Micheline Weinstein
23 janvier 2017
Idéologie
La
mienne
L’Histoire, la grande, ayant eu pour conséquence de
porter atteinte aux identifications infantiles, voire les rendre impossibles, mon
idéologie s’est peu à peu formée tout au long de rencontres avec les personnes
remarquables de toutes conditions et par l’expérience de la vie. Elle n’a
consisté et subsisté jusqu’aujourd’hui qu’en une seule locution, celle destinée aux médecins par
Hippocrate, mais qui, à mon sens, pourrait s’appliquer à chaque sociétaire de l’espèce
humaine :
Primum non nocere
D’abord, ne pas nuire
Je viens de lire Errata,
de George Steiner. Bien que je ne partage ni ses affinités avec Heidegger et
Wagner ni son désintérêt appuyé - encore que peut-être à son insu, ambigu -
pour Freud, l’étude des langues auxquelles il a dédié sa vie de travail, chaque
thème qu’il aborde et développe, incitent à la réflexion, à la refonte des
concepts que nous pensons avoir assimilés alors que nous les avons en toute
bonne foi vulgarisés, usés, en avons altéré le sens.
Ainsi ces passages extraits des pages 83 à 106 sur la condition juive :
[…] De façon irréductible, exaspérante, elle
incarne ce que la physique nomme une “singularité”, une construction ou un
événement hors normes, jouissant d’un privilège d’extra-territorialité par
rapport à la probabilité et aux découvertes de la raison commune. Le judaïsme
pulse et rayonne d’énergie comme quelque trou noir dans la galaxie de l’histoire.
Ses paramètres sont ceux de l’“étrangeté” - autre notion clé de la physique
théorique et de la cosmogonie actuelles.
Pourquoi les Juifs ont-ils survécu ?
[…]
De surcroît, et c’est un nœud souvent méconnu,
la victimisation, l’ostracisme, la torture sont dialectiques. Ils nouent les
deux parties l’une à l’autre. Entre le traqueur et le traqué, le lien est si
étroit qu’il en devient obscène. Au fil des siècles, l’antisémitisme - terme
quelque peu absurde, car il fleurit en terre d’Islam - a avili ses auteurs. Dans
les camps de la mort, l’homme, en tant qu’espèce, a baissé, de manière
peut-être définitive, le seuil précaire de son humanité. Il a régressé dans le
bestial, bien que formuler les choses ainsi soit faire insulte aux primates et
au monde animal. Déshumanisant sa victime, le boucher se déshumanise. La
puanteur persiste. Il y a eu d’autres persécutions, d’autres asservissements, d’autres
champs de carnage. Les massacres tribaux continuent. Mais ceux-ci n’ont
persisté contre aucun groupe deux millénaires durant. Souvent, ils se sont
vengés. C’est la hideuse asymétrie de la condition juive jusqu’en 1948 et
Israël, qui a maintes fois conduit d’autres confessions et d’autres sociétés à
succomber aux séductions de l’inhumain. La question que je me pose, la voici :
l’Occident chrétien et l’Islam pourraient-ils vivre
plus humainement, plus en paix
avec eux-mêmes, si le problème juif était bien “résolu” (cette Endlösung ou “solution finale”) ? La
somme de la haine obsessionnelle, de la douleur, en Europe, au Moyen-Orient,
demain, peut-être, en Argentine, en Afrique du Sud en serait-elle diminuée ? L’érosion
libérale, le mariage interethnique sont-ils la vraie voie ? Je ne pense pas qu’on
puisse évacuer la question d’un simple haussement d’épaules.
[...] La contribution juive a pourtant été rayonnante
hors de toute proportion. Celle de la Bible hébraïque et de l’éthique qui
bourgeonne à partir d’elle est incommensurable. Pour le meilleur ou pour le
pire, Rome et La Mecque sont les filles (matricides ?) de Jérusalem.
Arrêtons-nous uniquement sur la modernité, et le climat de notre temps. Un
cliché veut que ce climat procède directement de Marx, de Freud et d’Einstein
(bien qu’il faille certainement ajouter Darwin). Plus d’une centaine de langues
caractérisent leurs bureaucraties, la grisaille de leur anonymat et les
névroses de leur tissu social du nom (généralement transformé en
adjectif !) de Franz Kafka. Le décompte des hommes de science illustres,
des visiteurs de Stockholm, qui sont juifs, au moins d’origine, est tellement
supérieur à toute norme statistique qu’il en est glorieusement
embarrassant. […] … … …
[…] Bref, même si une “sortie”, un “passage”,
semble offrir aux Juifs de la Diaspora la perspective d’être délivré des
agressions et des périls, même si les Juifs séculiers devaient décider que le
prix de l’identité préservée ne mérite plus d’être acquitté, qu’en est-il de
leurs hôtes réticents ? L’histoire et la culture occidentales peuvent-elles se
passer de leurs Juifs ? Comme opinait Heine, le plus caustique des Juifs rompus
à l’auto-ironie, même les chiens pur-sang ont besoin
de leurs mouches.
[…] … … …
Plus loin, d’autres passages, extraits des pages 131 à
168 sur la Babel des langues :
[…] Comme
les mythes de « Babel » le montrent de manière saisissante, les nations,
les tribus, les communautés s’affrontent désormais dans une incompréhension
mutuelle. Elles écoutent leurs grimaces, comme si l’infirme ou le dérangé
remuait leurs lèvres. Les conséquences ont été incalculables. L’incompréhension
réciproque nourrit le mépris. Le mot grec barbare accable de mépris ceux dont la langue est rébarbativement incompréhensible. La haine ethnique peut découler du mépris. Sur un plan plus
élevé, les efforts pour dénicher la vérité, la formuler et l’enseigner - l’entreprise
philosophique - se perdent dans le brouillard de la langue ou des langues. L’erreur,
affirme Spinoza, la controverse, la mésinterprétation mutuelle naissent inéluctablement
de l’incapacité des différentes langues à saisir, à traduire correctement le
vocabulaire et la grammaire de l’autre. Où la création divine avait tissé la
toile sans couture du dire-vrai, la catastrophe de Babel a laissé une
couverture piquée, un patchwork d’approximations, de méprises, de mensonges et
d’esprit de clocher. D’éminents esprits ont pressé l’humanité de défaire Babel.
[…] D’un
point de vue bio-social, nous sommes en vérité un mammifère éphémère voué à l’extinction,
comme toutes les autres espèces. Mais nous sommes un animal doué de langage, et c’est ce don qui, plus que
tout autre, rend supportable et fructueuse la précarité de notre condition. L’apparition,
sans doute tardive, dans le parler humain des subjonctifs, des optatifs, des
conditionnels contra-factuels et de la futurition verbale (toutes les langues n’ont
pas de temps) ont défini et sauvegardé notre humanité. C’est parce que nous
pouvons raconter des histoires, fictives ou mathématico-cosmologiques, sur un
univers vieux d’un milliard d’années ; parce que nous pouvons, je l’ai dit,
discuter, conceptualiser le lundi matin suivant notre crémation, parce que les
“si ”, “si je gagnais au loto”, “si Schubert avait atteint l’âge mûr”, “si
l’on mettait au point un vaccin contre le Sida”, multipliés à volonté, peuvent
nier, reconstruire, altérer le passé, le présent, le futur, tracer autrement la
carte des déterminants de la réalité pragmatique que l’expérience de la vie
continue à en valoir la peine. L’espoir est grammaire. Le mystère du futur ou
de la liberté - étroitement apparentés - est syntaxique. Les optatifs, les
modes grammaticaux de la désidération ouvrent la
prison de la nécessité physiologique, des lois mécaniques. Y a-t-il nomination
plus concise de l’utopie que le plus-que-parfait ? Ne devrait-on pas s’arrêter
dans un ébahissement constant, devant la capacité des prétérits, à
reconstruire l’histoire aussi bien que son passé personnel ? Ce tour
merveilleux se trouve condensé, dans la fameuse intraduisibilité de l’entame de La Recherche de
Proust. Pourtant, même ces grammatologies de l’émancipation capitulent devant
le miracle - car c’est assurément un miracle - du futur du verbe « être »,
du « sera », dont l’articulation génère les répits de peur et d’espoir, de
renouveau et d’innovation qui sont la cartographie de l’inconnu.
[…] Ainsi,
ce ne sont pas seulement la douleur, la culpabilité, la mortalité et une
condamnation aux travaux forcés à perpétuité qui sont venues avec l’ostracisme
de l’Éden. C’est la dynamique centrale de l’espoir (qu’y a-t-il à espérer au
Jardin, dans cet univers du divin à la Disney ?). Avec la musique, le langage,
tout langage, recèle en lui des ressources d’être infinies. Il est le don
suprême : don à l’homme et don de l’homme. Il permet de bâtir des tours à
mi-chemin des étoiles.
[…] Aucune langue n’est formellement
mesurable. Par analogie avec l’organique, elle est soumise à un changement
incessant. Les langues vivent et meurent. Elles manifestent des époques d’enrichissement,
d’acquisition, de domination politique, culturelle et littéraire, et des
époques de diminution et de décomposition. Elles ont tendance à éclater en
dialectes qui peuvent devenir autonomes et être à l’origine d’une nouvelle
langue. Elles peuvent aussi se faire absorber par des faisceaux plus larges,
plus vigoureux. Aucun lexique, aucune grammaire ne fixe ni ne décrit
exhaustivement une langue naturelle. Les composantes sémantiques interagissent,
souvent de manière aléatoire, comme des molécules à la surface d’un liquide.
Chaque langue humaine est différente. Le fait est irrécusable. Chaque langue naturelle constitue un monde à
part entière. Il se peut, comme le prétendent les théories transformationnelles
et génératives de la grammaire, que certaines structures profondes d’une teneur méta-mathématique, entièrement formelle, engendrent
des règles et des contraintes valables pour toutes les langues. De surcroît, il
paraît certain que l’Homo sapiens a
dû développer et partager certains attributs physiologiques de manière à
produire, à donner voix à un discours articulé (nous avons tous besoin d’oxygène
pour respirer). Ces structures profondes innées - la théorie demeure improuvée
- et l’équipement physiologique sont, sans conteste, des “universaux”. Elles
sont tout à la fois axiomatiques et, au regard de la
situation linguistique réelle, triviales. Les algorithmes formels d’une
grammaire universelle sont à la prodigalité et à la différenciation sans
limites des langues après Babel ce que la taxidermie est à un lion en marche.
[…] Chaque
langue jamais parlée par des hommes et par des femmes - la « langue » incluant
en l’occurrence les dialectes, les jargons de métier, l’argot, le discours des
différentes classes sociales et des générations au sein de la même communitas -
ouvre sa fenêtre sur la vie et sur le monde. Derrière la fenêtre, la chambre a
été conçue et meublée par la langue concernée. Ce que réfléchissent, parfois
jusqu’à l’opacité, les carreaux de la fenêtre. Le monde perçu, nommé, examiné,
se réfléchit à son tour dans la pièce, dans 1’“espace discursif” donné. Il en résulte une dialectique de changement incessant. C’est
de cette interaction que sont faits l’histoire (diachronique) et les moyens
actuels (synchronique) d’une langue. Étrangement, il est des langues qui
semblent se tenir régulièrement à des fenêtres ouvertes tandis que d’autres
semblent tournées vers l’intérieur ou regarder à travers des persiennes. Mais dans
chaque cas les actes de vision et de révision sont autonomes par rapport à la
langue. La lumière n’est jamais celle d’aucune autre.
Si l’on
rejette les notions de catastrophe ou de châtiment surnaturel, quelle
explication donner de cette prodigalité ? Dans une perspective rationnelle,
utilitaire, pratique, cette pléthore est démente. En termes de facilité de
communication, il en résulte un formidable gaspillage. Les bénéfices sociaux,
économiques et politiques de la compréhension mutuelle, la rigueur de la
définition et le consensus - scientifique, philosophique mais aussi domestique
- que l’on tirerait d’une seule langue universelle, d’une syntaxe unifiée,
sautent aux yeux. Au nom du sens commun, quelle justification trouver de la
prolifération sur ce petit globe de quelque vingt mille langues ? Que l’on me
permette d’affiner la conjecture exposée dans Après Babel (1975).
[...] ... ... ...
Ce sera tout pour aujourd’hui.
M. W.