© Saïd Bellakhdar
Saïd Bellakhdar
« Schibboleth »
ou
Le narcissisme des petites différences,
un opérateur du lien social
[Avec
l’autorisation de l’auteur. Première publication in « Topique », 2012/4, n°
121, Éditeur
: L’Esprit du temps]
INTRODUCTION
La notion
de narcissisme des petites différences met en question la notion de lien social
et le principe du vivre ensemble et est associée à des représentations de
violences sociales et politiques. L’une des explications susceptibles
d’éclairer ce concept réside dans le fait que le Moi, nous dit Freud est
« fissible » et chacun, en des situations particulières peut en
éprouver la réalité à travers l’expérience de « l’inquiétante
étrangeté »* génératrice d’angoisse et
d’agressivité ou de la question du double spéculaire dont la perception est,
elle aussi, anxiogène. Le narcissisme des petites différences peut également
être analysé sous l’angle de la haine de l’autre, du plus familier au plus
étranger.
La notion
sera ici réinterrogée en reprenant, en partie, la métapsychologie freudienne
qui nous enseigne à quel point la constitution du Moi est une épreuve complexe
et difficile et la fragilité de celui-ci se révèle lors d’expériences
douloureuses et dans les moments difficiles de l’existence humaine (crises de
la vie, deuils, difficultés sociales et économiques, situations de guerre, etc.).
Nous
verrons dans ce qui suit que la fragilité du Moi d’une part, et la mise en
groupe des individus, d’autre part, entraînent des difficultés que le sujet
essaie de surmonter d’une manière plus ou moins heureuse et que l’exemple de la
prise en charge groupale d’adolescents en grande souffrance peut être riche
d’enseignement quant à la notion de narcissisme des petites différences qui
fonctionne comme un opérateur des liens que les participants tissent entre eux.
Cet opérateur permet la reconnaissance, les alliances et la différenciation et
n’est pas forcément et mécaniquement cause de violences et d’inimitiés.
Dans la
littérature psychanalytique le concept de narcissisme des petites différences
est le plus souvent associé à une extrême violence, une violence qui fait
brusquement irruption dans le champ social avec les conséquences des plus
dramatiques et dont les textes sacrés donnent une
illustration magistrale.
La Bible,
par exemple, fait état de l’opposition des descendants des Galaad aux
descendants des Ephraïmites qui ont les mêmes
ancêtres, la même langue, la même religion et dont le signe de reconnaissance
de ces derniers réside dans le fait qu’ils prononcent différemment le SH du
terme « schibboleth »**, ce à quoi
ils sont reconnus par leurs adversaires lors de leur passage à un guet près du
Jourdain. Ils sont alors tués par ceux de Galaad. Ce trait distinctif qui se
fonde sur l’unique fait de prononcer différemment un son, un phonème, constitue
cette « petite différence » par laquelle ils sont voués à la mort.
C’est ici le dissemblable, perçu à partir d’un détail, un signe de
reconnaissance qui, dans un contexte de guerre ancestrale, est privilégié et
non pas le semblable.
Or, il
convient de ne pas négliger le fait que la violence associée au narcissisme des
petites différences soit le résultat et l’aboutissement d’un long processus au
cours duquel la haine peut être entretenue sur plusieurs générations et nourrie
d’inimitiés anciennes et avant même que n’éclate un conflit ouvert, comme
l’exemple tiré de la Bible et cité ci-dessus.
L’œuvre de
Freud nous éclaire en partie sur la complexité de ce qu’il nomme le
« narcissisme des petites différences » sachant que le conflit est au
cœur de l’homme comme il peut l’être au sein des sociétés et des nations entre
elles : Hegel met la question de la contradiction comme moteur de la
dialectique, et bien avant Marx il y eut des penseurs classiques comme Ricardo
qui évoquaient déjà la lutte des classes.
Avant
d’aller plus loin je rappellerai ici certains des aspects de la constitution du
Moi d’une manière non exhaustive, lequel se constitue, comme chacun le sait,
dans l’intersubjectivité.
DE
QUELQUES DIFFICULTÉS DANS LA CONSTRUCTION DU MOI
Nous sommes
en droit de nous demander si le recours à la notion de haine originaire peut à
elle seule, offrir une explication à la rivalité et à l’agressivité envers son
prochain. Pour Freud : « L’extérieur, l’objet, le haï seraient
tout au début identiques. » [1] Il précise que la haine originaire est
au principe même de la constitution de l’objet et du Moi, lequel a une fonction
auto conservatrice face aux empiètements de l’objet.
« Les modèles exacts de la relation
de haine ne dérivent pas de la vie sexuelle, mais du combat du Moi pour sa
conservation et son affirmation. » [2] Lors de sa constitution, le Moi est
confronté à de fortes excitations pulsionnelles et a comme recours soit de
prendre ses distances par rapport à l’objet, soit de l’agresser. La haine
originaire permet de donner des contours, des limites au Moi tout en l’aidant à
construire l’objet. À ce propos Freud affirme : « L’objet naît dans
la haine. » Il insiste encore en précisant :
« Amour et haine ne sont pas dérivés
du clivage d’une réalité originaire commune, mais ils ont des origines
différentes et ont suivi chacun leur développement propre, avant de se constituer
en opposés sous l’influence de la relation plaisir-déplaisir. » [3] N’est-ce pas la prise de conscience de
l’incomplétude du sujet et de sa dépendance à l’objet qui serait source de
haine et d’agressivité ? [4] Le Moi, rappelons-le, se constitue au
cours d’un long et difficile parcours à l’issu duquel la cohérence peut être
mise en difficulté en période de crise (chômage, adolescence, déménagement,
etc.).
Freud,
décrit la formation initiale du Moi par un mouvement d’expulsion purificatrice.
Au départ le Moi est un Moi plaisir purifié qui garde en soi ce qui est bon et
expulse au dehors le non-Moi, ce qu’il juge comme mauvais et étranger. Cela
constitue un noyau narcissique primaire bannissant l’hétérogène de son univers.
Ainsi ce qui est haï, impur et étranger pour ce noyau narcissique met en danger
le Moi en sa cohérence naissante. Peut-on en déduire pour autant que cela peut
être source de xénophobie ? Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point
qui mérite une réponse très nuancée. Je me contenterai ici de rappeler que l’un
des éléments de la problématique adolescente est, lui aussi, constitué par le
besoin d’être soi-même, de ne pas être envahi par l’autre, alors même que
l’adolescent a également besoin des autres pour se réaliser et s’enrichir.
La pensée
est ici, d’une certaine manière, mise en mouvement par l’institution du
jugement d’existence et du jugement d’attribution : ceci est
« bon » ou « mauvais ». Ce qui est « bon » est
gardé à l’intérieur et ce qui est « mauvais » expulsé hors de soi et
qui plus est, avant même que naisse le langage.
Sur ce plan-là, la mère, puis l’environnement et l’éducation
jouent un rôle de premier plan en définissant très tôt ce qu’il convient de
considérer comme « bon » ou comme « mauvais » et définit et
impose une ligne de conduite à suivre à l’enfant et surdétermine ses rapports
aux autres. Cela n’est pas sans conséquence pour un enfant qui peut être mis en
difficulté s’il en transgresse les principes.
Le Porte-parole
joue, comme l’a montré P. Aulagnier, un rôle de
premier ordre dans la constitution de l’identité primaire et de l’idéal du Moi
et ce, aussi bien dans la manière dont ce Porte-parole codifie l’espace,
l’environnement et le monde pour l’infans et nous
pouvons ajouter qu’elle désigne aussi directement ou indirectement celui qui va
porter les valeurs phalliques du père, de la famille, d’une dynastie, du
groupe, voire d’un pays.
Les valeurs
ainsi transmises par l’environnement peuvent être plus tard relayées par un
démagogue en période de crise politique et économique par l’exploitation des
inquiétudes et des rancœurs de ses concitoyens.
Cela étant
dit, il convient de prendre en compte le fait que les mécanismes de défenses
archaïques, et plus particulièrement l’agir plus ou moins agressif à
l’adolescence, peuvent être convoqués avec parfois des flambées de violence
afin de gérer au mieux les contradictions entre les idéaux du Moi et les objets
internes du sujet quand les conflits ne peuvent être ni élaborés, ni aménagés
mettant en péril les frontières du Moi singulièrement éprouvées.
Le Moi
cherche à définir son cadre de référence et ses relations avec lui-même et ses
objets et doit fournir un effort pour sortir de l’indifférenciation primaire et
accepter le monde.
Si les
frontières du Moi sont trop perméables, aux contours en réaménagement comme
cela peut l’être lors de traversées de crises majeures dans l’existence, comme
par exemple lors du passage adolescent, le sujet peut éprouver le sentiment
d’être envahi par l’autre, se sentir menacé par l’image d’un double hostile qui
mettrait en péril son intégrité tant il peut y avoir d’écart entre le double
perçu et l’idéal du Moi.
Si dans les
moments de fragilité narcissique la présence de l’autre et de sa « petite
différence » peut être insupportable, l’éviction de ce dernier peut être
une issue possible permettant d’éviter l’angoisse liée au sentiment
d’envahissement et du démantèlement d’un Moi dont la cohérence a été réalisée
au cours d’un processus complexe soumis aux aléas des plus divers et exigeant
beaucoup d’efforts.
LA
NAISSANCE D’UN PUÎNÉ
Freud a
étudié la question de la haine et de l’ambivalence à partir de sa propre
expérience. Dans la « Science des rêves », il évoque son frère cadet
Julius âgé de huit mois et dont le souvenir est associé à la jalousie et à la
culpabilité liée à la mort de ce dernier quand il avait environ sept mois.
« L’intimité d’une amitié, la haine
pour un ennemi, furent toujours essentielles à ma vie affective, je n’ai jamais
pu m’en passer, et la vie a souvent réalisé mon idéal d’enfant si parfaitement
qu’une seule personne a pu être à la fois l’ami et l’ennemi. » [5] Il rappelle aussi le cas très fréquent
d’un plus jeune qui détrône et dépossède son aîné de la place privilégiée qu’il
occupait et qui en retour voue à ce cadet une rancune tenace aussi bien à lui
qu’à la mère infidèle. « Les revendications d’amour de l’enfant sont
démesurées, exigent l’exclusivité, et ne tolèrent aucun partage. » [6] dit Freud.
L’observation
de l’enfant et les investigations psychanalytiques ont mis au grand jour le rôle de la haine dans la genèse de la sociabilité et de la
connaissance elle-même comme fondatrice de notre humanité.
Je ne
rappellerai ici que très brièvement ce texte connu tiré des Confessions de
saint Augustin et autrefois analysé par Lacan [7] lequel, en élaborant une théorie
originale du stade du miroir, montre l’importance de la relation spéculaire
dans la constitution du Je.
Voici ce
que dit saint Augustin à propos d’un enfant observant son puîné :
« Un enfant que j’ai vu, que j’ai
observé était jaloux, il ne parlait pas encore, et il regardait fixement, pâle
et amer, son frère de lait. C’est là un fait connu. Les mères et les nourrices
prétendent conjurer ce mal par je ne sais quelles pratiques. Va-t-on appeler
aussi innocence, quand la source du lait maternel s’épanche si abondamment, de
n’y souffrir près de moi un frère qui en a tant besoin et dont ce seul aliment
soutient la vie ? » [8] Par-delà la jalousie, Lacan avance en
commentant ce texte, que l’infans découvre là, dans
cette observation, son propre désir à partir du désir de l’Autre, autrement
dit, ici, à travers le spectacle du frère qui tête le sein maternel.
La
confrontation par un enfant à la naissance d’un autre entraîne à la fois la
réflexion et la nécessaire élaboration de la perte de
cette place privilégiée qu’il avait auprès de ses parents, cela en lien avec la
crainte de la perte d’objet et d’amour.
Aussi la
rivalité fraternelle lors de la naissance d’un puîné entraîne et relance le
mouvement de pensée. C’est le cas bien connu du petit Hans qui, lors de la
naissance de sa petite sœur est entraîné dans un tourbillon de questions et
dans une intense activité de pensée sur des sujets somme toute fondamentaux
comme la découverte de la sexualité des parents, les interrogations sur la
différence des sexes, sur la castration (et l’angoisse qui l’accompagne) ainsi
que toutes les questions portant sur les origines et les fins (« D’où
viennent les enfants ? », « Où étais-je avant de
naître ? », « Où serai-je quand je ne serai plus
là ? », etc.). Autant de questions que Freud prend très au sérieux en
qualifiant les enfants aux prises avec ces questions de
« théoriciens ».
Aux prises
avec « l’effondrement du sol de l’évidence » [9] déstabilisé et désorienté par la venue
au monde d’une petite sœur, le Petit Hans a pensé qu’elle pouvait mourir ou
être emportée par la cigogne qui l’avait amenée. Il ne songe, cependant pas à
tuer cette petite sœur qu’il aime beaucoup, mais souhaite qu’elle reparte d’où
elle est venue. Nous savons malgré tout que rien, même si cette sœur repartait,
que rien désormais ne sera plus comme avant, que tout un mouvement de pensée
s’est mis en route, une certaine maturation aussi qui amènera l’enfant sans
doute à accorder une place à cet autre intrus qui l’amène à s’interroger sur ce
qu’il est lui et sur sa relation au monde.
Pour Hans,
le puîné est rendu responsable de troubler la relation harmonieuse censée avoir
été vécue avec le premier objet d’amour.
Le racisme
et le rejet d’un autre différent prennent-ils leur source dans la rivalité et
dans la haine fraternelle et les angoisses qui l’accompagnent et que les aléas
de certaines existences peuvent transformer en haine fratricide et en violence
sociale ? Là encore tout dépend des réponses fournies par le Porte-parole
et l’environnement de l’enfant.
Le frère,
la sœur, sont des intrus dans l’espace interne du petit d’homme. Ce rival est à
la fois un semblable, certes, mais aussi un étranger, cela depuis les temps les
plus anciens. Le frère, nous le voyons dans le récit biblique, a souvent eu le
visage de l’intrus, du rival et de l’inconnu avant que ne s’instaure une
relation fraternelle ou sororale apaisée et que les uns et les autres puissent
devenir des alliés et des compagnons et que se mettent en place des règles
permettant la reconnaissance et le respect de la place de l’autre. L’un des
exemples qui nous vient à la mémoire est, entre autres, celui d’Abel et de
Caïn. Abel est tué par son frère Caïn qui pensait peut-être que son cadet lui
était préféré par Dieu, lequel lui dit : « Caïn, où est ton
frère ? » Nous pouvons penser là qu’il ne s’agit pas de savoir où
se trouve le défunt frère, mais plutôt de comprendre cela comme une
interpellation invitant vraisemblablement Caïn à s’interroger sur la place
psychique que peut occuper un frère [10]. C’est cet intrus que l’infans veut parfois faire disparaître hors de son espace
psychique pour maintenir son identité et éloigner, sinon faire disparaître
celui qui prend sa place, son espace et son dû. L’enfant se voit, par ailleurs,
exclu de la relation qu’entretient ce frère avec l’autre, de la relation
première censée le satisfaire lui au premier chef. Il n’y a pas encore à cette
étape du développement de place pour l’autre. C’est l’un ou l’autre ou encore
« lui ou moi ».
Chacun
recherche en fait, son espace propre référé aux adultes tutélaires.
Mais cela
se double d’une identification à cet autre et ce mouvement d’identification ne
va pas sans envie entraînant un sentiment d’agressivité à l’égard de ce frère.
Selon Lacan
« le Moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la
jalousie… elle (la jalousie) se révèle comme un archétype des sentiments
sociaux ». [11] Le frère partage avec son frère une
même origine, un même foyer, une langue dite maternelle, une même culture. Mais
à certains moments, ce frère double de soi-même, alter égo, compagnon de jeu,
peut apparaître différent et étranger et nous renvoyer à ce qui est étranger à
nous-mêmes, à cette inquiétante étrangeté source d’angoisse et d’inquiétude
lorsque ce familier devient étranger et quand le semblable, le proche, affiche
une marque de différence. [12]
LES
PROBLÈMES INHÉRENTS À LA MISE EN GROUPE
Freud s’interroge :
« Pourquoi fallait-il qu’une si grande sensibilité se soit portée sur une
si petite différence ? » [13] Il répond, dans un premier temps,
en reliant ce problème à la question de la différence sexuelle et à la crainte
de la castration.
Plus tard,
Freud évoquera le travail de la pulsion de mort et note que lors de conflits
dans le champ politique et social, le Surmoi individuel ne joue plus son rôle
et le voisin redevient le rival.
Aussi la
remarque suivante proposée par Freud peut-elle susciter réflexion et
interrogation : « L’avantage d’une sphère de culture plus
petite – qui est de permettre à la pulsion de trouver une issue
dans les hostilités envers ceux de l’extérieur – n’est pas à
dédaigner. Il est toujours possible de lier les aux autres dans l’amour une
grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de
l’agression. » [14] Le contexte politique dans lequel
Freud écrit ce texte détermine sans aucun doute son propos. Il s’agit en effet,
des conséquences de la Grande Guerre, de la question de l’affrontement entre
divers impérialismes, de la crise économique de 1929 dont les effets
ont été désastreux sur le plan social aussi bien en Europe qu’aux États-Unis,
ce à quoi s’ajoutent les différentes crises politiques accompagnées de la
montée des extrêmes sur le plan politique qui verra l’arrivée d’Hitler au
pouvoir.
La
situation qui a prévalu en Europe, l’histoire de ce continent et les conflits
qui s’y sont déroulés sont-ils le modèle de tous les conflits ayant eu lieu sur
la planète et peut-on en tirer des lois universelles ?
Freud ne
prend pas en compte le fait qu’il y a d’autres issues aux conflits que la
violence et les guerres. La proximité d’un voisin n’entraîne pas nécessairement
la violence et la guerre. Le champ du voisin n’est pas toujours l’objet de
convoitise, sauf à imaginer qu’il y a là un champ de pétrole, champ qui peut,
alors se transformer en champ de bataille. La France et la Suisse constituent
pourtant un exemple à méditer puisqu’il s’agit de deux pays riches et voisins
qui ne se sont pas fait la guerre depuis plusieurs siècles.
Nous
pouvons également prendre en considération l’exemple des sociétés qui
pratiquent le potlatch. La rivalité s’y exprime, dans ces sociétés, par le fait
de dépasser les autres en offrant des dons supérieurs et non en s’affrontant
violemment.
Après les
précisions et rappels ci-dessus, il me paraît utile de noter que le groupe est
un espace qui favorise la régression et c’est aussi un lieu d’émergence
d’excitations pulsionnelles en excès à gérer par les participants. Il est aussi
le lieu de dépôt des contenus jugés « mauvais » par le Moi et
d’expression de motions paranoïdes et d’identifications projectives.
À
l’adolescence, mus par le besoin de mettre à distance les parents œdipiens, les
jeunes privilégient les relations avec leurs pairs et constituent des groupes,
bandes, etc. Cette période de la vie est marquée par des remaniements
psychiques et des transformations corporelles entraînant une redéfinition des
limites du Moi. La mise en groupe, tant recherchée à cet âge de la vie, a pour
effet de remettre en question dans un premier temps les Frontières du Moi. Les
différences dedans/dehors menacent l’intégrité du Moi constitué au cours d’un
processus complexe et relativement long et dont la cohésion n’est jamais
pérenne.
La crainte
de l’effraction par l’envahissement des autres, la projection sur autrui de la
sexualité, de la violence, ce à quoi s’ajoute dans certains cas l’inquiétante
étrangeté sont très présentes lors de cette mise en groupe.
Tout cela
implique, comme l’ont montré les praticiens des thérapies de groupe et plus
particulièrement du psychodrame psychanalytique, des réactions d’urgence du Moi
afin de préserver son intégrité par la mise en place de mécanismes de défense
archaïques. Nous pouvons observer cela dans les groupes thérapeutiques. Les
analystes eux-mêmes lorsqu’ils sont en formation à ces techniques (dont le
psychodrame psychanalytique) peuvent manifester des attitudes étonnantes :
crainte d’être trop approché, irritation lors de certaines prises de parole ou
en raison du silence de certains participants, certains ne reviennent pas la
fois suivante ayant oublié le jour du rendez-vous, d’autres ont quelque chose
d’extrêmement important à faire ce jour-là, etc.
Dans le groupe,
le Moi est trop fragile pour gérer efficacement les
difficultés liées à la présence et à la proximité de plusieurs narcissismes en
interaction. Il a besoin de réaffirmer ses limites face au dissemblable, au
non-Moi qui pourrait l’envahir, le submerger. Il lui est nécessaire de
renégocier tout ce qui pourrait faire surgir de l’inquiétante étrangeté et
l’angoisse qu’elle mobilise.
Aussi
sommes nous en droit de nous demander si « la petite différence » que
Lacan relie à la notion de « trait unaire » et qui peut aussi
s’illustrer par la prononciation du terme « schibboleth » par
les Galaades, ne constitue pas un « trait
identitaire » survalorisé par le sujet et sur lequel il s’appuie en le
désignant pour s’en différencier et ne pas se laisser déstabiliser tant par
l’indifférencié que par l’altérité. Celui qui nomme et définit la différence se
pose ainsi en s’opposant à autrui. Ce trait unaire devient un marqueur
identitaire qui inscrit la différence dans l’ordre social. Il s’agit d’un
opérateur. Il permet de se repérer par rapport à autrui en lui affectant une
valeur positive ou négative en fonction des représentations construites par le
milieu dans lequel a évolué le sujet et en fonction de son éducation. Cet
opérateur ne permet pas toujours, bien sûr, au sujet d’instaurer une distance
de soi à soi suffisante favorisant la réflexion et l’élaboration.
La
psychologie collective, comme le disait Freud, ne permet pas de soigner les
masses mais elle a trouvé un terrain d’application très féconde dans l’étude et
la mise en place de petits groupes et a un intérêt en matière thérapeutique.
La mise en
groupe, si elle est utile dans la possibilité qu’elle offre aux divers échanges
et à l’identification aux autres, entraîne aussi la difficulté de définir pour
chacun sa place respective par rapport autres.
Dans un
groupe thérapeutique, ce sont les relations des uns vis-à-vis des autres, les
territoires des uns et des autres comme lieux d’affirmation de soi qui prennent
le devant de la scène avec l’ambition de pouvoir s’affirmer, d’exprimer peu à
peu des projets différents, de se définir par rapport à un autre, etc., avec
l’aide des co-thérapeutes qui ont une position tierce
dans le dispositif.
L’étude des
groupes restreints et particulièrement les groupes thérapeutiques d’adolescents
nous permet de mieux cerner ces difficultés et d’observer que ces dispositifs
de soins favorisent positivement les relations horizontales et permettent les
renoncements pulsionnels par la mise en mots du vécu, du ressenti et le
dégagement de certains fantasmes sadiques et orgiaques ainsi que la
réélaboration des imagos parentales (père archaïque et mère intrusive et toute
puissante).
Une telle
entreprise devrait, à terme, permettre d’affronter l’altérité avec moins de
violence et davantage de sérénité.
Notons
qu’avant d’en arriver à cela, à l’acceptation d’une différenciation, le groupe
en passe par un certain nombre d’étapes. En effet, très rapidement les uns et
les autres cherchent ce qui les rapproche et les différencie dans un jeu
d’alliance et d’opposition. L’identification des uns aux autres en cimentant
l’unité du groupe permet de lutter contre les angoisses persécutives avivées par la situation de groupe. C’est ce que D. Anzieu a appelé l’illusion
groupale qui est parfois source de jubilation, pour ses membres. Cette illusion
s’accompagne néanmoins de la recherche d’un membre comme bouc émissaire sur qui
se fixe l’agressivité latente des autres. Comme l’a montré Freud dans Psychologie
de masse, s’instaure aussi une sorte d’idéologie égalitaire, avec
l’affirmation des traits communs affichés par les participants.
Nous
constatons que les jeunes, très rapidement jaugent leurs pairs ainsi que les
adultes qui les encadrent. Ils recherchent les signes de reconnaissance
auxquels ils peuvent adhérer ou s’opposer et des alliances avec ceux qui sont
censés leur ressembler : les vêtements et leurs signes comme les marques,
ils évoquent leurs goûts musicaux, s’informent sur une scolarité commune, sur
les professeurs et ce qu’ils pensent d’eux, etc. L’observation de ces
« petites différences » permet de se représenter, de se dire, de se
distinguer et aussi d’évaluer ce qui peut être mis en commun et être partagé
avec les autres et de constituer des alliances au sein du groupe.
Le travail
avec des adolescents, du fait même de la mise à distance, à cet âge de la vie,
des parents œdipiens, peut mettre en lumière des fantasmes d’auto engendrement
ou de parthénogenèse, fantasmes que l’on rencontre aussi dans les groupes
d’adultes.
Il n’est
pas étonnant qu’une série télévisée comme Les Envahisseurs ait pu avoir
auprès de jeunes gens un succès considérable. En effet, les Envahisseurs sont
des personnages qui se distinguent par le fait qu’ils ne peuvent replier l’un
de leur auriculaire (petite différence) et ont besoin de respirer du gaz
carbonique. Nous ne connaissons pas leur forme réelle mais ils prennent une
apparence humaine. Leur forme réelle est instable et ils doivent se régénérer
régulièrement faute de quoi ils meurent. En effet cette instabilité de la forme
corporelle semble faire écho à la problématique adolescente marquée justement
par leurs propres transformations corporelles et les réaménagements des limites
du Moi.
La
difficile genèse du Moi à partir de la relation Moi-non-Moi indiquée plus haut
et la mise en route des différentes étapes n’aboutit pas nécessairement à un Moi « fort » et « autonome ». Les
crises de la vie, dont la crise d’adolescence, appelée aussi
« processus », « passage », etc., ainsi que les autres
crises personnelles, familiales, sociales, économiques (comme par exemple à la
période de l’entre-deux-guerres avec la crise de 1929, l’inflation en
Allemagne et la montée des périls.) sont des moments où le Moi est davantage en
situation d’être déstabilisé et dont les contours, les frontières et la
cohésion peuvent être fortement mis à mal, comme cela peut l’être aussi dans
la mise en groupe et la vie en groupe et en société.
Freud
rappelait que le Moi avait besoin de quelques
béquilles qu’il comparait à la personne qui, le soir au coucher retirait sa
perruque, ses lunettes, son dentier avant d’aller se coucher.
Autrement
dit le Moi est une instance fragile, qui a besoin d’un étayage pour maintenir
sa cohésion et si le sujet humain a besoin du groupe, ce même groupe le
déstabilise quelque peu. La cohésion aussi bien du Moi individuel que la
cohésion du groupe peut être maintenue par la sublimation des motions
agressives ou de leur dérivation vers d’autres buts et, dans certains cas par
son évacuation vers l’extérieur, sur d’autres groupes dont « la petite
différence » est surinvestie.
Le bouc
émissaire désigné par le groupe est le réceptacle des projections d’un Moi
fragile comme en témoigne la vindicte contre certaines minorités.
L’antisémitisme, par exemple, désigne les juifs comme étant tour à tour des
capitalistes cupides mais aussi de redoutables révolutionnaires
anticapitalistes comme Marx et quelques autres. Ces contradictions ne
sont- elles pas l’expression des parties clivées du Moi et projetées sur
les personnes visées faisant l’objet d’ostracisme ?
Le signe de
reconnaissance, « petite différence » peut aussi être constituée de
toute pièce, comme cela fut le cas chez les Khmers rouges qui imposaient un
foulard bleu [15] à ceux qu’ils désignaient comme
différents d’eux et qu’ils ont voués, entre 1975 et 1979, à un
génocide dont le nombre des victimes est évalué à près de 20% de la
population [16]. Ce génocide peut, certes, trouver
ses causes et ses explications par le fait qu’une population traumatisée par
une guerre qui a duré une douzaine d’années s’est enfuie et s’est réfugiée
auprès des Khmers rouges en raison de l’intervention américaine et le largage
en 1973 de plus de 25 000 tonnes de bombes en quelques
mois sur la population. Sans remettre en cause ce qui vient d’être énoncé, il
convient de prendre en compte l’idéologie égalitaire des Khmers rouges et leur
projet de réaliser une société sans classe. Cette idéologie ne met pas en avant
l’égalité des Droits des citoyens quelle que soit leur singularité (couleur de
peau, origine sociale, etc.) mais a eu, dans les faits, la volonté de produire
« du même » par le port du vêtement à l’identique, les travaux des
champs dont les gestes se font selon le même mouvement et le même rythme imposé
à tous, l’identité de l’habitat et du mode vie et de consommation, l’identité
de pensée, etc. La première étape a été la politique d’éradication planifiée
des minorités nationales non khmères : les Chams musulmans, les
Vietnamiens, les Chinois, les Laotiens, les Thaïlandais et tout autre
« ennemi du peuple ». La constitution du même se nourrit de
l’exclusion de l’hétérogène et du besoin de s’affirmer face au différent.
Aussi, après avoir éliminé les minorités « ethniques » et pour à
nouveau s’extraire de l’indifférenciation à l’œuvre tout en proposant une issue
à l’agressivité et à la destructivité, les Khmers désignèrent d’autres victimes
et eurent recours à la mise en place d’un trait distinctif, ici, imposé par le
port du foulard bleu et une identité assignée, tout en mettant en œuvre la
déshumanisation du bouc émissaire accusé de trahison et de mettre en péril la
cohésion sociale.
Dans le
film de Rithy Panh [17], Duch, le
responsable du camp S21 déclare à son
interlocuteur que lui et le personnel savaient que ceux qui entraient dans ce
camp n’en sortiraient pas vivants. Cela, il le savait, comme si seule la mort
donnée pouvait distinguer les uns (les victimes), des autres (les bourreaux)
qui survivraient.
Duch dit aussi que :
« Nous ne savions pas si nous avions à faire à des hommes ou à des
animaux. »
Ces propos
montrent à quel point, les frontières distinctives entre les êtres se sont
élargies par de-là l’espèce humaine et la non
discrimination entre espèce humaine et animale est vraisemblablement source de
perte de repères et d’inquiétude qui entraîne et justifie l’élimination de
celui qui est différent. Il n’y a plus d’autre espace possible entre les
hommes.
POUR
TERMINER
La
psychologie collective, celle des petits groupes, a ouvert une compréhension
des liens qui unissent les individus les uns aux autres mais qui les divisent
aussi.
Cependant,
il convient de souligner, ici, que les groupes et les masses ne font pas
Société à eux seuls. La cohésion sociale se forme au cours d’un long
processus d’éducation, voire de contraintes mises en place par les institutions
qui s’imposent souvent au-delà des générations. Nous ne sommes pas dans le même
temps que celui nécessaire à la Formation du Moi, et celui nécessaire pour
faire Société.
La
formation du lien social, si elle peut s’observer dans les petits groupes et
dans la manière dont est gérée la haine, l’angoisse, le besoin de protection
des individus, s’accorde avec la volonté de puissance de certains leaders qui
s’appuient sur des groupes familiaux mais aussi sur des institutions comme
l’armée, l’Église, etc., pour asseoir leur pouvoir.
L’être
humain est confronté à chaque niveau de son insertion dans la société, à
plusieurs narcissismes en interaction entraînant de fortes tensions entre le
pôle identificatoire et le besoin de différenciation qu’il ne peut gérer, ainsi
que cela a été évoqué plus haut, qu’au prix d’un long et difficile
apprentissage.
[* Ou, à mon sens plus
juste, « inquiétante familiarité », selon François Perrier.
**Schibboleth (hébreu) = Épi - Mot de passe. Galaad s’empara des gués du Jourdain du côté
d’Ephraïm. Quand l’un des fuyards d’Ephraïm disait : “Laissez-moi passer !” Les
hommes de Galaad lui demandaient : “Es-tu éphraïmite ?” Il répondait : “Non.” Ils lui disaient alors : “Eh bien, dis « Shibboleth » et il disait « Sibboleth », car il ne pouvait pas bien
prononcer. Sur quoi les hommes de Galaad s’emparaient de lui et l’égorgeaient
près des gués du Jourdain. Il y eut 42 000 hommes d’Ephraïm qui furent tués à
cette occasion-là. (Juges 12:5-6) • M. W.]
Notes
[1] S. Freud : « Pulsions et destins
des pulsions » in Métapsychologie, Paris Gallimard 1991, p. 39.
[2] S. Freud, idem.
[3] Idem.
[4] P. Aulagnier a donné dans son œuvre des précisions des plus importantes sur la question de
la violence originaire.
[5] S. Freud : La science des
rêves, Paris, PUF, 1967. p. 412.
[6] Freud : « La féminité » in Nouvelles
conférences de psychanalyse. Paris, Gallimard, 1991, p.165.
[7] Lacan : « Le complexe
d’intrusion » in « Les complexes familiaux dans la formation de
l’individu » 1938 in Autres écrits, Paris, Le seuil, 2001,
p. 37.
[8] Saint Augustin : Confessions I,
VII, Belles Lettres, 1969, p.10.
[9] Cette notion est très largement étudiée
par S., de Mijolla-Mellor dans Le plaisir de
pensée, Paris, PUF, 1992.
[10] N. Isnard-Davezac :
« Caïn et Abel… La haine du frère », Topique 2005/3,
n° 92.
[11] Lacan : Le complexe familial, Navarin,
Paris, 1984. p.46.
[12] S. Freud : L’inquiétante étrangeté
et autres essais, Paris, Folio essais, 1985.
[13] S. Freud : Psychologie de Masse et
analyse du Moi, Paris, Payot, 1921, p.162-164.
[14] S. Freud : Malaise dans la
civilisation, Paris, PUF, quadrige 1998, p. 56.
[15] Ce qui rappelle l’obligation du port
de l’étoile jaune faite aux juifs par les nazis.
[16] Selon le Cambodian Genocide Program, Yale University archives consultable sur Portail de l’Université de Yale, USA.
[17] Rithy Panh : Duch, le gardien des forges
de l’enfer, 2012.