© P. Luc de Bellescize
«
Faut-il payer l’impôt à César ? »
Point de vue du Père Luc de Bellescize
Homélie du dimanche 22 octobre 2017 • Église
Saint-Germain-des-Prés
P. Luc de Bellescize+
Dimanche 22 octobre 2017
SGP
29e dim.
TO, A. Mt 22, 15-21 : « Faut-il payer
l’impôt à César ? »
Chers frères et sœurs,
« Faut-il, oui ou non, payer l’impôt ? » Je suis allé voir le spectacle de Fabrice Luchini sur
l’argent, génial comme toujours, avec ce refrain qui revient : “L’argent rend fou les gens”. Il est
question d’argent dans l’Évangile... Il est question plus profondément de César
et de Dieu, et de savoir comment nous placer entre l’un et l’autre, l’Église et
le monde, la petite maçonnerie de l’entre-soi et
l’édification du Royaume, le siècle et l’éternité, la politique et la foi, les
affaires de la terre et l’espérance du Ciel. Allons nous cloisonner les mondes comme
deux sphères irrévocables, nous cliver davantage, être des chrétiens du
dimanche le temps d’une heure de Messe, mais dès le lundi nous comporter comme
des requins d’affaires absolument dépourvus de toute conscience évangélique ou nous aligner servilement sur des choix
sociétaux gravement contraires à la parole de l’Église fondée sur la raison et
la foi en affirmant que la religion n’a pas à entrer dans les débats publics et
qu’elle doit s’en tenir à la sphère privée ? Et encore pas toute la sphère
privée, car nous n’aimons pas tellement que la Parole du Christ entre dans
notre portefeuille ou dans notre lit. “L’humanité
est déséquilibrée”, disait Paul
VI, à l’endroit du sexe et de l’argent… Les deux lieux d’échange et de
communion. Les deux lieux les plus blessés, les plus convoités et les plus
détournés. Corruptio optimi pessima. “La
corruption du meilleur est la pire”. Le Prince des ténèbres s’attaque
toujours à ce qui permet de tisser des liens entre les êtres. L’enfer enferme
dans l’étroitesse de soi. Le Christ est donation totale de soi.
Mais
revenons à la question. Faut-il payer l’impôt ? « Qui que tu sois, quoi que tu fasses,
faut qu'tu craches, faut qu'tu payes. Pas possible que t'en réchappes » comme
le chantaient les Inconnus. “Nous
sommes les frères qui rapent tout”. Allons nous
quitter le monde et nous réfugier avec quelques chèvres faméliques dans le Larzac
tricoter des pulls pour l’hiver et faire du fromage en attendant le Royaume ?
Ou partir au paradis fiscal, ou s’exiler dans un “ailleurs pas trop loin d’ici” comme dirait Sempé, en Belgique ou
en Suisse ? La bière y est bonne, les montagnes belles et l’argent bien
gardé... Mauvaise nouvelle pour certains qui sont pris de phobie administrative
quand il s’agit de remplir sa feuille d’impôt – soit dit en passant je
n’ai jamais vu quelqu’un le faire de gaîté de cœur – le Christ n’est pas
Lénine. Pas de révolution d’octobre, pas de renversement du Tsar, pas de
dictature du prolétariat. “Mon Royaume
n’est pas de ce monde” (Jn 18, 36). César reste
au pouvoir. “Craignez Dieu et honorez le
roi” dit l’apôtre Pierre (I P 2, 17). Jésus n’est pas un révolutionnaire.
Il n’est pas venu renverser l’ordre politique des nations. Pas plus qu’il n’est
venu monter sa petite secte et nous couper du monde. On voudrait qu’il réponde
par “oui” ou par “non”. C’est pour mieux le faire tomber. “Pourquoi voulez vous me tendre un piège ?”. La vérité n’est due
qu’à ceux qui sont prêts à l’écouter et à se laisser transformer à sa Lumière.
S’il répond par “oui”, il sera accusé
de se soumettre à l’ennemi romain, pire encore de prêter allégeance à
l’empereur qui se faisait adorer comme un dieu. S’il répond par “non” alors il lui reste à prendre le
maquis. On se souviendrait de lui comme d’un révolutionnaire exalté, tels ceux
qui font de Che Guevara dont Castro louait la cruauté envers ses victimes et la “qualité d’agressivité” mais dont
Sartre affirmait dans l’un de ses aveuglements majeurs qu’il était “l’homme le plus complet de notre temps”,
une figure messianique de libérateur politique…
Le Christ
ne se laisse pas prendre. Il répond sans répondre. Remarquez que le Seigneur répond
rarement aux questions qu’on lui pose. Il n’est pas un dictateur. Un dictateur
a toujours réponse à tout, là où un vrai Maître éveille l’intelligence de ceux
qui l’écoutent et fait accoucher les esprits. La vérité ne s’assène pas comme
une évidence. Elle se tient sur la brèche, elle garde l’équilibre comme une acrobate sur une corde raide, elle
se propose comme un mystère. Ce serait si simple d’avoir une réponse bien
claire. Nous n’aurions pas à penser et penser est fatiguant. Il est plus facile
d’endosser l’habit confortable du prêt
à penser. “Faire ceci, ne pas dire cela” pour rester dans les petits rebondissements de l’histoire, la sous culture du hashtag où chacun est prié de rallier la
meute, l’indignation de l’instant, le mouvement large et spacieux du
comportement moutonnier. Beaucoup qui croient penser ne font que se tenir très
scrupuleusement à ce que l’esprit du monde et ses impitoyables censeurs leur
imposent de dire. Au plus petit écart par rapport à la doxa dominante
ils iront comme des enfants pris en faute, la main sur le cœur et le rouge au
front, faire leur plus plates excuses d’avoir osé offenser l’air du temps.
C’est pour cela que je serais très inquiet sur ma fidélité à l’Évangile si un
homme formaté par les convenances du siècle me disait qu’il était bien d’accord
avec moi. Ce qui je crois n’est jamais arrivé, Dieu m’en garde, même si je ne
puis pas dire pour autant, hélas, que je sois fidèle à l’évangile, ce serait
trop simple… J’essaye un peu chaque jour de me convertir, ou plutôt de laisser
le Seigneur m’attirer à lui. Un pas en arrière, deux pas en avant j’espère,
jusqu’au Ciel qui nous attend.
Alors… « Faut-il payer l’impôt ? ». Le terrain
est miné. Les Zélotes refusent de le verser au nom de la Loi de Moïse. Les
partisans d’Hérode le versent avec d’autant plus de zèle qu’ils collaborent
avec l’ennemi. Les Pharisiens acceptent de le payer dans la mesure où leur
liberté religieuse n’est pas entravée… Le Christ répond par une autre question,
comme souvent les rabbins. “Ta parole est la lumière de mes pas, la lampe de ma route”, dit le psaume (Ps 118).
La Lumière de sa Parole ne peut se recevoir que dans les ombres, en forme d’énigmes
ou de paraboles, tel le sphinx interroge Œdipe. Non pour le dévorer ou le tromper, comme les scribes hypocrites, mais pour
susciter la réflexion, la liberté, la quête. Ici chacun est renvoyé à sa
conscience personnelle, lieu intime non pas de la décision de ce qui est vrai -
car il me faut bien admettre que la vérité est plus grande que moi - mais du discernement
du vrai et du bien. “Montrez-moi la
monnaie de l’impôt”. Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles
? De César. “Rendez à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu”. Quelle parole mystérieuse… Comment la
comprendre ?
Entre César
et Dieu, faut-il choisir son camp ? Faut-il monter plus haut ? Sans doute… C’est
la tension des plaques tectoniques qui élève les montagnes et la tension des
paroles qui conduit à l’équilibre de la vérité. Il faut tenir la distinction
des réalités terrestres et des réalités célestes, la juste autonomie des
réalités temporelles et la séparation des pouvoirs politique et religieux. Par
exemple c’est le Pape qui nomme les évêques, en aucun cas le roi. Et
inversement le Pape n’intervient habituellement pas dans les affaires
politiques des états. Dans les pays où les pasteurs ont eu un pouvoir politique
considéré comme trop fort, ainsi que cela fut le cas au Québec ou en Belgique,
l’Église est aujourd’hui dans un état d’affaiblissement général absolument dramatique.
Le fonctionnement de la société a son ordonnance et ses lois spécifiques. C’est
le pouvoir politique qui fait frapper la monnaie et elle porte l’effigie de
l’empereur. Rendre à César ce qui est à César, c’est nous impliquer avec courage
dans la vie de la société, dans les débats qui l’agitent, dans la vie
économique, politique et sociale, en respectant ses règles propres et son ordre
propre et en y insufflant l’Esprit du Christ. C’est ainsi que Vatican II dans
la constitution Gaudium et spesparle d’une juste autonomie des réalités
terrestres. Mais la distinction ou la juste autonomie ne signifie en rien
l’opposition. Entre César et Dieu il n’y a aucune équivalence.
La Parole
de Jésus signifie d’abord que César n’est pas Dieu, que le “divin auguste” n’est qu’un homme, rien qu’un homme. C’est peu,
c’est immense pourtant d’être un homme. “Une
vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie” disait Malraux. Grandeur et
décadence… “Je l’ai dit vous êtes des
dieux, des fils du Très-Haut, vous tous, pourtant vous mourrez comme des
hommes, comme des princes tous vous tomberez”, dit le psaume (Ps 82). Le
Christ rend à César ce qui lui revient, c’est-à-dire la gérance des affaires de
la terre, la conduite politique de la cité et le service du bien commun, toutes
choses auxquelles l’impôt contribue. En ce sens il est vertueux de payer ses
impôts même s’il est peut être légitime de dire que nous en payons trop car un
saint n’a pas vocation à être un ravi de la crèche. Mais il faut aller plus
loin encore. L’argent porte l’effigie de César, mais l’homme porte l’image de
Dieu. “Dieu créa l’homme à son image et à
sa ressemblance”, dit le livre de la Genèse (1, 27). Que César n’oublie
jamais qu’il n’est qu’un homme et qu’il devra lui-même se rendre à Dieu, car
tout homme meurt devant son Juge et son Seigneur. C’est pour cela qu’il est
assez dangereux de placer au pouvoir un homme qui n’a pas conscience de l’existence
de Dieu. Il risque de se laisser enfler par la tentation de s’ériger comme
l’idole du peuple. “Tu n’aurais aucun
pouvoir sur moi, si cela ne t’était donné d’En Haut”, dit Jésus à Pilate, (Jn 19, 11). Le livre de la Sagesse exhorte les grands de ce
monde : “Le Très Haut examinera votre conduite et scrutera vos intentions” (Sg 6, 3). L’argent n’a pas d’odeur… Il a celle qu’on lui
donne. Elle est souvent celle du sang et des larmes. Il est pourtant fait pour
réguler la vie temporelle et servir les échanges de produits ou de services
entre les êtres. Il porte la figure de ce monde qui passe. L’homme, lui, n’est
pas une valeur marchande, il porte l’image de Dieu qui demeure. “Je suis le Seigneur. Hors moi, pas de Dieu.
Il n’y a rien en dehors de moi”, dit le Livre d’Isaïe” (Is 45, 6). Rien,
c’est à dire ni César, ni argent, ni impôts. Tous, nous allons vers lui et il
faudra nous “rendre à lui”, que nous
soyons le plus puissant ou le dernier des hommes.
Alors,
chers frères et sœurs, l’impôt nous prend un peu, beaucoup, trop sans doute, toujours
trop… Mais Dieu nous prendra tout entier.
Amen.