« On ne supporte plus le malheur»
Jacques Sédat, psychanalyste, auteur de La Première analyse d’hystérique (éd. ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON), et de Freud (Armand Colin).
« Actuellement, l’idéologie de l’estime de soi se révèle très entrepreneuriale et liée au culte de la performance.
L’estime de soi n’est plus tant l’estime de soi-même que l’image qu’on doit en donner aux autres.
Donc, il faut être performant physiquement, sexuellement, socialement, à la maison, au travail, partout, tout le temps. Il s’agit de colmater la moindre faille en écartant d’un revers de main tous les éléments contingents de l’existence - séparation, échec, deuil - devant lesquels cette performance cesse. On vous demande d’être blindé et apathique au sens des stoïciens, c’est-à-dire en inhibant toute sensibilité.
Autrefois, les conditions socio-économiques faisaient que la majorité des gens tentaient de subsister, pas de vivre pleinement. Aujourd’hui, les modèles élitistes s’adressent à tout le monde alors même que les individus sont très malmenés socialement.
On ne supporte plus le malheur. Un seul statut, l’homme sain, bien portant, au moral d’acier, et tout le reste - enfant handicapé, vieillard, chômeur, faible - est mis à l’écart, pathologisé. J’entends les gens se féliciter d’avoir “vite fait un bon deuil”. Il faut faire le “bon” deuil et le faire “vite”. Deux paramètres qui escamotent le travail psychique. Pour le psychanalyste l’estime de soi relève du mot allemand Selbstgefühl, la capacité de se ressentir soi-même.
Il y a une dimension affective que l’on ne retrouve pas dans la définition classique française. Quand l’image de soi est défaillante, il y a tout un travail d’analyse à mettre en route pour qu’un individu revisite sa propre histoire et se dégage de tous les rôles que lui ont assignés ses proches. Construire l’estime de soi, c’est se réapproprier son histoire, acquérir la capacité d’être bien avec soi-même et gérer alors sans les nier tous les problèmes contingents qui sont le fait de l’humanité : la souffrance, la maladie, la séparation, le deuil. Rien n’est plus terrifiant que de gommer l’aléatoire, l’imprévisible. »