© Micheline Weinstein pour la
traduction • Avril 2000
[Fin avril 2016 • Cette
traduction fut “empruntée” à mon insu en 2013 et placée sur le site d’un
collègue peu élégant, sans que mon nom ni mon copyright d’avril 2000 ne soient
mentionnés. M. W.]
Siegfried Bernfeld
De la
formation analytique
Introduction, par Rudolf Ekstein, Ph. D.
Il
y a dix ans, le 10 novembre 1952, quelques mois avant sa mort le 2 avril 1953,
Siegfried Bernfeld présentait ses derniers travaux devant l’Institut et la
Société Psychanalytique de San Francisco. Les apports de ce maître en
psychanalyse depuis 30 ans, intéressaient, comme on pouvait s’y attendre, la
question de la formation psychanalytique. Bernfeld, par ses écrits, pour sa
recherche de la vérité, aussi pénible fût-elle, par son intégrité scientifique
et l’honnêteté qui lui était propre, de même que pour son profond engagement
dans la psychanalyse, avait marqué des générations de jeunes analystes qui s’étaient
formés auprès de lui ou qui le connaissaient. Il parlait sans compter, de
lui-même ou des autres, avec franchise et passion. Son ultime essai témoigne de
ces qualités. Et pourtant j’ai beaucoup hésité avant d’établir son manuscrit
pour la publication.
Bernfeld aurait
lui-même rédigé ce texte dans cette perspective que nous n’y trouverions sans
doute pas les remarques autobiographiques. Le caractère de cet écrit en eût été
sensiblement différent, exercé qu’il était à traduire sa pensée en termes
justes et intelligibles. Tel quel, ce document reflète le souci que les
problèmes posés par la formation psychanalytique causaient à Bernfeld.
Il était d’usage chez
Bernfeld d’improviser en public, mais nous possédions une première ébauche de
son exposé, ainsi que quelques corrections de sa main. J’avais également à ma
disposition un manuscrit presque identique, établi par Bernice Engle et Peter Paret, à partir de
notes prises par plusieurs personnes de son auditoire, et par la
sténographie.
Je n’ai apporté que peu
de modifications au texte, changeant ça ou là un mot, afin de m’assurer que sa
pensée est fidèlement interprétée. J’ai volontairement omis quelques
répétitions. J’ai laissé certaines anecdotes et expressions qu’il aurait probablement
ôtées de la version imprimée du texte, dans la mesure où elles gardaient à son
style personnel toute sa saveur et restituaient un formidable talent pour faire
passer à son auditoire, en langue parlée, tant ses idées que sa perception des
choses.
Le lecteur le
constatera, au-delà de son intérêt historique et épistémologique, cette
allocution méritait d’être publiée pour le contenu de la pensée et pour les
observations que Bernfeld n’a pas eu le temps d’établir avec sa précision
habituelle.
Aujourd’hui encore, dix ans après, nous
sommes, tout comme alors, confrontés à ces mêmes problèmes qui le préoccupaient
tant à l’époque. Étaient-ils déjà différents de ceux qu’il décrivait dans l’un
de ses premiers livres, publié en 1925, Sisyphe ou les limites de l’enseignement
?
[1]
Ce
sont des questions perçues de la façon la plus aiguë, par quelqu’un dont l’identification
première portait plus sur le processus même de l’enseignement que sur un
dispositif de formation. Deux ans avant cet exposé - le 10 janvier 1950 -,
après une discussion approfondie à Orinda entre les
membres de la Commission d’Enseignement de l’Institut de Psychanalyse de San
Francisco, il adressait une lettre au Comité de Formation, dans laquelle il
proposait, en quatorze points, un Institut Libre. Motion pour un dispositif de
formation idéale, l’Institut Libre était une tentative de parer les dangers d’institutionnalisation.
Et, comme dans toute Utopie, il évoquait là, lors de sa dernière conférence
devant la Société, un retour aux jours anciens des premiers pionniers.
Dans le “point 14” de
son adresse, il dit : “Actuellement, la plupart des psychanalystes souhaitent
maintenir la formation, intégrée à une structure psychanalytique planifiée.
Certains de leurs mobiles et arguments, je le pense, méritent réflexion. Il
semble donc plus sage de considérer, dans un premier temps, le programme de L’Institut
Libre comme une sorte de principe régulateur et de n’introduire, dans la
structure actuelle, que certaines de ses particularités, afin d’évaluer les
progrès qui pourraient en résulter pour le fonctionnement de notre institut.”
Certains psychanalystes
ont cru voir en cet article sa conviction que les débats dans les comités de
formation étaient devenus stériles. Il aurait donc démissionné du comité de
formation, pour ainsi être libre de présenter son ultime exposé devant la
Société comme s’il était un étudiant parmi d’autres. Par cette mesure, il
aurait résisté à la tendance dominante de ce pays en matière de formation
psychanalytique.
Je préfère aborder sa
critique, et le scepticisme qu’il manifestait, par une autre voie. En vérité,
je ne pense pas qu’il se soit jamais réellement identifié au type d’enseignement
psychanalytique qu’il décrit dans ses commentaires autobiographiques concernant
sa formation auprès de Freud. D’ailleurs, dès les débuts de sa pratique comme
jeune analyste, il choisit d’aménager son analyse personnelle à sa façon, et ultérieurement
sa formation, bien qu’elles aillent à l’encontre du contexte socio-historique d’alors,
complètement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui,
particulièrement ici en Amérique.
C’est dans le même
esprit, et pour les mêmes raisons, qu’il s’oppose à la mise en place d’une
école qui gérerait la formation, comme il le fit dès les débuts de sa pratique
et de sa contribution à l’enseignement, contre les structures scolaires
autoritaires. Plutôt qu’un système de formation centré sur l’enseignant, il
préconise un processus d’éducation nouvelle centré sur l’étudiant. Son apport
comme enseignant, sa perception des adolescents, des enfants et des apprentis
analystes montre que, fondamentalement, c’est à eux qu’il s’identifiait et non
à l’autorité des adultes ou à la structure institutionnelle.
Les dix années qui
viennent de s’écouler depuis cette conférence, connurent maintes discussions
sur la formation, et nombre d’analystes se trouvèrent plongés dans une sérieuse
remise en cause de multiples questions connexes, incluant celles que Bernfeld
soulevait. J’en citerai quelques unes : les études sur la
supervision récemment résumées par DeBell
[2]
,
l’étude de Lewin et Ross sur les divers aspects de la formation dans leur
Formation psychanalytique aux États-Unis
[3], les études sur la
sélection de Holt et Luborsky
[4]
,
l’enseignement de la technique discuté par Ekstein et par Ekstein et Wallerstein
[5]
,
qui suggèrent que les techniques de supervision soient reconsidérées de sorte
qu’elles ne se traduisent pas en termes de “centrées sur l’enseignant” ou
“centrées sur l’étudiant”, mais en termes de techniques “centrées sur le processus.”
Dans l’ensemble
toutefois, les problèmes évoqués, ceux-là et d’autres aussi, continuent de nous
préoccuper et exigent toujours de nous un style d’investigation honnête et
rigoureux, comparable à celui de Bernfeld.
Son Institut Libre, réminiscence
de l’époque des premiers pionniers qui travaillaient en très petits groupes,
est un argument essentiel pour maintenir l’esprit de la formation psychanalytique.
Bernfeld craignait que les considérations administratives, les luttes sur les
conditions minimales requises, les politiques d’admission etc., ne supplantent
l’intention d’origine qui était de transmettre la psychanalyse classique en
tant que science créatrice et en devenir. Dans les moments de pessimisme, nous
craignons tous qu’une sorte de “Loi de Parkinson” produise inévitablement un
nombre toujours croissant de comités et sous-comités, créant un appareil
administratif qui étouffe l’intention d’origine. Dès lors, conformément à cette
loi, l’administration, plutôt que de promouvoir la formation, l’enseignement et
la recherche, devient inéluctablement une fin en soi. Toutefois, l’ultime et
énergique conférence de Bernfeld devant la Société Psychanalytique de San
Francisco me permet d’affirmer qu’il n’était pas réellement pessimiste et qu’il
refusait d’accepter ce genre de processus d’institutionnalisation comme une loi
universelle, mais qu’il le voyait plutôt comme une crise de croissance
transitoire susceptible d’être résolue, à condition que les enseignants et les
administratifs rendent leurs fonctions complémentaires et soient d’accord sur
les objectifs fondamentaux.
Je pense que la plupart
de ses collègues de San Francisco et de ses étudiants l’entendirent ainsi. L’invitation
à la première conférence donnée à sa mémoire, offerte par Ernst Kris en 1954,
parle de Bernfeld comme de l’un parmi “ceux de la deuxième génération de
psychanalystes, formés dans la tradition de Sigmund Freud, qui, arrachés à leur
appartenance européenne, sont venus enrichir la vie intellectuelle de ce pays
par leur enseignement, leurs écrits et leurs recherches.” Les contributions
scientifiques du Docteur Bernfeld dans les domaines de l’éducation, de la
psychologie de l’enfant, de la théorie psychanalytique, ainsi qu’à la
biographie et à l’entourage de Sigmund Freud sont internationalement
reconnues... Depuis la dernière décennie, ses collègues de la Société
Psychanalytique de San Francisco, les psychanalystes et les étudiants formés à
l’Institut Psychanalytique de San Francisco, se sont familiarisés avec l’honnêteté
intellectuelle et l’intégrité que Bernfeld incarnait et les ont prises pour
modèles, de même que son dévouement à la science et à l’art de la psychanalyse.
Rudolf Ekstein, PH. D.
Siegfried Bernfeld
De la formation analytique
Ce soir, je vous
propose de réfléchir à la question suivante : comment devrait-on enseigner
la psychanalyse ? Sous cette forme, évidemment, mon invitation laisse
entendre que je ne suis pas satisfait de l’analyse telle qu’elle est
actuellement enseignée dans les instituts de par le monde ; je suis en
effet très sceptique quant à notre programme de formation psychanalytique et à
nos méthodes.
J’ai travaillé avec
plusieurs instituts : Vienne, Berlin et San Francisco. J’ai passé assez de
temps à Londres et à Paris, et, à l’occasion, je fus relativement proche des
groupes de Budapest et de Los Angeles, pour pouvoir me faire une idée claire du
travail de formation entrepris dans ces instituts. Pour être tout à fait exact,
je ne me suis jamais identifié à aucun de ces groupes, mais, et depuis
maintenant trente ans, j’ai passé une bonne partie de ma vie professionnelle à
enseigner aux apprentis analystes et à les analyser. Il est possible que cette
position, quelque peu en marge des instituts, m’ait donné une vue d’ensemble de
leur structure et de leur fonction plus claire que si j’avais contribué à la
politique de gestion administrative et à élaborer des programmes ; je dois
dire d’ailleurs que j’enseignais la psychanalyse longtemps avant qu’aucun
institut ne fut créé. Par la suite, et pour une courte période, j’ai pris part
aux discussions et aux empoignades qui aboutirent à l’organisation formelle des
écoles analytiques, ce qui m’a permis de les observer. Parmi les analystes qui
construisirent notre système de formation avec tant de soin et d’énergie,
quelques-uns pourront réfuter certaines des critiques qui vont suivre. En soulignant
mon statut de vétéran, je m’attends à ce qu’ils balaient aisément, d’un
haussement d’épaules, mes observations : “ces arguments étaient valables
dans les années 20 ; aujourd’hui, ils sont terriblement passés de mode.”
Mais si j’avance ces faits autobiographiques, c’est aussi pour vous
impressionner lourdement par mon âge et mon expérience : il se peut que j’aie
besoin de votre “transfert” ce soir. Je serai amené à évoquer des choses
désagréables, dont certaines n’ont peut-être jamais été dites auparavant, du
moins de la tribune d’une société psychanalytique.
Nos instituts se sont
développés de façon impressionnante en nombre, en taille et en complexité administrative.
Sur trente ans d’existence, le contenu des programmes a peu évolué et ne s’est
guère modifié. En fait, rien n’a changé depuis le début, quand la triade
composée de l’analyse personnelle, l’analyse didactique et les séminaires fut
instaurée. Les attentes relatives aux résultats du système de formation de l’institut
sont demeurées telles quelles, de même que les modalités de conduite de la
supervision et des séminaires. Alors que la psychanalyse révolutionnait l’enseignement
et la relation étudiant/enseignant, les instituts continuaient de fonctionner
sur un système d’enseignement pré-psychanalytique, entièrement centré sur l’enseignant
et dominé par des questions administratives et de politique. L’idée d’une
méthode centrée sur l’étudiant est complètement étrangère à nos
instituts ; bien pis, les questions locales de politique et d’administration
sont presque exclusivement décidées par un comité national, selon les intérêts
de l’association professionnelle nationale, alors que, c’est l’évidence même, d’après
la théorie psychanalytique et de par sa mise en pratique, seules les relations
réelles locales entre les humains devraient primer.
Citer ces faits ne doit
pas être entendu comme un reproche. Nos programmes de formation sont gérés,
pendant leur temps libre, par des analystes très occupés - médecins pour la
plupart ; le plus souvent les programmes ne permettent pas qu’ils soient
mis à l’épreuve de la pratique, alors nous retombons dans les méthodes d’enseignement
du passé. C’est l’enseignement de l’école pré-psychanalytique, centré sur l’enseignant,
qui se présente le plus facilement à l’esprit, alors qu’une école
psychanalytique, centrée sur l’étudiant, qui exigerait sens de la dialectique
et expérience, se heurterait à des résistances, car sa conception, puis sa
gestion, seraient contraires aux instincts naturels archaïques d’enseignement.
Je n’irai pas jusqu’à
dire que nos instituts sont sans valeur. Ils remplissent leur mission : je
pense qu’ils produisent un nombre remarquable d’analystes compétents ;
mais ils le font en fabriquant ce qu’en électronique on appelle les
“parasites”, un vacarme tel que le message psychanalytique parvient aux
étudiants brouillé et insuffisamment étayé. Ma thèse est la suivante : la
formation dispensée par nos écoles fausse certaines des composantes les plus
précieuses de la psychanalyse et fait obstacle à son développement en tant que
science et comme méthode d’évolution du comportement.
Affirmer, d’une part,
que les instituts remplissent leurs engagements en matière de formation, et
que, d’autre part, ils sont préjudiciables à la psychanalyse, peut sembler
contradictoire ; mais ce paradoxe traduit simplement l’une des plus
importantes façons d’appréhender une théorie psychanalytique de l’éducation.
Hélas, trop d’analystes semblent à peine connaître le contenu de base de la
théorie. Aussi, permettez-moi d’en élucider, le plus brièvement possible,
quelques points pertinents.
Quelle est, pour les
enfants, la meilleure méthode d’apprentissage de la lecture ? L’histoire
de l’enseignement est jonchée de méthodes ; un exemple en est le système à l’ancienne,
dont certains d’entre nous se souviennent encore, où l’enseignant incarnait l’autorité
intellectuelle et disciplinaire incontestable - un être d’un autre monde, un
monde supérieur. Les enfants devaient rester assis, compassés et silencieux, le
regard fixé sur les lèvres du professeur, à psalmodier, en chœur ou
individuellement, une importante parcelle du savoir. Ils étaient réprimandés,
humiliés et battus par cette divine majesté (le maître) au moindre signe de
désobéissance ou - c’est du pareil au même - d’ignorance. Ainsi était l’école,
centrée sur l’enseignant, autoritaire et brutale. Certes, il existait aussi, et
il existe toujours un système autoritaire plus clément, sans punition
corporelle, qui apporte aux enfants quelque consolation et leur offre un peu de
répit, mais où la position de commandement du maître est à peine changée. Nous
connaissons tous ce type d’école. Il y a aussi quelques écoles - les écoles
nouvelles - peu nombreuses, mais tout à fait adaptées, centrées sur l’étudiant,
où corvées et règles disciplinaires sont réduites au minimum, où l’enseignant
reste en retrait, s’immisce le moins possible, et se contente d’orienter les
études des enfants ainsi que leur activité créatrice.
Si, dans ces différents
systèmes d’enseignement, nous prenons pour exemple la lecture, nous verrons que
tous les enfants normaux, quels qu’ils soient, apprendront à lire, la plupart
en un an, certains en quelques semaines, et un plus petit nombre en deux ans.
Cela peut paraître étrange, mais c’est néanmoins un fait, que les enfants
normaux apprennent à lire, peu importe la méthode choisie selon l’agrément de l’enseignant.
Mais la grande
différence est dans le comment, une fois adultes, ils utilisent leurs
acquisitions. Parmi ceux qui auront été soumis au système autoritaire, peu
auront acquis le goût de la lecture, et c’est pour un nombre plus infime encore
que les livres deviendront vraiment des professeurs et des amis. La majorité
sera à tout jamais exclue du monde de la littérature. Ce monde restera ouvert à
ceux qui, pour la plupart, auront appris à lire selon les méthodes nouvelles.
Différence plus sensible encore : à chaque méthode son influence sur la pensée
et sur la personnalité de l’enfant, c’est évident. Dans toutes les écoles les enfants
apprennent à lire. Mais dans certaines, violence et exercice du pouvoir risquent
de servir de modèle à une part de leur idéal du moi.
Les théories de l’éducation
doivent prendre en compte certains facteurs déterminants, telles les conditions
dans lesquelles la lecture - ou n’importe quelle autre technique - est acquise.
L’influence des effets latéraux qui ne manqueront pas de s’ensuivre sera d’une
amplitude inattendue sur l’éducation. C’est quand vous tentez de modifier un
système scolaire existant que vous prenez douloureusement conscience de son
pouvoir. Essayez donc d’argumenter avec un adepte du système d’enseignement
autoritaire ; essayez de le convaincre qu’il y a d’autres moyens d’enseigner
aux enfants que la raclée ; essayez de lui montrer que, par une méthode
plus individualisée, les enfants apprennent, non seulement à lire, mais aussi à
aimer la lecture ; et vous découvrirez bientôt que cet adepte tient la
discipline en bien plus haute estime qu’un amour de l’accomplissement
intellectuel.
Peut-être s’agit-il là
de truismes ne méritant pas d’être mentionnés, à ceci près que nos analystes semblent,
sur la question de l’enseignement de l’analyse, entretenir en même temps deux
attitudes contradictoires, dès lors que cela affecte la chasse gardée de leur
spécialité : l’une - irréaliste -, c’est l’espoir que l’analyse puisse s’enseigner
et s’apprendre in-extenso ; l’autre, - parfaitement a-psychanalytique - et c’est
le point de vue bureaucratique, où l’analyse serait un cours auquel on
assisterait comme on suit, par exemple, un cours d’anatomie.
Que, pour l’analyste
praticien, la psychanalyse soit une méthode - certes encore fragile et
imparfaite - de remise en état après certains dégâts causés par les accidents
et les incidents liés à l’évolution de chaque être humain, semble avoir été
complètement oublié. Quant au postulant analyste, l’enseignement de l’analyse
peut lui être un instrument supplémentaire de progrès ; plus son désir d’y
recourir pendant et après son analyse personnelle s’étaiera, plus solide et
plus achevée sera sa formation.
Contrairement aux
enfants qui apprennent à lire, nos étudiants sont des adultes ; le risque
est donc moindre de voir leur caractère altéré par les analystes didacticiens.
De plus, l’apprentissage de la psychanalyse est un peu plus compliqué que celui
de l’alphabet.
Au point où nous en sommes,
je pense qu’il faut maintenant décrire en peu de mots ce qui caractérise le
plus souvent nos écoles psychanalytiques. Comme la plupart des écoles
professionnelles, elles s’établissent sur une sorte de contrat entre l’étudiant
et l’école. Si l’étudiant remplit les conditions requises, il recevra un
diplôme ou son équivalent en argent et en prestige. Dans un tel système, il
semble que l’on n’ait guère besoin, et peut-être même pas la moindre place,
pour des théories nouvelles d’éducation. La formation centrée sur l’étudiant n’y
est nécessaire d’aucune façon. Les étudiants, pour la plupart, accepteront avec
joie ce qu’on leur donne, pour autant que l’argent et le prestige, fournis à
échéance grâce au diplôme, sembleront récompenser leurs efforts.
Toutefois, de telles
écoles dépendent entièrement d’une condition : l’existence de procédés
relativement simples et objectifs permettant de contrôler que les conditions
requises ont bien été remplies. Quand de tels tests objectifs - simples
registres de présence ou examens - n’existent pas (et la psychanalyse, à la
différence de la lecture ou de l’anatomie par exemple, ne s’y prête pas
énormément), l’admission, la promotion et la délivrance du diplôme, sont
largement influencées par des facteurs irrationnels. Les enseignants deviennent
alors des personnages par trop importants et les étudiants, pour la plupart,
sont fortement tentés de s’insinuer dans les bonnes grâces de leurs analystes
et de convaincre toute personne faisant autorité de leur faculté servile à se
soumettre. Enfin, si les cours de psychanalyse sont nombreux et prolixes, il
est fort probable que l’école - bien qu’étant une école pour adultes -
développe chez ses étudiants, tout au moins pour un temps, ce que nous appelons
des traits infantiles et puérils. Que devient la psychanalyse lorsqu’elle est
enseignée dans de telles écoles ? Je limiterai ma réponse à une seule
donnée de son programme d’enseignement, mais sans doute la plus
importante : l’analyse personnelle.
L’idée de l’analyse
personnelle n’est guère plus récente que celle de la psychanalyse elle-même.
Très tôt, Freud fut taraudé par la difficulté à transmettre ses découvertes
qui, à l’évidence, ne pouvaient être expliquées à autrui comme le sont d’autres
travaux de nature clinique. Il n’existait qu’un seul moyen de mettre les
propositions de Freud à l’épreuve, l’analyse de qui désirait s’y prêter -
auto-analyse ou analyse personnelle. Dès la fin des années 90, et à diverses
occasions, ses étudiants soumirent leurs rêves à Freud.
Il arrivait qu’un
médecin ou un psychologue lui demandent de l’aide pour le traitement de
symptômes névrotiques. Ces premières analyses furent véritablement des analyses
didactiques. Freud brûlait de mettre en relief les mécanismes névrotiques, le
refoulement des traumatismes infantiles ; de démontrer leur fonctionnement
et de décrire ses méthodes d’investigation. J’ai lu des lettres qu’il écrivit
dans les années 1920 et dans lesquelles il discutait avec plusieurs candidats
de l’éventualité d’une analyse didactique. À cette époque encore, il était
enclin à recommander la psychanalyse par ce que l’on appellerait l’auto-observation.
Il considérait alors que quelques mois suffisaient pour cela ou, du moins,
étaient mieux que rien.
Vers 1905, Freud
commença à diriger des analyses de psychanalystes, bien plus longues et à visée
beaucoup plus thérapeutique. Il adaptait la durée de l’analyse et son
corollaire, le niveau d’enseignement qu’il jugeait pertinent, aux circonstances
et aux aspirations du patient/étudiant, ainsi qu’à la nature des doléances
névrotiques. Chaque fois qu’il l’estimait utile, il incluait des éléments
didactiques dans l’analyse personnelle. Il discutait, avec nombre de ses
étudiants, de la théorie psychanalytique, des patients de chacun, de la
politique du jeune groupe et des articles qu’ils avaient l’intention d’écrire.
Dans l’ensemble, il avait tendance à laisser l’analyse se dérouler sous la
forme d’une relation entre deux collègues, dont l’un se trouvait en savoir un
peu plus que l’autre. Du début jusqu’à la fin, Freud fit en sorte que les
analyses didactiques soient absolument dégagées de toute interférence due aux
règlements, aux directives administratives ou aux considérations politiques.
Son enseignement fut exclusivement centré sur l’étudiant (pour utiliser ma
terminologie pédagogique.) Plus simplement, il agit comme un psychanalyste
devrait le faire. Il persista ainsi, même après la création des instituts,
devant les “autorités” - comme il les qualifiait parfois avec une pointe d’ironie
- consternées et mal à aise.
En 1922 par exemple, j’ai
parlé à Freud de l’intention de m’établir à Vienne comme analyste praticien. On
m’avait dit que le groupe de Berlin encourageait les psychanalystes, notamment
les débutants, à faire une analyse didactique avant de se lancer dans la
pratique, et j’ai demandé à Freud s’il considérait que cette préparation était
souhaitable pour moi. Sa réponse fut : “Absurde, allez-y. Vous vous heurterez sans doute à certaines difficultés. Il sera
bien temps de savoir comment nous pouvons y remédier vous les rencontrerez.”
Une semaine à peine était passée qu’il m’adressait mon premier cas de
didactique, un professeur d’université anglais qui voulait étudier la
psychanalyse et se proposait de rester pour le mois à Vienne. Inquiet devant la
tâche et la conjoncture, je retournai chez Freud ; sa seule réponse fut :
“Vous en savez plus que lui. Montrez-lui tout ce que vous pourrez.”
Cette façon de faire,
je continue de le penser, était l’environnement idéal pour une formation, bien
que je comprenne parfaitement les motifs puissants et toutes les bonnes raisons
qui ont conduit à la formalisation de l’enseignement. Pourtant, j’ai toujours
douté que les faiblesses d’une structure organisée sur le modèle d’une école
soient compensées par ses avantages.
Deux périodes se
détachent assez nettement dans l’histoire de la psychanalyse didactique. La
première, pendant laquelle Freud dirigeait les analyses indivis- duelles
décrites plus haut, auprès d’analystes et auprès de personnes intéressées professionnellement
par l’analyse, va du début de la psychanalyse à l’hiver 1923-1924. Non
seulement Freud, Abraham, Ferenczi, Federn mais, en fait, tous ceux qui en
savaient plus qu’un nouveau-venu, qui le souhaitaient et qui étaient
compétents, procédaient de même, chacun dans son style.
J’ai entendu parler de
Freud et de sa Traumdeutung pour la première fois en 1907 ; de temps à
autre, il m’arrivait de lire l’un de ses livres ou articles, quand enfin, en
1910, je me suis réellement intéressé à la nouvelle science. Alors, j’ai moi
aussi entrepris d’analyser mes rêves, certains de mes fantasmes et de mes
actes, et de lire - comme le firent également quelques-uns de mes collègues
étudiants en psychologie dont j’analysais les rêves à l’occasion - tout ce qui
était disponible pour ou contre les psychanalystes. J’appliquai la psychanalyse
à mes travaux scientifiques et pédagogiques. Avant de rejoindre la Société de
Vienne en 1913, j’ai analysé, en une cinquantaine de séances, le symptôme aigu
que présentait un collègue étudiant.
Je ne trouve pas
concevable que quelqu’un puisse s’intéresser à la psychanalyse en tant que
science ou thérapie sans qu’il ne teste sur lui-même ce qu’il a lu et qu’il n’avance
dans la perception de soi pour recouvrer son enfance oubliée et obtenir l’allégement
de certains de ses troubles névrotiques. Il réalisera probablement très vite
que l’auto-analyse ne peut ni satisfaire la curiosité, ni réellement l’aider
quand il s’agit de ses propres symptômes. Il se tournera alors, pour une
analyse personnelle, vers quelqu’un qui lui semblera en savoir plus que
lui-même et mériter sa confiance.
À la fin de cette
première période, une décision importante fut prise par le groupe de
Berlin. Parmi ses membres, beaucoup d’analystes, ayant ressenti la nécessité d’entreprendre
une analyse personnelle, hésitaient à révéler leurs secrets à un psychanalyste
du groupe. De plus, la toute nouvelle « Clinique psychanalytique » attirait
quelques médecins désireux d’y travailler tout en y apprenant la psychanalyse.
Hanns Sachs fut donc invité à quitter Vienne pour Berlin où il se spécialisa
dans l’analyse des psychanalystes, qu’ils soient établis ou débutants. Il
devint ainsi le premier analyste didacticien. Sachs, vous le savez, n’était pas
médecin et n’avait, à cette époque, guère d’expérience thérapeutique. Il se
rendit bientôt compte qu’il était trop difficile d’analyser et en même temps de
superviser le travail thérapeutique de ses analysants, et de discuter avec eux
théorie et technique de surcroît. Ainsi, en homme sensé, il débarrassa l’analyse
personnelle de tout matériel didactique et laissa ces questions aux cours et
séminaires que lui et d’autres dispensaient à la « Clinique ». Cette procédure
était et est encore aujourd’hui en usage chez tous les analystes didacticiens.
Fin 1923 ou début 1924,
le comité de formation de la Société de Berlin décida de moderniser ses
activités. Il était maintenant prêt à offrir un cursus d’enseignement
complet aux psychiatres qui accepteraient, entre autres choses, les conditions
suivantes : le comité admettra ou rejettera irrévocablement le candidat
selon l’impression qu’il aura produite au cours de trois entretiens
préliminaires ; le candidat devra d’abord entreprendre une analyse
personnelle d’au moins six mois ; l’analyste didacticien sera désigné par
le comité ; le comité - sur avis de l’analyste didacticien - statuera du
point d’avancée suffisante de l’analyse du candidat pour l’autoriser à
participer aux étapes ultérieures de la formation ; de plus, c’est lui qui
décidera du moment où l’analyse personnelle du candidat sera considérée comme
terminée. Le candidat devra promettre, par écrit, qu’il ne s’intitulera
pas psychanalyste avant son admission formelle au sein de la société.
Cette sélection, basée
sur les obligations requises pour être admis, annoncées à Berlin il y a près de
trente ans, devrait corroborer l’affirmation que j’ai faite ci-dessus, selon
laquelle notre programme de formation n’a guère changé depuis sa première mise
en place. Pourtant, à l’époque, le texte de cette ligne de conduite était sans
précédent dans le monde psychanalytique. Certains analystes le saluèrent comme
une solution au problème fondamental. D’autres étaient sceptiques. D’autres
encore, moi compris, étaient sûrs que la décision prise à Berlin, loin de
résoudre les problèmes auxquels nous devions faire face, allait plutôt
compliquer notre tâche.
Rétrospectivement, l’expérience
acquise sur trente ans, nous permet de mieux comprendre les facteurs qui
provoquèrent la nouvelle orientation politique du groupe de Berlin. La majorité
des analystes les plus anciens fut stupéfaite et même affolée, lorsqu’après
guerre, il devint évident qu’une analyse “souterraine” s’était développée jusqu’à
acquérir, en quelque sorte, ses lettres de noblesse. Vers 1920, Freud
découvrit, et c’était tout à fait inattendu, que lui-même ainsi que la psychanalyse
étaient célèbres dans le monde entier. Pour nous qui étions plus jeunes, cela
ne semblait bien sûr ni stupéfiant ni affolant. Depuis quelques années déjà
nous avions entrevu le changement et maintenant, après avoir rompu les amarres,
nous assistions à la révolution culturelle attendue qui se déployait autour de
nous en Allemagne et en Autriche. Psychologues, éducateurs, travailleurs
sociaux, mouvement de la jeunesse dans son entier, départements de formation
des partis socialistes et des nouveaux gouvernements démocratiques, tous
commencèrent à adapter leurs actions, leurs idées, et même les institutions,
aux grandes lignes de la psychanalyse, bien que la majorité emprunte surtout
aux théories assez superficielles d’Adler. Nos membres les plus anciens, pour
la plupart, ne savaient pas grand chose de ces changements sociaux essentiels,
ne s’en préoccupaient pas et ne s’y intéressaient d’ailleurs pas. Mais, après
un certain temps, il devint difficile d’ouvrir un journal, d’aller dans une
boîte de nuit ou à un spectacle, sans entendre quelque référence à la
psychanalyse ou quelque charge à son encontre. Ils s’en émurent et développèrent
des attitudes fortement xénophobes, dans leur désir de perpétuer l’isolement
auquel ils avaient fini par s’habituer, et qui dressait un barrage contre cette
marée montante d’intérêt généralisé.
En Allemagne, à l’exception
d’un très petit nombre de médecins socialistes, la profession médicale était
massivement contre la modernité. Tout bien considéré, la psychanalyse était à
ses yeux décidément non-digne de respect. Mais envers et contre tout, certains médecins,
notamment de jeunes psychiatres qui commençaient à se tourner vers la
psychothérapie, lui portaient intérêt croissant. Quant aux psychanalystes
eux-mêmes, aussi paradoxal que cela paraisse, ils étaient avides de
respectabilité. Ils désiraient que leur position fût intégrée à la profession
médicale et, pour y parvenir, ils estimaient que les cliniques, les écoles et
les sociétés professionnelles étaient indispensables.
Jusqu’alors, les
sociétés psychanalytiques étaient plutôt restées dans l’ombre. C’étaient des
petits cercles scientifiques composés de quelques parias évadés de la médecine
et d’une certaine avant-garde
[6]
non médicale. Ils
se consacraient au développement et à l’application des inventions et théories
de Freud, et leur contribution - cela apparaît nettement aujourd’hui -, agit
comme un véritable ferment ou mieux, comme un catalyseur. Vint alors le jour où
les sociétés psychanalytiques furent contraintes de s’adapter à la nouvelle
réalité qu’elles avaient elles-mêmes créée.
Mais comment s’adapter
? Là était la question. À Vienne, auprès de Freud, nous préférions l’idée d’offrir
au jeune mouvement la chance d’étudier sérieusement la psychanalyse et de l’appliquer
à tous les domaines de la thérapie et de l’éducation. À Berlin, la tendance
était plutôt d’isoler nettement les associations psychanalytiques d’un auditoire
plus largement ouvert, et d’incorporer progressivement la psychanalyse, en tant
que spécialité, à la profession médicale. En guise de compromis, les cliniques
de Vienne et de Berlin décidèrent d’inclure dans leur programme d’enseignement
certaines clauses relatives à la formation des non-médecins. Mais le but étant
de parvenir à délivrer des diplômes de psychanalyse, la pression se fit de plus
en plus forte et, à la longue, c’est
Berlin qui l’emporta.
Cependant, le facteur
qui compta le plus dans l’évolution des modalités de la formation dont je vous
parle ce soir, fut la maladie de Freud. Vous vous souvenez peut-être de l’été 1923, où l’on découvrit le cancer de Freud et où
tous, lui-même et ses médecins inclus, s’attendaient à ce qu’il meure en quelques
mois. Au cours de l’été suivant, il fut à peu près établi que le cancer était
enrayé et que Freud pouvait espérer vivre de nombreuses années encore.
Point n’est besoin d’expliciter
ici par le menu ce que la mort et la résurrection de Freud signifièrent cette
année-là pour les psychanalystes les plus anciens de Vienne et de Berlin - ceux
qui, pendant une dizaine d’années ou davantage, s’étaient battus à ses côtés,
avaient partagé ses succès et ses échecs et pour qui il était le maître
incomparable, ainsi que ceux, ambivalents, pour qui il était inconsciemment le
père et le Dieu, à la fois aimé et haï.
Les forces du Ça, on
pouvait s’y attendre, explosèrent, contrées par des formations réactionnelles.
Le cas de Rank illustre relativement bien la chose. Pour Rank, la mort
imminente de Freud avait été le signal lui permettant de suivre sa propre voie.
Impatient, il amorça son départ un peu trop tôt, coupant de lui-même les ponts,
de sorte que, lorsque Freud fut rétabli, il ne put avancer que... nulle part. D’autres
commencèrent à faire montre d’une anxiété intense devant la menace de
disparition de Freud ; se sentant désormais dépositaires de l’avenir de la
psychanalyse, ils s’empressèrent ardemment de dresser un solide barrage contre
l’hétérodoxie. Ils décidèrent de limiter toute admission définitive à leurs
sociétés par une sélection rigide des nouveaux venus et, pour la formation, par
l’institution autoritaire d’une période d’essai coercitive et qui n’en
finissait plus. En fait, ils punissaient leurs étudiants de leur propre
ambivalence. Du même coup, ils consolidèrent la seule orientation à laquelle
Freud avait toujours voulu soustraire la psychanalyse : qu’elle fut
ratatinée jusqu’à être réduite à l’état d’annexe de la psychiatrie.
Ces motifs irrationnels
de xénophobie* et la culpabilité introduisirent des traits de mélancolie au sein de notre
formation.
Ainsi fut-il, et ce fut
tout à fait conforme à l’esprit prussien, plutôt florissant parmi les membres
fondateurs de l’Institut de Berlin.
Si j’ai parlé de
certaines motivations inconscientes ayant amené notre formation à être adaptée
up to date, c’est pour éclairer historiquement la mise en place du système
actuel. Vous ne substituerez pas, j’en suis sûr, cette analyse des motivations
à une interprétation de ce qui en résulta. Vous devez garder présent à l’esprit
qu’une fois créés, un nouvel ensemble de motivations, qui étaient sans nul
doute différentes de celles qui avaient permis aux instituts de voir le jour,
les maintint vivaces.
Quelles que soient les
causes d’origine, notre question reste présente : comment se porte l’institution
après trente ans d’expérience ? Que gagne l’étudiant à faire une analyse
didactique ? Qu’en est-il exactement de la fonction d’école préparatoire de la
didactique ? Nous ne le savons pas. En trente ans nous n’en avons guère appris
sur ces questions. A-t-on mené des recherches sur le sujet ? À titre personnel,
certains analystes didacticiens nous ont donné leur opinion. Mais celle-ci
suffit-elle à justifier la logique d’une analyse personnelle comme préalable
obligatoire à une première phase de formation ?
En psychanalyse, comme
partout ailleurs, l’institutionnalisation ne favorise pas l’activité psychique.
Dans l’institution, pour le jeune psychiatre désireux de devenir analyste, de
même que pour ses professeurs, l’analyse didactique n’est, tout simplement, qu’une
part de la réalité professionnelle à laquelle tous doivent se conformer. Les
étudiants, pour la plupart, estiment qu’elle leur est utile, d’autres qu’elle est
plus qu’utile, et cela suffit, semblerait-il, pour inciter les psychanalystes à
entreprendre une analyse personnelle. Mais non, je pense que cela ne suffit pas
à satisfaire la curiosité scientifique qui est l’élément fondamental de la
psychanalyse freudienne. Permettez-moi d’aborder la question d’un peu plus
près.
En premier lieu, l’analyse
didactique n’a d’équivalent dans aucune autre école. Nous sommes fiers de cette
particularité. Or, dans les faits, nous avons tendance à considérer l’analyse
personnelle comme un cours obligatoire de plus parmi d’autres. D’ailleurs nous
allons jusqu’à laisser les étudiants et le public imaginer son enseignement
comme quelque chose qui ressemblerait à un cours, disons, d’anatomie. De même
que les écoles de médecine exigent que l’on assiste aux cours d’anatomie dans l’enseignement
préparatoire, de même exigeons-nous une analyse didactique comme étape
préliminaire indispensable à notre formation. Nous prétendons répondre d’un
niveau professionnel élevé et garantir le public exactement comme le font les
écoles de médecine. Cet argument, l’un des plus puissants en faveur d’une
formation structurée, n’est pas complètement faux, mais il est irréaliste.
Dans une classe d’anatomie,
l’étudiant acquiert un certain savoir ou des compétences qui connaîtront peu de
modifications, qui resteront les mêmes tout au long de sa vie. Ce que le
médecin sait sur tel sujet, un an ou deux après les examens, demeurera
probablement identique tout au long de son exercice. Avec l’analyse, c’est tout
à fait différent. Une analyse didactique ne donne pas obligatoirement savoir et
compétence. On pourrait la comparer au réglage d’un moteur - c’est-à-dire à une
démarche qui peut suffire ou ne pas suffire, la vie durant. Si vous consultez
un Docteur en Médecine réputé, vous pouvez être assuré de ses connaissances
solides et à tout moment utilisables en anatomie. Lorsque vous prenez
rendez-vous avec un membre réputé au sein de l’Association Psychanalytique,
vous en savez aussi peu sur ce que vous pouvez attendre de lui que sur l’achat
d’une voiture d’occasion avant d’avoir vérifié la date de sa dernière révision.
Alors, chaque analyste
doit-il être analysé ? Je pense qu’une analyse personnelle est
indispensable pour chaque psychothérapeute, qui devrait renouveler la chose
chaque fois qu’il pense en avoir besoin. Comme je l’ai déjà indiqué, je peux
difficilement imaginer qu’un psychothérapeute ne soit pas désireux d’entreprendre
une analyse personnelle, qu’il ne fasse pas tout son possible pour s’y
soumettre lui-même. Un psychanalyste moyennement doué peut devenir un bon psychanalyste
après une analyse personnelle, et un bon psychanalyste peut devenir un maître.
Ou au contraire, l’analyse peut n’avoir aucune influence sur son activité.
Toujours est-il que l’analyse l’aura aidé, soit à titre personnel, et ainsi à
gagner en compétences, soit elle ne pas l’aura pas aidé. Certaines personnes
acquièrent un mieux intellectuel conséquent par l’auto-analyse ; d’autres
y trouvent un certain apaisement et se résignent. D’autres enfin - et il
faudrait peut-être le souligner - traversent leur analyse dans une parfaite
indifférence et sans qu’elle les affecte le moins du monde en quoi que ce soit.
L’analyse est souhaitable, je le pense, j’irai même plus loin, j’estime qu’elle
est nécessaire ; mais je doute que l’analyse personnelle apporte de bien
grands bénéfices quand elle est “prise” dans le même esprit que celui qui vous
fait prendre un cours d’anatomie ou passer un examen de sortie.
La raison de mon doute
est évidente. Nous nous accordons sur le fait que la
nature et la force de la motivation qui amènent le patient jusqu’à l’analyse
sont le facteur essentiel de sa thérapie. Nous sommes, je pense, également d’accord
sur le fait que la psychanalyse n’est pas le traitement à indiquer lorsque le
patient est dépourvu de motivation forte et authentique.
La servilité devant les
exigences des autorités - de quelque nature soient-elles - est généralement considérée
comme un motif d’analyse plutôt pitoyable. Les patients qui veulent être
analysés pour se sentir à égalité avec leurs amis ou pour gagner en prestige
font vraiment des paris d’un pronostic bien médiocre.
Sur quels critères
possibles dérogerions-nous à ces contre-indications dans le cas de nos
candidats à la didactique ? Continuons. Je pense qu’il est particulièrement
fâcheux de programmer, avec une rigidité d’une aussi pesante lourdeur, l’auto-analyse
actuellement requise. Dans le cours naturel de la carrière d’un
psychanalyste, et si ses motivations intellectuelles quant à une analyse
personnelle sont très fortes, deux phases peuvent se présenter. Lorsqu’il
commencera à s’intéresser de plus en plus sérieusement à la psychanalyse, à la
psychothérapie et à la psychologie, et qu’il considérera ces domaines comme une
vocation possible, il demandera : “Jusqu’à quel point la psychothérapie et
la psychanalyse sont-elles importantes ? En quoi suis-je moi‑même
névrosé ? Puis-je être aidé ?” Ce sont ces questions - et d’autres du
même style - qui l’amèneront à une analyse personnelle au moment précis où il
choisira sa profession. Il aura alors nettement cerné et suffisamment
renforcé ses motivations pour pouvoir s’engager dans une analyse personnelle
longue et approfondie. Or, selon nos procédures de formation en cours, il est
demandé au candidat d’être médecin et spécialiste en psychiatrie avant qu’il
lui soit permis de commencer son analyse didactique. C’est évidemment beaucoup
trop tard pour lever ses doutes légitimes et son insécurité, et combler sa curiosité quant à sa future carrière de
psychanalyste.
Une seconde phase,
logique, a lieu lorsque, après plusieurs années d’expérience, il découvre qu’il
n’est pas aussi compétent, aussi assuré, ni aussi heureux dans son travail qu’il
l’avait espéré. Pour faire face aux moments difficiles nos règlements exigent,
encore aujourd’hui, une analyse bien trop tardive. Ainsi, nous obligeons le
jeune psychiatre à entreprendre son analyse didactique longtemps après qu’il a
décidé de sa carrière, mais longtemps avant qu’il n’ait gagné en expérience
suffisante. Nos procédures le contraignent à commencer une analyse didactique
au moment précis où, après des années et des années d’études, il acquiert son
indépendance. Il lui faut alors accepter la perspective d’être, pour de nombreuses
années encore, apprenti et étudiant soumis à une supervision rigide. On se
demande vraiment jusqu’où les psychanalystes peuvent aller dans l’abstraction !
Permettez-moi
maintenant d’évoquer en quelques minutes, un sujet qui n’intéresse pas, stricto
sensu, le problème de la formation, mais qui lui est toutefois étroitement
relié : la sélection des candidats. Naturellement, si nous avons plus de
candidats que de postes, nous devrons décider d’emblée d’une sélection. S’effectuera-t-elle,
machinalement, sur la base de critères extérieurs - ordre alphabétique,
ancienneté, influence etc. -, ou en fonction d’une aptitude à exercer ce métier
? Nos instituts s’étant, bien sûr, prononcés en faveur de critères de qualité,
restera l’alternative, soit d’observer les candidats en les soumettant à un
ballon d’essai, soit d’estimer leurs potentialités par l’un ou l’autre mode d’évaluation
conjecturale en cours. Tous les instituts, je pense, ont opté pour une
sélection préalable. Sur ce point, la psychanalyse semblerait avoir pris une
décision téléologique. Il est bien évident que, pour être étalonnés, les
candidats doivent rencontrer leur assesseur, à qui il incombera, par divers
moyens, de donner une estimation claire et nette de ces qualités ou
potentialités, en fonction de ce sur quoi son intérêt sera focalisé à ce
moment-là. Les moyens empruntés dépendront de la psychologie du contrôleur, de
sa capacité à porter ce type de jugements, de la nature des qualités à estimer,
du temps disponible, des procédures prescrites et des méthodes permises. Généralement,
les contrôleurs parviennent à une évaluation convenable par des jugements
hiérarchiques plutôt que par des jugements absolus (A est plus fort que B et
plus faible que C, eu égard à... )
Les estimations dont il
s’agit ici ne sont ni logiques, ni morales. Elles ressortissent, en partie du
moins, à une classe très intéressante de phénomènes mentaux, liés à l’intuition.
Je les ai étudiés il y a de nombreuses années et les ai désignés à l’époque en
termes de jugements de physionomistes. Lorsque nous percevons les traits du
visage de quelqu’un ou sa démarche et sa voix, nous savons presque
immédiatement s’il est hostile, amical, s’il va vous mettre le grappin dessus
et ne plus vous lâcher, s’il est généreux, etc. Nous portons alors,
intérieurement, à l’emporte-pièce, un jugement de physionomiste**,
primitif au sens strict du terme. Lorsque, après une heure de conversation,
nous quittons une personne, sachant qu’à l’évidence elle est digne de confiance
dans certains domaines, ou qu’elle est douée pour l’analyse, nous nous livrons
à un jugement complexe où la donnée de base est de même nature que celle d’un
jugement physionomique. Mon étude me révélait qu’il existe autant de
différences personnelles - fréquence, aisance, clarté et précision - que
de jugements de physionomistes portés par les individus. Certaines personnes
élèvent de sérieuses défenses quant aux impressions relevant du “physionomisme.” D’autres sentent leurs défenses diminuer
sous l’effet d’une forte fatigue, se relâcher sous l’influence de l’alcool,
etc. D’autres encore, certains psychologues praticiens notamment, reconnaissent
les expériences physionomiques comme autant de facteurs intégrés aux relations
humaines et ont pris l’habitude de s’y fier.
Pour ma part, je me
situe comme étant à l’extrême opposé.
La sélection des
candidats, telle qu’elle s’effectue actuellement, implique forcément la
primauté de jugement physionomique.
De plus, nous sommes
obligés d’établir des diagnostics. Nous identifions, par exemple, le symptôme d’une
psychose ou les manifestations d’une régression orale. Dans certains cas, les
intuitions diagnostiques prévalent ; dans d’autres, elles demeurent à l’arrière-plan.
Il est probable que l’expert considère, comme étant les plus faciles, les cas
où les décisions relèvent du diagnostic, bien que ce soient, je pense, les plus
rares.
Quoi qu’il en soit,
vrai ou pas, l’estimation ne peut être réduite à un diagnostic, car il nous est
impossible de statuer des qualités du moment. Pour le dire crûment, nous
prédisons l’avenir. Nous nous formons une opinion sur
ce à quoi le postulant ressemblera après avoir traversé son analyse. Or, il n’existe
pas, à l’heure actuelle, de système diagnostique permettant de faire des
prédictions de ce type. Les postulants qui, honnêtement, demandent de l’aide, c’est-à-dire
une analyse, en raison de leurs troubles névrotiques, représentent
naturellement le plus favorable des pronostics, et voilà que ce sont eux
justement que l’on a tendance à rejeter en bloc. De plus, nous ignorons
complètement à quoi peut ressembler un bon psychanalyste. Nous pouvons nous
faire une idée - bien que j’en doute - de ce que sont les qualités requises
pour être psychanalyste, mais nous ignorons complètement les “symptômes” que
ces qualités peuvent entraîner, lors du temps imparti à son estimation, chez
qui se trouve en situation de contrôlé. De là, sans plus se soucier de la
teneur d’une décision diagnostique, l’on ne retiendra comme facteur essentiel
de sélection que le jugement physionomique. Il en ressort donc - entre autres
choses - que seuls les porteurs de jugements sur la physionomie seront autorisés
à sélectionner les étudiants. Seront éliminées, en tous cas, les personnes qui,
du fait de leur résistance, refuseront d’utiliser leurs dons particuliers de physionomistes,
ou que l’on estimera dépourvus de tact pour porter ce type de jugement.
La sélection ainsi
décrite est-elle irrationnelle ? Je dirais plutôt qu’elle se distingue
principalement par ceci, qu’elle est pré-rationnelle. Ne devrait-on pas la
réfuter ? Certainement pas. Devrions-nous ne pas voter, ne pas choisir des amis
dignes de confiance, ne pas aligner notre budget sur les prévisions concernant
nos patients - toutes activités dans lesquelles le jugement du physionomiste
joue un rôle essentiel ? Des hommes de formation scientifique, Docteurs en
Médecine et Docteurs en Philosophie par exemple, ont habituellement mauvaise
conscience après avoir prononcé des jugements physionomiques ou après s’être
aperçus qu’ils y avaient eu recours, particulièrement lorsque cela s’est
produit au sein de leur profession. Il n’est pas conseillé en effet de refuser
d’admettre que la sélection des candidats de l’institut est essentiellement une
procédure non-scientifique, autrement dit pré-rationnelle. En convenir, serait
faire le premier pas pour amender cette procédure et en mesurer intelligemment
les avantages et les inconvénients. La tendance générale des théoriciens va
dans le sens d’une amélioration de la procédure par un accroissement du secteur
diagnostique et par l’introduction de batteries de tests ou leurs équivalents.
Je suis persuadé qu’en l’état actuel de la situation, ce programme n’aura pas d’utilité
particulière pour faire évoluer les choses dans un proche avenir.
À titre d’exemple, je
propose d’étayer tant bien que mal ce point de vue. Au cours de la dernière
décade, épreuves, passages au crible, évaluations, ont fait des progrès
considérables sous la pression des besoins du business. Aujourd’hui, les
psychologues semblent tout à fait capables de concevoir et de maîtriser une méthode
adaptée à un problème d’évaluation spécifique, quel qu’il soit. Il est vrai que
parvenir à ce résultat nécessite parfois la mise en œuvre d’un projet de
recherche comprenant des études extrêmement complexes, et doté d’un grand
nombre de chercheurs, sur de nombreuses années. Il est fort probable que l’instauration
d’une procédure de sélection diagnostique pour psychanalystes se révèle être
des plus difficiles, des plus coûteuses et des plus longues. Mais, supposons
que ce projet soit, disons, parfait. Dans ce cas, vous pouvez en être sûr, la
majorité des analystes didacticiens s’élèverait vaillamment, après réflexion,
contre son usage au sein de nos instituts, dans la mesure où la sélection leur
serait alors complètement retirée pour être attribuée à des experts. En quelque
sorte, des experts es-psyché, qui deviendraient les super-didacticiens, au
grand dam, évidemment, des dirigeants de nos instituts.
Au
temps où la psychologie d’évaluation remportait ses premières victoires, les
psychologues étaient si impatients de faire approuver des lois leur
garantissant leur propre champ d’activité professionnelle, et les
psychanalystes étaient si occupés à formuler des lois excluant les psychologues
comme des rivaux en matière de revenus, qu’on a complètement oublié d’intégrer
deux lois extrêmement importantes dans les statuts : premièrement, qu’il n’est
pas permis de communiquer les résultats des épreuves, des passages au crible ou
des évaluations, à qui que ce soit d’autre qu’à la personne contrôlée. Deuxièmement, que toute personne ayant autorité pour présider à la destinée
humaine avec plus ou moins de pouvoir, tels que cadres dirigeants, officiers de
l’armée de grade supérieur à celui de colonel, sénateurs, professeurs d’université,
et membres du comité de formation, doit rendre publiques les conclusions de
leurs jugements.
Afin de clarifier mon
propos, j’affirme haut et fort que “Rorschacher” les
candidats sans que leur soient donnés les résultats du Rorschach, est une
perversion. Les analystes didacticiens doivent communiquer leurs conclusions à
leurs analysants potentiels, ainsi en est-il, à mon sens, d’une procédure
légitime. Hélas, au moment décisif où les psychologues experts commencèrent à
jeter leur gourme, de telles idées furent cataloguées comme étant folles,
excessives et peu coopératives. Si bien qu’aujourd’hui, après que la
psychologie s’est perfectionnée, nous réalisons qu’elle a justifié la relation
de groupe par la personne désirant lui appartenir, au lieu de justifier la
relation de l’individu au groupe par la situation d’examen. Aujourd’hui, l’individu
dépend du groupe, il y est parfaitement intégré, à un point tel qu’aucun moi n’existe
hors celui du groupe. La psychanalyse freudienne n’est en conséquence plus
nécessaire. Désormais, elle devient même difficilement praticable.
Le mode de sélection le
plus logique serait à mon sens le suivant : si je rencontre quelqu’un dont
j’ai l’impression qu’il est intéressant, talentueux, passionnément curieux
de psychanalyse, je tâcherai de garder l’œil sur lui. Je le verrai lors de
séminaires ou de réunions chez l’un ou l’autre de mes collègues, l’occasion
me sera ainsi donnée d’entendre sa façon de faire auprès des patients, en
psychiatrie, en psychothérapie ou en médecine. Que mon intérêt pour cette personne
persiste pendant un temps suffisamment long, et je le ferai venir, comme
invité, aux réunions scientifiques de la Société Psychanalytique, ainsi qu’aux
divers séminaires, conférences etc., organisés par la Société ou l’Institut. Je
le présenterai à mes amis de la Société et à quelques-uns des membres les plus
compétents, et j’attirerai leur attention sur cette révélation potentielle.
Certains auront peut-être entendu parler de lui, ou l’auront observé dans sa
profession. En fonction de la qualité de son travail, nous l’inviterons à faire
une conférence, participer aux discussions, ou écrire un article ; ou encore, s’il
est psychothérapeute, nous lui proposerons de contrôler quelques-uns de ses
cas. Dans la mesure où il s’intéresse à la psychanalyse, il manifestera
certainement le désir d’être lui-même analysé ; et en fonction du temps
dont je dispose et de la connaissance que j’aurai de mon contre-transfert, je
le prendrai moi-même en analyse ou lui suggérerai de s’inscrire sur la liste de
quelqu’un d’autre. Après un certain temps, disons un an ou deux, il aura établi
des contacts socio-professionnels, en plus de ses réunions avec le groupe et de
son contrôle. Le groupe sera alors à même de savoir s’il plaît au plus grand
nombre, et si ses membres pensent qu’il peut ou ne peut pas être un bon
psychanalyste. Partant de là, le groupe, un jour ou l’autre, votera pour ou
contre son admission.
Il n’est pas difficile
de trouver des imperfections à ce système, pour autant qu’on l’appelle système.
Le système actuel a aussi ses inconvénients, et la façon dont je procède avec
les futurs psychanalystes offre cet avantage bien précis qu’elle est aussi
imprévisible que l’est la psychanalyse freudienne, une sorte de mixture
composée d’irrationnel appliqué aux intuitions tout à fait fondées, et de
pratique modelée cas par cas.
Mais y gagnerions-nous
ainsi en nombre suffisant de nouveaux membres et en qualité ? Si nous limitons
le nombre des psychanalystes potentiels à un groupe défini selon des critères
uniquement extra-psychanalytiques, alors, à l’évidence, le nombre de membres
nouveaux sera insuffisant. Nous serions tout aussi assurés que nous le sommes
aujourd’hui d’accueillir dans ce groupe des personnes plus ou moins estimables.
Actuellement, ce sont, je le répète, les critères externes de sélection qui
prévalent, tels que diplôme de Docteur en Médecine, formation psychiatrique,
argent, ancienneté, et non pas les critères qualitatifs. Dans mon projet, le
premier critère est : la personne m’intéresse-t-elle, et si oui, puis-je miser
sur la pertinence d’une analyse ? Que le vœu du groupe soit de s’adjoindre un
grand nombre de candidats susceptibles de l’avantager notablement, alors les
facteurs extra-psychanalytiques ne doivent pas être pris en compte, ou
seulement en dernier recours, et il faut que la société ou l’institut fassent
montre de la plus grande promptitude à y renoncer ou à trouver des moyens de
les circonvenir ; car aucun compromis ne devrait exister quand il s’agit de
critères fondamentaux.
Pour revenir à notre
question essentielle - l’analyse didactique : dans notre système hélas, l’analyste
didacticien se voit attribuer la tâche supplémentaire de décider du moment où
le candidat est prêt à assister aux séminaires, où il peut être admis au
contrôle, où l’analyse didactique peut être considérée comme terminée. Que le
candidat devienne ou non psychanalyste est, en général, largement laissé à sa
discrétion. L’analyste didacticien n’est plus, comme l’exigeait la méthode
freudienne, le seul élément de transfert. Il est au contraire une partie de la
réalité du patient, un facteur puissant et même décisif de cette réalité. Une
dérogation aussi flagrante à la technique classique peut parfois être
préconisée dans des cas présentant une structure non classique - l’alcoolisme,
par exemple, ou devant un degré élevé d’infantilisme ; mais ces cas
formeront rarement un matériel didactique exploitable. Notre système ne permet
pas encore à l’analyste de modifier les règles selon lesquelles il travaille.
Et, pour chaque cas, c’est au juge qu’il lui faut emprunter son état d’esprit.
C’est ainsi que l’analyse didactique institutionnalisée, grâce à la
politique et aux circonstances, présente les traits distinctifs d’une technique
non freudienne.
J’aimerais, en peu de
mots, attirer votre attention sur quelques autres points qui peuvent se révéler
pertinents pour une future appréciation de l’analyse personnelle.
L’analyse personnelle n’est
pas une barrière contre l’hétérodoxie. Les inventeurs de notre système de formation,
qui avaient placé de telles espérances inquiètes en sa fonction préventive, ont
démontré qu’ils s’étaient lourdement trompés. N’évoquer que quelques-uns des
plus anciens stagiaires de l’Institut de Berlin, suffit à notre propos :
Alexander, Radó, Horney, Fromm, Reich, Fromm-Reichmann.
Comme je l’ai indiqué
plus haut, ce n’est pas lors de son analyse personnelle que l’analysant en
apprend beaucoup sur la technique. Il acquiert peu à peu une connaissance du
style et de la personnalité de son analyste par identification et intuition et
non par une observation consciente ; il introjecte, sans doute à son insu,
certains de ses stéréotypes. Ces résidus de l’analyse personnelle l’entraveront
peut-être alors plus qu’ils ne l’aideront dans son travail. Il arrive souvent
que le désir de l’analysant de savoir ce que son analyste pense et ressent, ce
qui motive ses interprétations, développe de sérieuses résistances ; et il
arrive aussi que l’attitude de l’analyste envers ses patients soit influencée
négativement par des réactions inconscientes envers son ancien analyste.
L’analyse personnelle,
comme seul remède à ce que l’on pourrait qualifier d’angles morts, est à mon
avis largement surestimée. Il est possible qu’en 1900 personne n’ait été apte à
connaître et à accepter le complexe d’Œdipe avant d’avoir dissous les forces de
refoulement en lui. Nous étions alors aveugles, nous ne pouvions voir les
choses telles qu’elles sont, que ce soit en nous ou chez les autres. Mais, même
pour cette époque, généraliser serait abusif. Freud, et peut-être n’était-il
pas le seul, pouvait très bien découvrir le complexe d’Œdipe chez ses patients
avant qu’il ne le découvre en lui-même par l’auto-analyse. Aujourd’hui, un
grand nombre de psychiatres et de psychologues sont convaincus que le complexe
d’Œdipe, selon la définition de Freud, existe réellement. Il serait complètement
erroné de prétendre qu’ils ne peuvent pas repérer ce complexe chez les autres,
alors qu’ils restent complètement aveugles quand il s’agit de ce qui les
concerne eux-mêmes. En vérité, c’est le refoulement du complexe d’Œdipe ou de
tout autre trait infantile trop intense, et particulièrement quand il est serti
dans des mécanismes phobiques ou psychotiques, qui rend impossible l’observation
adéquate et le traitement des patients névrosés. Qu’un psychothérapeute se
trouve dans cette situation, il sera alors bien avisé de prendre ses
dispositions pour faire une analyse personnelle. Il se sentira probablement
bien mieux après, et si sa compétence en tant que thérapeute lui importe, il
sera mieux à même de la démontrer.
Nous pourrions
continuer fort longtemps à vérifier tous les arguments avancés en faveur de l’analyse
didactique obligatoire. Chaque fois, nous serions forcés de conclure que l’argument
vaut en certaines circonstances, mais jamais pour toutes.
Pour autant que je
puisse en juger, deux facteurs seulement, pour ce qu’il en est de l’analyse personnelle,
peuvent supporter un juste degré de généralisation. Le premier, qui consiste à
atteindre, par l’analyse personnelle, le plus souvent mais pas toujours, ce
haut niveau de familiarité intime avec le matériau psychologique dont l’analyste
a besoin. Cela vaut particulièrement pour les médecins, dont la formation dans
les écoles de médecine est presque totalement orientée sur des phénomènes
objectifs. L’analyse personnelle peut leur donner la juste conscience
nécessaire pour s’occuper du monde subjectif. Le second facteur est que seule
une analyse personnelle peut permettre de mesurer pleinement l’impact et l’importance
des réactions transférentielles, bien qu’ici aussi, une modération semble
souhaitable. L’argument n’est valable que si une analyse reconnue comme telle
du transfert a eu lieu. Et je ne suis pas absolument sûr que l’expérience de
son propre transfert soit indispensable pour reconnaître celui du patient.
Et pourtant, je me
garderai de mobiliser l’une de vos soirées pour discuter la question : un
analyste est-il obligé de faire une analyse personnelle ou ne doit-il s’y
prêter que si la question peut être maintenue à l’intérieur de ces limites,
relativement restreintes ? Question impossible. Il est dans la nature même
de la législation que les lois soient obligatoirement précises et,
manifestement, leur précision ne peut être assurée que par l’émission d’autres
lois. Insister sur le fait que chaque analyste soit tenu de se soumettre à une analyse
personnelle ne suffit pas. Les législateurs seraient fortement tentés - et
contraints - de modifier et de définir le sens de l’expression “analyse
personnelle.” Après quoi, ce sont eux qui statueraient du temps que doit durer
l’analyse, du nombre de séances hebdomadaires, décideraient des analystes
qualifiés et de ceux qui ne le sont pas pour conduire une analyse, et ainsi de
suite à bonne cadence. C’est ainsi que nous reviendrions vite à la situation
actuelle, avec l’assurance du pire en perspective, pour peu que cette tendance
à légiférer ne soit pas infléchie.
En 1924, lorsque j’ai
vu les législateurs passionnément engagés dans leur œuvre à Berlin, j’ai pensé
tout simplement qu’ils étaient animés par l’esprit de l’armée prussienne.
Depuis ce temps-là, je suis parvenu à la conclusion que l’institutionnalisation
n’a rien à faire avec cet état d’esprit spécifique, mais que, où que l’on se
tourne, poser des lois est un dada chez les psychanalystes. Un individu est
volontiers porté à choisir son dada en fonction de ce qu’il apporte de
compensations à certaines frustrations dans sa vie professionnelle. Maintenant,
si quelqu’un doit frustrer son appétit de pouvoir, les satisfactions du moi et
les composantes morales sadiques inhérentes au législateur, c’est à coup sûr le
psychanalyste dans son activité quotidienne. Et c’est ainsi
qu’en guise de réconfort, nos organisations internationales, nationales et
locales, nous accablent, nous renvoyant de comités en commissions, nous
surchargent de règles, de critères-étalons, de lois et de leur foultitude de
conditions ; nous possédons le baragouin du big business, de l’armée, et de toute la bureaucratie réunis, pour administrer une
petite troupe de quelques centaines de personnes dans l’ensemble civilisées et
charmantes qui, pour la plupart, se préoccupent avec sérieux de s’aider
eux-mêmes et d’aider les patients, tout en utilisant leur temps libre à faire
de la recherche. Mais hélas, avoir à rédiger des lois, à les mettre en
application, à les faire respecter, devient un véritable dada, avec son
inévitable châtiment : en imposant de plus en plus de règlements, il vide, nous
l’avons vu, la psychanalyse de sa vitalité.
Il ne fait selon moi
aucun doute que la situation de transfert sensiblement altérée au cours de l’analyse
personnelle des postulants est l’aboutissement de ces lois, et que cela a des
conséquences non négligeables dans la plupart des cas. Certains peuvent être
traités facilement ; pour d’autres, la situation de transfert altérée en
elle-même ou associée à d’autres facteurs rend très difficile, voire même
impossible, de remonter le cours de l’histoire de l’analysant jusqu’à sa prime
enfance. Fréquemment, les transferts ainsi manipulés produisent une mixture
composée de psychanalyse et de thérapie non-analytique. Il arrive parfois que
la dépendance réelle de l’étudiant envers le jugement et la bienveillance de
son analyste, associée à sa révolte contre cette situation, fassent perdurer l’analyse
au-delà de toute limite. Une longue liste de difficultés et d’avatars émanent
de cette anomalie de la situation de transfert, que nous - plus que quiconque -
imposons arbitrairement à l’analyse didactique.
Je ne suis pas un
perfectionniste. Nombre de nos patients vivent dans un environnement à un tel
point hostile à la méthode psychanalytique classique, que nous devons faire des
compromis. Nombre de nos patients sont conformistes, dépendants, avides d’approbation,
jaloux et animés par l’esprit de compétition, à un point tel que ce qui est
fantasme pour les autres est pour eux réalité ; ils auraient besoin d’une
sorte de psychanalyse aménagée - peu modifiée du point de vue technique, mais
largement quant à son objectif. Alors, nos écoles psychanalytiques
devraient-elles s’aligner sur le modèle de situations dans lesquelles la
dépendance au bon vouloir de l’autorité devient un trait de réalité, où la
capacité à se conformer aux règles et aux programmes des études, la vraie
mesure de l’excellence, et où la peur et la rivalité entre les étudiants,
affectant leur libido, sont encouragées ?
Dans l’état actuel des
choses, l’analyse personnelle tend jusqu’à un certain point à infantiliser l’analysant.
Lorsque nous l’intégrons à un système scolaire dans lequel l’étudiant est
administré comme l’objet de règles abstraites, cet infantilisme est intensifié.
S’il doit rester longtemps dans ce climat, il lui devient alors très difficile
d’apprécier la psychanalyse pour ce qu’elle est réellement - une méthode
permettant de gagner en indépendance intellectuelle, émotionnelle et sociale.
On justifie habituellement le dispositif
dans lequel nous enseignons la psychanalyse d’une double façon : 1 - nous
produisons un nombre respectable de psychanalystes bien formés et
compétents ; 2 - il n’y a pas d’autre moyen de procéder, quand le nombre
de postulants est aussi élevé et le nombre de bons analystes didacticiens si
faible.
Permettez-moi de
terminer par quelques remarques sur ces argumentations. Premièrement, il est
évident que certaines personnes apprennent la psychanalyse, quelle que soit la
structure de l’institution. Cela n’implique pas la mise en place de situations
des plus défavorables pour enseigner la psychanalyse. Deuxièmement, admettons
que l’on considère avec sérieux la constitution de notre société. Nos membres
sont des psychanalystes compétents. Il y a bien sûr une palette de nuances dans
ce qu’on appelle le talent en psychanalyse pour s’engager dans une théorie ou
une technique plus ou moins freudienne. Il y a des nuances dans l’expérience
acquise. Certains membres sont appréciés universellement. D’autres sont moins
populaires. Certains reçoivent de nombreux postulants adressés par des
collègues et déjà sélectionnés. D’autres, très peu. Au sein de nos groupes,
quelques-uns ont la réputation d’être exceptionnellement bons. Il se doit, c’est
l’évidence même, pour chaque groupe, de compter un membre “plus faible.” Mais
nous n’avons aucun moyen nous permettant de classer, selon des critères
rationnels, les membres en Bons, Très Bons et Meilleurs analystes. Aussi
étrange que cela paraisse, c’est pourtant exactement ce qui s’est passé. Les membres
de chacun de nos groupes sont divisés en : assez bons pour le simple patient
payeur, et ceux qui s’occupent de nos futurs membres, en vraiment bons.
Je pense que ce clivage
chez nos membres ne se justifie d’aucune façon et s’est avéré, ces vingt dernières
années, préjudiciable à la psychanalyse. C’est notre système de formation qui
intensifie, en la favorisant, cette division. Je n’ai jamais entendu d’autre
argument légitimant l’existence de ce système de classification dans les
sociétés psychanalytiques, que celui d’avoir, pour nos candidats, les meilleurs
enseignants. Qu’est-ce qu’un bon enseignant ? Sur quels critères répondrons-nous
à cette question ? En effet, que nos “meilleurs enseignants” décident
chacun pour soi, et désignent qui doit rejoindre leurs rangs selon leur pierre
de touche privée, est inexcusable.
Selon certaines phases
du transfert, l’analysant surestime inévitablement l’excellence et les
capacités professionnelles de son analyste. Il arrive souvent que des vestiges
d’une position transférentielle persistent longtemps après l’analyse. En
distinguant certains membres dans chaque société comme analystes didacticiens
privilégiés, ce qui laisse supposer qu’ils sont les meilleurs, nous confondons
fantasme et magie avec des facteurs de réalité, à un point tel qu’il nous est arrivé
de créer des remous dans certains de nos groupes. Le Dr. Sachs, premier
analyste didacticien, s’est vite désisté de toutes les charges bureaucratiques
de la société et de l’institut. Il avait tout de suite compris que la position
de l’analyste est incompatible avec un engagement dans la politique des
sociétés ou des instituts. Que l’analyste didacticien combine, dans le
transfert, l’autorité d’un père investi du plein pouvoir avec celle que confère
une charge bureaucratique, et voilà son travail d’analyste rendu réellement
impraticable. Dans notre système de formation, tout analyste didacticien se
voit promu à une position de pouvoir et de prestige. De ce fait, nous
infléchissons sensiblement le transfert dans l’analyse personnelle, alors qu’en
réalité - ou peut-être est-ce seulement mon point de vue - l’analyse
personnelle est aussi difficile ou aussi facile que tout autre psychanalyse,
quand elle s’effectue dans des circonstances moins artificielles et donc moins embrouillées.
La coopération, une certaine expérience et beaucoup de tact, suffisent pour
conduire l’analyse personnelle d’un collègue.
Si je ne propose rien
de pratique ce soir, qui résoudrait ces questions complexes, ce n’est pas pour
me dérober. Je pense plutôt que ces problèmes intrinsèques n’ont pas, à ce
jour, été suffisamment discutés et examinés. Il me semble que le premier point
à mettre à l’ordre du jour devrait être une analyse serrée de toutes les
clauses actuelles concernant la formation. Evidemment, des compromis sont
nécessaires, dans la mesure où chaque institution ne peut qu’approcher l’idéal.
Mais ces compromis, faits avec le plus grand soin, devraient toujours être
établis sur une méthode incluant épreuve et contre-épreuve de contrôle.
Siegfried Bernfeld, PH. D.
Micheline
Weinstein
Postface
“Bernfeld est un expert de premier plan
en psychanalyse. De tous mes élèves, c’est peut-être la tête la plus solide.
Enfin, c’est un homme d’un savoir supérieur, un orateur exceptionnel, et un
remarquable professeur.”
Freud à Rudolph Olden, 22 janvier 1931
Tout d’abord, que le
lecteur anglophone ne soit pas surpris de la liberté de style avec laquelle
nous avons traduit ce qui précède. Ekstein, pas plus que Bernfeld, n’étaient de
langue-source anglo-américaine, et ce qui nous importait avant toute chose
était de faire passer, le plus souplement, le plus clairement possible, les
concepts psychanalytiques.
Siegfried Bernfeld, né
Juif le 7 mai 1892 à Lemberg dans l’ouest de l’Ukraine, quitte l’Allemagne
nazie en 1937. Il émigre à San Francisco, Californie, où il mourra en 1953.
Il a passé son enfance
à Vienne, y a suivi des études poussées - biologie, mathématiques, physique...
- pour se tourner très vite exclusivement vers la psychologie et la pédagogie,
au service desquelles il emploiera sa vie.
L’œuvre importante de
Bernfeld n’étant pas traduite en français, non plus qu’une biographie, c’est à
Ilse Grubrich-Simitis et à Élisabeth Young-Bruehl que nous empruntons quelques
éléments de repères, permettant d’approcher Bernfeld, de le situer dans le
contexte politique ainsi que dans la ville même où Freud donnait son nom à la
Psychoanalyse. Là, théorie, pratique et enseignement ψA prenaient
naissance.
Engagé dans la mouvance
socialiste, pacifiste et féministe au temps de « Vienne-la-Rouge » - ainsi
nommée sur son aile droite -, c’est en militant du Mouvement Culturel de la
Jeunesse Socialiste que Bernfeld se préoccupe du devenir que le monde réserve
aux jeunes générations. Il fonde, la Première Guerre Mondiale à peine finie, un
jardin d’enfants à Vienne, dans les “baraquements d’un ancien hôpital militaire
[...] Le 15 décembre 1919, l’institution voit arriver ses deux cent quarante
premiers pensionnaires : quarante d’entre eux ont moins de cinq ans, certains
sont atteints de handicaps divers, tous ont faim, supportent mal la discipline,
et sont traumatisés.”
Son amie Anna Freud,
qui restera en relation épistolaire avec Bernfeld jusqu’à sa mort, écrira en
1968 que ce fut la “première mise en pratique des connaissances ψA dans
le domaine de l’éducation.” Y participeront, activement comme directeur, Willi
Hoffer, Anna Freud, comme auditrice des conférences de Bernfeld devant la
Société ψA de Vienne, dont ils sont tous membres et, sous forme de
réunions à la Berggasse, Bernfeld, Willi Hoffer, Anna Freud, rejoints par le
considérable August Aichorn.
En 1925, l’Institut
pour la formation des analystes est créé à Vienne sur le modèle de celui de
Berlin. Le quatuor y ouvre un département de pédagogie A, qui s’adresse
non seulement aux analystes, mais aussi aux instituteurs et aux travailleurs
sociaux, et qui écrit dans les colonnes de la revue Zeitschrift für
psychoanalytische Pädagogik, laquelle disparaîtra en 1938, de même que seront
recouvertes par l’Allemagne et ses suppôts, pour longtemps encore, les traces
de la « Science Juive ».
En 1925, Bernfeld
publie Sisyphe ou les limites de l’enseignement, que mentionne Ekstein dans son
introduction, “livre au contenu indissociable, encore aujourd’hui, du nom de
Bernfeld”, dans lequel l’auteur relève la “grotesque” contradiction existant
entre les actes et leurs effets “dans tout ce qui participe de la comédie
humaine.” Ainsi, les limites qui entravent le processus d’enseignement sont à
la fois externe - réalités socio-économiques -, à la fois interne - univers
pulsionnel des pédagogues et de leurs formateurs.
Sisyphe... pose avec
clairvoyance le pronostic angoissant de la montée de ce qui vient juste d’être
baptisé “fascisme” - Mussolini, 1922. Bernfeld y décrit, “jusque dans les
moindres détails, le déploiement croissant de l’idéologie, la propagande
antisémite, l’organisation totalitaire de la jeunesse, le péril que constitue
la perspective du national-socialisme tel qu’il sera mis en œuvre, et qu’il
avait repéré bien avant l’heure.”
Déjà, vers 1920, avant
d’occuper la plus grande partie de son temps à la clinique thérapeutique,
insistait-il sur l’aspect préventif de la psychanalyse. En 1922 il s’établit
comme analyste praticien dont l’intérêt scientifique porte essentiellement vers
la petite, et même la toute petite enfance. Et, à partir de 1923, avant de
rejoindre en 1925 l’Institut psychanalyse de Berlin, il enseigne régulièrement
à l’Institut de formation de la Société Viennoise de psychanalyse.
Au sujet de l’ultime
conférence de Bernfeld, De la formation analytique, Ilse Grubrich-Simitis, qui
voudra bien excuser, pour les besoins de cette postface, ma traduction de l’allemand
“à vue”, voire la paraphrase de son texte, écrit que “dans cette contribution,
Bernfeld fait une analyse critique radicale de la structure institutionnelle.”
Selon lui, la nécessité d’aménager un habitacle pour une psychanalyse encore
adolescente, avait produit “un système monolithique de formation psychanalytique
qui, entre autres, limitait étroitement les admissions, et cela représentait
une menace pour l’institution. Sur ce point, les recherches biographiques de
Bernfeld sur Freud offraient un panorama rétrospectif de la singularité de la
psychanalyse à ses débuts.”
Après
la Seconde Guerre Mondiale, il n’y aura guère, en France tout au moins, que
François Perrier pour insuffler une autre jeunesse à la psychanalyse
freudienne, abordant en analyste praticien, dans un style et une écriture
remarquables, les questions de didactique, de formation et d’institution, avec
une acuité et une pertinence de la qualité de celles de Bernfeld, et pour en
tracer, fort de sa solide expérience clinique, de son analyse de la perversion,
de son goût impénitent pour la lecture, d’un travail toujours en recommencement
et de son antipathie pour la répétition, les principes de vitalité, partant du
fait, disait-il, que nous sommes dans le royaume des morts, dès lors que nous
utilisons autre chose que les concepts freudiens.
De Freud, Bernfeld,
écrivait que la singularité et de sa personne et de son œuvre témoignaient d’un
rapport intime entre son travail scientifique et sa vie, au passé comme au
présent, similitude que l’on rencontre seulement chez le poète.
Enfin, Bernfeld, “expert
de premier plan en psychanalyse” selon Freud, pas plus qu’Ekstein, n’étaient
médecins, et cela va sans dire - scilicet ! - encore
moins psychiatres.
Micheline Weinstein
Bernfeld évoquait déjà le “délit de faciès” ! - N. d. T.
Bibliographie
Otto Fenichel • Destins
de la gauche freudienne, Russell Jacoby, PUF,
Paris, 1986.
Elisabeth
Young-Bruehl • Anna Freud, Summit Book, New York, 1985.
On forme
des psychanalystes,
Rapport original sur les dix ans de L’Institut Psychanalytique de Berlin
1929-1930, Espace analytique, Denoël, Paris, 1985, présentation de Fanny Colonomos.
Ilse
Grubrich-Simitis • Siegfried Bernfeld, Historiker der Psychoanalyse und Freud Biograph, Psyche 5, 35. Jahrgang,
Zeitschrift für Psycho analyse und ihre Anwendungen, Hrsg. von Alexander Mitscherlich, Klett-Cotta, Stuttgart, Mai 1981, pp. 397-434.
Ernest
Jones,
ayant énormément emprunté à Bernfeld, s’y réfère constamment et reconnaît sa
dette in La vie et l’œuvre de Sigmund
Freud, PUF, Paris, 1969.
François
Perrier • Didactique, Formation et Institution,
Chapitre II de La Chaussée d’Antin,
Albin Michel, Paris, 1994, pp. 95 à 205.