Psychanalyse et idéologie

Siegfried Bernfeld • De la formation analytique

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Micheline Weinstein pour la traduction • Avril 2000

 

[Fin avril 2016 • Cette traduction fut “empruntée” à mon insu en 2013 et placée sur le site d’un collègue peu élégant, sans que mon nom ni mon copyright d’avril 2000 ne soient mentionnés. M. W.]

 

 

Siegfried Bernfeld

 

De la formation analytique

 

 

Introduction, par Rudolf Ekstein, Ph. D.

 

     Il y a dix ans, le 10 novembre 1952, quelques mois avant sa mort le 2 avril 1953, Siegfried Bernfeld présentait ses derniers travaux devant l’Institut et la Société Psychanalytique de San Francisco. Les apports de ce maître en psychanalyse depuis 30 ans, intéressaient, comme on pouvait s’y attendre, la question de la formation psychanalytique. Bernfeld, par ses écrits, pour sa recherche de la vérité, aussi pénible fût-elle, par son intégrité scientifique et l’honnêteté qui lui était propre, de même que pour son profond engagement dans la psychanalyse, avait marqué des générations de jeunes analystes qui s’étaient formés auprès de lui ou qui le connaissaient. Il parlait sans compter, de lui-même ou des autres, avec franchise et passion. Son ultime essai témoigne de ces qualités. Et pourtant j’ai beaucoup hésité avant d’établir son manuscrit pour la publication.

     Bernfeld aurait lui-même rédigé ce texte dans cette perspective que nous n’y trouverions sans doute pas les remarques autobiographiques. Le caractère de cet écrit en eût été sensiblement différent, exercé qu’il était à traduire sa pensée en termes justes et intelligibles. Tel quel, ce document reflète le souci que les problèmes posés par la formation psychanalytique causaient à Bernfeld.

     Il était d’usage chez Bernfeld d’improviser en public, mais nous possédions une première ébauche de son exposé, ainsi que quelques corrections de sa main. J’avais également à ma disposition un manuscrit presque identique, établi par Bernice Engle et Peter Paret, à partir de notes prises par plusieurs per­sonnes de son auditoire, et par la sténographie.

     Je n’ai apporté que peu de modifications au texte, changeant ça ou là un mot, afin de m’assurer que sa pensée est fidèlement interprétée. J’ai volontairement omis quelques répétitions. J’ai laissé certaines anecdotes et expressions qu’il aurait probablement ôtées de la version imprimée du texte, dans la mesure où elles gardaient à son style personnel toute sa saveur et restituaient un formidable talent pour faire passer à son auditoire, en langue parlée, tant ses idées que sa perception des choses.

     Le lecteur le constatera, au-delà de son intérêt historique et épistémologique, cette allocution méritait d’être publiée pour le contenu de la pensée et pour les observations que Bernfeld n’a pas eu le temps d’établir avec sa précision habituelle.

      Aujourd’hui encore, dix ans après, nous sommes, tout comme alors, confrontés à ces mêmes problèmes qui le préoccupaient tant à l’époque. Étaient-ils déjà différents de ceux qu’il décrivait dans l’un de ses premiers livres, publié en 1925, Sisyphe ou les limites de l’enseignement ? [1] Ce sont des questions perçues de la façon la plus aiguë, par quelqu’un dont l’identification première portait plus sur le processus même de l’enseignement que sur un dispositif de formation. Deux ans avant cet exposé - le 10 janvier 1950 -, après une discussion approfondie à Orinda entre les membres de la Commission d’Enseignement de l’Institut de Psychanalyse de San Francisco, il adressait une lettre au Comité de Formation, dans laquelle il proposait, en quatorze points, un Institut Libre. Motion pour un dispositif de formation idéale, l’Institut Libre était une tentative de parer les dangers d’institutionnalisation. Et, comme dans toute Utopie, il évoquait là, lors de sa dernière conférence devant la Société, un retour aux jours anciens des premiers pionniers.

     Dans le “point 14” de son adresse, il dit : “Actuellement, la plupart des psychanalystes souhaitent maintenir la formation, intégrée à une structure psychanalytique planifiée. Certains de leurs mobiles et arguments, je le pense, méritent réflexion. Il semble donc plus sage de considérer, dans un premier temps, le programme de L’Institut Libre comme une sorte de principe régulateur et de n’introduire, dans la structure actuelle, que certaines de ses particularités, afin d’évaluer les progrès qui pourraient en résulter pour le fonctionnement de notre institut.”

     Certains psychanalystes ont cru voir en cet article sa conviction que les débats dans les comités de formation étaient devenus stériles. Il aurait donc démissionné du comité de formation, pour ainsi être libre de présenter son ultime exposé devant la Société comme s’il était un étudiant parmi d’autres. Par cette mesure, il aurait résisté à la tendance dominante de ce pays en matière de formation psychanalytique.

     Je préfère aborder sa critique, et le scepticisme qu’il manifestait, par une autre voie. En vérité, je ne pense pas qu’il se soit jamais réellement identifié au type d’enseignement psychanalytique qu’il décrit dans ses commentaires autobiographiques concernant sa formation auprès de Freud. D’ailleurs, dès les débuts de sa pratique comme jeune analyste, il choisit d’aménager son analyse personnelle à sa façon, et ultérieurement sa formation, bien qu’elles aillent à l’encontre du contexte socio-historique d’alors, complètement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, particulièrement ici en Amérique.

     C’est dans le même esprit, et pour les mêmes raisons, qu’il s’oppose à la mise en place d’une école qui gérerait la formation, comme il le fit dès les débuts de sa pratique et de sa contribution à l’enseignement, contre les structures scolaires autoritaires. Plutôt qu’un système de formation centré sur l’enseignant, il préconise un processus d’éducation nouvelle centré sur l’étudiant. Son apport comme enseignant, sa perception des adolescents, des enfants et des apprentis analystes montre que, fondamentalement, c’est à eux qu’il s’identifiait et non à l’autorité des adultes ou à la structure institutionnelle.

     Les dix années qui viennent de s’écouler depuis cette conférence, connurent maintes discussions sur la formation, et nombre d’analystes se trouvèrent plongés dans une sérieuse remise en cause de multiples questions connexes, incluant celles que Bernfeld soulevait. J’en citerai quelques unes : les études sur la supervision récemment résumées par DeBell [2] , l’étude de Lewin et Ross sur les divers aspects de la formation dans leur Formation psychanalytique aux États-Unis [3], les études sur la sélection de Holt et Luborsky [4] , l’enseignement de la technique discuté par Ekstein et par Ekstein et Wallerstein [5] , qui suggèrent que les techniques de supervision soient reconsidérées de sorte qu’elles ne se traduisent pas en termes de “centrées sur l’enseignant” ou “centrées sur l’étudiant”, mais en termes de techniques “centrées sur le processus.”

     Dans l’ensemble toutefois, les problèmes évoqués, ceux-là et d’autres aussi, continuent de nous préoccuper et exigent toujours de nous un style d’investigation honnête et rigoureux, comparable à celui de Bernfeld.

     Son Institut Libre, réminiscence de l’époque des premiers pionniers qui travaillaient en très petits groupes, est un argument essentiel pour maintenir l’esprit de la formation psychanalytique. Bernfeld craignait que les considérations administratives, les luttes sur les conditions minimales requises, les politiques d’admission etc., ne supplantent l’intention d’origine qui était de transmettre la psychanalyse classique en tant que science créatrice et en devenir. Dans les moments de pessimisme, nous craignons tous qu’une sorte de “Loi de Parkinson” produise inévitablement un nombre toujours croissant de comités et sous-comités, créant un appareil administratif qui étouffe l’intention d’origine. Dès lors, conformément à cette loi, l’administration, plutôt que de promouvoir la formation, l’enseignement et la recherche, devient inéluctablement une fin en soi. Toutefois, l’ultime et énergique conférence de Bernfeld devant la Société Psychanalytique de San Francisco me permet d’affirmer qu’il n’était pas réellement pessimiste et qu’il refusait d’accepter ce genre de processus d’institutionnalisation comme une loi universelle, mais qu’il le voyait plutôt comme une crise de croissance transitoire susceptible d’être résolue, à condition que les enseignants et les administratifs rendent leurs fonctions complémentaires et soient d’accord sur les objectifs fondamentaux.

     Je pense que la plupart de ses collègues de San Francisco et de ses étudiants l’entendirent ainsi. L’invitation à la première conférence donnée à sa mémoire, offerte par Ernst Kris en 1954, parle de Bernfeld comme de l’un parmi “ceux de la deuxième génération de psychanalystes, formés dans la tradition de Sigmund Freud, qui, arrachés à leur appartenance européenne, sont venus enrichir la vie intellectuelle de ce pays par leur enseignement, leurs écrits et leurs recherches.” Les contributions scientifiques du Docteur Bernfeld dans les domaines de l’éducation, de la psychologie de l’enfant, de la théorie psychanalytique, ainsi qu’à la biographie et à l’entourage de Sigmund Freud sont internationalement reconnues... Depuis la dernière décennie, ses collègues de la Société Psychanalytique de San Francisco, les psychanalystes et les étudiants formés à l’Institut Psychanalytique de San Francisco, se sont familiarisés avec l’honnêteté intellectuelle et l’intégrité que Bernfeld incarnait et les ont prises pour modèles, de même que son dévouement à la science et à l’art de la psychanalyse.

 

Rudolf  Ekstein, PH. D.

 

Siegfried Bernfeld

 

De  la  formation  analytique

 

     Ce soir, je vous propose de réfléchir à la question suivante : comment devrait-on enseigner la psychanalyse ? Sous cette forme, évidemment, mon invitation laisse entendre que je ne suis pas satisfait de l’analyse telle qu’elle est actuellement enseignée dans les instituts de par le monde ; je suis en effet très sceptique quant à notre programme de formation psychanalytique et à nos méthodes.

     J’ai travaillé avec plusieurs instituts : Vienne, Berlin et San Francisco. J’ai passé assez de temps à Londres et à Paris, et, à l’occasion, je fus relativement proche des groupes de Budapest et de Los Angeles, pour pouvoir me faire une idée claire du travail de formation entrepris dans ces instituts. Pour être tout à fait exact, je ne me suis jamais identifié à aucun de ces groupes, mais, et depuis maintenant trente ans, j’ai passé une bonne partie de ma vie professionnelle à enseigner aux apprentis analystes et à les analyser. Il est possible que cette position, quelque peu en marge des instituts, m’ait donné une vue d’ensemble de leur structure et de leur fonction plus claire que si j’avais contribué à la politique de gestion administrative et à élaborer des programmes ; je dois dire d’ailleurs que j’enseignais la psychanalyse longtemps avant qu’aucun institut ne fut créé. Par la suite, et pour une courte période, j’ai pris part aux discussions et aux empoignades qui aboutirent à l’organisation formelle des écoles analytiques, ce qui m’a permis de les observer. Parmi les analystes qui construisirent notre système de formation avec tant de soin et d’énergie, quelques-uns pourront réfuter certaines des critiques qui vont suivre. En soulignant mon statut de vétéran, je m’attends à ce qu’ils balaient aisément, d’un haussement d’épaules, mes observations : “ces arguments étaient valables dans les années 20 ; aujourd’hui, ils sont terriblement passés de mode.” Mais si j’avance ces faits autobiographiques, c’est aussi pour vous impressionner lourdement par mon âge et mon expérience : il se peut que j’aie besoin de votre “transfert” ce soir. Je serai amené à évoquer des choses désagréables, dont certaines n’ont peut-être jamais été dites auparavant, du moins de la tribune d’une société psychanalytique.

     Nos instituts se sont développés de façon impressionnante en nombre, en taille et en complexité administrative. Sur trente ans d’existence, le contenu des programmes a peu évolué et ne s’est guère modifié. En fait, rien n’a changé depuis le début, quand la triade composée de l’analyse personnelle, l’analyse didactique et les séminaires fut instaurée. Les attentes relatives aux résultats du système de formation de l’institut sont demeurées telles quelles, de même que les modalités de conduite de la supervision et des séminaires. Alors que la psychanalyse révolutionnait l’enseignement et la relation étudiant/enseignant, les instituts continuaient de fonctionner sur un système d’enseignement pré-psychanalytique, entièrement centré sur l’enseignant et dominé par des questions administratives et de politique. L’idée d’une méthode centrée sur l’étudiant est complètement étrangère à nos instituts ; bien pis, les questions locales de politique et d’administration sont presque exclusivement décidées par un comité national, selon les intérêts de l’association professionnelle nationale, alors que, c’est l’évidence même, d’après la théorie psychanalytique et de par sa mise en pratique, seules les relations réelles locales entre les humains devraient primer.

     Citer ces faits ne doit pas être entendu comme un reproche. Nos programmes de formation sont gérés, pendant leur temps libre, par des analystes très occupés - médecins pour la plupart ; le plus souvent les programmes ne permettent pas qu’ils soient mis à l’épreuve de la pratique, alors nous retombons dans les méthodes d’enseignement du passé. C’est l’enseignement de l’école pré-psychanalytique, centré sur l’enseignant, qui se présente le plus facilement à l’esprit, alors qu’une école psychanalytique, centrée sur l’étudiant, qui exigerait sens de la dialectique et expérience, se heurterait à des résistances, car sa conception, puis sa gestion, seraient contraires aux instincts naturels archaïques d’enseignement.

     Je n’irai pas jusqu’à dire que nos instituts sont sans valeur. Ils remplissent leur mission : je pense qu’ils produisent un nombre remarquable d’analystes compétents ; mais ils le font en fabriquant ce qu’en électronique on appelle les “parasites”, un vacarme tel que le message psychanalytique parvient aux étudiants brouillé et insuffisamment étayé. Ma thèse est la suivante : la formation dispensée par nos écoles fausse certaines des composantes les plus précieuses de la psychanalyse et fait obstacle à son développement en tant que science et comme méthode d’évolution du comportement.

     Affirmer, d’une part, que les instituts remplissent leurs engagements en matière de formation, et que, d’autre part, ils sont préjudiciables à la psychanalyse, peut sembler contradictoire ; mais ce paradoxe traduit simplement l’une des plus importantes façons d’appréhender une théorie psychanalytique de l’éducation. Hélas, trop d’analystes semblent à peine connaître le contenu de base de la théorie. Aussi, permettez-moi d’en élucider, le plus brièvement possible, quelques points pertinents.

     Quelle est, pour les enfants, la meilleure méthode d’apprentissage de la lecture ? L’histoire de l’enseignement est jonchée de méthodes ; un exemple en est le système à l’ancienne, dont certains d’entre nous se souviennent encore, où l’enseignant incarnait l’autorité intellectuelle et disciplinaire incontestable - un être d’un autre monde, un monde supérieur. Les enfants devaient rester assis, compassés et silencieux, le regard fixé sur les lèvres du professeur, à psalmodier, en chœur ou individuellement, une importante parcelle du savoir. Ils étaient réprimandés, humiliés et battus par cette divine majesté (le maître) au moindre signe de désobéissance ou - c’est du pareil au même - d’ignorance. Ainsi était l’école, centrée sur l’enseignant, autoritaire et brutale. Certes, il existait aussi, et il existe toujours un système autoritaire plus clément, sans punition corporelle, qui apporte aux enfants quelque consolation et leur offre un peu de répit, mais où la position de commandement du maître est à peine changée. Nous connaissons tous ce type d’école. Il y a aussi quelques écoles - les écoles nouvelles - peu nombreuses, mais tout à fait adaptées, centrées sur l’étudiant, où corvées et règles disciplinaires sont réduites au minimum, où l’enseignant reste en retrait, s’immisce le moins possible, et se contente d’orienter les études des enfants ainsi que leur activité créatrice.

     Si, dans ces différents systèmes d’enseignement, nous prenons pour exemple la lecture, nous verrons que tous les enfants normaux, quels qu’ils soient, apprendront à lire, la plupart en un an, certains en quelques semaines, et un plus petit nombre en deux ans. Cela peut paraître étrange, mais c’est néanmoins un fait, que les enfants normaux apprennent à lire, peu importe la méthode choisie selon l’agrément de l’enseignant.

     Mais la grande différence est dans le comment, une fois adultes, ils utilisent leurs acquisitions. Parmi ceux qui auront été soumis au système autoritaire, peu auront acquis le goût de la lecture, et c’est pour un nombre plus infime encore que les livres deviendront vraiment des professeurs et des amis. La majorité sera à tout jamais exclue du monde de la littérature. Ce monde restera ouvert à ceux qui, pour la plupart, auront appris à lire selon les méthodes nouvelles. Différence plus sensible encore : à chaque méthode son influence sur la pensée et sur la personnalité de l’enfant, c’est évident. Dans toutes les écoles les enfants apprennent à lire. Mais dans certaines, violence et exercice du pouvoir risquent de servir de modèle à une part de leur idéal du moi.

     Les théories de l’éducation doivent prendre en compte certains facteurs déterminants, telles les conditions dans lesquelles la lecture - ou n’importe quelle autre technique - est acquise. L’influence des effets latéraux qui ne manqueront pas de s’ensuivre sera d’une amplitude inattendue sur l’éducation. C’est quand vous tentez de modifier un système scolaire existant que vous prenez douloureusement conscience de son pouvoir. Essayez donc d’argumenter avec un adepte du système d’enseignement autoritaire ; essayez de le convaincre qu’il y a d’autres moyens d’enseigner aux enfants que la raclée ; essayez de lui montrer que, par une méthode plus individualisée, les enfants apprennent, non seulement à lire, mais aussi à aimer la lecture ; et vous découvrirez bientôt que cet adepte tient la discipline en bien plus haute estime qu’un amour de l’accomplissement intellectuel.

     Peut-être s’agit-il là de truismes ne méritant pas d’être mentionnés, à ceci près que nos analystes semblent, sur la question de l’enseignement de l’analyse, entretenir en même temps deux attitudes contradictoires, dès lors que cela affecte la chasse gardée de leur spécialité : l’une - irréaliste -, c’est l’espoir que l’analyse puisse s’enseigner et s’apprendre in-extenso ; l’autre, - parfaitement a-psychanalytique - et c’est le point de vue bureaucratique, où l’analyse serait un cours auquel on assisterait comme on suit, par exemple, un cours d’anatomie.

     Que, pour l’analyste praticien, la psychanalyse soit une méthode - certes encore fragile et imparfaite - de remise en état après certains dégâts causés par les accidents et les incidents liés à l’évolution de chaque être humain, semble avoir été complètement oublié. Quant au postulant analyste, l’enseignement de l’analyse peut lui être un instrument supplémentaire de progrès ; plus son désir d’y recourir pendant et après son analyse personnelle s’étaiera, plus solide et plus achevée sera sa formation.

     Contrairement aux enfants qui apprennent à lire, nos étudiants sont des adultes ; le risque est donc moindre de voir leur caractère altéré par les analystes didacticiens. De plus, l’apprentissage de la psychanalyse est un peu plus compliqué que celui de l’alphabet.

     Au point où nous en sommes, je pense qu’il faut maintenant décrire en peu de mots ce qui caractérise le plus souvent nos écoles psychanalytiques. Comme la plupart des écoles professionnelles, elles s’établissent sur une sorte de contrat entre l’étudiant et l’école. Si l’étudiant remplit les conditions requises, il recevra un diplôme ou son équivalent en argent et en prestige. Dans un tel système, il semble que l’on n’ait guère besoin, et peut-être même pas la moindre place, pour des théories nouvelles d’éducation. La formation centrée sur l’étudiant n’y est nécessaire d’aucune façon. Les étudiants, pour la plupart, accepteront avec joie ce qu’on leur donne, pour autant que l’argent et le prestige, fournis à échéance grâce au diplôme, sembleront récompenser leurs efforts.

     Toutefois, de telles écoles dépendent entièrement d’une condition : l’existence de procédés relativement simples et objectifs permettant de contrôler que les conditions requises ont bien été remplies. Quand de tels tests objectifs - simples registres de présence ou examens - n’existent pas (et la psychanalyse, à la différence de la lecture ou de l’anatomie par exemple, ne s’y prête pas énormément), l’admission, la promo­tion et la délivrance du diplôme, sont largement influencées par des facteurs irrationnels. Les enseignants deviennent alors des personnages par trop importants et les étudiants, pour la plupart, sont fortement tentés de s’insinuer dans les bonnes grâces de leurs analystes et de convaincre toute personne faisant autorité de leur faculté servile à se soumettre. Enfin, si les cours de psychanalyse sont nombreux et prolixes, il est fort probable que l’école - bien qu’étant une école pour adultes - développe chez ses étudiants, tout au moins pour un temps, ce que nous appelons des traits infantiles et puérils. Que devient la psychanalyse lorsqu’elle est enseignée dans de telles écoles ? Je limiterai ma réponse à une seule donnée de son programme d’enseignement, mais sans doute la plus importante : l’analyse personnelle.

     L’idée de l’analyse personnelle n’est guère plus récente que celle de la psychanalyse elle-même. Très tôt, Freud fut taraudé par la difficulté à transmettre ses découvertes qui, à l’évidence, ne pouvaient être expliquées à autrui comme le sont d’autres travaux de nature clinique. Il n’existait qu’un seul moyen de mettre les propositions de Freud à l’épreuve, l’analyse de qui désirait s’y prêter - auto-analyse ou analyse personnelle. Dès la fin des années 90, et à diverses occasions, ses étudiants soumirent leurs rêves à Freud.

     Il arrivait qu’un médecin ou un psychologue lui demandent de l’aide pour le traitement de symptômes névrotiques. Ces premières analyses furent véritablement des analyses didactiques. Freud brûlait de mettre en relief les mécanismes névrotiques, le refoulement des traumatismes infantiles ; de démontrer leur fonctionnement et de décrire ses méthodes d’investigation. J’ai lu des lettres qu’il écrivit dans les années 1920 et dans lesquelles il discutait avec plusieurs candidats de l’éventualité d’une analyse didactique. À cette époque encore, il était enclin à recommander la psychanalyse par ce que l’on appellerait l’auto-observation. Il considérait alors que quelques mois suffisaient pour cela ou, du moins, étaient mieux que rien.

     Vers 1905, Freud commença à diriger des analyses de psychanalystes, bien plus longues et à visée beaucoup plus thérapeutique. Il adaptait la durée de l’analyse et son corollaire, le niveau d’enseignement qu’il jugeait pertinent, aux circonstances et aux aspirations du patient/étudiant, ainsi qu’à la nature des doléances névrotiques. Chaque fois qu’il l’estimait utile, il incluait des éléments didactiques dans l’analyse personnelle. Il discutait, avec nombre de ses étudiants, de la théorie psychanalytique, des patients de chacun, de la politique du jeune groupe et des articles qu’ils avaient l’intention d’écrire. Dans l’ensemble, il avait tendance à laisser l’analyse se dérouler sous la forme d’une relation entre deux collègues, dont l’un se trouvait en savoir un peu plus que l’autre. Du début jusqu’à la fin, Freud fit en sorte que les analyses didactiques soient absolument dégagées de toute interférence due aux règlements, aux directives administratives ou aux considérations politiques. Son enseignement fut exclusivement centré sur l’étudiant (pour utiliser ma terminologie pédagogique.) Plus simplement, il agit comme un psychanalyste devrait le faire. Il persista ainsi, même après la création des instituts, devant les “autorités” - comme il les qualifiait parfois avec une pointe d’ironie - consternées et mal à aise.

     En 1922 par exemple, j’ai parlé à Freud de l’intention de m’établir à Vienne comme analyste praticien. On m’avait dit que le groupe de Berlin encourageait les psychanalystes, notamment les débutants, à faire une analyse didactique avant de se lancer dans la pratique, et j’ai demandé à Freud s’il considérait que cette préparation était souhaitable pour moi. Sa réponse fut : “Absurde, allez-y. Vous vous heurterez sans doute à certaines difficultés. Il sera bien temps de savoir comment nous pouvons y remédier vous les rencontrerez.” Une semaine à peine était passée qu’il m’adressait mon premier cas de didactique, un professeur d’université anglais qui voulait étudier la psychanalyse et se proposait de rester pour le mois à Vienne. Inquiet devant la tâche et la conjoncture, je retournai chez Freud ; sa seule réponse fut : “Vous en savez plus que lui. Montrez-lui tout ce que vous pourrez.”

     Cette façon de faire, je continue de le penser, était l’environnement idéal pour une formation, bien que je comprenne parfaitement les motifs puissants et toutes les bonnes raisons qui ont conduit à la formalisation de l’enseignement. Pourtant, j’ai toujours douté que les faiblesses d’une structure organisée sur le modèle d’une école soient compensées par ses avantages.

     Deux périodes se détachent assez nettement dans l’histoire de la psychanalyse didactique. La première, pendant laquelle Freud dirigeait les analyses indivis- duelles décrites plus haut, auprès d’analystes et auprès de personnes intéressées professionnellement par l’analyse, va du début de la psychanalyse à l’hiver 1923-1924. Non seulement Freud, Abraham, Ferenczi, Federn mais, en fait, tous ceux qui en savaient plus qu’un nouveau-venu, qui le souhaitaient et qui étaient compétents, procédaient de même, chacun dans son style.

     J’ai entendu parler de Freud et de sa Traumdeutung pour la première fois en 1907 ; de temps à autre, il m’arrivait de lire l’un de ses livres ou articles, quand enfin, en 1910, je me suis réellement intéressé à la nouvelle science. Alors, j’ai moi aussi entrepris d’analyser mes rêves, certains de mes fantasmes et de mes actes, et de lire - comme le firent également quelques-uns de mes collègues étudiants en psychologie dont j’analysais les rêves à l’occasion - tout ce qui était disponible pour ou contre les psychanalystes. J’appliquai la psychanalyse à mes travaux scientifiques et pédagogiques. Avant de rejoindre la Société de Vienne en 1913, j’ai analysé, en une cinquantaine de séances, le symptôme aigu que présentait un collègue étudiant.

     Je ne trouve pas concevable que quelqu’un puisse s’intéresser à la psychanalyse en tant que science ou thérapie sans qu’il ne teste sur lui-même ce qu’il a lu et qu’il n’avance dans la perception de soi pour recouvrer son enfance oubliée et obtenir l’allégement de certains de ses troubles névrotiques. Il réalisera probablement très vite que l’auto-analyse ne peut ni satisfaire la curiosité, ni réellement l’aider quand il s’agit de ses propres symptômes. Il se tournera alors, pour une analyse personnelle, vers quelqu’un qui lui semblera en savoir plus que lui-même et mériter sa confiance.

     À la fin de cette première période, une décision im­portante fut prise par le groupe de Berlin. Parmi ses membres, beaucoup d’analystes, ayant ressenti la nécessité d’entreprendre une analyse personnelle, hésitaient à révéler leurs secrets à un psychanalyste du groupe. De plus, la toute nouvelle « Clinique psychanalytique » attirait quelques médecins désireux d’y travailler tout en y apprenant la psychanalyse. Hanns Sachs fut donc invité à quitter Vienne pour Berlin où il se spécialisa dans l’analyse des psychanalystes, qu’ils soient établis ou débutants. Il devint ainsi le premier analyste didacticien. Sachs, vous le savez, n’était pas médecin et n’avait, à cette époque, guère d’expérience thérapeutique. Il se rendit bientôt compte qu’il était trop difficile d’analyser et en même temps de superviser le travail thérapeutique de ses analysants, et de discuter avec eux théorie et technique de surcroît. Ainsi, en homme sensé, il débarrassa l’analyse personnelle de tout matériel didactique et laissa ces questions aux cours et séminaires que lui et d’autres dispensaient à la « Clinique ». Cette procédure était et est encore aujourd’hui en usage chez tous les analystes didacticiens.

     Fin 1923 ou début 1924, le comité de formation de la Société de Berlin décida de moderniser ses activités. Il était maintenant prêt à offrir un cursus d’enseignement complet aux psychiatres qui accepteraient, entre autres choses, les conditions suivantes : le comité admettra ou rejettera irrévocablement le candidat selon l’impression qu’il aura produite au cours de trois entretiens préliminaires ; le candidat devra d’abord entreprendre une analyse personnelle d’au moins six mois ; l’analyste didacticien sera désigné par le comité ; le comité - sur avis de l’analyste didacticien - statuera du point d’avancée suffisante de l’analyse du candidat pour l’autoriser à participer aux étapes ultérieures de la formation ; de plus, c’est lui qui décidera du moment où l’analyse personnelle du candidat sera considérée comme terminée. Le candidat devra promettre, par écrit, qu’il ne s’intitulera pas psychanalyste avant son admission formelle au sein de la société.

     Cette sélection, basée sur les obligations requises pour être admis, annoncées à Berlin il y a près de trente ans, devrait corroborer l’affirmation que j’ai faite ci-dessus, selon laquelle notre programme de formation n’a guère changé depuis sa première mise en place. Pourtant, à l’époque, le texte de cette ligne de conduite était sans précédent dans le monde psychanalytique. Certains analystes le saluèrent comme une solution au problème fondamental. D’autres étaient sceptiques. D’autres encore, moi compris, étaient sûrs que la décision prise à Berlin, loin de résoudre les problèmes auxquels nous devions faire face, allait plutôt compliquer notre tâche.

     Rétrospectivement, l’expérience acquise sur trente ans, nous permet de mieux comprendre les facteurs qui provoquèrent la nouvelle orientation politique du groupe de Berlin. La majorité des analystes les plus anciens fut stupéfaite et même affolée, lorsqu’après guerre, il devint évident qu’une analyse “souterraine” s’était développée jusqu’à acquérir, en quelque sorte, ses lettres de noblesse. Vers 1920, Freud découvrit, et c’était tout à fait inattendu, que lui-même ainsi que la psychanalyse étaient célèbres dans le monde entier. Pour nous qui étions plus jeunes, cela ne semblait bien sûr ni stupéfiant ni affolant. Depuis quelques années déjà nous avions entrevu le changement et maintenant, après avoir rompu les amarres, nous assistions à la révolution culturelle attendue qui se déployait autour de nous en Allemagne et en Autriche. Psychologues, éducateurs, travailleurs sociaux, mouvement de la jeunesse dans son entier, départements de formation des partis socialistes et des nouveaux gouvernements démocratiques, tous commencèrent à adapter leurs actions, leurs idées, et même les institutions, aux grandes lignes de la psychanalyse, bien que la majorité emprunte surtout aux théories assez superficielles d’Adler. Nos membres les plus anciens, pour la plupart, ne savaient pas grand chose de ces changements sociaux essentiels, ne s’en préoccupaient pas et ne s’y intéressaient d’ailleurs pas. Mais, après un certain temps, il devint difficile d’ouvrir un journal, d’aller dans une boîte de nuit ou à un spectacle, sans entendre quelque référence à la psychanalyse ou quelque charge à son encontre. Ils s’en émurent et développèrent des attitudes fortement xénophobes, dans leur désir de perpétuer l’isolement auquel ils avaient fini par s’habituer, et qui dressait un barrage contre cette marée montante d’intérêt généralisé.

     En Allemagne, à l’exception d’un très petit nombre de médecins socialistes, la profession médicale était massivement contre la modernité. Tout bien considéré, la psychanalyse était à ses yeux décidément non-digne de respect. Mais envers et contre tout, certains médecins, notamment de jeunes psychiatres qui commençaient à se tourner vers la psychothérapie, lui portaient intérêt croissant. Quant aux psychanalystes eux-mêmes, aussi paradoxal que cela paraisse, ils étaient avides de respectabilité. Ils désiraient que leur position fût intégrée à la profession médicale et, pour y parvenir, ils estimaient que les cliniques, les écoles et les sociétés professionnelles étaient indispensables.

     Jusqu’alors, les sociétés psychanalytiques étaient plutôt restées dans l’ombre. C’étaient des petits cercles scientifiques composés de quelques parias évadés de la médecine et d’une certaine avant-garde [6] non médicale. Ils se consacraient au développement et à l’application des inventions et théories de Freud, et leur contribution - cela apparaît nettement aujourd’hui -, agit comme un véritable ferment ou mieux, comme un catalyseur. Vint alors le jour où les sociétés psychanalytiques furent contraintes de s’adapter à la nouvelle réalité qu’elles avaient elles-mêmes créée.

     Mais comment s’adapter ? Là était la question. À Vienne, auprès de Freud, nous préférions l’idée d’offrir au jeune mouvement la chance d’étudier sérieusement la psychanalyse et de l’appliquer à tous les domaines de la thérapie et de l’éducation. À Berlin, la tendance était plutôt d’isoler nettement les associations psychanalytiques d’un auditoire plus largement ouvert, et d’incorporer progressivement la psychanalyse, en tant que spécialité, à la profession médicale. En guise de compromis, les cliniques de Vienne et de Berlin décidèrent d’inclure dans leur programme d’enseignement certaines clauses relatives à la formation des non-médecins. Mais le but étant de parvenir à délivrer des diplômes de psychanalyse, la pression se fit de plus en plus forte et,  à la longue, c’est Berlin qui l’emporta.

     Cependant, le facteur qui compta le plus dans l’évolution des modalités de la formation dont je vous parle ce soir, fut la maladie de Freud. Vous vous souvenez peut-être de l’été 1923, où l’on découvrit le cancer de Freud et où tous, lui-même et ses médecins inclus, s’attendaient à ce qu’il meure en quelques mois. Au cours de l’été suivant, il fut à peu près établi que le cancer était enrayé et que Freud pouvait espérer vivre de nombreuses années encore.

     Point n’est besoin d’expliciter ici par le menu ce que la mort et la résurrection de Freud signifièrent cette année-là pour les psychanalystes les plus anciens de Vienne et de Berlin - ceux qui, pendant une dizaine d’années ou davantage, s’étaient battus à ses côtés, avaient partagé ses succès et ses échecs et pour qui il était le maître incomparable, ainsi que ceux, ambivalents, pour qui il était inconsciemment le père et le Dieu, à la fois aimé et haï.

     Les forces du Ça, on pouvait s’y attendre, explosèrent, contrées par des formations réactionnelles. Le cas de Rank illustre relativement bien la chose. Pour Rank, la mort imminente de Freud avait été le signal lui permettant de suivre sa propre voie. Impatient, il amorça son départ un peu trop tôt, coupant de lui-même les ponts, de sorte que, lorsque Freud fut rétabli, il ne put avancer que... nulle part. D’autres commencèrent à faire montre d’une anxiété intense devant la menace de disparition de Freud ; se sentant désormais dépositaires de l’avenir de la psychanalyse, ils s’empressèrent ardemment de dresser un solide barrage contre l’hétérodoxie. Ils décidèrent de limiter toute admission définitive à leurs sociétés par une sélection rigide des nouveaux venus et, pour la formation, par l’institution autoritaire d’une période d’essai coercitive et qui n’en finissait plus. En fait, ils punissaient leurs étudiants de leur propre ambivalence. Du même coup, ils consolidèrent la seule orientation à laquelle Freud avait toujours voulu soustraire la psychanalyse : qu’elle fut ratatinée jusqu’à être réduite à l’état d’annexe de la psychiatrie.

     Ces motifs irrationnels de xénophobie* et la culpabilité introduisirent des traits de mélancolie au sein de notre formation.

     Ainsi fut-il, et ce fut tout à fait conforme à l’esprit prussien, plutôt florissant parmi les membres fondateurs de l’Institut de Berlin.

     Si j’ai parlé de certaines motivations inconscientes ayant amené notre formation à être adaptée up to date, c’est pour éclairer historiquement la mise en place du système actuel. Vous ne substituerez pas, j’en suis sûr, cette analyse des motivations à une interprétation de ce qui en résulta. Vous devez garder présent à l’esprit qu’une fois créés, un nouvel ensemble de motivations, qui étaient sans nul doute différentes de celles qui avaient permis aux instituts de voir le jour, les maintint vivaces.

     Quelles que soient les causes d’origine, notre question reste présente : comment se porte l’institution après trente ans d’expérience ? Que gagne l’étudiant à faire une analyse didactique ? Qu’en est-il exactement de la fonction d’école préparatoire de la didactique ? Nous ne le savons pas. En trente ans nous n’en avons guère appris sur ces questions. A-t-on mené des recherches sur le sujet ? À titre personnel, certains analystes didacticiens nous ont donné leur opinion. Mais celle-ci suffit-elle à justifier la logique d’une analyse personnelle comme préalable obligatoire à une première phase de formation ?

     En psychanalyse, comme partout ailleurs, l’institutionnalisation ne favorise pas l’activité psychique. Dans l’institution, pour le jeune psychiatre désireux de devenir analyste, de même que pour ses professeurs, l’analyse didactique n’est, tout simplement, qu’une part de la réalité professionnelle à laquelle tous doivent se conformer. Les étudiants, pour la plupart, estiment qu’elle leur est utile, d’autres qu’elle est plus qu’utile, et cela suffit, semblerait-il, pour inciter les psychanalystes à entreprendre une analyse personnelle. Mais non, je pense que cela ne suffit pas à satisfaire la curiosité scientifique qui est l’élément fondamental de la psychanalyse freudienne. Permettez-moi d’aborder la question d’un peu plus près.

     En premier lieu, l’analyse didactique n’a d’équivalent dans aucune autre école. Nous sommes fiers de cette particularité. Or, dans les faits, nous avons tendance à considérer l’analyse personnelle comme un cours obligatoire de plus parmi d’autres. D’ailleurs nous allons jusqu’à laisser les étudiants et le public imaginer son enseignement comme quelque chose qui ressemblerait à un cours, disons, d’anatomie. De même que les écoles de médecine exigent que l’on assiste aux cours d’anatomie dans l’enseignement préparatoire, de même exigeons-nous une analyse didactique comme étape préliminaire indispensable à notre formation. Nous prétendons répondre d’un niveau professionnel élevé et garantir le public exactement comme le font les écoles de médecine. Cet argument, l’un des plus puissants en faveur d’une formation structurée, n’est pas complètement faux, mais il est irréaliste.

     Dans une classe d’anatomie, l’étudiant acquiert un certain savoir ou des compétences qui connaîtront peu de modifications, qui resteront les mêmes tout au long de sa vie. Ce que le médecin sait sur tel sujet, un an ou deux après les examens, demeurera probablement identique tout au long de son exercice. Avec l’analyse, c’est tout à fait différent. Une analyse didactique ne donne pas obligatoirement savoir et compétence. On pourrait la comparer au réglage d’un moteur - c’est-à-dire à une démarche qui peut suffire ou ne pas suffire, la vie durant. Si vous consultez un Docteur en Médecine réputé, vous pouvez être assuré de ses connaissances solides et à tout moment utilisables en anatomie. Lorsque vous prenez rendez-vous avec un membre réputé au sein de l’Association Psychanalytique, vous en savez aussi peu sur ce que vous pouvez attendre de lui que sur l’achat d’une voiture d’occasion avant d’avoir vérifié la date de sa dernière révision.

     Alors, chaque analyste doit-il être analysé ? Je pense qu’une analyse personnelle est indispensable pour chaque psychothérapeute, qui devrait renouveler la chose chaque fois qu’il pense en avoir besoin. Comme je l’ai déjà indiqué, je peux difficilement imaginer qu’un psychothérapeute ne soit pas désireux d’entreprendre
une analyse personnelle, qu’il ne fasse pas tout son possible pour s’y soumettre lui-même. Un psychanalyste moyennement doué peut devenir un bon psychanalyste après une analyse personnelle, et un bon psychanalyste peut devenir un maître. Ou au contraire, l’analyse peut n’avoir aucune influence sur son activité. Toujours est-il que l’analyse l’aura aidé, soit à titre personnel, et ainsi à gagner en compétences, soit elle ne pas l’aura pas aidé. Certaines personnes acquièrent un mieux intellectuel conséquent par l’auto-analyse ; d’autres y trouvent un certain apaisement et se résignent. D’autres enfin - et il faudrait peut-être le souligner - traversent leur analyse dans une parfaite indifférence et sans qu’elle les affecte le moins du monde en quoi que ce soit. L’analyse est souhaitable, je le pense, j’irai même plus loin, j’estime qu’elle est nécessaire ; mais je doute que l’analyse personnelle apporte de bien grands bénéfices quand elle est “prise” dans le même esprit que celui qui vous fait prendre un cours d’anatomie ou passer un examen de sortie.

     La raison de mon doute est évidente. Nous nous accordons sur le fait que la nature et la force de la motivation qui amènent le patient jusqu’à l’analyse sont le facteur essentiel de sa thérapie. Nous sommes, je pense, également d’accord sur le fait que la psychanalyse n’est pas le traitement à indiquer lorsque le patient est dépourvu de motivation forte et authentique.    

     La servilité devant les exigences des autorités - de quelque nature soient-elles - est généralement considérée comme un motif d’analyse plutôt pitoyable. Les patients qui veulent être analysés pour se sentir à égalité avec leurs amis ou pour gagner en prestige font vraiment des paris d’un pronostic bien médiocre.

     Sur quels critères possibles dérogerions-nous à ces contre-indications dans le cas de nos candidats à la didactique ? Continuons. Je pense qu’il est particuliè­rement fâcheux de programmer, avec une rigidité d’une aussi pesante lourdeur, l’auto-analyse actuelle­ment requise. Dans le cours naturel de la carrière d’un psychanalyste, et si ses motivations intellectuelles quant à une analyse personnelle sont très fortes, deux phases peuvent se présenter. Lorsqu’il commencera à s’intéresser de plus en plus sérieusement à la psychanalyse, à la psychothérapie et à la psychologie, et qu’il considérera ces domaines comme une vocation possible, il demandera : “Jusqu’à quel point la psycho­thérapie et la psychanalyse sont-elles importantes ? En quoi suis-je moi‑même névrosé ? Puis-je être aidé ?” Ce sont ces questions - et d’autres du même style - qui l’amèneront à une analyse personnelle au moment précis où il choisira sa profession. Il aura alors nette­ment cerné et suffisamment renforcé ses motivations pour pouvoir s’engager dans une analyse personnelle longue et approfondie. Or, selon nos procédures de formation en cours, il est demandé au candidat d’être médecin et spécialiste en psychiatrie avant qu’il lui soit permis de commencer son analyse didactique. C’est évidemment beaucoup trop tard pour lever ses doutes légitimes et son insécurité, et combler sa curiosité  quant à sa future carrière de psychanalyste.

     Une seconde phase, logique, a lieu lorsque, après plusieurs années d’expérience, il découvre qu’il n’est pas aussi compétent, aussi assuré, ni aussi heureux dans son travail qu’il l’avait espéré. Pour faire face aux moments difficiles nos règlements exigent, encore aujourd’hui, une analyse bien trop tardive. Ainsi, nous obligeons le jeune psychiatre à entreprendre son analyse didactique longtemps après qu’il a décidé de sa carrière, mais longtemps avant qu’il n’ait gagné en expérience suffisante. Nos procédures le contraignent à commencer une analyse didactique au moment précis où, après des années et des années d’études, il acquiert son indépendance. Il lui faut alors accepter la perspective d’être, pour de nombreuses années encore, apprenti et étudiant soumis à une supervision rigide. On se demande vraiment jusqu’où les psychanalystes peuvent aller dans l’abstraction !

     Permettez-moi maintenant d’évoquer en quelques minutes, un sujet qui n’intéresse pas, stricto sensu, le problème de la formation, mais qui lui est toutefois étroitement relié : la sélection des candidats. Naturellement, si nous avons plus de candidats que de postes, nous devrons décider d’emblée d’une sélection. S’effectuera-t-elle, machinalement, sur la base de critères extérieurs - ordre alphabétique, ancienneté, influence etc. -, ou en fonction d’une aptitude à exercer ce métier ? Nos instituts s’étant, bien sûr, prononcés en faveur de critères de qualité, restera l’alternative, soit d’observer les candidats en les soumettant à un ballon d’essai, soit d’estimer leurs potentialités par l’un ou l’autre mode d’évaluation conjecturale en cours. Tous les instituts, je pense, ont opté pour une sélection préalable. Sur ce point, la psychanalyse semblerait avoir pris une décision téléologique. Il est bien évident que, pour être étalonnés, les candidats doivent rencontrer leur assesseur, à qui il incombera, par divers moyens, de donner une estimation claire et nette de ces qualités ou potentialités, en fonction de ce sur quoi son intérêt sera focalisé à ce moment-là. Les moyens empruntés dépendront de la psychologie du contrôleur, de sa capacité à porter ce type de jugements, de la nature des qualités à estimer, du temps disponible, des procédures prescrites et des méthodes permises. Généralement, les contrôleurs parviennent à une évaluation convenable par des jugements hiérarchiques plutôt que par des jugements absolus (A est plus fort que B et plus faible que C, eu égard à... )

     Les estimations dont il s’agit ici ne sont ni logiques, ni morales. Elles ressortissent, en partie du moins, à une classe très intéressante de phénomènes mentaux, liés à l’intuition. Je les ai étudiés il y a de nombreuses années et les ai désignés à l’époque en termes de jugements de physionomistes. Lorsque nous percevons les traits du visage de quelqu’un ou sa démarche et sa voix, nous savons presque immédiatement s’il est hostile, amical, s’il va vous mettre le grappin dessus et ne plus vous lâcher, s’il est généreux, etc. Nous portons alors, intérieurement, à l’emporte-pièce, un jugement de physionomiste**, primitif au sens strict du terme. Lorsque, après une heure de conversation, nous quittons une personne, sachant qu’à l’évidence elle est digne de confiance dans certains domaines, ou qu’elle est douée pour l’analyse, nous nous livrons à un jugement complexe où la donnée de base est de même nature que celle d’un jugement physionomique. Mon étude me révélait qu’il existe autant de différences per­sonnelles - fréquence, aisance, clarté et précision - que de jugements de physionomistes portés par les individus. Certaines personnes élèvent de sérieuses défenses quant aux impressions relevant du “physionomisme.” D’autres sentent leurs défenses diminuer sous l’effet d’une forte fatigue, se relâcher sous l’influence de l’alcool, etc. D’autres encore, certains psychologues praticiens notamment, reconnaissent les expériences physionomiques comme autant de facteurs intégrés aux relations humaines et ont pris l’habitude de s’y fier.

     Pour ma part, je me situe comme étant à l’extrême opposé.

     La sélection des candidats, telle qu’elle s’effectue actuellement, implique forcément la primauté de jugement physionomique.

     De plus, nous sommes obligés d’établir des diagnostics. Nous identifions, par exemple, le symptôme d’une psychose ou les manifestations d’une régression orale. Dans certains cas, les intuitions diagnostiques prévalent ; dans d’autres, elles demeurent à l’arrière-plan. Il est probable que l’expert considère, comme étant les plus faciles, les cas où les décisions relèvent du diagnostic, bien que ce soient, je pense, les plus rares.

     Quoi qu’il en soit, vrai ou pas, l’estimation ne peut être réduite à un diagnostic, car il nous est impossible de statuer des qualités du moment. Pour le dire crûment, nous prédisons l’avenir. Nous nous formons une opinion sur ce à quoi le postulant ressemblera après avoir traversé son analyse. Or, il n’existe pas, à l’heure actuelle, de système diagnostique permettant de faire des prédictions de ce type. Les postulants qui, honnêtement, demandent de l’aide, c’est-à-dire une analyse, en raison de leurs troubles névrotiques, représentent naturellement le plus favorable des pronostics, et voilà que ce sont eux justement que l’on a tendance à rejeter en bloc. De plus, nous ignorons complètement à quoi peut ressembler un bon psychanalyste. Nous pouvons nous faire une idée - bien que j’en doute - de ce que sont les qualités requises pour être psychanalyste, mais nous ignorons complètement les “symptômes” que ces qualités peuvent entraîner, lors du temps imparti à son estimation, chez qui se trouve en situation de contrôlé. De là, sans plus se soucier de la teneur d’une décision diagnostique, l’on ne retiendra comme facteur essentiel de sélection que le jugement physionomique. Il en ressort donc - entre autres choses - que seuls les porteurs de jugements sur la physionomie seront autorisés à sélectionner les étudiants. Seront éliminées, en tous cas, les personnes qui, du fait de leur résistance, refuseront d’utiliser leurs dons particuliers de physionomistes, ou que l’on estimera dépourvus de tact pour porter ce type de jugement.

     La sélection ainsi décrite est-elle irrationnelle ? Je dirais plutôt qu’elle se distingue principalement par ceci, qu’elle est pré-rationnelle. Ne devrait-on pas la réfuter ? Certainement pas. Devrions-nous ne pas voter, ne pas choisir des amis dignes de confiance, ne pas aligner notre budget sur les prévisions concernant nos patients - toutes activités dans lesquelles le jugement du physionomiste joue un rôle essentiel ? Des hommes de formation scientifique, Docteurs en Médecine et Docteurs en Philosophie par exemple, ont habituellement mauvaise conscience après avoir prononcé des jugements physionomiques ou après s’être aperçus qu’ils y avaient eu recours, particulièrement lorsque cela s’est produit au sein de leur profession. Il n’est pas conseillé en effet de refuser d’admettre que la sélection des candidats de l’institut est essentiellement une procédure non-scientifique, autrement dit pré-rationnelle. En convenir, serait faire le premier pas pour amender cette procédure et en mesurer intelligemment les avantages et les inconvénients. La tendance générale des théoriciens va dans le sens d’une amélioration de la procédure par un accroissement du secteur diagnostique et par l’introduction de batteries de tests ou leurs équivalents. Je suis persuadé qu’en l’état actuel de la situation, ce programme n’aura pas d’utilité particulière pour faire évoluer les choses dans un proche avenir.

     À titre d’exemple, je propose d’étayer tant bien que mal ce point de vue. Au cours de la dernière décade, épreuves, passages au crible, évaluations, ont fait des progrès considérables sous la pression des besoins du business. Aujourd’hui, les psychologues semblent tout à fait capables de concevoir et de maîtriser une méthode adaptée à un problème d’évaluation spécifique, quel qu’il soit. Il est vrai que parvenir à ce résultat nécessite parfois la mise en œuvre d’un projet de recherche comprenant des études extrêmement complexes, et doté d’un grand nombre de chercheurs, sur de nombreuses années. Il est fort probable que l’instauration d’une procédure de sélection diagnostique pour psychanalystes se révèle être des plus difficiles, des plus coûteuses et des plus longues. Mais, supposons que ce projet soit, disons, parfait. Dans ce cas, vous pouvez en être sûr, la majorité des analystes didacticiens s’élèverait vaillamment, après réflexion, contre son usage au sein de nos instituts, dans la mesure où la sélection leur serait alors complètement retirée pour être attribuée à des experts. En quelque sorte, des experts es-psyché, qui deviendraient les super-didacticiens, au grand dam, évidemment, des dirigeants de nos instituts.

     Au temps où la psychologie d’évaluation remportait ses premières victoires, les psychologues étaient si impatients de faire approuver des lois leur garantissant leur propre champ d’activité professionnelle, et les psychanalystes étaient si occupés à formuler des lois excluant les psychologues comme des rivaux en matière de revenus, qu’on a complètement oublié d’intégrer deux lois extrêmement importantes dans les statuts : premièrement, qu’il n’est pas permis de communiquer les résultats des épreuves, des passages au crible ou des évaluations, à qui que ce soit d’autre qu’à la personne contrôlée. Deuxièmement, que toute personne ayant autorité pour présider à la destinée humaine avec plus ou moins de pouvoir, tels que cadres dirigeants, officiers de l’armée de grade supérieur à celui de colonel, sénateurs, professeurs d’université, et membres du comité de formation, doit rendre publiques les conclusions de leurs jugements.

     Afin de clarifier mon propos, j’affirme haut et fort que “Rorschacher” les candidats sans que leur soient donnés les résultats du Rorschach, est une perversion. Les analystes didacticiens doivent communiquer leurs conclusions à leurs analysants potentiels, ainsi en est-il, à mon sens, d’une procédure légitime. Hélas, au moment décisif où les psychologues experts commencèrent à jeter leur gourme, de telles idées furent cataloguées comme étant folles, excessives et peu coopératives. Si bien qu’aujourd’hui, après que la psychologie s’est perfectionnée, nous réalisons qu’elle a justifié la relation de groupe par la personne désirant lui appartenir, au lieu de justifier la relation de l’individu au groupe par la situation d’examen. Aujourd’hui, l’individu dépend du groupe, il y est parfaitement intégré, à un point tel qu’aucun moi n’existe hors celui du groupe. La psychanalyse freudienne n’est en consé­quence plus nécessaire. Désormais, elle devient même difficilement praticable.

     Le mode de sélection le plus logique serait à mon sens le suivant : si je rencontre quelqu’un dont j’ai l’impression qu’il est intéressant, talentueux, passion­nément curieux de psychanalyse, je tâcherai de garder l’œil sur lui. Je le verrai lors de séminaires ou de réunions chez l’un ou l’autre de mes collègues, l’oc­casion me sera ainsi donnée d’entendre sa façon de faire auprès des patients, en psychiatrie, en psychothé­rapie ou en médecine. Que mon intérêt pour cette personne persiste pendant un temps suffisamment long, et je le ferai venir, comme invité, aux réunions scientifiques de la Société Psychanalytique, ainsi qu’aux divers séminaires, conférences etc., organisés par la Société ou l’Institut. Je le présenterai à mes amis de la Société et à quelques-uns des membres les plus compétents, et j’attirerai leur attention sur cette révélation potentielle. Certains auront peut-être entendu parler de lui, ou l’auront observé dans sa profession. En fonction de la qualité de son travail, nous l’inviterons à faire une conférence, participer aux discussions, ou écrire un article ; ou encore, s’il est psychothérapeute, nous lui proposerons de contrôler quelques-uns de ses cas. Dans la mesure où il s’intéresse à la psychanalyse, il manifestera certainement le désir d’être lui-même analysé ; et en fonction du temps dont je dispose et de la connaissance que j’aurai de mon contre-transfert, je le prendrai moi-même en analyse ou lui suggérerai de s’inscrire sur la liste de quelqu’un d’autre. Après un certain temps, disons un an ou deux, il aura établi des contacts socio-professionnels, en plus de ses réunions avec le groupe et de son contrôle. Le groupe sera alors à même de savoir s’il plaît au plus grand nombre, et si ses membres pensent qu’il peut ou ne peut pas être un bon psychanalyste. Partant de là, le groupe, un jour ou l’autre, votera pour ou contre son admission.

     Il n’est pas difficile de trouver des imperfections à ce système, pour autant qu’on l’appelle système. Le système actuel a aussi ses inconvénients, et la façon dont je procède avec les futurs psychanalystes offre cet avantage bien précis qu’elle est aussi imprévisible que l’est la psychanalyse freudienne, une sorte de mixture composée d’irrationnel appliqué aux intuitions tout à fait fondées, et de pratique modelée cas par cas.

     Mais y gagnerions-nous ainsi en nombre suffisant de nouveaux membres et en qualité ? Si nous limitons le nombre des psychanalystes potentiels à un groupe défini selon des critères uniquement extra-psychanalytiques, alors, à l’évidence, le nombre de membres nouveaux sera insuffisant. Nous serions tout aussi assurés que nous le sommes aujourd’hui d’accueillir dans ce groupe des personnes plus ou moins estimables. Actuellement, ce sont, je le répète, les critères externes de sélection qui prévalent, tels que diplôme de Docteur en Médecine, formation psychiatrique, argent, ancienneté, et non pas les critères qualitatifs. Dans mon projet, le premier critère est : la personne m’intéresse-t-elle, et si oui, puis-je miser sur la pertinence d’une analyse ? Que le vœu du groupe soit de s’adjoindre un grand nombre de candidats susceptibles de l’avantager notablement, alors les facteurs extra-psychanalytiques ne doivent pas être pris en compte, ou seulement en dernier recours, et il faut que la société ou l’institut fassent montre de la plus grande promptitude à y renoncer ou à trouver des moyens de les circonvenir ; car aucun compromis ne devrait exister quand il s’agit de critères fondamentaux.

     Pour revenir à notre question essentielle - l’analyse didactique : dans notre système hélas, l’analyste didacticien se voit attribuer la tâche supplémentaire de décider du moment où le candidat est prêt à assister aux séminaires, où il peut être admis au contrôle, où l’analyse didactique peut être considérée comme terminée. Que le candidat devienne ou non psychanalyste est, en général, largement laissé à sa discrétion. L’analyste didacticien n’est plus, comme l’exigeait la méthode freudienne, le seul élément de transfert. Il est au contraire une partie de la réalité du patient, un facteur puissant et même décisif de cette réalité. Une dérogation aussi flagrante à la technique classique peut parfois être préconisée dans des cas présentant une structure non classique - l’alcoolisme, par exemple, ou devant un degré élevé d’infantilisme ; mais ces cas formeront rarement un matériel didactique exploitable. Notre système ne permet pas encore à l’analyste de modifier les règles selon lesquelles il travaille. Et, pour chaque cas, c’est au juge qu’il lui faut emprunter son état d’esprit. C’est ainsi que l’analyse didactique insti­tutionnalisée, grâce à la politique et aux circonstances, présente les traits distinctifs d’une technique non freudienne.

     J’aimerais, en peu de mots, attirer votre attention sur quelques autres points qui peuvent se révéler pertinents pour une future appréciation de l’analyse personnelle.

     L’analyse personnelle n’est pas une barrière contre l’hétérodoxie. Les inventeurs de notre système de formation, qui avaient placé de telles espérances inquiètes en sa fonction préventive, ont démontré qu’ils s’étaient lourdement trompés. N’évoquer que quelques-uns des plus anciens stagiaires de l’Institut de Berlin, suffit à notre propos : Alexander, Radó, Horney, Fromm, Reich, Fromm-Reichmann.

     Comme je l’ai indiqué plus haut, ce n’est pas lors de son analyse personnelle que l’analysant en apprend beaucoup sur la technique. Il acquiert peu à peu une connaissance du style et de la personnalité de son analyste par identification et intuition et non par une observation consciente ; il introjecte, sans doute à son insu, certains de ses stéréotypes. Ces résidus de l’analyse personnelle l’entraveront peut-être alors plus qu’ils ne l’aideront dans son travail. Il arrive souvent que le désir de l’analysant de savoir ce que son analyste pense et ressent, ce qui motive ses interprétations, développe de sérieuses résistances ; et il arrive aussi que l’attitude de l’analyste envers ses patients soit influencée négativement par des réactions inconscientes envers son ancien analyste.

     L’analyse personnelle, comme seul remède à ce que l’on pourrait qualifier d’angles morts, est à mon avis largement surestimée. Il est possible qu’en 1900 personne n’ait été apte à connaître et à accepter le complexe d’Œdipe avant d’avoir dissous les forces de refoulement en lui. Nous étions alors aveugles, nous ne pouvions voir les choses telles qu’elles sont, que ce soit en nous ou chez les autres. Mais, même pour cette époque, généraliser serait abusif. Freud, et peut-être n’était-il pas le seul, pouvait très bien découvrir le complexe d’Œdipe chez ses patients avant qu’il ne le découvre en lui-même par l’auto-analyse. Aujourd’hui, un grand nombre de psychiatres et de psychologues sont convaincus que le complexe d’Œdipe, selon la définition de Freud, existe réellement. Il serait complètement erroné de prétendre qu’ils ne peuvent pas repérer ce complexe chez les autres, alors qu’ils restent complètement aveugles quand il s’agit de ce qui les concerne eux-mêmes. En vérité, c’est le refoulement du complexe d’Œdipe ou de tout autre trait infantile trop intense, et particulièrement quand il est serti dans des mécanismes phobiques ou psychotiques, qui rend impossible l’observation adéquate et le traitement des patients névrosés. Qu’un psychothérapeute se trouve dans cette situation, il sera alors bien avisé de prendre ses dispositions pour faire une analyse personnelle. Il se sentira probablement bien mieux après, et si sa compétence en tant que thérapeute lui importe, il sera mieux à même de la démontrer.

     Nous pourrions continuer fort longtemps à vérifier tous les arguments avancés en faveur de l’analyse didactique obligatoire. Chaque fois, nous serions forcés de conclure que l’argument vaut en certaines circonstances, mais jamais pour toutes.

     Pour autant que je puisse en juger, deux facteurs seulement, pour ce qu’il en est de l’analyse personnelle, peuvent supporter un juste degré de généralisation. Le premier, qui consiste à atteindre, par l’analyse personnelle, le plus souvent mais pas toujours, ce haut niveau de familiarité intime avec le matériau psychologique dont l’analyste a besoin. Cela vaut particulièrement pour les médecins, dont la formation dans les écoles de médecine est presque totalement orientée sur des phénomènes objectifs. L’analyse personnelle peut leur donner la juste conscience nécessaire pour s’occuper du monde subjectif. Le second facteur est que seule une analyse personnelle peut permettre de mesurer pleinement l’impact et l’importance des réactions transférentielles, bien qu’ici aussi, une modération semble souhaitable. L’argument n’est valable que si une analyse reconnue comme telle du transfert a eu lieu. Et je ne suis pas absolument sûr que l’expérience de son propre transfert soit indispensable pour reconnaître celui du patient.

     Et pourtant, je me garderai de mobiliser l’une de vos soirées pour discuter la question : un analyste est-il obligé de faire une analyse personnelle ou ne doit-il s’y prêter que si la question peut être maintenue à l’intérieur de ces limites, relativement restreintes ? Question impossible. Il est dans la nature même de la législation que les lois soient obligatoirement précises et, manifestement, leur précision ne peut être assurée que par l’émission d’autres lois. Insister sur le fait que chaque analyste soit tenu de se soumettre à une analyse personnelle ne suffit pas. Les législateurs seraient fortement tentés - et contraints - de modifier et de définir le sens de l’expression “analyse personnelle.” Après quoi, ce sont eux qui statueraient du temps que doit durer l’analyse, du nombre de séances hebdomadaires, décideraient des analystes qualifiés et de ceux qui ne le sont pas pour conduire une analyse, et ainsi de suite à bonne cadence. C’est ainsi que nous reviendrions vite à la situation actuelle, avec l’assurance du pire en perspective, pour peu que cette tendance à légiférer ne soit pas infléchie.

     En 1924, lorsque j’ai vu les législateurs passionnément engagés dans leur œuvre à Berlin, j’ai pensé tout simplement qu’ils étaient animés par l’esprit de l’armée prussienne. Depuis ce temps-là, je suis parvenu à la conclusion que l’institutionnalisation n’a rien à faire avec cet état d’esprit spécifique, mais que, où que l’on se tourne, poser des lois est un dada chez les psychanalystes. Un individu est volontiers porté à choisir son dada en fonction de ce qu’il apporte de compensations à certaines frustrations dans sa vie professionnelle. Maintenant, si quelqu’un doit frustrer son appétit de pouvoir, les satisfactions du moi et les composantes morales sadiques inhérentes au législateur, c’est à coup sûr le psychanalyste dans son activité quotidienne. Et c’est ainsi qu’en guise de réconfort, nos organisations internationales, nationales et locales, nous accablent, nous renvoyant de comités en commissions, nous surchargent de règles, de critères-étalons, de lois et de leur foultitude de conditions ; nous possédons le baragouin du big business, de l’armée, et de toute la bureaucratie réunis, pour administrer une petite troupe de quelques centaines de personnes dans l’ensemble civilisées et charmantes qui, pour la plupart, se préoccupent avec sérieux de s’aider eux-mêmes et d’aider les patients, tout en utilisant leur temps libre à faire de la recherche. Mais hélas, avoir à rédiger des lois, à les mettre en application, à les faire respecter, devient un véritable dada, avec son inévitable châtiment : en imposant de plus en plus de règlements, il vide, nous l’avons vu, la psychanalyse de sa vitalité.

     Il ne fait selon moi aucun doute que la situation de transfert sensiblement altérée au cours de l’analyse personnelle des postulants est l’aboutissement de ces lois, et que cela a des conséquences non négligeables dans la plupart des cas. Certains peuvent être traités facilement ; pour d’autres, la situation de transfert altérée en elle-même ou associée à d’autres facteurs rend très difficile, voire même impossible, de remonter le cours de l’histoire de l’analysant jusqu’à sa prime enfance. Fréquemment, les transferts ainsi manipulés produisent une mixture composée de psychanalyse et de thérapie non-analytique. Il arrive parfois que la dépendance réelle de l’étudiant envers le jugement et la bienveillance de son analyste, associée à sa révolte contre cette situation, fassent perdurer l’analyse au-delà de toute limite. Une longue liste de difficultés et d’avatars émanent de cette anomalie de la situation de transfert, que nous - plus que quiconque - imposons arbitrairement à l’analyse didactique.

     Je ne suis pas un perfectionniste. Nombre de nos patients vivent dans un environnement à un tel point hostile à la méthode psychanalytique classique, que nous devons faire des compromis. Nombre de nos patients sont conformistes, dépendants, avides d’approbation, jaloux et animés par l’esprit de compétition, à un point tel que ce qui est fantasme pour les autres est pour eux réalité ; ils auraient besoin d’une sorte de psychanalyse aménagée - peu modifiée du point de vue technique, mais largement quant à son objectif. Alors, nos écoles psychanalytiques devraient-elles s’aligner sur le modèle de situations dans lesquelles la dépendance au bon vouloir de l’autorité devient un trait de réalité, où la capacité à se conformer aux règles et aux programmes des études, la vraie mesure de l’excellence, et où la peur et la rivalité entre les étudiants, affectant leur libido, sont encouragées ?

     Dans l’état actuel des choses, l’analyse personnelle tend jusqu’à un certain point à infantiliser l’analysant. Lorsque nous l’intégrons à un système scolaire dans lequel l’étudiant est administré comme l’objet de règles abstraites, cet infantilisme est intensifié. S’il doit rester longtemps dans ce climat, il lui devient alors très difficile d’apprécier la psychanalyse pour ce qu’elle est réellement - une méthode permettant de gagner en indépendance intellectuelle, émotionnelle et sociale.

      On justifie habituellement le dispositif dans lequel nous enseignons la psychanalyse d’une double façon : 1 - nous produisons un nombre respectable de psychanalystes bien formés et compétents ; 2 - il n’y a pas d’autre moyen de procéder, quand le nombre de postulants est aussi élevé et le nombre de bons analystes didacticiens si faible.

     Permettez-moi de terminer par quelques remarques sur ces argumentations. Premièrement, il est évident que certaines personnes apprennent la psychanalyse, quelle que soit la structure de l’institution. Cela n’implique pas la mise en place de situations des plus défavorables pour enseigner la psychanalyse. Deuxièmement, admettons que l’on considère avec sérieux la constitution de notre société. Nos membres sont des psychanalystes compétents. Il y a bien sûr une palette de nuances dans ce qu’on appelle le talent en psychanalyse pour s’engager dans une théorie ou une technique plus ou moins freudienne. Il y a des nuances dans l’expérience acquise. Certains membres sont appréciés universellement. D’autres sont moins populaires. Certains reçoivent de nombreux postulants adressés par des collègues et déjà sélectionnés. D’autres, très peu. Au sein de nos groupes, quelques-uns ont la réputation d’être exceptionnellement bons. Il se doit, c’est l’évidence même, pour chaque groupe, de compter un membre “plus faible.” Mais nous n’avons aucun moyen nous permettant de classer, selon des critères rationnels, les membres en Bons, Très Bons et Meilleurs analystes. Aussi étrange que cela paraisse, c’est pourtant exactement ce qui s’est passé. Les membres de chacun de nos groupes sont divisés en : assez bons pour le simple patient payeur, et ceux qui s’occupent de nos futurs membres, en vraiment bons.

     Je pense que ce clivage chez nos membres ne se justifie d’aucune façon et s’est avéré, ces vingt dernières années, préjudiciable à la psychanalyse. C’est notre système de formation qui intensifie, en la favorisant, cette division. Je n’ai jamais entendu d’autre argument légitimant l’existence de ce système de classification dans les sociétés psychanalytiques, que celui d’avoir, pour nos candidats, les meilleurs enseignants. Qu’est-ce qu’un bon enseignant ? Sur quels critères répondrons-nous à cette question ? En effet, que nos “meilleurs enseignants” décident chacun pour soi, et désignent qui doit rejoindre leurs rangs selon leur pierre de touche privée, est inexcusable.

     Selon certaines phases du transfert, l’analysant surestime inévitablement l’excellence et les capacités professionnelles de son analyste. Il arrive souvent que des vestiges d’une position transférentielle persistent longtemps après l’analyse. En distinguant certains membres dans chaque société comme analystes didacticiens privilégiés, ce qui laisse supposer qu’ils sont les meilleurs, nous confondons fantasme et magie avec des facteurs de réalité, à un point tel qu’il nous est arrivé de créer des remous dans certains de nos groupes. Le Dr. Sachs, premier analyste didacticien, s’est vite désisté de toutes les charges bureaucratiques de la société et de l’institut. Il avait tout de suite compris que la position de l’analyste est incompatible avec un engagement dans la politique des sociétés ou des instituts. Que l’analyste didacticien combine, dans le transfert, l’autorité d’un père investi du plein pouvoir avec celle que confère une charge bureaucratique, et voilà son travail d’analyste rendu réellement impraticable. Dans notre système de formation, tout analyste didacticien se voit promu à une position de pouvoir et de prestige. De ce fait, nous infléchissons sensiblement le transfert dans l’analyse personnelle, alors qu’en réalité - ou peut-être est-ce seulement mon point de vue - l’analyse personnelle est aussi difficile ou aussi facile que tout autre psychanalyse, quand elle s’effectue dans des circonstances moins artificielles et donc moins embrouillées. La coopération, une certaine expérience et beaucoup de tact, suffisent pour conduire l’analyse personnelle d’un collègue.

     Si je ne propose rien de pratique ce soir, qui résoudrait ces questions complexes, ce n’est pas pour me dérober. Je pense plutôt que ces problèmes intrinsèques n’ont pas, à ce jour, été suffisamment discutés et examinés. Il me semble que le premier point à mettre à l’ordre du jour devrait être une analyse serrée de toutes les clauses actuelles concernant la formation. Evidemment, des compromis sont nécessaires, dans la mesure où chaque institution ne peut qu’approcher l’idéal. Mais ces compromis, faits avec le plus grand soin, devraient toujours être établis sur une méthode incluant épreuve et contre-épreuve de contrôle.

 

Siegfried  Bernfeld, PH. D.

 

 

Micheline Weinstein

 

Postface

 

“Bernfeld est un expert de premier plan en psychanalyse. De tous mes élèves, c’est peut-être la tête la plus solide. Enfin, c’est un homme d’un savoir supérieur, un orateur exceptionnel, et un remarquable professeur.”

Freud à Rudolph Olden, 22 janvier 1931

 

 

     Tout d’abord, que le lecteur anglophone ne soit pas surpris de la liberté de style avec laquelle nous avons traduit ce qui précède. Ekstein, pas plus que Bernfeld, n’étaient de langue-source anglo-américaine, et ce qui nous importait avant toute chose était de faire passer, le plus souplement, le plus clairement possible, les concepts psychanalytiques.

     Siegfried Bernfeld, né Juif le 7 mai 1892 à Lemberg dans l’ouest de l’Ukraine, quitte l’Allemagne nazie en 1937. Il émigre à San Francisco, Californie, où il mourra en 1953.

     Il a passé son enfance à Vienne, y a suivi des études poussées - biologie, mathématiques, physique... - pour se tourner très vite exclusivement vers la psychologie et la pédagogie, au service desquelles il emploiera sa vie.

     L’œuvre importante de Bernfeld n’étant pas traduite en français, non plus qu’une biographie, c’est à Ilse Grubrich-Simitis et à Élisabeth Young-Bruehl que nous empruntons quelques éléments de repères, permettant d’approcher Bernfeld, de le situer dans le contexte politique ainsi que dans la ville même où Freud donnait son nom à la Psychoanalyse. Là, théorie, pratique et enseignement ψA prenaient naissance.

     Engagé dans la mouvance socialiste, pacifiste et féministe au temps de « Vienne-la-Rouge » - ainsi nommée sur son aile droite -, c’est en militant du Mouvement Culturel de la Jeunesse Socialiste que Bernfeld se préoccupe du devenir que le monde réserve aux jeunes générations. Il fonde, la Première Guerre Mondiale à peine finie, un jardin d’enfants à Vienne, dans les “baraquements d’un ancien hôpital militaire [...] Le 15 décembre 1919, l’institution voit arriver ses deux cent quarante premiers pensionnaires : quarante d’entre eux ont moins de cinq ans, certains sont atteints de handicaps divers, tous ont faim, supportent mal la discipline, et sont traumatisés.”

     Son amie Anna Freud, qui restera en relation épistolaire avec Bernfeld jusqu’à sa mort, écrira en 1968 que ce fut la “première mise en pratique des connaissances ψA dans le domaine de l’éducation.” Y participeront, activement comme directeur, Willi Hoffer, Anna Freud, comme auditrice des conférences de Bernfeld devant la Société ψA de Vienne, dont ils sont tous membres et, sous forme de réunions à la Berggasse, Bernfeld, Willi Hoffer, Anna Freud, rejoints par le considérable August Aichorn. 

     En 1925, l’Institut pour la formation des analystes est créé à Vienne sur le modèle de celui de Berlin. Le quatuor y ouvre un département de pédagogie A, qui s’adresse non seulement aux analystes, mais aussi aux instituteurs et aux travailleurs sociaux, et qui écrit dans les colonnes de la revue Zeitschrift für psychoanalytische Pädagogik, laquelle disparaîtra en 1938, de même que seront recouvertes par l’Allemagne et ses suppôts, pour longtemps encore, les traces de la « Science Juive ».

     En 1925, Bernfeld publie Sisyphe ou les limites de l’enseignement, que mentionne Ekstein dans son introduction, “livre au contenu indissociable, encore aujourd’hui, du nom de Bernfeld”, dans lequel l’auteur relève la “grotesque” contradiction existant entre les actes et leurs effets “dans tout ce qui participe de la comédie humaine.” Ainsi, les limites qui entravent le processus d’enseignement sont à la fois externe - réalités socio-économiques -, à la fois interne - univers pulsionnel des pédagogues et de leurs formateurs.

     Sisyphe... pose avec clairvoyance le pronostic angoissant de la montée de ce qui vient juste d’être baptisé “fascisme” - Mussolini, 1922. Bernfeld y décrit, “jusque dans les moindres détails, le déploiement croissant de l’idéologie, la propagande antisémite, l’organisation totalitaire de la jeunesse, le péril que constitue la perspective du national-socialisme tel qu’il sera mis en œuvre, et qu’il avait repéré bien avant l’heure.”

     Déjà, vers 1920, avant d’occuper la plus grande partie de son temps à la clinique thérapeutique, insistait-il sur l’aspect préventif de la psychanalyse. En 1922 il s’établit comme analyste praticien dont l’intérêt scientifique porte essentiellement vers la petite, et même la toute petite enfance. Et, à partir de 1923, avant de rejoindre en 1925 l’Institut psychanalyse de Berlin, il enseigne régulièrement à l’Institut de formation de la Société Viennoise de psychanalyse.

     Au sujet de l’ultime conférence de Bernfeld, De la formation analytique, Ilse Grubrich-Simitis, qui voudra bien excuser, pour les besoins de cette postface, ma traduction de l’allemand “à vue”, voire la paraphrase de son texte, écrit que “dans cette contribution, Bernfeld fait une analyse critique radicale de la structure institutionnelle.” Selon lui, la nécessité d’aménager un habitacle pour une psychanalyse encore adolescente, avait produit “un système monolithique de formation psychanalytique qui, entre autres, limitait étroitement les admissions, et cela représentait une menace pour l’institution. Sur ce point, les recherches biographiques de Bernfeld sur Freud offraient un panorama rétrospectif de la singularité de la psychanalyse à ses débuts.”

     Après la Seconde Guerre Mondiale, il n’y aura guère, en France tout au moins, que François Perrier pour insuffler une autre jeunesse à la psychanalyse freudienne, abordant en analyste praticien, dans un style et une écriture remarquables, les questions de didactique, de formation et d’institution, avec une acuité et une pertinence de la qualité de celles de Bernfeld, et pour en tracer, fort de sa solide expérience clinique, de son analyse de la perversion, de son goût impénitent pour la lecture, d’un travail toujours en recommencement et de son antipathie pour la répétition, les principes de vitalité, partant du fait, disait-il, que nous sommes dans le royaume des morts, dès lors que nous utilisons autre chose que les concepts freudiens.

     De Freud, Bernfeld, écrivait que la singularité et de sa personne et de son œuvre témoignaient d’un rapport intime entre son travail scientifique et sa vie, au passé comme au présent, similitude que l’on rencontre seulement chez le poète.

     Enfin, Bernfeld, “expert de premier plan en psychanalyse” selon Freud, pas plus qu’Ekstein, n’étaient médecins, et cela va sans dire - scilicet ! - encore moins psychiatres.

 

Micheline  Weinstein

 

1 Bernfeld, Siegfried, Sisyphus oder Die Grenzen der Erziehung. Leipzig, Vienna • Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1925.

 

2 DeBell, Daryl • A Critical Digest of the Literature on Psychoanalytic Supervison, Unpublished.

 

3 Lewin, Bertram D. and Ross, Helen • Psychoanalytic Education in the United States. New York • W. W. Norton & Co., Inc., 1960.

 

4 Holt, Robert and Luborsky, Lester • Personality of Psychiatrics, A study of Methods for Selecting Residents. New York • Basic Books, Inc., 1958.

5 Ekstein, Rudolf • A historical Survey of the Teaching of Psycho analytic Technique. J. Amer. Psa. Assn., VIII, 1960, pp. 500-516 ; and Ekstein, Rudolf and Wallerstein, Robert S. • The Teaching and Learning of Psychotherapy. New York • Basic Books, Inc., 1958.

 

6 En français dans le texte.

 

* À noter que la xénophobie relevée par Bernfeld ne porte ici que, si j’ose dire, sur l’enseignement, la formation et le pouvoir politique dans les institutions. Depuis, pour ce qui concerne un certain esprit psychanalytique français, la xénophobie semble s’être banalisée jusqu’à s’élargir au domaine privé, lequel se doit d’être connu du public. C’est ainsi qu’il est déconseillé à l’analyste de ne pas circuler dans les médias, de ne pas donner son avis sur les images en tous genres, la politique, les grandes figures identificatoires de ce monde ; de ne pas être snob donc reconnu-e par le milieu via slogans et codes mondains en cours ; de ne pas faire montre d’un niveau de vie relativement élevé ; de ne pas, pour les hommes, avoir ou avoir eu une ou plusieurs maîtresses, éventuellement de la génération de leur/s enfant/s, recrutée/s sur place ; pour une femme, de n’avoir pas d’enfant et de ne pas être déguisée en objet sexuel ; d’omettre, si cela peut casser un collègue et invalider définitivement son travail et sa personne, de répandre la rumeur qu’il/elle est alcoolique, paranoïaque ou homosexuel/le ; de ne pas être psychiatre etc. Tous jugements d’existence qui, même sans y regarder de près, se regroupent sous l’appellation d’injure. L’injure étant toujours sexuelle, nous nous permettrons de rappeler ici la remarque de Freud selon laquelle la vie sexuelle de chacun/e est et doit rester son affaire privée. J’ajouterai, et celle de son analyse, pas de son analyste, ou des analystes en général - M. W.

 

** Bernfeld évoquait déjà le “délit de faciès” ! - N. d. T.

 

 

Bibliographie

 

Otto FenichelDestins de la gauche freudienne, Russell Jacoby, PUF, Paris, 1986.

 

Elisabeth Young-BruehlAnna Freud, Summit Book, New York, 1985.

 

On forme des psychanalystes, Rapport original sur les dix ans de L’Institut Psychanalytique de Berlin 1929-1930, Espace analytique, Denoël, Paris, 1985, présentation de Fanny Colonomos.

 

Ilse Grubrich-SimitisSiegfried Bernfeld, Historiker der Psychoanalyse und Freud Biograph, Psyche 5, 35. Jahrgang, Zeitschrift für Psycho analyse und ihre Anwendungen, Hrsg. von Alexander Mitscherlich, Klett-Cotta, Stuttgart, Mai 1981, pp. 397-434.

    

Ernest Jones, ayant énormément emprunté à Bernfeld, s’y réfère constamment et reconnaît sa dette in La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, PUF, Paris, 1969.

 

François PerrierDidactique, Formation et Institution, Chapitre II de La Chaussée d’Antin, Albin Michel, Paris, 1994, pp. 95 à 205.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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