Psychanalyse et idéologie

Siegfried Bernfeld • La psychanalyse est-elle une idéologie ?

Traduit par Micheline Weinstein

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Micheline Weinstein / Été 2016

Lecture - Interprétation - Traduction

 

Avec un grand merci à Henriette Michaud qui m’a transmis ce texte inédit, extrait des Almanachs de la Psychanalyse

 

Traduit par Micheline Weinstein

 

 

Siegfried Bernfeld

 

La psychanalyse est-elle une idéologie ?

 

Extrait du « Zeitschrift für psychoanalytische Pädagogik », in « Almanach der Psychoanalyse 1929 »

 

 

“Bernfeld est un expert de premier plan en psychanalyse. De tous mes élèves, c’est peut-être la tête la plus solide. Enfin, c’est un homme d’un savoir supérieur, un orateur exceptionnel, et un remarquable professeur.”

 Freud à Rudolph Olden, 22 janvier 1931

 

“La singularité, et de la personne et de l’œuvre de Freud, témoignait d’un rapport intime entre son travail scientifique et sa vie, au passé comme au présent, cohérence que l’on rencontre seulement chez le poète.”

 Siegfried Bernfeld

 

• Weltanschauung :  Théorie marxiste = idéologie [Bernfeld était proche, mais non “encarté”, de ce que l’on désignait alors par mouvement “freudo-marxiste-socialiste” dans « Vienne la Rouge »]

                            Philosophie = vision du monde

 

Qui a une connaissance plus que simpliste de la psychanalyse pourra non sans raison s’étonner que personne n’accrédite un “Non” évident à cette question. Freud, qui en principe savait ce dont il parlait, a formellement établi sa psychanalyse en tant que traitement thérapeutique, selon une méthode d’investigation scientifique, avec sa mosaïque de résultats collectés à partir de l’analyse des phénomènes psychiques. Les adversaires, mais aussi nombre d’amis de la psychanalyse, étaient persuadés que cette théorie freudienne deviendrait ou serait amenée à devenir plus qu’une science, c’est-à-dire une philosophie, une idéologie ou vision du monde, ou encore une religion. D’où il deviendrait possible de préconiser le bien-fondé qu’existe, parallèle à la science psychanalytique freudienne, une “psychanalyse” qui pour le moins prétendrait à une idéologie.

C’est probablement un tel suffrage qui donna lieu à une liberté de réfuter ou de combattre vigoureusement la psychanalyse. Il fut en effet carrément déclaré qu’une “psychanalyse idéologique” est une chose antipathique et dangereuse, contre laquelle la communauté des pédagogues psychanalystes doit vraiment se garantir.

Certes, il y a “un petit quelque chose de ça” dans la suggestion selon laquelle la psychanalyse serait une idéologie, dans l’allégation qu’elle serait davantage qu’une “psychologie classique”. Effectivement : nul n’accède dans de telles conditions à la perception des résultats de la psychanalyse par une classification identique à celle qu’appliquent d’autres recherches attrayantes - qui, par ailleurs, sont pour ma part passionnantes en ce que, dans le domaine des sciences de la nature, elles stimulent l’édifice (parfois le labyrinthe) de son propre savoir. La psychanalyse nous incite non seulement à découvrir et à reconsidérer sérieusement une partie tout à fait inédite des choses de ce monde, mais aussi à en apprécier la valeur originale et à agir sur ces choses avec un regard neuf selon cette nouvelle valeur. L’on doit même reconnaître qu’avec le temps, plus la psychanalyse progresse, plus l’affect de ses alliés s’implique dans cette nouvelle direction. Bien que « Inhibition, symptôme et angoisse » joue un rôle de médiateur pour une prise de conscience plus profonde et plus concluante, son influence a toutefois moins de poids sur les valeurs et les actes que « Études sur l’hystérie », « L’analyse des rêves » ou encore « Trois essais sur la théorie de la sexualité »*. Pourtant, puisqu’aujourd’hui l’on s’engage dans une étude de fond des travaux les plus anciens, que le moindre effet idéologique des derniers écrits freudiens repose sur ceci que la théorie freudienne opère depuis trois décennies déjà et s’est largement vulgarisée, dans les faits, la psychanalyse est bien davantage que ce qu’elle voudrait être. La psychanalyse est une découverte scientifique qui a influé et continue d’influer sur l’idéologie.

 

* [N. d. t. • Titres en italique = Écrits de Freud]

 

La psychanalyse est loin de représenter la première théorie scientifique à investir cette caractéristique. Mais, ne serait-ce que pour exemple, l’élaboration très personnelle, scientifico-biologique de Darwin sur l’évolution des espèces, émanant des hypothèses purement théoriques de la physique sur l’atome, de la thèse d’une école physiologico-psychologique selon laquelle les phénomènes psychiques relèvent de processus physiques, ces hypothèses n’ont rien donné en tant que théories scientifiques ou découvertes, tout en débordant largement les critères spécifiques d’une vision du monde et en contribuant à développer l’idéologie matérialiste. Le matérialisme subsiste, bien que, les unes après les autres, ses élaborations scientifiques ont été réfutées. Pour autant, le matérialisme n’est pas fallacieux en soi, puisque l’on ne peut évaluer les idéologies qu’en termes très aléatoires de vrai et de faux. Le matérialisme n’est cependant plus guère en usage dans les aréopages “modernes” de la philosophie, alors qu’en tant qu’idéologie c’est aujourd’hui encore un thème social privilégié dans les cercles prolétaires. Comme faits “idéologiques” de société, au-delà de la sphère scientifique, la psychanalyse, bien que se gardant de toute idéologie, agit d’une façon analogue auprès des courants intellectuels qui s’agglutinent sous nos yeux.

Sur le plan social, la science dans son ensemble est un symbole prestigieux, mais les façons de penser, les hypothèses, certains faits, sont en son sein d’une extraordinaire portée, alors que pour la société ils ne représentent rien. À l’inverse, des faits de bien moindre pertinence peuvent être considérablement investis par la société. Pour ma part, la distinction que je pourrais faire entre les brachycéphales (crânes larges) et les dolichocéphales (crânes longs) n’est qu’un aspect insignifiant de la phrénologie ; mais alors, quelle acception sociétale n’a-t-elle pas obtenue en tant qu’idéologie de la science des crânes dans le nationalisme allemand (marqueur antisémite, national-populiste) ! À l’origine, la psychanalyse en soi ne doit pas sa légitimation sociétale à la connaissance scientifique de ses résultats, mais aux objets de recherche et aux déductions de cette recherche - quand bien même ne seraient-elles qu’hypothétiques.

Si, à ses débuts, ses pairs raillèrent Freud ou firent silence devant ses hypothèses, le public inexpert, commuant les siennes, en tira parti, si bien que, dans des proportions croissantes, la terminologie de la psychanalyse et du savoir en général de notre époque passa dans la poésie, la littérature, le journalisme, la critique et la réforme de la société, et même, eh oui, dans la diplomatie, tandis que psychiatrie et psychologie restent encore aujourd’hui à la peine auprès de la “critique scientifique”, et cela tient à ce que, antérieurs à Freud, ces courants de la pensée, dont les conceptions idéologiques se montraient dès l’abord propices aux thèses de Freud, avaient déjà cours et y avaient trouvé des formulations honorables et utilisables pour nourrir leurs points de vue et les débats. Si par ailleurs la psychanalyse, dont les adversaires moutonniers récusent l’authenticité, fut combattue avec un tel acharnement, c’est qu’elle sied aux courants idéologiques, intellectuels, culturels, politiques, peu importe que leur hostilité soit parée du costume d’idéologue ou de pseudo-scientifique1.

 

1Dans mon étude « Die heutige Psychologie der Pübertat » [La psychologie de la puberté aujourd’hui], Internationaler Psychoanalytiker Verlag, 1927, j’ai cherché à établir comment l’adversité des psychologues Tumlirz, Charlotte Bühler, Spranger, Hoffman, émane de telles arrière-pensées non scientifiques.

 

Des premiers écrits de Freud, nous pouvions percevoir que : 1) le joug de la pulsion sexuelle génère des névroses ; 2) la pulsion sexuelle, quand elle est sublimée, participe pour partie aux plus grandes créations de l’esprit humain. Ce que l’on en retira : un argument contre la morale sexuelle bourgeoise existante (de 1890 à 1900) ; une réhabilitation et une réévaluation de la sexualité en tant que force naturelle intangible, puissante, antithétique à tout ascétisme chrétien. Soit, d’un côté, les courants matrimoniaux, sexuels, critiquo-culturels et réformateurs, de l’autre, l’éthique prédisposée à l’individualisme, la sphère narcissique, adulatrice des Nature-Corps-Art, venant de ceux qui utilisèrent sans tarder et durablement la psychanalyse en tant que facteurs idéologiques.

Malgré cela, en marge de ces partisans non scientifiques, la recherche de Freud, indifférente, suivit sa propre voie. Qui en prit connaissance, uniquement dans l’intention d’y puiser, dut bientôt s’en détourner ou la combattre, car il était clair que “tout” n’est pas sexualité, tout n’est pas à adopter, tout doit se donner le temps de vivre sa vie. Ainsi Freud donna suite à ses découvertes sur la pulsion sexuelle. (Par contre, est à peine évoquée la résistance bien connue que suscite la théorie de Freud du Complexe d’Œdipe et de la suprématie de l’inconscient sur le Moi [Ich] singulier de chaque être humain, théorie qui ne permet aucune approximation acceptable.) Une morale sexuelle psychanalytique cohérente, une réforme, ne sont envisageables, qu’en ce que la psychanalyse prend acte des faits, dont les déductions applicables peuvent être très différentes ; régulièrement, dans ces cas-là, ne fut “accepté” qu’un autre aspect de la psychanalyse, à savoir celui qui serait associé à un système d’évaluations et d’objectifs, par lequel on a le plus souvent commis l’erreur courante d’expliquer fallacieusement l’idéologie non acceptée en tant qu’elle relèverait elle aussi de la science. Cela a donné lieu à des “améliorations” de la psychanalyse étranges à l’extrême (Jung et Adler par exemple qui, en l’occurrence, accommodèrent l’étude des valeurs idéologiques, tout en affirmant en avoir tiré de nouvelles à partir de leur propre recherche). Alors que l’acte majeur de Freud avait consisté à préserver de la morale la singularité de la pulsion sexuelle de même que de toutes les autres conceptions idéologiques au profit de la connaissance scientifique, ces réviseurs et semi-approbateurs s’empressèrent aussitôt d’assujettir cette recherche à l’idéologie. Et ce en toute conformité, puisqu’ils refusèrent de reconnaître qu’une telle élaboration ne pouvait résulter d’un fait scientifique. Freud ne renonça aucunement à la morale, à l’éthique, à la nosologie, mais les écarta de sa recherche et garda pour lui ses convictions idéologiques. Toutefois, ne s’estimant pas appelé à proposer de nouvelles lois sociales ou à propager les anciennes, c’est en qualité de chercheur qu’il s’efforça de faire entendre son point de vue sur les lois psychiques existantes.

À mesure que la psychanalyse prenait de l’ampleur, cette situation relativement simple à ses débuts entraîna un imbroglio considérable d’accords et de contestations dans toute la sphère des idéologies. La psychanalyse, à partir de l’étude du Moi [Ich], de celle des phénomènes psycho-sociaux, du sentiment de culpabilité, permet à l’“existant”, au bénéfice de ce qu’il y a de “plus évolué”, de la “vie de l’esprit”, de gagner en affects idéologiques. “Il faut maîtriser” ! “L’esprit façonne le corps” et régit également la pulsion sexuelle, l’“esprit est même plus puissant que cette force de la nature”. C’est cela même que nous pouvons extraire des écrits de Freud les plus récents. Sans malentendus, sans inhibitions, une idéologie ascétique pourrait alors s’étayer aujourd’hui de la psychanalyse (de fait, ce n’est que pure spéculation d’opposer le Complexe d’Œdipe à celui de castration, en réalité ce sont les deux faces d’un même contenu idéologique, mais combien savent que cela spécifie justement le noyau de la psychanalyse freudienne !). Car à présent, il est tout à fait certain que chaque idéologie peut, en connaissance de cause, emprunter à la psychanalyse, qu’elle doit être perçue différemment, que son bien-fondé n’est pas contestable. Le temps passant, plus la psychanalyse se développe en tant que science, plus ce qu’elle représente pour le social s’émousse. À peu de chose près, elle ne serait qu’un instrument apte à infléchir les phénomènes psychiques, la psyché morbide ou en évolution, plus compétente en regard de l’ancienne psychologie. Question donc de spécialistes, psychologues théoriciens, médecins, pédagogues.

En est-il ainsi ? Pas tout à fait : cette procédure serait infaillible si une seule et même idéologie fermée, homogène, s’appliquait à l’ensemble de l’humanité, si la société était stable. Mais aujourd’hui l’humanité - nous pouvons, oui, nous devons utiliser ce mot verbeux au contenu si prosaïque pendant quelques années encore, suite aux révolutions en Asie et en Amérique Centrale, au réveil de la race noire**, sur une planète en quelques jours dominée par l’avion, en quelques secondes par la radio -, oui, mais aujourd’hui l’humanité est scindée en coteries qui se bagarrent, les idéologies de ces coteries2 jouent un rôle certain dans ces combats, de telle sorte que, dans la mesure où la répartition de leurs forces disparates est très inégale, la bagarre idéologique autour de la psychanalyse, elle aussi, gagnera, et durablement, en ampleur. Remémorons-nous l’exemple d’une situation analogue, qui n’affecte pas nécessairement la pédagogie psychanalytique, celle des débats idéologiques respectifs sur Dieu et son Église. Une coterie idéologique croit en Dieu, l’autre nie son existence. Car si nous voulions être précis, il nous faudrait évoquer aussi, entre les deux coteries, aussi celle qui ne croit pas au bon Dieu, mais qui se cramponne à lui sous forme d’un maquillage métaphysique. Pour simplifier, proposons-nous de répartir moitié-moitié ce groupe des deux grandes coteries. Que la psychanalyse soit une entrave certaine à la foi ne fait aucun doute. Elle ne la rend pas complètement impossible ; après tout, en faisant montre de la perspicacité épistémologique la plus fine, l’expert pourra affermir son intérêt pour la psychanalyse de Dieu, d’autant plus que l’on peut faire confiance à ces métaphysiciens, dont la moitié se range du côté de la coterie des croyants. Cependant, celui qui ne connaît que les rudiments de la psychanalyse, de même que de l’épistémologie, n’a aucun autre choix sinon de s’offrir en sacrifice à Dieu ou au Complexe d’Œdipe. Auquel cas, si Dieu avait veillé à ce que son existence apparaisse comme aussi digne de foi encore aujourd’hui, la psychanalyse en soi aurait eu le droit d’exister sans bruit en tant que science dans les disciplines et les siècles passés, sans représenter un danger pour la coterie des croyants. Or de nos jours, en cas de conflit, il est indubitable que la tendance en pleine croissance de l’humanité est de privilégier la science - dans notre exemple, la psychanalyse. De telle sorte que, par là-même, accepter l’existence de la psychanalyse en tant que science et la transmission de ses résultats, est immédiatement perçu comme un danger pour le parti de Dieu.

 

** [N. d. t. •  Freud : …(sic) “race, comme l’on dit de nos jours”, cf. Malaise dans la civilisation, Moïse…]

2  • Le socialiste marxiste dit au plus simple : dans deux coteries, le capitalisme et le prolétariat.

 

De nos jours, ce parti, l’Église, joue un rôle considérable dans ces deux coteries de l’humanité, il ne peut donc lui être indifférent qu’une science, dotée de toute l’autorité et toute la magie*** d’une science, existe et se diffuse et ait tout simplement comme conséquence de provoquer, à l’aide d’inélégantes formulations, un énorme ébranlement de la foi. Voici donc la posture de combat telle qu’elle est en vérité, en ce que l’Église a davantage de pouvoir que son Dieu, que les églises peuvent avec succès défendre leurs intérêts contre les non-croyants. Cependant, en ce siècle, quand bien même la croyance en Dieu serait vulnérable, les non-croyants seront suffisamment armés, et la psychanalyse affirmera sa valeur sociale-idéologique incontestable, pour autant qu’elle sera apte à accroître le dynamisme de ces mêmes non-croyants. Elle s’est en même temps aussi attiré une ennemie, dont l’importance n’est pas à sous-estimer. Que les psychanalystes, du fait de l’extension de leur science, se déclarent neutres, est audible. Mais, tandis qu’ils s’efforcent de constituer leur arsenal de militants, démontrer qu’ils ne représentent aucune idéologie (même si cela est vrai) ne leur sera guère efficace. Pas plus en vérité que le fait de fournir des armes aux deux partis ne les aident, à supposer que chacun soit armé jusqu’au cou - tels les Dieuistes et anti-Dieuistes -, ces derniers étant jusqu’à maintenant nus et seulement nus. Avoir armé l’ennemi a toujours été considéré comme une violation de la neutralité. Tout à fait à l’instar des chapelles de Freud qui récoltent des balles de fusil, tandis que les incroyants sont assujettis aux gazomètres toxiques et aux avions****.

 

*** [N. d. t. • Magie = Pour la philosophie, la magie est l’ensemble des expériences de physique, de chimie, etc., produisant des effets que la science ne pouvait pas expliquer.

**** • Gazomètre = Usine à gaz. Sur les relations entre l’Église et le mouvement ouvrier pendant la République de Weimar et la montée du nazisme, se reporter à,

 

http://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/République_de_Weimar/149576

et à la thèse de Marie-Emmanuelle Reytier, «  Les catholiques allemands et la République de Weimar »;

https://hal.inria.fr/file/index/docid/55459/filename/REYTIER_DEFINITIF22.10.2004.pdf

 

Après cette courte digression, il est temps d’apporter une réponse sans détour à notre question initiale : la psychanalyse n’est pas une idéologie mais une science. Mais une science d’une nature d’autant plus singulière que, de fait, si elle a certes subvenu aux desiderata de toutes les idéologies, elle représente néanmoins auprès des diverses postures idéologiques actuelles, dans chaque situation belliqueuse de l’humanité, une valeur fort divergente, tantôt une arme, tantôt une attaque d’un autre ordre. L’application pratique de la psychanalyse exige en conséquence - aussi bien chez les éducateurs - une orientation claire, précisément du fait de ces bagarres au sein de l’humanité dont les idéologies sont susceptibles de s’en rapprocher, à laquelle la psychanalyse ne peut rien offrir.

Aujourd’hui, nous saurions sans difficulté clarifier ce caractère tout à fait singulier de la psychanalyse comme science, qui jusqu’alors était esquissé d’une façon plutôt vague. Si la psychanalyse, dans ses luttes autour de l’Église et en toute neutralité théorique, en tant qu’adversaire de ce qui lui apparaît comme suranné, crépusculaire et que, compagne de lutte en faveur de ce qui est nouveau, se révèle praticable, n’est-ce donc peut-être pas dû à la cohérence de son caractère progressiste ? Et n’opère-t-elle pas en cela une rupture avec un facteur actuel de la formation de l’esprit dans chacune des sciences qui cherche à édifier de nouveaux courants de pensée et, en regard de ceux qui veulent conserver l’ancien, ne rend-elle pas un énorme service à l’humanité, quelle que soit la situation d’affrontements en son sein ?

En effet, on ne peut plus guère penser de nos jours à la littérature, à l’art, à la morale sexuelle, au journalisme, bref, à la culture moderne, sans en appeler à la psychanalyse. Néanmoins, je ne crois pas que cette psychanalyse-là a vraiment quoi que ce soit en commun avec Freud, de même que cette culture avec l’éducation. Si nous pensons à l’échelle humaine, je dirais même que, ne serait-ce qu’en Europe, le paysage est tout autre : que ce soit dans le vaste camp de l’Église, aussi bien que dans le camp du prolétariat socialiste, il y a, avec l’excès d’intérêt qu’ils lui portent, ce que l’abondante littérature bourgeoise, l’abondant journalisme bourgeois et le prétendu art moderne, appellent psychanalyse, à peu près n’importe quoi. Et depuis longtemps, l’enseignement lui-même n’est plus guère exploité en tant que formation ; nombreuses sont les classes économiques et politiques dominantes “incultes” ; les responsables de formation d’avant-guerre, de même que les classes moyennes, la petite bourgeoisie, ont sombré et végètent dans les écoles et des universités, vidés de représentativité et d’efficience, de même la pédagogie ecclésiastique, malgré sa puissance intacte, de même la fragile pédagogie socialiste, malgré un ministre social-démocrate pour un certain temps encore assez proche des cercles socialistes les plus connus. Le temps d’un enseignement représentatif cohérent qui réponde aux conditions de vie et à la culture des masses est tout simplement, vertement, révolu. Qu’auparavant le “peuple”, pour autant qu’il ait pu s’élever de lui-même au niveau des gens cultivés dont le primat est reconnu, aujourd’hui prolétariat structuré, n’est aucunement disposé à s’accommoder de l’éducation bourgeoise comme d’une valeur en soi, mais la considère plutôt comme une superstructure idéologique au-dessus des intérêts économiques des détenteurs du capital pour lesquels, dans la société des humains, la signification d’une valeur d’avenir dépend uniquement de l’acception du sens qu’on lui donne. Cela vaut assurément aussi pour la formation à l’idéologie évoquée plus haut, dont la psychanalyse ne saurait être un facteur significatif d’enseignement dans tous les domaines. En réalité et à ce titre, la psychanalyse n’y est de nos jours d’aucune influence, quand bien même elle aurait suscité, ici ou là, quelque chose. Elle a très largement pénétré les classes sociales progressistes des cercles littéraires prédominants de la bourgeoisie - qui ne firent que procéder à des réductions radicales et à des erreurs d’interprétation rendue méconnaissable ; voilà que suivant le dessein d’Adler, la petite bourgeoisie intellectuelle en vient à présent avec ardeur à s’attaquer à la stérilisation et à la dépréciation de la psychanalyse. Or, même ces contributions douteuses, lesquelles ont engagé la théorie freudienne dans l’imbroglio que l’on appelle enseignement (de la bourgeoisie) moderne, diffusées en dépit du désir de Freud, seraient probablement le maximum que les classes sociales dominantes pourraient assumer.

En effet, la psychanalyse subvertit tous les aspects de la culture actuelle, pour peu qu’on l’utilise à bon escient ; mais si l’on tient absolument à en jouir en excluant de la tenir pour une science pure, alors elle deviendra délétère.

La psychanalyse témoigne de ce qu’elle représente une évolution, avec son incidence dans les domaines de la religion, la civilisation, l’art, la philosophie, la morale. Elle témoigne de cela avec sérieux, cohérence et rigueur. La culture bourgeoise ne s’intéresse que peu à de tels arguments. Si la psychanalyse était approuvée par les humains, ils pourraient alors bénéficier de la dynamique d’une telle science. Or, vécue telle un explosif comme le Mal par la majorité de l’humanité (qui ne la reconnaît pas non plus), il lui faut justifier de son devenir, de ses prolongements. Et après, qu’adviendra-t-il ? Que les choses peuvent aussi changer, que le devenir suit son cours, que ce qui arrive ou pas peut être modifié. Les détenteurs de la culture actuelle veulent que celle-ci soit éternelle, accréditée à l’infini, ils veulent la voir représentée en toutes circonstances sur la scène. Elle a pourtant à puiser dans la psychanalyse ; mais peut-être le mieux, le plus efficace parmi les diverses théories, serait de ne pas livrer en même temps les armes les plus dangereuses à l’adversaire. Dans le monde bourgeois en plein essor, ce que la science de la nature a accompli depuis le début des temps modernes (i. e. le capitalisme), la psychanalyse - au sein de son modeste territoire - pourrait le réaliser à l’échelle de quantité d’humains en herbe : elle pourrait faire évoluer la plupart des règles en tant que valeurs traditionnelles sacrées dans le présent comme dans le passé, dont ils hériteraient. C’est pourquoi la psychanalyse, au plein sens du terme, est un facteur privilégié de formation, mais n’est encore qu’un protocole d’avenir. Dans l’état actuel des choses, après maints gauchissements et réductions, elle tient uniquement le rôle d’un facteur de contestation auprès des gens “instruits”.

 

Les lectrices et lecteurs intéressés pourront se reporter également à,

Siegfried Bernfeld

De la formation analytique

http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/sbernfeld.html

 

                         

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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