Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Jean-Bertrand Pontalis

« Souviens-toi » • Au nom de Freud

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Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  “The Uspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.  

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

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ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s'adresse à l'idéologie qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance délibérée, est l'antonyme de la réflexion, de la raison, de l'intelligence.

 

06 mai 2014 • Pour l’anniversaire de naissance de Freud

 

La critique traita Adler et Jung avec une grande clémence ; la seule chose que je pus obtenir fut qu’ils renoncent à nommer leurs théories Psychanalyse.

Freud, in « Autoportrait »

                                                       

...chacun a le droit de penser et d'écrire ce qui lui plaît, mais n'a aucun droit de le faire passer pour autre chose que ce qu'il est réellement.

Freud, in « Sur l'histoire du mouvement analytique »

                                     

« Souviens-toi ! »

 

                                                                                            Jack Ilhe
(M. W. Collection particulière)

 

Au nom de Freud

 

Extraits de la préface de

Jean-Bertrand Pontalis

à

 

Freud • « Sur l’histoire du mouvement analytique »

 

Gallimard, Paris, 1991 • Traduit de l’allemand par Cornélius Heim

 

Qu’on s’intéresse aujourd’hui à l’histoire de la psychanalyse n’a rien qui puisse surprendre. Après un siècle d’existence, la psychanalyse devait trouver ses archivistes, ses historiens, ses chroniqueurs. Certains y verront le signe que, doutant désormais de son avenir ou même se sentant proche de sa fin, elle s’emploie à reconstituer son passé en acceptant le risque que de ténébreuses affaires sortent de l’ombre et des squelettes du placard (ils ne manquent pas...). D’autres trouveront dans une telle volonté d’anamnèse et d’enquête une démarche homologue à celle qui a été, au moins dans les commencements, au principe de la cure : « Souviens-toi ! »

[…]

II y a là incontestablement pour Freud une exigence interne : pour transmettre au lecteur, qu’il soit disciple ou profane, une perception pas trop déformée de la « chose », on ne saurait se contenter d’exposés didactiques, de présentations discursives, moins encore systématiques, ni même de relations de cas. Pas d’énoncés sans le rappel de ce qui a conduit à les produire. Freud doit se faire historien de sa pensée, aussi bien pour en marquer, étape par étape, la continuité que pour en justifier les remaniements que, presque toujours, il y insiste, la seule expérience, à savoir celle de ce que fabrique l’inconscient, a rendu nécessaires : c’est la rencontre avec des événements non attendus, non désirés - les uncoward events dont il est ici question à propos du transfert mais la formule est vraie pour bien d’autres phénomènes, notamment pour ce qui s’appellera plus tard la contrainte à répéter les situations douloureuses -, c’est cette rencontre imprévue avec l’obstacle qui fait progresser la psychanalyse, sous condition de ne pas s’y dérober, mais de le surmonter en en tirant parti.

 

[…]

À défaut d’être en mesure de contrôler un « mouvement » qui commence à lui échapper, du moins pourrait-il, par le récit qu’il en fait, dire le sens de la trajectoire parcourue. Écrire l’histoire, ici, peut aussi servir de rappel à l’ordre.

En ce qui concerne Sur l’histoire du mouvement, la circonstance déclenchante est en effet bien particulière : il y a péril en la demeure et urgence à le conjurer. Pour la première fois, la psychanalyse est menacée du dedans. Auparavant les attaques étaient venues du dehors. Elles n’avaient pas cessé, elles n’avaient pas manqué et Freud ne s’en était guère soucié.

[...]

Écrire l’histoire, ici, peut servir de rappel à l’ordre.

[...]

Nous sommes au début de l’année 1914, quelques mois avant que n’éclate l’autre guerre, la Grande...

[…]

La situation change du tout au tout quand ce sont des proches - et, au premier chef, celui que Freud a lui même désigné comme « prince héritier », Jung - qui s’affirment psychanalystes alors qu’à ses yeux ils ont cessé de l’être. Il n’est plus permis de se taire, il faut engager le fer.

[…]

« La psychanalyse est ma création. » D’emblée, Freud affirme son exclusive paternité. Il ne tient qu’à une chose mais, celle-là, il y tient et elle le tient. Si la psychanalyse est « ma création » - c’est là un fait incontestable et d’ailleurs non contesté, tout au plus lui cherchera-t-on des « précurseurs » -, il en résulte que « personne ne peut savoir mieux que moi ce qu’est la psychanalyse »... et ce qu’elle n’est pas. Seul Freud peut décider du schibboleth ; question de mots, question de différence, qui peut paraître infime, dans la prononciation [1] . Celle du mot libido, par exemple, mais avant tout, car elle entraîne tout le reste, celle du mot « psychanalyse ».

 L’autorité qui s’affirme ici, dès les premières lignes, avec une ferme assurance destinée à en faire ressortir l’évidence, n’est pas celle de quelque « père originaire », d’un Urvater qui verrait son pouvoir dénoncé par ses fils et entendrait se faire obéir. Aussi bien aucune rébellion ne couve et Freud ne s’est jamais voulu à la tête d’aucune institution. Non, l’autorité en cause est d’un autre ordre : elle n’est pas celle d’un tyran ou d’un chef d’école, elle est celle (au sens latin du mot auctoritas) du garant. Rappelons-nous : « La psychanalyse est ma création », d’où dérive le : « Personne ne peut savoir mieux que moi... ».

[…]

Une fois passée l’« époque héroïque » où, comme le dit Ferenczi, dans un langage tout militaire, « Freud était seul a soutenir le combat mené contre lui de toutes parts et par tous les moyens [2] », c’est bien une politique de la psychanalyse qui se met en œuvre. Le petit cercle viennois des commencements, aussi hétéroclite qu’intrépide et curieux de tout, mû qu’il était tel l’enfant, par la « passion de savoir », ne suffit plus à la tâche : la psychanalyse, tout comme le champ immense qu’elle défriche est sans frontières... Le tout à la fois étrange et familier cabinet de Freud cesse d’être un lieu clos : le « cercle » va, tout naturellement devenir « mouvement ». Et le mot doit être pris ici au sens fort qui était le sien quand on pouvait à bon droit parler d’un « mouvement ouvrier » trouvant dans son irréductible énergie de quoi ébranler toute la société, progressivement ou par à-coups violents.

Ce mouvement conquérant, Freud le retrace ici (chapitre II) avec une satisfaction évidente : il énumère, sans en oublier aucun, les pays « conquis », désigne les récalcitrants (la France, notamment), cite les titres des nombreuses revues au service de la cause. Oui, la psychanalyse, cette « épidémie psychique », comme l’avait qualifiée un de ses premiers adversaires, gagne chaque jour du terrain, jusque dans l’Inde lointaine... Si elle n’avait été qu’une doctrine, elle aurait engendré des commentateurs et des épigones. Si elle n’avait été qu’une pratique de soins, elle aurait fait des émules appliqués à l’exercer. Mais étant en son principe même, l’une et l’autre, elle porte en soi le mouvement. Ce que Freud a connu dans ses cures, il le retrouve dans le destin de la psychanalyse : ça avance (levée d’un refoulement), ça résiste (quand les forces « conservatrices » se défendent), il arrive que ça régresse et parfois même ça dévie (si on méconnaît le sexuel et l’infantile).

Vient donc le moment où la question de l’organisation de la psychanalyse - deux termes qui s’accolent difficilement - se pose. Après tout, un traitement psychanalytique demande l’observance de règles et de contraintes... Elle sera posée explicitement, cette question, au cours du congrès de Nuremberg, en 1910. C’est là, on le sait, que fut prise, sur la proposition de Ferenczi, la décision de fonder une Association psychanalytique internationale, une « Centrale », qui rassemblerait et « coifferait » tous les groupes locaux : une Internationale, en somme, des travailleurs... de la psychanalyse. Il faut lire, parallèlement à ce petit livre-ci, la communication que présenta Ferenczi aux congressistes d’alors - lui, « l’enfant terrible », si peu fait pour tenir l’emploi du Führer ; un exposé des motifs d’une rare lucidité et d’une vigueur surprenante [3] .

Ferenczi s’y montre sans illusions. Il connaît, déclare-t-il, la « pathologie des associations » ; il sait, qu’il s’agisse de groupements politiques, sociaux ou scientifiques, qu’y règnent « la mégalomanie puérile, la vanité, le respect des formules creuses, l’obéissance aveugle et l’intérêt personnel ». Il souligne, sans mâcher ses mots, l’analogie entre tout groupe humain et la famille : ici comme là, amour et haine pour le père, qu’on est tout prêt à évincer, à anéantir, à enterrer (il cite un de ses rêves à l’appui) ; rivalité et jalousie entre les frères ; tentatives de tous ordres pour obtenir les faveurs du père. Rien ne manque dans ce virulent tableau qui anticipe ce que Freud écrira plus tard de la « psychologie des masses ».

[…]

Jung, le faux ami, est visé par Ferenczi, sans être nommé, mais chacun peut le reconnaître. Je cite : « La manière la plus dangereuse et la plus méprisable d’approuver les théories de Freud, c’est de les redécouvrir et de les reprendre sous un autre nom » (je souligne). Et, quelques lignes plus loin : « N’était-il pas évident qu’après le mot “analyse” quelqu’un dût créer par opposition la notion de “psychosynthèse” ? [4] »

Chacun assurément peut naviguer à sa guise mais pas « sous pavillon d’emprunt ». L’avertissement est sans détour.

Or c’est là très exactement ce qu’entend affirmer Freud, quatre ans plus tard, avec Sur l’histoire du mouvement. Dans ce texte, c’est aussi, à mon sens, Jung la cible principale et même la seule. Il l’est, dès les premières pages, par petites touches, avant d’être attaqué de front [5] .

[…]

On peut faire l’hypothèse que, si Freud consacre autant de pages à réfuter Adler qu’à discuter Jung, c’est, d’une part, afin d’imposer un parallèle entre les deux hommes : loin d’apporter du neuf, comme ils le prétendent, ils feraient l’un et l’autre « régresser » la psychanalyse. Le premier avec sa « volonté de puissance » et sa « protestation masculine », le second, ce qui est infiniment plus grave, en détournant le sens des concepts freudiens fondamentaux (inconscient, libido, refoulement) et en transformant insidieusement en « présupposés » ce qui constitue bel et bien des « acquis » du travail analytique […] le parallèle vise à amener Jung, lui aussi, à donner à ses conceptions un autre nom que celui de psychanalyse, ce à quoi il se résoudra : il l’appellera Psychologie analytique - petite différence qui peut en faire une grande… II ne saurait y avoir qu’une psychanalyse, celle qui porte le nom de Freud et qui le porte plus loin que son nom propre. La qualifier de « freudienne » serait déjà laisser entendre qu’il pourrait y en avoir une autre, également légitime.

[…]

Un mot, pour conclure, sur l’épigraphe « Fluctuat nec mergitur ». Avec cette devise, Freud rend-il un hommage indirect à son séjour à Paris, séjour qui, grâce au double enseignement de Charcot et des hystériques, marqua sa rupture avec la neurologie et la prochaine invention de la psychanalyse : ce qu’on pourrait appeler sa conversion ? Ou bien ces mots font-ils écho à d’autres mots latins, venus de l’Énéide, assurément plus audacieux et témoignant, eux, d’un « mouvement » transgressif, qui ont servi d’épigraphe à L’interprétation du rêve ; « Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo » [6] ? Quinze ans ont passé, il faut maintenant compter avec l’« organisation ». Il est bien révolu, le temps de l’isolement, qui était « splendide » !

« La nef est ballottée (d’un coté et de l’autre) mais fit elle ne sombre pas (corps et biens). » Tant que Freud était là pour le dire, cela pouvait se lire à l’indicatif. Peut-être même ceux qui s’étaient embarqués avec lui pouvaient-ils y entendre un impératif, tant sa voix avait force de loi : l’homme Freud, l’homme Moïse... Mais aujourd’hui ? Ce qui a pu longtemps, contre vents et marées, s’appeler une « communauté » psychanalytique, en dépit des tensions, des conflits, des scissions même, éclate en mille morceaux et toujours au nom de Freud. Quelle autorité, de nos jours, est à même de désigner les « dissidents », de récuser les « usurpateurs », de dénoncer les « charlatans » ? La devise freudienne, encore confiante quoique déjà marquée d’une certaine désillusion, ne peut plus se prononcer que sur le mode optatif : que vogue la galère ! Mais, si l’on en croit les rêves, il arrive que les souhaits s’accomplissent, pour peu que l’exigence interne ne transige pas.

On le voit, Sur l’histoire du mouvement, comme tout écrit freudien, doit se lire au présent.

J.-B. Pontalis

1991

 

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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