Psychanalyse et idéologie

Père Luc de Bellescize • « Faut-il payer l’impôt à César ? »

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© P. Luc de Bellescize

 

« Faut-il payer l’impôt à César ? »

 

Point de vue du Père Luc de Bellescize

 

Homélie du dimanche 22 octobre 2017 • Église Saint-Germain-des-Prés

 

P. Luc de Bellescize+

Dimanche 22 octobre 2017

SGP

29e dim. TO, A. Mt 22, 15-21 : « Faut-il payer l’impôt à César ? »

 

Chers frères et sœurs,

 

« Faut-il, oui ou non, payer l’impôt ? » Je suis allé voir le spectacle de Fabrice Luchini sur l’argent, génial comme toujours, avec ce refrain qui revient : “L’argent rend fou les gens”. Il est question d’argent dans l’Évangile... Il est question plus profondément de César et de Dieu, et de savoir comment nous placer entre l’un et l’autre, l’Église et le monde, la petite maçonnerie de l’entre-soi et l’édification du Royaume, le siècle et l’éternité, la politique et la foi, les affaires de la terre et l’espérance du Ciel. Allons nous cloisonner les mondes comme deux sphères irrévocables, nous cliver davantage, être des chrétiens du dimanche le temps d’une heure de Messe, mais dès le lundi nous comporter comme des requins d’affaires absolument dépourvus de toute conscience évangélique ou   nous aligner servilement sur des choix sociétaux gravement contraires à la parole de l’Église fondée sur la raison et la foi en affirmant que la religion n’a pas à entrer dans les débats publics et qu’elle doit s’en tenir à la sphère privée ? Et encore pas toute la sphère privée, car nous n’aimons pas tellement que la Parole du Christ entre dans notre portefeuille ou dans notre lit. “L’humanité est déséquilibrée”, disait  Paul VI, à l’endroit du sexe et de l’argent… Les deux lieux d’échange et de communion. Les deux lieux les plus blessés, les plus convoités et les plus détournés. Corruptio optimi pessima. La corruption du meilleur est la pire”. Le Prince des ténèbres s’attaque toujours à ce qui permet de tisser des liens entre les êtres. L’enfer enferme dans l’étroitesse de soi. Le Christ est donation totale de soi.

Mais revenons à la question. Faut-il payer l’impôt ? « Qui que tu sois, quoi que tu fasses, faut qu'tu craches, faut qu'tu payes. Pas possible que t'en réchappes » comme le chantaient les Inconnus. “Nous sommes les frères qui rapent tout”. Allons nous quitter le monde et nous réfugier avec quelques chèvres faméliques dans le Larzac tricoter des pulls pour l’hiver et faire du fromage en attendant le Royaume ? Ou partir au paradis fiscal, ou s’exiler dans un “ailleurs pas trop loin d’ici” comme dirait Sempé, en Belgique ou en Suisse ? La bière y est bonne, les montagnes belles et l’argent bien gardé... Mauvaise nouvelle pour certains qui sont pris de phobie administrative quand il s’agit de remplir sa feuille d’impôt – soit dit en passant je n’ai jamais vu quelqu’un le faire de gaîté de cœur – le Christ n’est pas Lénine. Pas de révolution d’octobre, pas de renversement du Tsar, pas de dictature du prolétariat. “Mon Royaume n’est pas de ce monde” (Jn 18, 36). César reste au pouvoir. “Craignez Dieu et honorez le roi” dit l’apôtre Pierre (I P 2, 17). Jésus n’est pas un révolutionnaire. Il n’est pas venu renverser l’ordre politique des nations. Pas plus qu’il n’est venu monter sa petite secte et nous couper du monde. On voudrait qu’il réponde par “oui” ou par “non”. C’est pour mieux le faire tomber. “Pourquoi voulez vous me tendre un piège ?”. La vérité n’est due qu’à ceux qui sont prêts à l’écouter et à se laisser transformer à sa Lumière. S’il répond par “oui”, il sera accusé de se soumettre à l’ennemi romain, pire encore de prêter allégeance à l’empereur qui se faisait adorer comme un dieu. S’il répond par “non” alors il lui reste à prendre le maquis. On se souviendrait de lui comme d’un révolutionnaire exalté, tels ceux qui font de Che Guevara dont Castro louait la cruauté envers ses victimes et la “qualité d’agressivité” mais dont Sartre affirmait dans l’un de ses aveuglements majeurs qu’il était “l’homme le plus complet de notre temps”, une figure messianique de libérateur politique…

Le Christ ne se laisse pas prendre. Il répond sans répondre. Remarquez que le Seigneur répond rarement aux questions qu’on lui pose. Il n’est pas un dictateur. Un dictateur a toujours réponse à tout, là où un vrai Maître éveille l’intelligence de ceux qui l’écoutent et fait accoucher les esprits. La vérité ne s’assène pas comme une évidence. Elle se tient sur la brèche, elle garde l’équilibre comme une   acrobate sur une corde raide, elle se propose comme un mystère. Ce serait si simple d’avoir une réponse bien claire. Nous n’aurions pas à penser et penser est fatiguant. Il est plus facile d’endosser  l’habit confortable du prêt à penser. “Faire ceci, ne pas dire cela” pour rester dans les petits rebondissements de l’histoire, la sous culture du hashtag où chacun est prié de rallier la meute, l’indignation de l’instant, le mouvement large et spacieux du comportement moutonnier. Beaucoup qui  croient penser ne font que se tenir très scrupuleusement à ce que l’esprit du monde et ses impitoyables censeurs leur imposent de dire. Au plus petit écart par rapport à la doxa dominante ils iront comme des enfants pris en faute, la main sur le cœur et le rouge au front, faire leur plus plates excuses d’avoir osé offenser l’air du temps. C’est pour cela que je serais très inquiet sur ma fidélité à l’Évangile si un homme formaté par les convenances du siècle me disait qu’il était bien d’accord avec moi. Ce qui je crois n’est jamais arrivé, Dieu m’en garde, même si je ne puis pas dire pour autant, hélas, que je sois fidèle à l’évangile, ce serait trop simple… J’essaye un peu chaque jour de me convertir, ou plutôt de laisser le Seigneur m’attirer à lui. Un pas en arrière, deux pas en avant j’espère, jusqu’au Ciel qui nous attend.

Alors… « Faut-il payer l’impôt ? ». Le terrain est miné. Les Zélotes refusent de le verser au nom de la Loi de Moïse. Les partisans d’Hérode le versent avec d’autant plus de zèle qu’ils collaborent avec l’ennemi. Les Pharisiens acceptent de le payer dans la mesure où leur liberté religieuse n’est pas entravée… Le Christ répond par une autre question, comme souvent les rabbins. “Ta parole est la lumière de mes pas, la lampe de ma route”, dit le psaume (Ps 118). La Lumière de sa Parole ne peut se recevoir que dans les ombres, en forme d’énigmes ou de paraboles, tel le sphinx interroge Œdipe. Non pour le dévorer ou le tromper, comme les scribes hypocrites, mais pour susciter la réflexion, la liberté, la quête. Ici chacun est renvoyé à sa conscience personnelle, lieu intime non pas de la décision de ce qui est vrai - car il me faut bien admettre que la vérité est plus grande que moi - mais du discernement du vrai et du bien. “Montrez-moi la monnaie de l’impôt”. Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? De César. “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu”. Quelle parole mystérieuse… Comment la comprendre ?

Entre César et Dieu, faut-il choisir son camp ? Faut-il monter plus haut ? Sans doute… C’est la tension des plaques tectoniques qui élève les montagnes et la tension des paroles qui conduit à l’équilibre de la vérité. Il faut tenir la distinction des réalités terrestres et des réalités célestes, la juste autonomie des réalités temporelles et la séparation des pouvoirs politique et religieux. Par exemple c’est le Pape qui nomme les évêques, en aucun cas le roi. Et inversement le Pape n’intervient habituellement pas dans les affaires politiques des états. Dans les pays où les pasteurs ont eu un pouvoir politique considéré comme trop fort, ainsi que cela fut le cas au Québec ou en Belgique, l’Église est aujourd’hui dans un état d’affaiblissement général absolument dramatique. Le fonctionnement de la société a son ordonnance et ses lois spécifiques. C’est le pouvoir politique qui fait frapper la monnaie et elle porte l’effigie de l’empereur. Rendre à César ce qui est à César, c’est nous impliquer avec courage dans la vie de la société, dans les débats qui l’agitent, dans la vie économique, politique et sociale, en respectant ses règles propres et son ordre propre et en y insufflant l’Esprit du Christ. C’est ainsi que Vatican II dans la constitution Gaudium et spesparle d’une juste autonomie des réalités terrestres. Mais la distinction ou la juste autonomie ne signifie en rien l’opposition. Entre César et Dieu il n’y a aucune équivalence.

La Parole de Jésus signifie d’abord que César n’est pas Dieu, que le “divin auguste” n’est qu’un homme, rien qu’un homme. C’est peu, c’est immense pourtant d’être un homme. “Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie” disait Malraux. Grandeur et décadence… “Je l’ai dit vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous, pourtant vous mourrez comme des hommes, comme des princes tous vous tomberez”, dit le psaume (Ps 82). Le Christ rend à César ce qui lui revient, c’est-à-dire la gérance des affaires de la terre, la conduite politique de la cité et le service du bien commun, toutes choses auxquelles l’impôt contribue. En ce sens il est vertueux de payer ses impôts même s’il est peut être légitime de dire que nous en payons trop car un saint n’a pas vocation à être un ravi de la crèche. Mais il faut aller plus loin encore. L’argent porte l’effigie de César, mais l’homme porte l’image de Dieu. “Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance”, dit le livre de la Genèse (1, 27). Que César n’oublie jamais qu’il n’est qu’un homme et qu’il devra lui-même se rendre à Dieu, car tout homme meurt devant son Juge et son Seigneur. C’est pour cela qu’il est assez dangereux de placer au pouvoir un homme qui n’a pas conscience de l’existence de Dieu. Il risque de se laisser enfler par la tentation de s’ériger comme l’idole du peuple. “Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, si cela ne t’était donné d’En Haut”, dit Jésus à Pilate, (Jn 19, 11). Le livre de la Sagesse exhorte les grands de ce monde : “Le Très Haut examinera votre conduite et scrutera vos intentions” (Sg 6, 3). L’argent n’a pas d’odeur… Il a celle qu’on lui donne. Elle est souvent celle du sang et des larmes. Il est pourtant fait pour réguler la vie temporelle et servir les échanges de produits ou de services entre les êtres. Il porte la figure de ce monde qui passe. L’homme, lui, n’est pas une valeur marchande, il porte l’image de Dieu qui demeure. “Je suis le Seigneur. Hors moi, pas de Dieu. Il n’y a rien en dehors de moi”, dit le Livre d’Isaïe” (Is 45, 6). Rien, c’est à dire ni César, ni argent, ni impôts. Tous, nous allons vers lui et il faudra nous “rendre à lui”, que nous soyons le plus puissant ou le dernier des hommes.

Alors, chers frères et sœurs, l’impôt nous prend un peu, beaucoup, trop sans doute, toujours trop… Mais Dieu nous prendra tout entier.

 

Amen.

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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