© Micheline Weinstein / 9-10 décembre 2012
À
Élisabeth Roudinesco
Suite à l’émission de 50’, Les matins de France Culture, le
07-12-2012
Paris, les 09-10 décembre 2012
Chère
Élisabeth,
l’avantage
relatif du courrier/mail, lorsque nous ne joignons pas un tiré à part à l’envoi
de nos travaux en pièce jointe à nos correspondants, est que nous pouvons nous
faire une vague idée de qui n’ouvre pas les documents placés sur notre site, et
ainsi qui ne les lit pas.
Le
phénomène n’est pas récent, il existe possiblement depuis l’invention de
l’écriture, simplement il s’est aggravé grâce à la multiplicité des outils
informatiques.
Comme
vous le savez j’ai, de tous temps, apprécié la qualité de vos publications, que
j’ai lues attentivement page après page et que j’ai annotées.
Je
me rappelle.
Lorsque,
en 1986-1987, fut éditée pour la première fois La bataille de cent ans • Histoire de la psychanalyse en France, sujet de votre thèse
universitaire et malgré, ou à cause de, son succès, des critiques peu
raffinées, en termes parfois violents, de basses algarades, fusèrent et
essaimèrent, qui émanaient aussi bien de quelques historiens professionnels
gravitant autour de la psychanalyse, que de certains groupements de
psychanalystes eux-mêmes.
Or,
il est probable que, sans lire cette somme, ils se soient simplement précipités
jusqu’à l’index des noms propres pour voir si le leur y figurait.
Je
suis d’autant plus à l’aise aujourd’hui pour revenir sur tout cela que le mien
- ainsi que celui d’autres psychanalystes que personnellement j’estime -, n’y
figure pas, non plus que dans la réédition de 2009, augmentée d’un Jacques Lacan.
À
l’époque, malgré le titre se détachant avec netteté sur la couverture du livre,
comme nombre de mes contemporains, j’avais commis le lapsus qui substituait “la
guerre de cent ans” à “la bataille de…”. Je le maintiens néanmoins un quart de
siècle plus tard car c’est bien toujours de guerre féroce qu’il s’agit, à la
ressemblance des foires d’empoignes politiques.
Françoise
Dolto, en 1987, avait nommé votre livre le
livre des transferts. De mon côté, j’aurais plutôt intitulé le sous-titre,
moins généraliste, Histoires de
psychanalystes et de leurs institutions.
Dans
le cours des derniers travaux publiés sur notre site, à ma modeste mesure, je
témoigne de mon respect envers les vôtres, et j’ai particulièrement isolé le
Colloque que vous avez présidé sur la question de l’autisme.
J’y
évoque aussi très brièvement nos divergences, lesquelles ne me
gênent pas, puisqu’elles me semblent au contraire nourrir l’évolution théorique
et clinique de la psychanalyse. Voici l’adresse de nos tous derniers travaux,
http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/livres/mariage%20gay.html
Venons-en
à ces divergences, pour lesquelles j’intercalerai ici en en-tête, une note
rapide de Paule Pérez,
Nous
sommes dans la question infinie de la représentation de la profession à de
multiples titres.
Problème,
si l’on veut, mais aussi bien sûr en cohérence avec la psychanalyse elle-même.
Pas
de cohésion dans la profession et le taux d’hétérogénéité atteint depuis
quelques années fait que nous sommes passés d’une pluralité hospitalière à une
cacophonie dogmatique et dogmatiste.
Nos
analysants le savent. Il me semble important d’insister sur ce point.
Je
m’en tiendrai ici seulement à l’émission mentionnée en sous-titre, Les matins de France Culture, ayant
comme sujet Le mariage pour tous.
Je
passe rapidement sur la thèse de Monique Isselé selon laquelle la psychanalyse
en France est seule celle de Lacan, laquelle ne serait pas faite pour être
thérapeutique. Serait-elle alors uniquement selon elle, disons, “socratique”,
désir de savoir ? Je me suis de longue date exprimée en ce domaine, et encore
début décembre 2012 dans ce recueil démocratique d’auteurs intitulé Au sujet du dit “mariage pour tous” et
thèmes voisins.
Plusieurs
de vos interventions m’ont bousculée.
•
Pour vous, la psychanalyse à l’heure actuelle, la question de ce “mariage pour
tous” ne serait pas une affaire de concepts. L’établissement des lois, les
diverses juridictions, ne seraient-ils donc pas élaborés à partir de concepts ?
•
Êtes-vous sûre que Freud, en nos temps modernes, eût souscrit à vos certitudes
quant à la nécessité d’intégrer une loi sur le “mariage pour tous” dans le Code
Civil, ainsi que vous l’avez affirmé ? Je me permets, toutefois résolument,
d’en douter.
•
Proclamer ouvertement qu’Anna Freud était homosexuelle (“pas comme maintenant”,
avez-vous ajouté) était-il pertinent ? Je pense vraiment qu’une telle
assertion, sans la moindre nuance, si l’on s’en réfère aux écrits d’Anna Freud
sur l’homosexualité, l’aurait stupéfiée par son indélicatesse, à l’époque
absolument contraire à l’éthique de la psychanalyse. En effet, tant Freud
qu’Anna Freud et leurs contemporains appliquaient ce principe fondamental de la
pratique psychanalytique, énoncé par le fondateur de la psychanalyse : “La sexualité de chaque être humain est son
affaire exclusivement privée” -, autrement dit, elle ne filtre pas hors la
séance d’analyse. Sur une sexualité censée être manifeste chez Anna Freud, se reporter à
mon hypothèse dans les travaux précités.
Certes,
il y eut des exceptions. Bien que périphérique, cela rappelle l’incident
sérieux survenu lors d’une autre indiscrétion touchant au corps de Freud, après
que l’un de ses proches eut éventé la découverte de son cancer. Freud y
répondit par : “De quel droit ?”.
Quand,
en psychanalyse, nous parlons d’amour qui, tels les anges, n’a pas de sexe,
devrions-nous fureter publiquement, ainsi font font font les enfants, dans les
conduites sexuelles privées, concrètes, d’autrui ?
Si
Freud a souligné que les enfants, avant la maturation de la phase œdipienne,
attribuent le même sexe, masculin, au garçon et à la fille, il n’a jamais
abandonné l'hypothèse d’une bisexualité originelle de chaque être humain. Selon
Freud, la sexualité s’oriente au cours de son évolution vers tel objet plutôt
que vers tel autre. Objet qui s’inscrirait, quant à
un versant homosexuel manifeste ultérieur, dans une exclusive préférence,
dérivant de l’autoérotisme infantile, pour les organes génitaux, avec le
plaisir qu’ils ont procuré. Ainsi,
Il
est fort possible que, dans ce “soi-même” pris comme objet préférentiel [dans l'autoérotisme infantile], les organes génitaux soient dès lors la
chose capitale.
L'étape
suivante conduit au choix d'un objet pourvu d'organes génitaux semblables,
c'est-à-dire au choix d'objet homosexuel, pour ensuite s'orienter vers
l'hétérosexualité.
Nous
considérons que les homosexuels devenus par la suite manifestes [Je souligne] ne se sont jamais libérés de cette exigence de voir l'objet
pourvu d'organes génitaux identiques aux leurs propres.
Comme
nous l'apprend la théorie de la sexualité infantile, que des organes génitaux
identiques soient initialement attribués aux 2 sexes, exerce sans doute une
influence considérable.
Là
encore, Freud reconnaît, avec l’honnêteté intellectuelle qui le caractérise,
que ses observations ne portent que sur la sexualité masculine, par
méconnaissance de la sexualité féminine.
À
propos d’objet préférentiel, peut-être
serait-il intéressant aussi de continuer d’interroger cette évidence que la
sexualité féminine n’est pas la sexualité masculine, homo ou hétéro, pas plus
dans la psyché que dans les pratiques.
Le
fait que des hommes et des femmes exercent parfois leur sexualité de façon semblable, participerait-il
d’une tessiture à élargir, où ils s’éprouveraient, non sans intime raison,
comme quelqu’un d’autre, quelqu’un de l’autre sexe ? Cela permettrait-il alors
d’éclairer sur ce que l’on qualifie couramment de composantes invariantes -
seule leur intensité les singularise -, féminines chez l’homme, masculines chez
la femme ?
Bref,
ces questions ne relevant pas du projet gouvernemental de légifération du
“mariage pour tous”, nous ne nous attarderons pas sur les multiples formes
concrètes qu’empruntent les pratiques sexuelles.
Encore
que.
Avant
de conclure, pour aérer, voici un petit écho de rue, favorable aux nouvelles
dispositions, transmis par Eva Talineau,
Conversation
chez le coiffeur : une dame à la “technicienne” qui faisait sa couleur :
-
Vous en pensez-quoi, vous, de ce “mariage pour tous” ?
[Aparté
d’Eva : déjà que cela soit passé ainsi dans le langage courant, c'est une
victoire de la propagande…]
-
Ah, ben il paraît qu'ils le font partout, maintenant, que voulez-vous, il faut
bien suivre le progrès, on va pas être à la traîne… ils y ont droit, comme tout
le monde…
[E. T. à
moi - Bref, un sketch d'Anne Roumanov… La lettre de ce député qui voudrait
pouvoir voter selon sa conviction me semble frappée au coin du bon sens. Je ne
l'ai vue relayée nulle part que sur votre site.]
Nous ne cheminerons pas plus avant sur les
terres du juridique et du politique, lesquelles ne nous intéressent qu’à notre
titre de citoyennes et de citoyens. L’esprit de démocratie veut que, le 13
janvier 2013, à la manifestation contre le dit “mariage pour tous”, s’y
montreront aussi, parmi les manifestants de toutes provenances, les
intégristes, les ultras…
Pour ce qu’il en est de l’“égalité des droits”,
je suis de celles et ceux qui auraient choisi le terme d’“équité”. Le concept
d’“égalité” me semble inapproprié. Je ne sais plus où, j’avais écrit que, si
l’on pouvait modifier le grand pavois “Liberté égalité fraternité” par “Liberté
équité solidarité”, cela me conviendrait plutôt bien.
Côté
“mariage pour tous”, ce que l’on entend le plus souvent à ce propos ces
temps-ci, c’est l’intitulé “mariage gay”. Déjà que “mariage”, comme l’a relevé
Paule, vient de très loin, de la racine latine “mas”, qui signifie “mâle”,
voilà que, de nouveau, avec le “gay”, la femme menace
de disparaître.
Quant
à l’imposition d’une loi, sur le fond des choses cela ne changera rien à ce
que nous avons choisi de faire de notre vie. Cependant, une loi édictée sans
consultation du peuple et de ses élus de tous bords, témoigne-t-elle de
l’aboutissement d’un projet vraiment démocratique ?
Chère
Élisabeth, toujours très cordialement,
m. w.
Addenda
2 janvier 2013
Occupée par d’autres travaux, il fallut que Nicole
François insiste régulièrement depuis plus de trois
semaines pour que je recentre l’attention sur ma lettre des 9-10
décembre 2012 à Élisabeth Roudinesco.
Nicole,
interloquée, me répétait : “Tu as entendu ce
qu’E. R. dit du Complexe d’Œdipe ?”
Je me suis alors rappelé (à l’ordre !) qu’en
effet, médusée à ce moment de l’émission,
j’avais fermé les écoutilles, pour ne pas entendre ce qui
allait suivre.
Je viens donc de réécouter ce passage, que les lectrices
et lecteurs intéressés trouveront à cette adresse,
http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4548165
Brice Couturier, journaliste,
écrivain, producteur à France Culture, dont personne ne
contestera l’honnêteté intellectuelle pas plus que son
érudition, interroge avec pertinence E. R. sur un point fondamental,
celui du devenir du Complexe d’Œdipe, dont il pense qu’il
faudra faire le deuil si les nouvelles dispositions consécutives au
mariage des homosexuels entraînant leur droit à fonder comme tout
le monde une famille entrent en application.
C’est
alors qu’avec une certaine hauteur E. R. renvoie sans ménagement
Brice Couturier à ce qu’elle tient pour une ignorance de
l’œuvre de l’historienne et réplique, non sans avoir au
préalable donné un coup de griffe à ses contemporains
psychanalystes : “Freud n’a jamais écrit une ligne sur le
Complexe d’Œdipe… aucun de ses écrits n’est
intitulé Le Complexe
d’Œdipe” .
Revenons
un instant sur cette appellation de “complexe”, avec lequel, en
effet, Freud s’est essayé sans enthousiasme à plusieurs
reprises pour se montrer plus que réticent devant son usage.
Ainsi,
pour ne relever que deux exemples, écrit-il au Pasteur Pfister en 1910,
Il faut être très prudent avec les
complexes. Autant ce concept est utile dans son maniement et diverses
démonstrations, autant il faut veiller à toujours lui substituer
ce qui se cache derrière lui […] Il est vraiment trop vague et
trop inadéquat.
Ainsi
note-t-il également en 1914 dans « Sur l’histoire du
mouvement analytique »,
On se mit à parler couramment dans les milieux
analytiques de “retour de complexes”, là où on
pensait au “retour du refoulé” où l'on
s’habitua à dire “J’éprouve un complexe
à son égard”, là où on devrait dire
correctement “J’éprouve une résistance”.
C’est
ainsi que Freud en est venu à réserver le concept de
“complexe” exclusivement au Complexe d’Œdipe,
désignation que l’on pourrait qualifier de nucléaire pour
l’ensemble de son œuvre.
Le
Complexe d’Œdipe est nommé en tant que tel et
développé par Freud dans tous ses écrits et interventions (cf. les
« Minutes… », les « Conférences…
»… …), y compris dans sa correspondance avec ses
interlocuteurs privilégiés, de 1912 à 1938.
Nous
ne pouvons hélas commenter la référence par Freud au
Complexe d’Œdipe dans toute son œuvre, cela exige un travail en
profondeur que, nous l’espérons, nos contemporains effectuent
individuellement ou en petits groupes comme un outil nécessaire à
notre pratique.
Retenons
ici simplement quelques dates.
[…]
En
1914, Freud l’ajoute en note dans « L’analyse du
rêve » [Die Taumdeutung].
En
1919, Freud l’ajoute en note dans « Un souvenir d’enfance de
Léonard de Vinci »
En
1920, Freud l’ajoute en note dans les « Trois Essais »,
où il précise “C’est sur le Complexe
d’Œdipe que se séparent les alliés et les adversaires
de la psychanalyse”.
En
1924, dans « La vie sexuelle », Freud intitule son chapitre VIII, Le
déclin du Complexe d’Œdipe.
[…]
Enfin,
en 1938, le chapitre VII de l’« Abrégé de
psychanalyse », intitulé Un exemple du travail psychanalytique, est entièrement centré sur
l’analyse du Complexe d’Œdipe en ces termes,
…ainsi, plus d’un siècle avant
l’apparition de la psychanalyse, le philosophe français Diderot
avait témoigné du sens et de la portée du Complexe
d’Œdipe en formulant ce qui différencie les temps
archaïques de ceux que l’on désigne par civilisés :
“Si le petit sauvage” écrit
[Diderot], “était abandonné à lui-même,
qu’il conservât toute son imbécillité et qu’il
réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence
des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou à son
père et coucherait avec sa mère”.
J’ose dire que si la
psychanalyse n’avait à son actif que se féliciter de la
découverte du Complexe d’Œdipe, cela suffirait à ce
qu’elle soit intégrée par le genre humain à ses
acquisitions inestimables.
L’avant-dernier chapitre de
l’« Abrégé… », Freud développe une
fois encore ce qu’il en est du clivage du Moi opéré chez
l’enfant lui permettant d’opposer un déni devant la
réalité du monde extérieur qui ne lui est pas acceptable.
Enfin,
le dernier chapitre, Le monde intérieur [plus précisément “le for
intérieur”, le tribunal de la conscience], in-achève
l’« Abrégé… » sur l’autocratie
de cette instance désignée par Surmoi, lequel est
éprouvé chez l’enfant comme juge absolu de sa conscience,
de ses actes, de ses pensées, de ses intentions,
Rappelons-nous que le héros de la
légende d’Œdipe se sent redevable de ses actes et
s’inflige à lui-même son châtiment […] En fait,
le Surmoi est l’héritier du Complexe d’Œdipe, mais ne
se développera qu’après sa résolution. Son inflexible rigidité ne
relève pas d’un archétype réel, mais répond
à l’intensité des forces de défense
déployées pour ne pas succomber à la séduction
qu’offre le Complexe d’Œdipe
M. W. 1er janvier 2013