© P. Luc de Bellescize
« Heureux ceux qui pleurent »
Point de vue du Père Luc de
Bellescize sur les faux-semblants
Homélie
du mercredi 1er novembre 2017 • Église Saint-Germain-des-Prés
P. Luc de Bellescize+
SGP
Solennité de la
Toussaint
Mercredi 1er novembre 2017
Mt 5, 1-12 :
« Heureux ceux qui pleurent »
Chers frères et sœurs,
J’ai relu les mots d’Etty Hillesum, une
jeune femme morte à Auschwitz qui avait fait la « Rencontre » de
Dieu, avec tout ce que cette expression humaine comporte de pudeur, d’impossibilité
à dire pleinement ce qu’elle désire signifier. Elle aimait la vie intensément
d’une nature “trop sensuelle”,
écrit-elle, “trop possessive”. “Ce que je trouvais beau, je le désirais de
façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. Aussi j’avais toujours cette
sensation pénible de désir inextinguible”.
“C’est
par l’aile des grands désirs que l’on parvient jusqu’à Dieu”, disait la petite Thérèse. “Heureux ceux qui ont faim et soif…”
Etty Hillesum a connu l’amour humain,
puis le deuil de celui qu’elle aimait, au seuil de la guerre. Elle se tenait au
pied de son lit, elle recueillit son ultime regard, son dernier souffle dans la
douceur d’un mystère, d’un instant éternel alors que la tempête se levait sur
le monde. Elle avait reçu un amour assez grand pour qu’il traverse la mort,
pour que sa solitude soit une solitude habitée. Elle lui disait dans sa
dernière lettre : “C’est toi qui a
disposé les forces dont je dispose […] Tout ce qui a été était certainement
bon, sinon je n’aurai pas en moi cette force, cette joie, cette certitude.”
Après la mort de l’homme de sa vie,
l’Europe bascula dans la violence. Elle était juive, peu pratiquante. Elle ne
parle pas vraiment du Christ, elle rencontra pourtant l’amour de Dieu dont cet amour
humain était le balbutiement et le signe. À mesure de son enfermement dans la
puissance fanatique d’une idéologie totalitaire, elle découvrit que le secret
de la liberté pouvait se trouver même dans les murs étroits de la prison des
hommes, prisons de barbelés ou de pierres ou, pire encore, prison des cœurs,
enfermement des haines, des jalousies et des peurs. Elle découvrit la liberté
comme un mystère de vie intérieure et de dialogue avec ce Dieu caché, blessé,
discret comme un enfant, qui grandissait pourtant dans son cœur de femme au fur
et à mesure que sa vie extérieure se rétrécissait, de brimade en brimade,
d’interdictions en interdictions. Interdiction de sortir de chez soi, puis
déportation au camp de Westerbork au nord des Pays Bas où elle croisa sans
doute sainte Édith Stein, puis Auschwitz et le grand silence comme un tapis de
cendres. L’étau se resserrait. Son âme se dilatait à la mesure du monde, à
l’infini de Dieu. Elle avait eu le temps de dire sa parole pour le peuple
immense de ceux qui n’ont pas pu parler. Il est si triste de mourir sans avoir
dit aux hommes ce que nous voulions leur dire. Il reste d’elle ces mots lumineux
arrachés à la tentation du désespoir de vivre : “Même si on ne nous laissait qu’une ruelle à arpenter, il y aura
toujours le Ciel entier au-dessus d’elle” ; “Je n’ai pas l’impression d’avoir été privée de ma liberté et, au fond,
personne ne peut vraiment me faire du mal” ; “Moi aussi je crois, je sais même, qu’après cette vie il en existe une
autre. Je crois même que certaines personnes sont capables de voir et de
ressentir la présence de l’autre vie dans cette vie même.”
Nous célébrons aujourd’hui ceux de l’autre
vie dans cette vie même. “Une foule
immense que nul ne pouvait dénombrer, ils se tenaient debout devant le Trône et
devant l’Agneau (Ap 7, 9).” Les
saints et les saintes de Dieu. Ils sont “marqués
du sceau”, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas devenus saints d’abord par leur
propre force mais par le don de Dieu. “Qui
peut gravir la montagne sainte et se tenir dans le lieu saint ?”, dit le
psaume (Ps 23). Personne ne peut gravir la montagne si le Seigneur ne l’attire
à lui. “Jésus gravit la montagne et ses
disciples s’approchèrent. ” Qui s’approche de lui s’approche du Feu. Dans
le Gloria nous chantons : Tu solus sanctus. “Toi seul es saint, toi seul es Seigneur.” Toi seul, c’est-à-dire
pas moi, et pas vous non plus… Gnothi
seauton disent les grecs. “Connais
toi toi-même.” Redoutable connaissance. La conscience lucide de ce que
je suis, l’expérience de près de dix ans de confessions me laisse peu
d’illusions sur le cœur des hommes. Nous sommes en général des êtres assez ignobles
maquillés de vanité, nous pataugeons dans la banalité du mal, nous sommes
remplis d’ossements et de pourriture que nous cachons d’autant mieux que nous
sommes implacables dans la dénonciation des autres, redoutables de
dissimulation et d’hypocrisie. “Qui
regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle (5,
28).” Alors, ne sommes nous pas tous
adultères ? “Vous ne pouvez pas
servir Dieu et l’Argent (6, 24).” “Aimez vos ennemis (5, 44).” “Si
quelqu’un se fâche contre son frère il passera en jugement (5, 22)”… Voyez n’importe quelle famille qui se
déchire de haine en disséquant les derniers bibelots d’un château ruiné, comme
des chiens s’arrachent un vieil os en grognant.
Chers frères et sœurs, quand nous allons
voir le médecin, nous avons l’impression d’avoir toutes les maladies et de
sentir le sapin. Devant le Christ nous avons tous les vices, plus ou moins,
comme le chante l’orchestre du Splendid dans
la « Salsa du démon ». Le
constat est tout simple et implacable… Il est tout à fait impossible d’être
saints, c’est-à-dire d’être intérieurement libres pour aimer pleinement, pour
tout donner et se donner soi-même, pour ne pas laisser prise à la colère, à la
haine, à la vanité, à l’impureté, à l’esprit de discorde et de jalousie. Il faut
peser cette impossibilité humaine pour entrer dans la possibilité de Dieu. Car
il faut vraiment être Dieu pour espérer encore, pour contempler la beauté
cachée au cœur pourri des hommes. “Sans
moi dit Jésus vous ne pouvez rien faire (Jn 15, 5).” Seuls en sont
convaincus ceux qui ont assez de courage pour se connaître eux-mêmes sans
désespérer d’eux-mêmes.
Il faut se garder de canoniser trop vite
les êtres. Quand je célèbre des obsèques, la famille me dit presque toujours
que j’enterre “un homme absolument merveilleux,
de si grande valeur”… S’il
suffisait de mourir pour être saint, alors patientons calmement… J’ai fait une
fois une redoutable expérience alors que j’enterrais un homme. À la fin, la
famille se mit à dire dans les témoignages que celui qu’on enterrait était un
être exceptionnel, un “grand résistant” – remarquez que quand on parle d’un résistant on dit toujours “grand résistant”, ce qui est assez
grotesque d’emphase, parce qu’il y a sans doute eu aussi beaucoup de “petits résistants” qui n’étaient pas
moins courageux… On m’avait
pourtant dit, dans un éclair de lucidité, que cet homme avait le plus grand
mépris pour l’Église, les prêtres et les sacrements. Et soudain j’ai entendu
une voix, sa voix je crois, j’en ai eu la conviction, qui me disait
intérieurement : “Ne les écoutez
pas, ce qu’ils disent est faux. S’ils savaient combien je suis loin de Dieu…” Et ce cri obsédant remplissait l’église entière : “Je suis loin, je suis loin !” Je ne dis pas qu’il était
damné, je n’en sais rien et cela ne m’appartient pas. Je dis ce qu’il m’a dit,
ou ce qu’il m’a semblé entendre dire… Qu’il était si loin de Dieu, et qu’il ne
fallait pas écouter ce que disaient les hommes.
Une autre fois j’ai entendu un prêtre
dire d’un homme richissime dans une église décorée de mille fleurs de lys qui
sentaient tellement fort que l’on se trouvait mal que “de toute sa vie il n’avait jamais dit du mal de quiconque”. Et
l’assemblée entière s’était mise à glousser devant cette expression maladroite
ou cette stupidité naïve. “Tout homme est
pécheur”, dit le psaume (Ps 115). C’est donc évidemment ridicule de dire
qu’un homme n’a jamais dit du mal de personne. Dieu seul peut juger le secret
des cœurs. Et pourtant, pour éviter que vous ne tombiez tous en dépression
chronique après cette homélie et que les pharmacies alentour ne se retrouvent
en rupture de Prozac, il y a quelque
chose de magnifique dans cette tendance que nous avons à ne garder que la
beauté d’un être, à recueillir au creux de la mémoire des vivants l’amour d’une
vie qui seul triomphe... “La charité ne
passera jamais”, dit l’apôtre Paul (I Co 13, 8). Nous recueillons la vie
qui reste, une fois passée au tamis de la mort. Saint Exupéry a cette
parole magnifique : “Nous habillons
toujours les morts de leur sourire le plus clair.”
Nous fêtons les saints, leur sourire le
plus clair. C’est un peu notre fête. Nous sommes beaucoup plus pécheurs que ce
que nous croyons, et beaucoup plus saints puisque nous communions à Celui qui
seul est saint. Un peuple immense. Quelques uns sont canonisés, les plus grands
peut-être sont inconnus des hommes… Je reste toujours un peu dubitatif face à
ceux qui disent vouloir être saint comme si c’était si évident, comme s’ils
allaient commander un demi au comptoir. J’ai envie de leur dire : “Savez vous vraiment ce que vous
demandez ?” (Mt 20, 22). On n’élève pas de montagnes sans creuser des
abimes. Les saints sont des hommes bienheureux. Ils sont aussi des cœurs souffrants. “Heureux ceux qui ont faim et soif,
heureux ceux qui pleurent, heureux les pauvres.” Ils ne pleurent pas
sur le monde, ils pleurent d’abord sur eux-mêmes comme des mendiants de Dieu.
Les saints pleurent de ne pas être saints. Ils sont pauvres, ils sont riches de
la grâce reçue comme des mendiants. Ils meurent les mains vides. Ils laissent le
Seigneur les remplir. Les vrais saints ne savent pas qu’ils le sont. Ce serait
là un encombrement trop humain, ils ne sont même pas trop angoissés de l’être. “Êtes-vous dans la grâce de Dieu ?”,
demandent ses bourreaux à Jeanne d’Arc ? “Si je n’y suis pas, que Dieu m’y mette. Si j’y suis, que Dieu m’y
garde…”
La sainteté, c’est suivre Jésus. Monter
avec lui la montagne. Dans la lutte contre le péché, sans doute, lutte à mort,
lutte jusqu’au sang. “Vous n’avez pas
résisté jusqu’au sang contre le péché”, dit l’apôtre (He 12, 4). Sang pour
sang. Le nôtre en Celui du Christ en Croix, source de miséricorde et de paix.
Mais plus fondamentalement que la lutte, la sainteté naît de l’adoration. Il ne
faudrait pas tant se préoccuper de soi, de sa propre pureté. Il faudrait se
réjouir que Dieu soit, tout simplement. “Dieu
seul suffit”, disait la grande Thérèse. Quand on aime intensément
quelqu’un, même s’il est si loin qu’on en pleure, on se réjouit qu’il soit,
qu’il existe, qu’il respire en ce monde, quelque part sur la terre, tout
simplement, et cela nous comble de joie. C’est la gratuité de l’amour dans la
contemplation du cœur. “C’est en
contemplant une réalité absolument sainte que l’on devient saint”, disait sainte
Édith Stein. Elle a gardé cette contemplation au plus profond de la mort, et
cela l’a rendue libre. En ce sens, Edith Stein et Etty Hillesum sont des sœurs
de sang et de larmes, d’espérance et d’amour.
Nous contemplons le Christ que les
Béatitudes décrivent si bien, comme on décrit une icône. Doux et humble, Cœur
pur qui a faim et soif, qui pleure, qui est miséricordieux, et nous contemplons
sa Mère immaculée, la Panaghia des
chrétiens d’Orient, la « Toute Sainte » et la Reine des saints.
Qu’elle nous donne la vraie liberté, la liberté profonde de contempler le Ciel
tout entier au dessus de nous, par delà tout esclavage, toute prison et tout
désespoir.
Avec Charles Péguy nous lui redisons ces
mots de pauvres et de pécheurs :
Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements,
Quand nous aurons râlé nos derniers râlements,
Veuillez vous rappeler votre miséricorde.
Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre purgatoire,
Pour pleurer longuement notre tragique histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur.
Amen.
ø
Message le 3 novembre 2017 de Saïd Bellakhdar
Le 03/11/2017, à 11:09, "Bellakhdar Saïd" <said.bellakhdar@gmail.com> a écrit :
Le texte du Père Luc de Bellescize est remarquable et rejoint à sa manière certains propos freudiens par ses remarques sur ce qui est derrière la façade d'un humain ainsi que sur le Malaise dans la civilisation.
Très cordialement,
S. B.