© Micheline Weinstein /
12 août 2015
Récapitulations
intermédiaires
[À qui sera intéressé-e et manque de temps pour lire Malaise dans la civilisation dans le texte, cf. Peter Gay, Freud, p. 635 :
« La notion d’un surmoi défini en termes culturels [suggère Freud] devrait nous autoriser à parler de cultures névrosées et de formuler à leur propos des hypothèses thérapeutiques tout comme pour un malade. Mais [continue-t-il] il faut user de la plus grande prudence. L’analogie entre l’individu et la culture est étroite certes, mais n’en demeure pas moins une simple analogie. Une mise en garde d’importance et qui permet à Freud de se poser en chercheur et non en réformateur vis-à-vis de la société. Il déclare en toute clarté qu’il ne souhaite nullement se donner pour un médecin de la société, capable de guérir ses maux : “Aussi, je renonce à prendre le risque de m’ériger en prophète face à mes semblables, et m’incline devant leur reproche selon lequel je ne suis pas à même de leur apporter quelque réconfort, puisque c’est cela que tous requièrent, des plus sauvages révolutionnaires aux plus fervents religieux.”* »
* (Ma traduction, in Das Unbehagen in der Kultur, éd. originale, 1930, Internationaler psychoanalytischer Verlag, Wien).]
ø
La publication de ce que j’ai intitulé « Travaux d’école • Un autre
Schreber » - dont, si l’on s’en réfère à la qualité du contenu, le livre de Bullitt m’avait servi exclusivement de surpport à un essai d’application des “mathèmes” -, puis celle de l’entretien de Jacques Sédat avec La Croix, m’ont soufflé quelques réflexions complémentaires.
Récemment, Le Monde a publié un article de Franck Nouchi, Gaëtan
Gatian de Clérambault, de blouses en voiles, dans lequel il rappelle les déclarations de Lacan, selon lesquelles
Clérambault fut son “seul maître”. Ne revenons pas sur ceci que les qualités de
Clérambault, selon l’ouvrage de Claudette Damas, seraient apparues comme de [je souligne en italiques],
Froideur, mépris, inhumanité : voici les qualificatifs qui,
disons-le tout net, accompagnent la réputation du Maître. Gloire incontestée de
la psychiatrie mais peu soucieux d’humanisme, Clérambault est surtout le
porte-drapeau d’une science inféodée à la neurologie. Son célèbre automatisme
mental, dont il précisera la thèse l’année suivante au XXXIe congrès des
Aliénistes et Neurologistes de France, n’est pas seulement l’aboutissement de
sa carrière, il est, plus certainement encore, sa ligne de défense contre la psychologie des profondeurs, l’idéogénèse
de la psychose et, bien sûr, la psychanalyse, cette psychanalyse si mal
représentée à l’époque par Angelo Hesnard.
Georges Heuyer, son adjoint, saura d’ailleurs remercier son
illustre confrère d’avoir su tenir tête à l’inconscient
freudien, théorie mystique rangée au magasin des accessoires, élucubrations
systématiques tout juste dignes des surréalistes. Car loin de penser, comme
Freud, que les rebuts de la vie mentale que sont les lapsus, les rêves et les
actes manqués sont le retour d’une vérité en mal de se dire, Clérambault n’y voit, à la façon de Taine,
que des éléments insignifiants, langage perverti d’un cerveau malade.
Il est tout de même étrange que le “seul
Maître” à penser, à écrire et à agir, de Lacan se soit trouvé, quels qu’aient
été ses apports strictement localisés à la psychiatrie, être un détracteur de
Freud.
Ne revenons pas sur la carte postale
laconique de Freud, “Merci pour l’envoi
de votre thèse”, adressée à Lacan en 1932. Freud était un proche de Marie
Bonaparte, co-fondatrice de la SPP en novembre 1926, amie de Rudolph Lœwenstein,
tous deux rompus aux bisbilles, aux déloyautés mortifères, de leurs collègues.
Jacques Sédat dans cet entretien avec La
Croix, Lacan, l’inventeur du réel, pointe
la contiguïté de la construction par Lacan de ses fameux “mathèmes” et son
appréciation sur l’Église catholique. Ainsi,
Lacan écrit, dans « L’Étourdit », en 1972 : “Rien
ne prévaudra sur l’Église jusqu’à la fin des temps.” Que faut-il comprendre par
là ?
Jacques Sédat -
Lacan pensait qu’il fallait prendre en compte la capacité de l’Église à
transmettre la culture. Ce sont les moines qui ont transmis les cultures
grecque et latine. Et l’Église a duré, alors que toutes les civilisations
disparaissent. Or, pour Lacan, la psychanalyse n’était pas seulement le
processus qui consiste à permettre à un sujet d’aller au maximum de sa
subjectivation. À ses yeux, la psychanalyse a également à transmettre quelque
chose, contre la civilisation de masse dans laquelle on se trouve.
C’est le
moment où il est en train d’inventer le « mathème », qui est pour lui un signe algorithmique qui permet une
transmission intégrale de la pensée psychanalytique. C’est en quelque sorte
le moment où apparaît le troisième Lacan : il y a eu le Lacan du rapport à
Freud ; puis le Lacan qui, à partir du « RSI », élabore une vision originale de
la psychanalyse ; le troisième Lacan
intervient avec le mathème, où il prend le modèle de l’Église catholique comme
transmission intégrale de la culture, pour tenter de faire de la psychanalyse
et du discours psychanalytique qui est le sien quelque chose d’intégralement
transmissible.
Il
est tout aussi étrange que ses fidèles séides, notamment maoïstes, n’aient pas
entendu (et ne prennent toujours pas résolument en compte), lors de je ne sais
plus quel séminaire, Lacan déclarer : “Je ne suis pas un homme de gauche.”
Il
va sans dire que pour l’auditeur et le lecteur classiques, en ce qu’“intégral”
signifie simplement “sans aucune restriction”, cet adjectif est absolument antinomique
à l’enseignement de la psychanalyse,
ainsi qu’à l’analyse indéfiniment infinie [Endliche und unendliche] des
psychanalystes.
Mais
puisqu’en l’occurrence “mathème” s’inspire des mathématiques, qu’en est-il ?
Voici une représentation graphique de l’intégrale encadrée en pointillés,
et deux de ses définitions,
Une certaine intégrale dépendant d’une
fonction arbitraire ne peut jamais s’annuler (H. Poincaré, Valeur sc.,1905,
p. 18). Une intégrale dont on donne les conditions initiales (aux limites)
est appelée intégrale définie (Berkeley, Cerveaux géants,1957, p.
253).
Aux néophytes, suffisamment solides pour ne pas tourner délirants, nous souhaitons bon courage !
En
tant que substantif, “intégrale” serait alors plutôt compatible avec une
théorie du totalitarisme.
Bref,
pour asseoir son hégémonie, Lacan, flottant incertain sur les mathématiques,
aspirant à se faire reconnaître seul psychanalyste digne de cette appellation par
les psychiatres, les intellectuels et par la planète entière, occupa alors le
terrain de la métaphysique et réussit en France à convaincre que la
psychanalyse n’était après tout qu’une branche de la philosophie. Côté
professionnel, histoire de s’exonérer de toute responsabilité, sa directive
séduisante étant que “le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même”, quiconque
eut le loisir de s’intituler “psychanalyste”, sans avoir délibérément pris la peine
d’étudier l’œuvre de Freud ni même être analysé. Quel mondain succès !
Maintes
femmes fragiles en analyse chez Lacan se transmuaient en érotomanes ; les
hommes, hypnotisés, contractaient une rigidité mortifère d’obsessionnels. Les
praticiennes et praticiens, murés dans un sépulcral silence, lors de leurs
séances courtes, guidés par la Voix de leur Maître, hermétiques devant les
souffrances humaines, ne pouvaient ni écouter ni entendre.
Nous
fûmes quelques-unes et quelques-uns à recueillir des analysants de Lacan et de ses élèves, devenus
hagards, principalement des femmes.
La
vie, le désir de vivre ou de renaître étaient taris. Cette École ressemblait à
un mausolée pyramidal.
Freud,
son œuvre, ses élèves, dont les derniers réels freudiens français disparus voici
un quart de siècle, celles et ceux qui, chacune et chacun avec son style singulier, faisaient progresser la théorie et la pratique, furent ainsi laminés.
De
par mon itinéraire biographique, ma seule certitude était que la découverte par
Freud de la psychanalyse permettait enfin, tel un hapax dans l’histoire, à l’humain, quelle que soit sa provenance,
d’échapper aux codes fermés des coteries en tous genres. Quelle candeur !
Côté transmission de la culture par l’Église,
arrêtons-nous un instant sur le vocable “mariage”. Pour les non-croyants,
vilipendés par les prédicants actuels lors de la polémique sur “le mariage
pour tous”, c’est-à-dire aussi pour les homos, il ne s’agissait
aucunement de contester l’égalité des droits civils, mais de soumettre à
l’étude le seul signifiant “mariage”, en tant qu’investi par la religion,
quelle qu’elle soit, depuis des siècles. Outre que les homosexuels, ayant
revendiqué pendant des années leur différence, voulaient soudain faire “comme
tout le monde”. Les autorités se sont alors davantage attardées sur l’indifférenciation
des sexes, la théorie dite “du genre” plutôt que sur l’égalité des droits, alors
que la sexualité homo ou hétéro des hommes est distincte, dans l’aspect
pulsionnel de son usage, de celle des femmes, homos ou hétéros. La violence de
la polémique, l’arbitraire des décisions, eurent été facilement évitables si
l’on avait simplement amendé le PACS et laissé aux croyants la sacralisation du
mot “mariage”.
Dans la même veine, on a imposé la féminisation des
articles masculins en ajoutant un “e” à certains substantifs (qu’est-ce qu’on
fait avec le pluriel ?), en discussion depuis plusieurs années. À l’époque,
j’avais été relativement gauloise avec cette remarque : “Ce n’est pas parce
qu’on ajoutera une queue (un “e”) à une femme qu’elle se muera en homme.” J’aurais
dû, plus raffinée, préférer à “queue”, “un organe”. Ce n’est pas parce qu’on dit
“La Maire” d’ici ou de là, alors qu’autrefois on proférait avec perfidie “la mairesse”,
que le sexisme a disparu des mœurs humaines, il est au contraire resté tel quel
flamboyant dans les médias et autres supports, privés comme publics.
Ces nouveautés me rappellent qu’au temps de Freud, on
prétendait que la sublimation, c’est-à-dire la maîtrise par l’humain de ses
pulsions, avec pour objectif de les dériver vers un but plus élevé, non animal,
était l’apanage des hommes ! Grand merci pour quelques-unes en vrac, Rosa
Luxembourg, Anna Freud, Thérèse d’Avila, Olympe de Gouges, Nina Simone, Camille
Claudel, Marie Curie… et combien de leurs égales… !
Je terminerai par les diktats et ukases, les interdits
de penser et de dire, les ingérences dans la vie privée, actuels, qui me
dérangent :
• j’aime la voix d’Édith Piaf, je n’aime pas la plupart
des textes de ses chansons ;
• la vitesse causée par les outils informatiques avec
son effet dictatorial : difficile de penser, de vivre, selon mon rythme
biologique ;
• le verbe : naturaliser, objet de mon antipathie. Naturaliser signifie – a) “conférer une nationalité à un étranger ou un apatride ; b) Restituer à un animal mort, par taxidermie, l’apparence du vivant.” Grâce aux lois de Vichy et bien que née à Paris sous l’Occupation, je fus donc, à peine adolescente, naturalisée, c’est-à-dire à la fois française et empaillée, dix ans après guerre, néanmoins Pupille de la Nation* ;
• les termes “conservateur”, “réactionnaire”... que l’on rencontre rarement quand il s’agit de confits de privilèges. Pour éviter toute ambiguïté avec “conflits”, précisons que le verbe “confire” signifie : “macérer des substances comestibles, végétales ou animales, dans un élément qui les imprègne et assure leur conservation” ;
• la stratégie actuelle, idéologique, de diversion, à forte dominance sexuelle, nommément celle de l’ingérence exhibitionniste dans l’espace privé. N’est-il pas possible d’utiliser les outils institutionnels pour assurer l’application des lois tout en respectant l’intimité d’autrui, sa liberté de penser, à condition qu’en pratique il n’excède pas, dans ses dires et agissements, les limites, non seulement de la légalité, mais aussi du respect qui lui est dû… ? À titre d’exemple, les éventuels intéressés pourront relire les textes des lois Neuwirth (1967) et ses amendements ultérieurs sur la régulation des naissances,
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000880754
et la loi Veil, sur l’interruption volontaire de grossesse,
http://lycee-vincendo.ac-reunion.fr/LesGrandsDiscours/spip.php?article51
Aucun de ces textes ne s’immisce dans les secrets de la vie privée ;
• la pédanterie burlesque du vocabulaire appliqué à l’éducation : “algorithme, paradigme…” ; dans les médias : “schizophrénie”, que l’on balance à tout bout de champ au lieu de “perversité”, dont la perversion des systèmes en place fait le lit. Le clivage qu’elle implique chez le pervers est complètement étranger à celui du schizophrène ; et bien sûr, la mode de l’“empathie” qui, si elle existait vraiment chez les humains, tout comme la “fraternité”, se manifesterait et aurait déjà changé la face du monde.
M. W.
12 août 2015
* Cf. détails du 2 mars 2015 dans Derniers courriers à Yad Vashem Jérusalem, au sujet de la Lecture / Spectacle « À la bonne adresse » à,
http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/dern-courr.html