© Jacques
Sédat / 25 avril 2001-2 août 2015
Lacan l’inventeur
du « réel »
par
Jacques Sédat
Entretien avec La Croix
Commémoration,
le 25 avril 2001, du 100e anniversaire de la naissance de Lacan
Lacan l’inventeur du « réel ». Il y a cent ans, le
13 avril 1901, naissait Jacques Lacan. Partant d’une relecture attentive du
corpus freudien, nourrie de philosophie, sa réflexion allait marquer
profondément la théorie et la pratique analytiques en France et dans les pays
latins. Vingt ans après sa mort, en 1981, que reste-t-il de Lacan ? Le
psychanalyste Jacques Sédat restitue pour nous le cheminement de la pensée lacanienne et en évalue la
postérité. Interview de Jacques Sédat.
Psychanalyste, secrétaire général de l’Association internationale d’histoire
de la psychanalyse
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Auteur
: CROM Nathalie
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Quelles relations Lacan entretenait-il avec la
pensée et les écrits de Freud ?
Jacques Sédat 1 : Lacan considérait les
écrits de Freud comme des textes à interpréter, et non comme un dogme
intouchable. La pensée de Freud elle-même n’a cessé d’évoluer, en fonction de
sa réflexion sur la culture. La guerre de 1914 a été déterminante pour
accentuer le pessimisme freudien et l’a amené à changer aussi sa pratique
analytique. Il est donc impossible de trouver un dogme freudien. Lacan, dans
son rapport à Freud, se situe non pas dans ce qu’on pourrait appeler un
fondamentalisme, mais dans la position subjective de l’interprète.
La première
phase du séminaire de Lacan, de 1953 à 1964, qui était une relecture de Freud,
a été très importante pour rafraîchir Freud et retrouver des intuitions
freudiennes qui avaient été un peu oubliées, au profit d’une forme de ritualisation
de l’analyse : la durée des séances, la durée de la cure... Ce fut, de la part
de Lacan, un vrai apport intellectuel, enrichi par sa très grande culture
philosophique. On peut dire que son commentaire de Freud est en grande partie
déterminé par le mode d’interprétation de Hegel qu’avait fait Kojève, dont il
avait suivi le séminaire entre 1935 et 1938, aux côtés de Merleau-Ponty, de
Sartre, d’Eric Weil, de Raymond Aron, du P. Fessard... Lacan a été très marqué
par cela. Lors de ses séminaires, Lacan avait un style très oral, il était dans
le surgissement de la pensée, l’hésitation, le tâtonnement devant l’interprétation,
et dans une grande improvisation aussi, à partir d’un simple canevas écrit.
Est-ce à dire qu’avant Lacan, on ne lisait pas
Freud ?
Jacques Sédat - Les
principales traductions de Freud en français - en dehors de celles,
excellentes, de Marie Bonaparte avant-guerre - ont été faites dans les années
50, après 1955 même. C’était au moment où la psychanalyse renaissait en France.
Lacan s’inscrit dans ce contexte.
Quel est l’apport de Lacan, à partir de ce
retour aux textes freudiens ?
Jacques Sédat - La pratique
analytique avant-guerre restait relativement psychiatrique. Elle s’attachait
essentiellement à l’interprétation des rêves, à l’interprétation du
comportement des gens, en vue d’une résolution symptomatique plutôt que d’une
analyse des formations qui avaient conduit à ces symptômes. Le retour de Lacan
à Freud, c’est le retour aux mots mêmes dans lesquels les gens racontent leur
histoire, aux manifestations langagières de l’inconscient. Quand on prend au
mot le texte que donne le patient lors des séances, on est beaucoup plus
sensible aux manifestations de l’inconscient, à ses lapsus, à ses oublis, et
donc aux processus inconscients qui ont conduit à la formation des symptômes.
Avec Lacan,
on a donc un renouvellement de la pratique psychanalytique, qui tend à
revisiter la préhistoire du sujet, son histoire infantile, pour retrouver l’origine
des symptômes qu’il manifeste. Ce changement de la pratique psychanalytique va
entraîner l’allongement de la durée des analyses.
Après cette phase de relecture de Freud, il
élabore aussi ses propres théories ?
Jacques Sédat - En 1953,
Lacan prononce une conférence qui s’appelle : « Le réel, le symbolique et l’imaginaire (RSI) », dans laquelle il
montre que ces trois paramètres permettent de penser la psychanalyse, le
symptôme, la cure. C’est un très grand apport de Lacan à la théorie
psychanalytique. Le réel, c’est ce qui n’est pas symbolisable, ce qui n’est pas
atteignable, susceptible d’être conceptualisé. Le réel, c’est l’impossible, ce
qui résiste à la rationalité. C’est un concept où l’on retrouve l’influence de
la pensée aristotélicienne, l’influence de Kojève aussi, qui disait : “Le réel,
c’est ce qui résiste.”
Le
symbolique, Lacan le prend chez Lévi-Strauss, qui était son ami. La pensée
symbolique organise la société : ce sont les systèmes de parenté, d’alliances,
de filiation. Le symbolique, c’est ce qui constitue un sujet : on est fils de,
mère de, marié à... L’imaginaire, enfin, c’est la faculté d’imagination qui est
la possibilité pour le sujet d’échapper à la contrainte du symbolique, de
“tricher ” avec le réel et le symbolique. On est là dans le registre du rêve,
du fantasme.
Chez Freud, l’imaginaire
et le symbolique existent ; le concept de réel, en revanche, si on le trouve
chez Freud, n’a pas le même contenu que celui que lui donne Lacan. L’établissement
de ces trois catégories représente une très grande nouveauté.
Que reste-t-il de son éducation chrétienne
dans sa pensée ?
Jacques Sédat - Lacan
appartient à une famille chrétienne du côté de sa mère. Au collège Stanislas,
il a eu pour professeur Jean Baruzi, spécialiste de Spinoza et de Jean de la
Croix. On peut penser qu’il a perdu la foi assez rapidement. Mais de toute
façon, on ne peut pas concevoir une démarche psychanalytique sans un arrière-fond
judéo-chrétien. La psychanalyse ne pouvait naître que dans un monde judéo-chrétien,
dans lequel la pensée est toujours placée sous le signe de la finitude et du
relatif. Dans une perspective aussi bien juive que chrétienne que
psychanalytique, le sens est toujours à faire. Quand je fais une analyse, je
revisite mon histoire, et je lui donne un autre sens que les événements que j’ai
pu subir. Donc, j’échappe à une certaine fatalité. La parole sédimente ou
rassemble quelque chose du langage d’une façon subjective, personnelle. La
psychanalyse est une pratique qui ne pouvait exister ni en Chine ni dans la
Grèce antique, par exemple. Il faut qu’il y ait émergence du sujet. Là où le
groupe prend le pas sur le sujet, là où l’individu ne peut pas émerger et se
différencier, il n’y a pas de psychanalyse possible.
Lacan écrit, dans « L’Étourdit », en
1972 : “Rien ne prévaudra sur l’Église jusqu’à la fin des temps.” Que faut-il
comprendre par là ?
Jacques Sédat - Lacan
pensait qu’il fallait prendre en compte la capacité de l’Église à transmettre
la culture. Ce sont les moines qui ont transmis les cultures grecque et latine.
Et l’Église a duré, alors que toutes les civilisations disparaissent. Or, pour
Lacan, la psychanalyse n’était pas seulement le processus qui consiste à
permettre à un sujet d’aller au maximum de sa subjectivation. À ses yeux, la
psychanalyse a également à transmettre quelque chose, contre la civilisation de
masse dans laquelle on se trouve.
C’est le
moment où il est en train d’inventer le « mathème », qui est pour lui un
signe algorithmique qui permet une transmission intégrale de la pensée
psychanalytique. C’est en quelque sorte le moment où apparaît le troisième
Lacan : il y a eu le Lacan du rapport à Freud ; puis le Lacan qui, à partir du
« RSI », élabore une vision originale de la psychanalyse ; le troisième Lacan
intervient avec le mathème, où il prend le modèle de l’Église catholique comme
transmission intégrale de la culture, pour tenter de faire de la psychanalyse
et du discours psychanalytique qui est le sien quelque chose d’intégralement
transmissible.
Comment jugez-vous de la postérité de Lacan ?
Jacques Sédat - Il faisait
partie, avec Barthes, Foucault, Althusser, des grands intellectuels d’après
1968. Avant 1968, il avait une notoriété dans des milieux restreints. Mais sa
position reste difficile, encore aujourd’hui, dans le monde anglo-saxon, et son
rayonnement touche plutôt les pays latins. Car Lacan est un phénomène
linguistique : sa réflexion porte sur le langage bien plus qu’elle n’est axée
sur la psychopathologie d’origine médicale. Sa difficulté aura toujours été de
se faire reconnaître par l’Association psychanalytique internationale (API),
fondée par Freud et devenue essentiellement anglo-saxonne avec l’exil de ce
dernier à Londres, en 1938.
Les
controverses qu’il a suscitées et suscite encore sont plus liées à sa
personnalité, à son ego très développé, qu’à sa pensée. Il a une vraie stature
de penseur, curieux de tout, qui a rencontré tous les grands esprits de son
temps, qui a fréquenté les créateurs, car toutes les manifestations de l’esprit
qui témoignent d’une subjectivité singulière l’intéressaient.
1 Jacques Sédat est aussi membre d’Espace
analytique, éditeur chez Tchou de la collection « Les Introuvables de la
psychanalyse », auteur de Retour à Lacan
?, Fayard, 1981.
Dernier livre paru : Freud, Armand Colin, coll. « Synthèse-Philosophie
».