© Micheline Weinstein / Été 2016
Lecture - Interprétation - Traduction
Avec un grand merci à Henriette
Michaud qui m’a transmis ce texte inédit, extrait des Almanachs de la Psychanalyse
Traduit par Micheline Weinstein
Siegfried Bernfeld
La
psychanalyse est-elle une idéologie ?
Extrait du « Zeitschrift für psychoanalytische
Pädagogik », in « Almanach der
Psychoanalyse 1929 »
“Bernfeld est un expert de
premier plan en psychanalyse. De tous mes élèves, c’est peut-être la tête la
plus solide. Enfin, c’est un homme d’un savoir supérieur,
un orateur exceptionnel, et un remarquable professeur.”
Freud à Rudolph
Olden, 22 janvier 1931
“La singularité, et de la
personne et de l’œuvre de Freud, témoignait d’un rapport intime entre son
travail scientifique et sa vie, au passé comme au présent, cohérence que l’on
rencontre seulement chez le poète.”
Siegfried
Bernfeld
• Weltanschauung : Théorie marxiste = idéologie [Bernfeld était proche, mais non “encarté”, de ce que l’on désignait
alors par mouvement “freudo-marxiste-socialiste” dans
« Vienne la Rouge »]
Philosophie = vision
du monde
Qui a une connaissance plus que simpliste de la
psychanalyse pourra non sans raison s’étonner que personne n’accrédite un “Non”
évident à cette question. Freud, qui en principe savait ce dont il parlait, a
formellement établi sa psychanalyse en tant que traitement thérapeutique, selon
une méthode d’investigation scientifique, avec sa mosaïque de résultats
collectés à partir de l’analyse des phénomènes psychiques. Les adversaires,
mais aussi nombre d’amis de la psychanalyse, étaient persuadés que cette
théorie freudienne deviendrait ou serait amenée
à devenir plus qu’une science, c’est-à-dire une philosophie, une idéologie ou vision du monde, ou encore une religion. D’où
il deviendrait possible de préconiser le bien-fondé qu’existe, parallèle à la science
psychanalytique freudienne, une “psychanalyse” qui pour le moins prétendrait à
une idéologie.
C’est probablement un tel suffrage qui donna lieu à
une liberté de réfuter ou de combattre vigoureusement la psychanalyse. Il fut
en effet carrément déclaré qu’une “psychanalyse idéologique” est une chose
antipathique et dangereuse, contre laquelle la communauté des pédagogues psychanalystes
doit vraiment se garantir.
Certes, il y a “un petit quelque chose de ça” dans la
suggestion selon laquelle la psychanalyse serait une idéologie, dans
l’allégation qu’elle serait davantage qu’une “psychologie classique”. Effectivement
: nul n’accède dans de telles conditions à la perception des résultats de la
psychanalyse par une classification identique à celle qu’appliquent d’autres
recherches attrayantes - qui, par ailleurs, sont pour ma part passionnantes en
ce que, dans le domaine des sciences de la nature, elles stimulent l’édifice
(parfois le labyrinthe) de son propre savoir. La psychanalyse nous incite non
seulement à découvrir et à reconsidérer sérieusement une partie tout à fait
inédite des choses de ce monde, mais aussi à en apprécier la valeur originale
et à agir sur ces choses avec un regard neuf selon cette nouvelle valeur. L’on
doit même reconnaître qu’avec le temps, plus la psychanalyse progresse, plus l’affect
de ses alliés s’implique dans cette nouvelle direction. Bien que « Inhibition, symptôme et angoisse » joue un rôle de médiateur pour une prise de conscience plus profonde et plus
concluante, son influence a toutefois moins de poids sur les valeurs et les
actes que « Études sur l’hystérie », « L’analyse des rêves » ou encore « Trois essais sur la théorie de la
sexualité »*. Pourtant, puisqu’aujourd’hui l’on
s’engage dans une étude de fond des travaux les plus anciens, que le moindre
effet idéologique des derniers écrits freudiens repose sur ceci que la théorie
freudienne opère depuis trois décennies déjà et s’est largement vulgarisée, dans
les faits, la psychanalyse est bien davantage que ce qu’elle voudrait être. La
psychanalyse est une découverte scientifique qui a influé et continue d’influer
sur l’idéologie.
* [N. d. t. • Titres en italique =
Écrits de Freud]
La psychanalyse est loin de représenter la première
théorie scientifique à investir cette caractéristique. Mais, ne serait-ce que
pour exemple, l’élaboration très personnelle, scientifico-biologique
de Darwin sur l’évolution des espèces, émanant des hypothèses purement
théoriques de la physique sur l’atome, de la thèse d’une école physiologico-psychologique selon laquelle les phénomènes
psychiques relèvent de processus physiques, ces hypothèses n’ont rien donné en
tant que théories scientifiques ou découvertes, tout en débordant largement les
critères spécifiques d’une vision du monde et en contribuant à développer l’idéologie
matérialiste. Le matérialisme subsiste, bien que, les unes après les autres, ses
élaborations scientifiques ont été réfutées. Pour autant,
le matérialisme n’est pas fallacieux en soi, puisque l’on ne peut évaluer les
idéologies qu’en termes très aléatoires de vrai et de faux. Le matérialisme n’est
cependant plus guère en usage dans les aréopages “modernes” de la philosophie,
alors qu’en tant qu’idéologie c’est aujourd’hui encore un thème social
privilégié dans les cercles prolétaires. Comme faits “idéologiques” de société,
au-delà de la sphère scientifique, la psychanalyse, bien que se gardant de
toute idéologie, agit d’une façon analogue auprès des courants intellectuels qui
s’agglutinent sous nos yeux.
Sur le plan
social, la science dans son ensemble est un symbole prestigieux, mais les
façons de penser, les hypothèses, certains faits, sont en son sein d’une extraordinaire
portée, alors que pour la société ils ne représentent rien. À l’inverse, des
faits de bien moindre pertinence peuvent être considérablement investis par la
société. Pour ma part, la distinction que je pourrais faire entre les brachycéphales
(crânes larges) et les dolichocéphales (crânes longs) n’est qu’un aspect insignifiant
de la phrénologie ; mais alors, quelle acception sociétale n’a-t-elle pas obtenue
en tant qu’idéologie de la science des crânes dans le nationalisme allemand
(marqueur antisémite, national-populiste) ! À l’origine, la psychanalyse en soi
ne doit pas sa légitimation sociétale à la connaissance scientifique de ses
résultats, mais aux objets de recherche et aux déductions de cette recherche -
quand bien même ne seraient-elles qu’hypothétiques.
Si, à ses
débuts, ses pairs raillèrent Freud ou firent silence devant ses hypothèses, le
public inexpert, commuant les siennes, en tira parti, si bien que, dans des
proportions croissantes, la terminologie de la psychanalyse et du savoir en
général de notre époque passa dans la poésie, la littérature, le journalisme, la
critique et la réforme de la société, et même, eh oui, dans la diplomatie, tandis
que psychiatrie et psychologie restent encore aujourd’hui à la peine auprès de
la “critique scientifique”, et cela tient à ce que, antérieurs à Freud, ces courants
de la pensée, dont les conceptions idéologiques se montraient dès l’abord
propices aux thèses de Freud, avaient déjà cours et y avaient trouvé des
formulations honorables et utilisables pour nourrir leurs points de vue et les
débats. Si par ailleurs la psychanalyse, dont les adversaires moutonniers
récusent l’authenticité, fut combattue avec un tel acharnement, c’est qu’elle
sied aux courants idéologiques, intellectuels, culturels, politiques, peu
importe que leur hostilité soit parée du costume d’idéologue ou de pseudo-scientifique1.
1 • Dans mon étude « Die heutige Psychologie der Pübertat » [La psychologie de la
puberté aujourd’hui], Internationaler Psychoanalytiker Verlag, 1927, j’ai cherché à établir comment l’adversité des psychologues Tumlirz, Charlotte Bühler,
Spranger, Hoffman, émane de telles arrière-pensées non scientifiques.
Des premiers écrits de Freud, nous pouvions percevoir que
: 1) le joug de la pulsion sexuelle génère des névroses ; 2) la pulsion
sexuelle, quand elle est sublimée, participe pour partie aux plus grandes
créations de l’esprit humain. Ce que l’on en retira : un argument contre la
morale sexuelle bourgeoise existante (de 1890 à 1900) ; une réhabilitation et
une réévaluation de la sexualité en tant que force naturelle intangible,
puissante, antithétique à tout ascétisme chrétien. Soit, d’un côté, les courants
matrimoniaux, sexuels, critiquo-culturels et
réformateurs, de l’autre, l’éthique prédisposée à l’individualisme, la sphère narcissique,
adulatrice des Nature-Corps-Art, venant de ceux
qui utilisèrent sans tarder et durablement la psychanalyse en tant que facteurs
idéologiques.
Malgré cela, en marge de ces partisans non
scientifiques, la recherche de Freud, indifférente, suivit sa propre voie. Qui
en prit connaissance, uniquement dans l’intention d’y puiser, dut bientôt s’en
détourner ou la combattre, car il était clair que “tout” n’est pas sexualité,
tout n’est pas à adopter, tout doit se donner le temps de vivre sa vie. Ainsi
Freud donna suite à ses découvertes sur la pulsion sexuelle. (Par contre, est à
peine évoquée la résistance bien connue que suscite la théorie de Freud du
Complexe d’Œdipe et de la suprématie de l’inconscient sur le Moi [Ich] singulier
de chaque être humain, théorie qui ne permet aucune approximation acceptable.)
Une morale sexuelle psychanalytique cohérente, une réforme, ne sont envisageables,
qu’en ce que la psychanalyse prend acte des faits, dont les déductions
applicables peuvent être très différentes ; régulièrement, dans ces cas-là, ne
fut “accepté” qu’un autre aspect de la psychanalyse, à savoir celui qui serait
associé à un système d’évaluations et d’objectifs, par lequel on a le plus
souvent commis l’erreur courante d’expliquer fallacieusement l’idéologie non
acceptée en tant qu’elle relèverait elle aussi de la science. Cela a donné lieu
à des “améliorations” de la psychanalyse étranges à l’extrême (Jung et Adler
par exemple qui, en l’occurrence, accommodèrent l’étude des valeurs
idéologiques, tout en affirmant en avoir tiré de nouvelles à partir de leur
propre recherche). Alors que l’acte majeur de Freud avait consisté à préserver
de la morale la singularité de la pulsion sexuelle de même que de toutes les
autres conceptions idéologiques au profit de la connaissance scientifique, ces réviseurs
et semi-approbateurs s’empressèrent aussitôt d’assujettir cette recherche à l’idéologie.
Et ce en toute conformité, puisqu’ils refusèrent de reconnaître qu’une telle
élaboration ne pouvait résulter d’un fait scientifique. Freud ne renonça
aucunement à la morale, à l’éthique, à la nosologie, mais les écarta de sa
recherche et garda pour lui ses convictions idéologiques. Toutefois, ne s’estimant
pas appelé à proposer de nouvelles lois sociales ou à
propager les anciennes, c’est en qualité de chercheur qu’il s’efforça de faire
entendre son point de vue sur les lois psychiques existantes.
À mesure que la psychanalyse prenait de l’ampleur,
cette situation relativement simple à ses débuts entraîna un imbroglio
considérable d’accords et de contestations dans toute la sphère des idéologies. La psychanalyse, à partir de l’étude
du Moi [Ich],
de celle des phénomènes psycho-sociaux, du sentiment de culpabilité, permet à l’“existant”,
au bénéfice de ce qu’il y a de “plus évolué”, de la “vie de l’esprit”, de gagner
en affects idéologiques. “Il faut maîtriser” ! “L’esprit façonne le corps” et régit
également la pulsion sexuelle, l’“esprit est même plus puissant que cette force
de la nature”. C’est cela même que nous pouvons extraire des écrits de Freud
les plus récents. Sans malentendus, sans inhibitions, une idéologie ascétique
pourrait alors s’étayer aujourd’hui de la psychanalyse (de fait, ce n’est que
pure spéculation d’opposer le Complexe d’Œdipe à celui de castration, en
réalité ce sont les deux faces d’un même contenu idéologique, mais combien
savent que cela spécifie justement le noyau de la psychanalyse freudienne !).
Car à présent, il est tout à fait certain que chaque idéologie peut, en
connaissance de cause, emprunter à la psychanalyse, qu’elle doit être perçue
différemment, que son bien-fondé n’est pas contestable. Le temps passant, plus
la psychanalyse se développe en tant que science, plus ce qu’elle représente
pour le social s’émousse. À peu de chose près, elle ne serait qu’un instrument
apte à infléchir les phénomènes psychiques, la psyché morbide ou en évolution, plus
compétente en regard de l’ancienne psychologie. Question donc de spécialistes,
psychologues théoriciens, médecins, pédagogues.
En est-il ainsi ? Pas tout à fait : cette procédure
serait infaillible si une seule et même idéologie fermée, homogène, s’appliquait
à l’ensemble de l’humanité, si la société était stable. Mais aujourd’hui l’humanité
- nous pouvons, oui, nous devons utiliser ce mot verbeux au contenu si
prosaïque pendant quelques années encore, suite aux révolutions en Asie et en
Amérique Centrale, au réveil de la race noire**,
sur une planète en quelques jours dominée par l’avion, en quelques secondes par
la radio -, oui, mais aujourd’hui l’humanité est scindée en coteries qui se
bagarrent, les idéologies de ces coteries2 jouent un rôle certain dans ces combats, de telle sorte que, dans la mesure où la
répartition de leurs forces disparates est très inégale, la bagarre idéologique
autour de la psychanalyse, elle aussi, gagnera, et durablement, en ampleur. Remémorons-nous
l’exemple d’une situation analogue, qui n’affecte pas nécessairement la
pédagogie psychanalytique, celle des débats idéologiques respectifs sur Dieu et
son Église. Une coterie idéologique croit en Dieu, l’autre nie son existence. Car
si nous voulions être précis, il nous faudrait évoquer aussi, entre les deux coteries,
aussi celle qui ne croit pas au bon Dieu, mais qui se cramponne à lui sous forme d’un maquillage métaphysique. Pour
simplifier, proposons-nous de répartir moitié-moitié ce groupe des deux grandes
coteries. Que la psychanalyse soit une entrave certaine à la foi ne fait aucun
doute. Elle ne la rend pas complètement impossible ; après tout, en faisant
montre de la perspicacité épistémologique la plus fine, l’expert pourra
affermir son intérêt pour la psychanalyse de Dieu, d’autant plus que l’on peut faire
confiance à ces métaphysiciens, dont la moitié se range du côté de la coterie
des croyants. Cependant, celui qui ne connaît que les rudiments de la
psychanalyse, de même que de l’épistémologie, n’a aucun autre choix sinon de s’offrir
en sacrifice à Dieu ou au Complexe d’Œdipe. Auquel cas, si Dieu avait veillé à
ce que son existence apparaisse comme aussi digne de foi encore aujourd’hui, la
psychanalyse en soi aurait eu le droit d’exister sans bruit en tant que science dans les disciplines et les siècles passés,
sans représenter un danger pour la coterie des
croyants. Or de nos jours, en cas de conflit, il est indubitable que la
tendance en pleine croissance de l’humanité est de privilégier la science -
dans notre exemple, la psychanalyse. De telle sorte que, par là-même, accepter l’existence
de la psychanalyse en tant que science et la transmission de ses résultats, est
immédiatement perçu comme un danger pour le parti de Dieu.
** [N. d. t. • Freud : …(sic) “race,
comme l’on dit de nos jours”, cf. Malaise
dans la civilisation, Moïse…]
2 • Le socialiste marxiste dit au plus simple : dans deux coteries, le
capitalisme et le prolétariat.
De nos jours, ce parti, l’Église, joue un rôle
considérable dans ces deux coteries de l’humanité, il ne peut donc lui être
indifférent qu’une science, dotée de toute l’autorité et toute la magie*** d’une science, existe et se diffuse et ait tout
simplement comme conséquence de provoquer, à l’aide d’inélégantes formulations,
un énorme ébranlement de la foi. Voici donc la posture de combat telle qu’elle
est en vérité, en ce que l’Église a davantage de pouvoir que son Dieu, que les
églises peuvent avec succès défendre leurs intérêts contre les non-croyants.
Cependant, en ce siècle, quand bien même la croyance en Dieu serait vulnérable,
les non-croyants seront suffisamment armés, et la psychanalyse affirmera sa
valeur sociale-idéologique incontestable, pour autant qu’elle sera apte à
accroître le dynamisme de ces mêmes non-croyants. Elle s’est en même temps aussi attiré une ennemie, dont l’importance n’est pas à
sous-estimer. Que les psychanalystes, du fait de l’extension de leur science, se
déclarent neutres, est audible. Mais, tandis qu’ils s’efforcent de constituer
leur arsenal de militants, démontrer qu’ils ne représentent aucune idéologie (même
si cela est vrai) ne leur sera guère efficace. Pas plus en vérité que le fait de fournir des armes aux deux partis ne les aident, à
supposer que chacun soit armé jusqu’au cou - tels les Dieuistes et anti-Dieuistes -, ces derniers étant jusqu’à
maintenant nus et seulement nus. Avoir armé l’ennemi a toujours été considéré
comme une violation de la neutralité. Tout à fait à l’instar des chapelles de
Freud qui récoltent des balles de fusil, tandis que les incroyants sont
assujettis aux gazomètres toxiques et aux avions****.
*** [N.
d. t. • Magie = Pour la philosophie,
la magie est l’ensemble des expériences
de physique, de chimie, etc., produisant des effets que la science ne pouvait
pas expliquer.
**** • Gazomètre = Usine à gaz. Sur les
relations entre l’Église et le mouvement ouvrier pendant la République de
Weimar et la montée du nazisme, se reporter à,
http://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/République_de_Weimar/149576
et à la thèse de Marie-Emmanuelle Reytier, « Les catholiques allemands et la République de
Weimar »;
https://hal.inria.fr/file/index/docid/55459/filename/REYTIER_DEFINITIF22.10.2004.pdf
Après cette courte digression, il est temps d’apporter
une réponse sans détour à notre question initiale : la psychanalyse n’est pas
une idéologie mais une science. Mais une science d’une nature d’autant plus singulière
que, de fait, si elle a certes subvenu aux desiderata de toutes les idéologies,
elle représente néanmoins auprès des diverses postures idéologiques actuelles,
dans chaque situation belliqueuse de l’humanité, une valeur fort divergente,
tantôt une arme, tantôt une attaque d’un autre ordre. L’application pratique de
la psychanalyse exige en conséquence - aussi bien chez les éducateurs - une
orientation claire, précisément du fait de ces bagarres au sein de l’humanité dont
les idéologies sont susceptibles de s’en rapprocher, à laquelle la psychanalyse
ne peut rien offrir.
Aujourd’hui, nous saurions sans difficulté clarifier ce
caractère tout à fait singulier de la psychanalyse comme science, qui jusqu’alors
était esquissé d’une façon plutôt vague. Si la psychanalyse, dans ses luttes autour
de l’Église et en toute neutralité théorique, en tant qu’adversaire de ce qui
lui apparaît comme suranné, crépusculaire et que, compagne de lutte en faveur
de ce qui est nouveau, se révèle praticable, n’est-ce donc peut-être pas dû à
la cohérence de son caractère progressiste ? Et n’opère-t-elle pas en cela une rupture
avec un facteur actuel de la formation de l’esprit dans chacune des sciences
qui cherche à édifier de nouveaux courants de pensée et, en regard de ceux qui
veulent conserver l’ancien, ne rend-elle pas un énorme service à l’humanité, quelle
que soit la situation d’affrontements en son sein ?
En effet, on ne peut plus guère penser de nos jours à
la littérature, à l’art, à la morale sexuelle, au journalisme, bref, à la
culture moderne, sans en appeler à la psychanalyse. Néanmoins, je ne crois pas
que cette psychanalyse-là a vraiment quoi que ce soit en commun avec Freud, de
même que cette culture avec l’éducation. Si nous pensons à l’échelle humaine, je
dirais même que, ne serait-ce qu’en Europe, le paysage est tout autre : que ce
soit dans le vaste camp de l’Église,
aussi bien que dans le camp du prolétariat socialiste, il y a, avec l’excès d’intérêt
qu’ils lui portent, ce que l’abondante littérature bourgeoise, l’abondant journalisme
bourgeois et le prétendu art moderne, appellent psychanalyse, à peu près n’importe
quoi. Et depuis longtemps, l’enseignement lui-même n’est plus guère exploité en
tant que formation ; nombreuses sont les classes économiques et politiques
dominantes “incultes” ; les responsables de formation d’avant-guerre, de même
que les classes moyennes, la petite bourgeoisie, ont sombré et végètent dans
les écoles et des universités, vidés de représentativité et d’efficience, de
même la pédagogie ecclésiastique, malgré sa puissance intacte, de même la fragile
pédagogie socialiste, malgré un ministre social-démocrate pour un certain temps
encore assez proche des cercles socialistes les plus connus. Le temps d’un enseignement
représentatif cohérent qui réponde aux conditions de vie et à la culture des
masses est tout simplement, vertement, révolu. Qu’auparavant le “peuple”, pour
autant qu’il ait pu s’élever de lui-même au niveau des gens cultivés dont le
primat est reconnu, aujourd’hui prolétariat structuré, n’est aucunement
disposé à s’accommoder de l’éducation bourgeoise comme d’une valeur en soi,
mais la considère plutôt comme une superstructure idéologique au-dessus
des intérêts économiques des détenteurs du capital pour lesquels, dans la
société des humains, la signification d’une valeur d’avenir dépend uniquement
de l’acception du sens qu’on lui donne. Cela vaut assurément aussi pour la
formation à l’idéologie évoquée plus haut, dont la psychanalyse ne saurait être
un facteur significatif d’enseignement dans tous les domaines. En réalité et à
ce titre, la psychanalyse n’y est de nos jours d’aucune influence, quand bien même
elle aurait suscité, ici ou là, quelque chose. Elle a très largement pénétré
les classes sociales progressistes des cercles littéraires prédominants de la
bourgeoisie - qui ne firent que procéder à des réductions radicales et à des erreurs
d’interprétation rendue méconnaissable ; voilà que suivant le dessein d’Adler, la
petite bourgeoisie intellectuelle en vient à présent avec ardeur à s’attaquer à
la stérilisation et à la dépréciation de la psychanalyse. Or, même ces
contributions douteuses, lesquelles ont engagé la théorie freudienne dans l’imbroglio
que l’on appelle enseignement (de la bourgeoisie) moderne, diffusées en dépit du
désir de Freud, seraient probablement le maximum que les classes sociales
dominantes pourraient assumer.
En effet, la psychanalyse subvertit tous les aspects
de la culture actuelle, pour peu qu’on l’utilise à bon escient ; mais si l’on
tient absolument à en jouir en excluant de la tenir pour une science pure, alors
elle deviendra délétère.
La psychanalyse
témoigne de ce qu’elle représente une évolution, avec son incidence dans les
domaines de la religion, la civilisation, l’art, la philosophie, la morale.
Elle témoigne de cela avec sérieux, cohérence et rigueur. La culture bourgeoise
ne s’intéresse que peu à de tels arguments. Si la psychanalyse était approuvée
par les humains, ils pourraient alors bénéficier de la dynamique d’une telle
science. Or, vécue telle un explosif comme le Mal par la majorité de l’humanité
(qui ne la reconnaît pas non plus), il lui faut justifier de son devenir, de
ses prolongements. Et après, qu’adviendra-t-il ? Que les choses
peuvent aussi changer, que le devenir suit son cours, que ce qui arrive ou pas
peut être modifié. Les détenteurs de la culture actuelle veulent que celle-ci soit
éternelle, accréditée à l’infini, ils veulent la voir représentée en toutes
circonstances sur la scène. Elle a pourtant à puiser dans la psychanalyse ;
mais peut-être le mieux, le plus efficace parmi les diverses théories, serait
de ne pas livrer en même temps les armes les plus dangereuses à l’adversaire. Dans
le monde bourgeois en plein essor, ce que la science de la nature a accompli
depuis le début des temps modernes (i. e. le capitalisme), la psychanalyse - au sein de son modeste territoire - pourrait
le réaliser à l’échelle de quantité d’humains en herbe : elle pourrait faire
évoluer la plupart des règles en tant que valeurs traditionnelles sacrées dans le
présent comme dans le passé, dont ils hériteraient. C’est pourquoi la
psychanalyse, au plein sens du terme, est un facteur privilégié de formation,
mais n’est encore qu’un protocole d’avenir. Dans l’état actuel des choses, après
maints gauchissements et réductions, elle tient uniquement le rôle d’un facteur de
contestation auprès des gens “instruits”.
Les lectrices et lecteurs
intéressés pourront se reporter également à,
Siegfried
Bernfeld
De la formation
analytique
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