Est, elle a abrité certaines manifestations mais est restée en
retrait sur les questions strictement politiques. Notons que les circonstances
et la place de l’Église ne sont pas les mêmes par rapport aux instances
dirigeantes dans les pays d’Amérique Latine. Il est vrai, qu’à la différence
des pays athées militants de l’Europe de l’Est, les régimes en cause ne
combattent pas les églises.
Ce combat dépasse, évidemment, les frontières du clergé, au prix,
quelquefois, de contorsions remarquables. Le principal représentant du pape en
France, le Cardinal, récupère de manière curieuse la Révolution Française,
selon lui guidée par des principes chrétiens. Il s’en prend alors avec vigueur
aux philosophes du 18ème siècle, coupables d’avoir remis en cause l’Église et
d’avoir trop valorisé le monde. Ces philosophes sont pourtant à l’origine de la
Révolution ... et l’expérience de maints autres pays montre que l’Église n’a
guère favorisé le développement des droits …
En fait, l’ennemi principal est bien défini : l’incroyance. Dans son
homélie pascale, le pape parle de l’Afrique. Quand il exalte le travail
accompli par les volontaires en coopération dans ces pays, il parle des
« laïcs de toutes confessions » qui se dévouent pour le Sahel,
excluant ainsi les athées. Tous les socialistes, communistes, sans-étiquettes,
qui se sont dévoués et se dévouent encore pour des causes humanitaires
diverses, parce qu’ils pensaient dans leur libre-arbitre qu’ils devaient le
faire, que cela en valait la peine, tous ceux-là sont « oubliés » Cet
« oubli » n’est pas seulement polémique : au fond, le pape ne doit
pouvoir concevoir que l’on puisse se dévouer sans l’invitation divine, sans
abnégation d’origine transcendante, ou pire, sans la perspective de la
récompense ou du châtiment final (la religion n’est apparemment pas très
optimiste sur le comportement humain).
Le discours des religions implique fréquemment, en clair ou pas, qu’il ne
peut y avoir de morale, donc de sociétés organisées en dehors d’elle. Elle
fournit l’encadrement social et les valeurs nécessaires. Poussé à la limite, ce
raisonnement débouche sur un Maurras et sa religion conçue comme un moyen de
l’ordre social.
Le pape a réuni le 27 octobre 1986 autour de lui les représentants de
toutes les confessions, des protestants aux musulmans, des bouddhistes aux
indiens d’Amérique. Il visite la synagogue de Rome. Il sait distinguer ses
alliés objectifs, contrairement aux intégristes dont leur promoteur lui
reprochait ces rencontres. Fondamentalement, pense-t-il, tous participent de la
même fonction : défendre la spiritualité, défendre une morale définie par une
autorité divine, donner un sens à la vie En d’autres termes : rassurer, donner
une assurance-protection, une intelligibilité. Pour ce combat, le pape mobilise
ses meilleures troupes : il confie cette mission aux Jésuites, ce type de
mission étant depuis toujours leur raison d’exister. Cela lui permet
accessoirement de les reprendre en main, alors qu’ils lui étaient souvent
opposés. Toutefois, très en retrait sur l’œcuménisme; les rapprochements avec
les anglicans furent très prudents. Ces derniers ont d’ailleurs préféré prendre
leurs distances avec l’Église catholique en autorisant l’ordination des femmes,
véritable « chiffon rouge » pour le Vatican. Affirmant fortement
l’identité de l’Église, il inquiète ses partenaires éventuels - souvent, en
effet, ce repli sur le dogme, l’affirmation de ses caractéristiques, ne
masque-t-il pas la difficulté de vivre, d’accueillir le prochain ?
Car l’Église n’a rien perdu de son désir de puissance (mais peu de pères
acceptent de partager). Il est rarement possible de s’appuyer directement sur
le(s) Prince(s).aujourd’hui (même le roi des belges doit utiliser des méthodes
peu « catholiques » plutôt « jésuites » pour ne pas signer
une loi contre l’avortement). L’Église catholique utilise donc des moyens
indirects.
L’influence sur l’enfance et la jeunesse est un enjeu important : la
querelle sur l’école privée n’est pas seulement une opération politicienne, et
le débat sur l’enseignement religieux du mercredi également : parler d’un Père
omniscient dans les deux à des enfants, même à ceux qui sont là parce que les
parents n’ont rien d’autre à leur proposer, n’est pas neutre : il en restera
toujours quelque chose. À chaque voyage, le pape prend soin de rencontrer les
jeunes dans de grands rassemblements, de dialoguer avec quelques milliers de
spectateurs ! Ceux-ci sont représentés par des délégués qui ont le droit
de poser toutes les questions, même les plus impertinentes. Le Saint-Père ne
manque pas d’y répondre, avec bonté, mais surtout avec la fermeté et l’autorité
qui s’attachent à son siège.
La presse enfantine a également subi ses assauts (Pilote, bien malade il
est vrai en a fait les frais) : le Vatican, n’est pas derrière toutes les
opérations de cette nature, mais assure néanmoins de sa bienveillance. Il est
révélateur que cette influence soit envisageable.
À ces formes de contrôle s’ajoute la pression plus ou moins directe :
- anecdotiquement par exemple, celle des
évêques sur le gouvernement français pour qu’il ne subventionne pas la production
de « La dernière tentation du Christ » ;
- plus systématiquement, celle des clergés italien, irlandais, polonais
ou autres, dans les élections ;
- enfin l’intervention occulte : la bienveillance du pape pour l’Opus Dei
n’est pas un secret.
Désir non seulement de puissance, mais d’hégémonie : le jour de Pâques,
le pape dit : « Je vous souhaite une Victoire universelle dans le Christ
ressuscité ». À Prague, il parle de rassembler l’Europe autour de la
chrétienté, rappelant ses prédécesseurs, du 10° siècle à la Renaissance.
L’affaire du Carmel d’Auschwitz est une manifestation de cette volonté de
puissance : en priant sur place pour ceux qui ont été exterminés, l’Église
catholique s’approprie en quelque sorte l’événement (le projet d’anéantissement
des Juifs), et se charge de la rédemption. Le Primat de Pologne n’a d’ailleurs
jamais été désavoué par le Vatican pour son attitude et ses propos antisémites.
Dans un pays où elle domine largement, l’Église catholique ne met pas en
application les choix publics faits à Rome par le pape, peut-être parce qu’elle
n’a pas à composer avec une autre religion, à moins que ce ne soit parce
qu’elle craint de n’être pas écoutée.
Volonté et objectifs précis, sens politique, qualité médiatique, le pape
pense avoir des possibilités de faire avancer ses ambitions dans une société
déboussolée par la crise, les mutations économiques et sociales, la découverte
que le monde serait fini et menacé par quelque destruction, atomique ou
écologique. Mais a t-il des chances ? Ces dernières décennies, un vide a
succédé aux idées politiques qui structurent les discours et les espoirs,
(socialisme, social-démocratie, libéralisme même dans certains cas), qui a
permis à des minorités de réapparaître et d’occuper le terrain idéologique.
Mais qui suit réellement les enseignements, seraient-ils moraux, du pape
? La contraception est pratiquée par beaucoup de femmes qui se déclarent
catholiques, des États proches de l’Église légalisent l’avortement; même dans
des pays pauvres, les femmes réclament des moyens de limiter les grossesses
quand elles réalisent qu’en ville le nombre d’enfants n’est pas un atout.
Dans les pays de l’Est, certains pensent que la fin des régimes
communistes entraînera une croissance de la pratique religieuse, devenue plus
facile, mais elle ne pourrait être que temporaire, même en Pologne. Et
pourtant, la résurgence de l’antisémitisme en Pologne, que le pape l’ait ou non
voulu, fait subodorer une autre limite : l’adhésion à une religion dépend- elle
de son enseignement ? Ou des difficultés, des doutes que l’on éprouve : le
fidèle attrape ce qui l’attire, le rassure, ...amour divin... salut et met à l’écart ce qui ne répond pas à ses
besoins, surtout si les choses sont trop complexes ou trop subtiles - Mahomet
l’avait bien compris, qui a établi un dogme accessible, qui ne peut prêter à
discussion.
Aujourd’hui l’Église catholique, en danger de devenir minoritaire, est en
fait sur la défensive. Le succès des « grandes » religions a toujours
été fondé sur l’espoir qu’elles apportaient, surtout aux pauvres. Son attitude
en Amérique du Sud, principal point d’appui de l’Église dans le Tiers-Monde, ne
répond pas vraiment à cet objectif. Même si son enseignement est axé sur le
salut après la mort, le mode d’être des représentants de cette religion doit
rester en accord avec cet espoir. Or où sont les nouveaux Don Helder Camara ?
Voulant être conquérante dans son « pré carré », l’Église
catholique se replie, comme la société occidentale, sur elle-même, en pensant
surtout à défendre ses ouailles (à se défendre). Déjà, cette préoccupation à ne
pas se compromettre, l’a conduite à une attitude frileuse contre le nazisme.
Demain, qu’en sera-t-il ?
Le pape a projeté, un temps, d’aller au Liban, devenant ainsi un
véritable chef de guerre pour le camp chrétien : loin d’adopter une position de
compromis et d’apaisement, l’Église catholique, arguant de l’agressivité des
adversaires, appelle à la défense de la foi de l’Occident. Le pape faisait
référence explicite en Tchécoslovaquie à la lutte contre l’athéisme (communiste
par définition pour lui), mais d’autres se chargeront de l’étendre à d’autres
« dangers ».
L’Islam a sa « guerre sainte », mais la lecture de la Bible
n’est pas plus rassurante; les théologiens chrétiens expliquent quelquefois que
les combats évoqués sont contre soi-même, contre le péché que l’on porte en
soi. La tradition musulmane fait dire des choses semblables à Mahomet lui-même
au sujet du Djihad. Remarque : quel avenir se donne-t-on en faisant de sa vie
intérieure une guerre ? Un moyen de s’en sortir est souvent de la faire aux
autres.
L’histoire de son côté est au moins aussi sévère pour les chrétiens qui
ont massacré et refusé toute autre foi, que pour les musulmans, pas exempts de
tout reproches certes, mais dont les livres sacrés reconnaissent le droit à
d’autres croyances (moyennant paiement d’un impôt spécial, ainsi nombre de
juifs et de musulmans auraient aimé avoir cette possibilité en terre
chrétienne).
Notons enfin que la tentation, à laquelle certains souscrivent dans les
deux religions, chrétienne et islamique, de se partager les peuples et la
terre, de devenir les points de définition et de regroupement, peut nous
entraîner dans les pires catastrophes : la meilleure justification pour
utiliser l’arme nucléaire.
Tentons une interprétation, en toute modestie.
La libération des années 70 était certainement un malentendu : il n’est
pas vrai que l’on puisse tout faire, tous les désirs ne sont pas, par eux-mêmes
légitimes. II y a des censures, des interdictions : il s’agit de les accepter,
de les vivre. On ne peut les faire disparaître. À un moment, cette
« libération » supposée a été confrontée, la crise aidant, à
l’irruption du réel. Alors on recherche un protecteur, la sécurité paternelle.
Le langage de la religion chrétienne est sur ce plan étonnamment
révélateur, et les comportements aussi. Entre les fidèles qui se regroupent
autour du (Saint-) Père, et qui quelquefois sont prêts à le défendre par la
violence, lui et sa Mère, et le pape qui se conduit comme un père absolu, sûr de
son message et de sa foi, il y a quelques analogies frappantes avec le contenu
des textes de Freud rappelés au début de cet écrit. Remarquable, également,
l’entreprise de culpabilisation qui sous-tend une grande partie des
enseignements religieux, qu’ils soient dispensés par l’Église conservatrice à
laquelle il est fait référence ici, ou par celle issue des premiers temps de
Vatican II, dont les réalisations n’étaient pas forcément meilleures. Mais je
ne cache pas ma préférence pour l’Église de compassion de Jean XXIII et Paul
VI. Mon itinéraire en eut peut-être différent si elle s’était poursuivie.
Simultanément au renouveau du religieux se développent nationalisme et
xénophobie. Au risque d’être polémique, cette proximité est inquiétante. Y
aurait-il des liens?
Chacun trouve dans son histoire les motivations et les intérêts
conscients et inconscients, matériels et immatériels, qui conduisent à ces
comportements. Mais ces idées remettent fondamentalement en cause l’idée de
l’existence d’un être suprême. Loin de nous avoir créés à son image, n’est-ce
pas nous qui l’avons créé (le créons), sinon à notre image, du moins à celle de
nos interrogations et de nos peurs ?
Thierry Peyrard
Hiver 1990
1 Est à déplorer que seule la langue française ait, par
homophonie (cide = tuer), condamné, par ce sigle, l’épidémie
encore non maîtrisée à un aboutissement fatal [n.d.l.r.]