© Abbé Luc de Bellescize • Saïd Bellakhdar
[Avec l’autorisation
des auteurs]
Le manque spirituel comme condition de
la pérennité du désir
ø
P. Luc de Bellescize+
homelies@listes.ortolo.eu
Messe de Saint-Hubert
Sonnée par les trompes
d’Île-de-France, mardi 22 novembre 2016, Saint-Germain-des-Prés
Mt 5, 1-16, Les
Béatitudes. « Jésus gravit la montagne »
Chers
frères et sœurs,
Nous
sommes montés en montagne il y a quelques jours. J’accompagnais un ami chasseur
pour tenter l’approche d’un chamois. C’était au-dessus du monastère de Chalais,
en Chartreuse. Je viens de ce pays, la Savoie, le Dauphiné. Une vieille terre
lourde de mémoire et de foi, qui résiste, encore et toujours. Vive le Dauphiné
libéré ! Nous sommes partis de
nuit, les hommes dormaient encore. Nous avons gravi des chemins escarpés
derrière un vieux guide, un taiseux, qui ne parle pas pour ne rien dire. La
montagne, la mer fait taire enfin le bruit des paroles vaines. Quand on
demandait à George Mallory pourquoi il voulait gravir l’Everest, il répondait
toujours : « Because it is there ».
« Parce qu’il est là… ». « Mon Dieu que la montagne est belle », comme chantait Jean
Ferrat. La beauté n’a pas besoin qu’on la justifie. La forêt de sapins
murmurait en silence, elle respirait une odeur de sève, une puissance de vie.
Une bécasse s’est envolée soudain, j’ai deviné son vol dans le voile de la
nuit.
Le
massif de la Chartreuse… Le nom même évoque les moines de saint Bruno,
installés là-haut depuis le 11e siècle,
expulsés par l’anticléricalisme du « petit père Combes » en 1903, dont
certains concepteurs maçonniques d’une laïcité dépourvue de finesse,
d’intelligence et de mémoire raniment aujourd’hui la petitesse. Ils sont
ensevelis l’hiver sous le grand froid et la neige, ils prient en silence et
orientent le monde vers le Ciel. Le monde est en sang, les hommes se battent,
courent après l’argent, la chair, le pouvoir, érigent ici bas un empire que la
mort viendra bientôt leur faucher. Eux sont cachés dans une bure, enfouis dans
un linceul. Ils sont ensevelis avec le Christ. Ils ont renoncé au monde. Ils
sont entrés dans l’éternité. A la grande Chartreuse ils se tiennent, tout
petits devant Dieu, dans la montagne immense qui les recueille comme une mère
parce qu’ils ont appris à habiter son mystère.
Pour
ceux qui sont moins mystiques, la Chartreuse évoque aussi quelque liqueur verte
dont le secret est caché depuis les siècles et qu’on peut boire le soir au coin
d’un feu qui chante pour fêter des amis de passage ou panser ses blessures
comme on berce un petit enfant triste sans pouvoir jamais le consoler vraiment.
Pour ceux qui ne peuvent pas monter, il reste toujours une cave à descendre, un
verre à chercher et le sourire d’un ami. Comme je dis souvent aux jeunes :
quand vient la tempête commencez par prier longtemps puis allez voir un vieil
ami, un qui ne vous fait pas la morale et vous accueille comme vous êtes et
buvez un verre ou deux. Cela donne un peu de cœur au ventre quand on a du vague
à l’âme. Et puis partez en montagne ou en mer, quittez la morne plaine… Ce jour-là nous n’avons pas tiré, avec mon ami chasseur, nous n’avons pas troublé le
grand silence… Qu’importe finalement le résultat quand la quête emplit le cœur
de beauté. Nous allions aux chamois, nous avons approché des mouflons superbes.
On a jamais vraiment ce que l’on cherche, c’est aussi cela la beauté de la vie,
sa part d’imprévu, sa part de mystère… Qu’importe ! C’est la course vers
les sommets qui justifie la vie d’un homme. « Jésus gravit la
montagne et ses disciples s’approchèrent ». Il ne faut pas rester dans la plaine.
Il faut monter, la vie nous appartient. Monter de nuit pour voir se lever la
lumière. Verso l’alto, comme disait
saint Pierre Giorgio Frassati, patron de la jeunesse,
grand montagnard. Monter parce qu’on étouffe et qu’on a besoin d’air, parce
qu’on a besoin de beauté, parce qu’on a faim et soif, parce que nous sommes
trop gavés à force de ne manquer de rien, d’être surprotégés, sur-assurés,
surchauffés. Monter parce que nous ne sommes pas un consommateur de masse mais
un assoiffé de l’essentiel. Je ne veux pas être rassasié de vanité, avoir
« ces quantités de choses qui donnent envie d’autres choses », je ne
veux pas qu’on me crée des besoins, je ne veux pas qu’on me bride. J’ai le cœur
bien trop grand. Je ne me satisferai jamais des « petits bonheurs »…
« On a son petit bonheur pour le jour et son petit bonheur pour la nuit
mais on respecte sa santé » disait ce grand brûlé de l’absolu qu’était
Nietzsche. Je n’ai besoin de rien, c’est à dire que j’ai soif de tout.
« Heureux l’homme planté comme un arbre au bord des eaux. Il produira du
fruit en son temps » (Ps 1)… En son temps... Ou en son éternité. Je veux être un homme heureux donc
savoir qu’il me manquera toujours quelque chose et que quelqu’un me manquera
toute ma vie… Ne posséder jamais le bonheur comme une chose mais le chercher
toujours comme une quête et savoir qu’il est devant moi. Il n’y a pas de
« droit au bonheur ». Il n’y a pas non plus de droit au « bien
être », cet artifice bourgeois du bonheur véritable qu’on nous assène sans
cesse comme une évidence ou une revendication. Parfois on est mal, il faut bien
l’assumer. Il y aura toujours en nous un cœur inconsolé. La sécurité sociale ne
pourra rien faire contre, ni l’État providence, ni les subventions européennes. On est mal parce qu’on a l’âme en peine
ou parce qu’on est en deuil, parce que tant qu’un enfant sera en pleurs ou
mourra au sein de sa mère, tant que l’innocence sera méprisée je ne pourrai
jamais tranquillement me contenter d’être « bien » avec le chauffage
central, le double vitrage et mon verre de chartreuse à la main. On est
toujours un peu à l’étroit sur cette terre blessée, parce que nous sommes faits
pour des horizons plus hauts que les horizons de la terre… « Il y a
toujours quelque chose d’absent qui me tourmente » disait Camille Claudel
à Rodin, à l’âge de 22 ans… Quelle maturité que celle de savoir qu’un seul être
vous manquera toujours et que tout est dépeuplé... On est un peu serré dans nos
habits terrestres parce qu’on est fait pour Dieu.
« Heureux
les cœurs purs ». Le cœur pur est celui qui a creusé assez d’espace en lui
pour ne jamais se rassasier des choses et offrir une place à la Présence
divine. C’est une joie exactement contraire à celle que le monde propose. « Heureux, dit l’esprit du monde,
si vous ne manquez de rien. Heureux si vous êtes bien gavés, bien rassasiés,
bien protégés ». Le monde va vers sa mort mais feint de l’ignorer. Le Christ
propose une autre joie, une joie paradoxale. « Heureux ceux qui ont faim
et soif, heureux ceux qui pleurent, heureux ceux qui sont persécutés pour la
justice ». Les Béatitudes sont réalistes, tant il est vrai que nous avons
faim et soif, que parfois nous pleurons, que souvent nous sommes persécutés.
Comment les écoutent-ils, nos frères chrétiens d’Orient qui ont perdu leurs
maisons, leurs églises ? Elles
viennent rejoindre l’homme jusque dans la détresse, jusque dans la vallée des
larmes. Je ne veux pas d’une joie qui ignore la peine de vivre, mais qui
l’assume, qui la traverse, qui l’illumine. Je veux d’un bonheur qui vienne me
toucher jusqu’en mes malheurs. Le Christ dans les Béatitudes peint sa propre
icône. Il est le cœur pur qui va vers le Père, il est l’artisan de paix,
l’assoiffé de la justice, celui qu’on persécute. Il a porté sa Croix sur le
chemin de nos détresses, il s’est couché dans notre tombe, il s’est levé dans
les ténèbres. Telle est notre joie, personne ne nous l’enlèvera, pas même la
mort, puisqu’elle a déjà traversé la mort. Chers frères et sœurs, tant que le
Christ vous manque, tout s’en ira à sa perte. J’entends certains, qui sont des
catholiques de tradition, gémir sur les malheurs de la France, agiter la peur
de l’islamisation, pleurer sur le faible nombre de prêtres et même rappeler les
racines chrétiennes de l’Europe comme on brandit un étendard. Mais laissez-moi
vous dire : si nous ne retrouvons pas la faim et la soif de l’essentiel, la culture de vie dans
nos couples, dans nos familles, si à notre week-end de chasse il est évident
que la passée du matin remplace la Messe, qu’on ne se confesse plus depuis des
années et que l’avortement - dont le tabou resurgit aujourd’hui - est une
tranquille évidence pour tous, alors de quoi nous plaignons-nous ? Les
racines chrétiennes de la France ne sont pas un étendard qu’on agite et qui
suscitera la haine ou la moquerie mais une mémoire qu’on entretient, une
présence qu’on assume, une espérance que l’on retrouve. Elles ne sont pas un
slogan, elles sont une manière de vivre, d’habiter la terre, d’espérer le Ciel.
Qu’est
ce que le Christ nous a donné ? Il nous a donné
l’espérance. L’espérance assume la mémoire et donne au présent de pouvoir
vivre. Le Seigneur nous a donné la certitude que la vie triomphe à travers la
mort. Il nous a donné de gravir la montagne et d’entendre cet appel au bonheur,
paradoxal comme sont nos vies, qui nous permet de dire avec Stendhal :
« Les larmes sont l’extrême sourire ». Elles le sont parce que la
Cité de la joie est descendue dans la vallée des ténèbres, parce que le Christ
a été enseveli, parce qu’il s’est levé d’entre les morts. « Les larmes
sont l’extrême sourire » parce que notre joie a été baptisée dans la nuit,
purifiée au creuset des épreuves. Je suis monté en montagne, il y a quelques
jours, avec un ami. La forêt de sapins murmurait en silence, elle respirait une
odeur de sève, une puissance de vie. Elle appelait une montagne toujours plus
haute, une joie toujours plus profonde, la joie du Royaume, la montagne des
Béatitudes. La Vie sera toujours devant nous. Heureux ceux qui ont encore faim,
heureux ceux qui ont encore soif, le Royaume des Cieux est à eux. Amen.
ø
Saïd Bellakhdar
Le théologico-politique aujourd’hui
[1ère publication in Topique 2015/4 (n° 133) • Éditeur : L’Esprit du temps]
http://www.cairn.info/revue-topique-2015-4-page-115.htm
Extraits
Argument
La distinction du Religieux et du
Politique ne faisait pas sens dans les sociétés pré-modernes. C’est par un lent
processus que s’est réalisée la sécularisation que nous connaissons aujourd’hui
dans les pays d’Occident. Les religions se distinguent, désormais, des cultures
dans lesquelles elles se sont épanouies autrefois. Les États modernes encadrent
les religions par les Lois et les contraintes qu’elles leur imposent les
cantonnant dans un espace de plus en plus réduit : l’espace domestique ou
les lieux de cultes. Les pays qui ont l’islam comme religion majoritaire
semblent suivre ce lent mouvement de sécularisation par le recul de l’endogamie
qui devient obsolète du fait des mutations du monde contemporain :
ressources pétrolières, salarisation, alphabétisation, contrôle des naissances,
etc. Cela a pour effet de produire un rapport nouveau à la religion.
VERS LA SÉCULARISATION
Il sera question ici des relations
entre le Politique et le Religieux. Dans les sociétés pré-modernes la
séparation du Religieux et du Politique ne faisait pas sens comme cela l’est
aujourd’hui en Occident. Dans un premier temps j’examinerai la lente
distinction des deux logiques dans l’espace précité. Ensuite je tenterai de
montrer que les pays qui ont l’islam comme religion majoritaire entament
également, de façon décalée un même processus. Elles le font cependant par la
mise en cause du système de mariage endogame qui, davantage que la religion, a
cantonné les femmes dans la subordination au pouvoir masculin.
Il me paraît important de rappeler
avant d’aller plus loin dans mon propos que le terme « religion »
vient du latin « religio » et « religare » : ce qui se transmet et ce qui relie.
La religion s’attache en effet à transmettre mais aussi à relier. Le terme
religion a d’abord été utilisé dans le christianisme, à partir de quoi il s’est
imposé pour penser les autres religions. Derrida emploie, quant à lui in Foi
et savoir, le néologisme de « mondialatinisation »
de la religion.
Pour Benveniste, la religion est une
notion spécifiquement latine. Ce terme qui a désigné la religion chrétienne
telle que les Pères de l’Église en ont jeté les bases s’est imposé par la suite
à d’autres espaces de civilisation non sans difficultés et malentendus.
Les relations entre le politique et
la théologie sont de nos jours des plus contrastées selon les continents et les
pays et nous portons, dans les sociétés modernes, un regard sur le religieux
qui est celui détaché des sciences humaines, de l’anthropologie ou de la
psychanalyse.
En effet, la cohésion religieuse d’Ancien
Régime s’est brisée sous l’effet de la Modernité. Elle fait de la Religion un
problème pour le Politique, ce dont témoignent les relations souvent
tumultueuses, de nos jours, entre l’Islam et les États européens. Dans les
sociétés traditionnelles ou d’Ancien Régime, que je qualifierais ici de société
pré-moderne, la religion proposait une vision unifiée du monde, une
intelligibilité et donnait du sens à celui-ci. Elle rythmait la vie et le
temps, comme dans « la civilisation » paroissiale en Europe par les
fêtes religieuses et les sociabilités villageoises.
Ce monde était moins dominé qu’aujourd’hui
par la science moderne et la présence du divin y était bien plus importante
dans les esprits. Nous percevons cette mutation dans le Dom Quichotte,
roman dans le lequel le ciel paraît vide par rapport à ce qui s’écrivait
auparavant et où le Divin semble s’être éloigné des hommes (à moins que ce ne
soit les hommes qui s’en éloignent) et où le héros erre dans le monde de façon
pathétique.
Nous vivons aujourd’hui, dans un
monde dont l’unité est brisée et où la religion n’a plus, dans la pensée, cette
fonction englobante qu’elle avait jadis, et où les
sciences de l’homme ont défini des champs du savoir distincts, séparés :
le Social, l’Économique, le Religieux, le Politique, etc. La cohésion sociale
et culturelle que la religion pouvait assurer sous l’Ancien Régime au moyen de
la religion était aussi marquée par les tensions entre le pouvoir religieux et
le pouvoir du Prince.
La religion renvoyait à l’idée d’une
vie en harmonie avec le cosmos et la nature en tant que manifestation du Divin.
Le monarque, figure d’une royauté sacrée, incarne la Loi inscrite dans un ordre
cosmique et dont il garantit l’ordre politique. De ce point de vue, la religion
a pu être accusée de sanctifier l’ordre existant. Elle a certes eu une fonction attestataire et parfois a même cautionné des guerres,
des politiques de violences comme aujourd’hui en Birmanie contre la minorité
musulmane. Elle a soutenu certaines des pires sujétions comme l’esclavage. Elle
est comme toute pratique sociale : traversée par des conflits. Elle a
aussi une fonction protestataire comme l’ont été des figures comme M. L. King
ou Gandhi. Elle a également appuyé des forces d’opposition autrefois en
Amérique Latine et plus tard en Pologne. L’islam politique relève également de
cette fonction de contestation politique.
Dans le monothéisme, ce qui se
faisait aux époques médiévales, dans tous les domaines et en politique devait l’être,
sinon en harmonie, du moins conforme aux valeurs prescrites par la religion.
La sécularisation que nous
connaissons aujourd’hui et qui est un élément important des relations entre le
Religieux et le Politique est ce lent mouvement par lequel les sociétés
modernes se sont dégagées non pas de la croyance mais de l’explication par la magie
et par la religion de leur monde quotidien et par là ont été conduites à gérer
la cité sans avoir recours à l’Autorité religieuse. Il en est de même pour la
science qui revendique de ne plus avoir à se prévaloir du divin.
Les États modernes ont transformé le
rapport au « sacré » et à la religion par un long processus de
sécularisation en excluant progressivement la religion de l’espace public, et
ce jusqu’à imposer une intériorisation accrue du divin. La religion tend à
devenir une affaire dite « privée » et quasi domestique. Cela s’observe
davantage en France où, dans l’espace public, l’on supporte de moins en moins
ce qui s’apparente, de près ou de loin, à des signes religieux, hormis tout ce
qui est considéré comme relevant du patrimoine national et de l’Histoire
nationale.
SÉCULARISATION EN EUROPE
C’est à l’orée du XVIe siècle que la sécularisation s’est progressivement imposée dans les démocraties
occidentales. Dans un premier temps, après la Paix d’Augsbourg, la religion du
Prince s’imposait à ses sujets, cujus regio, ejus religio c’est-à-dire : tel prince, telle religion. Un siècle après, la neutralité et la
tolérance religieuse ont prévalu pour maintenir l’ordre public. Il n’était plus
possible de demander aux citoyens de changer de religion en fonction des
différents découpages étatiques suite aux divers conflits militaires ou lors de
la conversion d’un Prince.
Les évolutions ayant conduit à la
sécularisation telle que nous la connaissons aujourd’hui trouvent leurs causes
dans les importantes mutations que l’Europe a connues durant les quatre
derniers siècles. Nous pouvons citer parmi celles-ci :
•l’émergence du protestantisme désormais rival important de l’Église Catholique
Universelle a imposé une relation différente au religieux en introduisant, par
la multiplicité des « Confessions », une attitude plus distante et
qui impose aux pouvoirs politiques et à la société un rapport différent au
religieux et une nécessaire tolérance de l’État pour ces diversités. Spinoza a
pu élaborer sa réflexion sur la question du « théologico-politique »
dans le cadre et le contexte du pluralisme religieux reconnu par les Princes d’Orange ;
•
la découverte du Nouveau Monde et de nouveaux espaces de culture et de
civilisation, de nouvelles croyances et formes religieuses ont renforcé un
point de vue relativiste ;
•
les Lumières ont également joué un rôle de premier plan dans la manière dont
nous percevons aujourd’hui la religion par la place qu’elle accorde à la raison
et par la mise à distance de la religion qui est devenue objet d’étude, et ce,
plus particulièrement au XIXe siècle avec les sciences historiques,
sociologiques, anthropologiques et la psychanalyse ;
•
la mise en place des États modernes a accentué le mouvement de sécularisation
des sociétés contemporaines. En effet, ils se sont substitués aux Églises par l’extension
de leurs rôles au-delà des missions régaliennes d’origine sur le plan de la
défense du territoire, de la justice et de la police en mettant en place des
bureaucraties et des missions définies par l’État dans les domaines sociaux et
médicaux, la mise en place de systèmes de retraite, d’allocations familiales et
les diverses prestations aux chômeurs, etc. C’est l’État qui définit,
désormais, les politiques et le rôle des services publics et des politiques
familiales. L’éducation ne relève plus du ressort exclusif des institutions
religieuses mais fait l’objet de prescriptions par l’État qui définit les
programmes et les diplômes. L’élargissement des prérogatives de l’État moderne
a contribué à la constitution d’un espace public séculier ou neutre selon les
appellations en d’autres espaces de culture et de civilisation. Les pratiques
administratives et étatiques n’ont plus besoin de la légitimité de la religion
pour se définir.
• Le
déchiffrage du monde par la science a contribué à renforcer la mise à distance
de la religion qui n’englobe plus la pensée sur le monde mais est de plus en
plus distincte des différents champs du savoir pour le plus grand nombre de nos
contemporains. Cela a eu pour effet, d’aboutir en Europe au recul, tout aussi
bien des institutions religieuses dans la vie quotidienne que du poids et de l’importance
de la religion dans l’espace public. Cette progressive sécularisation s’est
traduite par la baisse significative du pouvoir social, de l’encadrement et de
l’influence des institutions religieuses ainsi que de la perte du sens du
religieux dans les sociétés modernes. Les choses ont évolué à tel point que
nous pouvons nous demander si nous n’assistons pas à la déchristianisation de l’Europe
malgré les prises de position des représentants des Églises dans la Cité et
dans certains débats publics. Ces thèmes portent le plus souvent sur la
sexualité : le contrôle des naissances, l’avortement, le divorce, mariage,
ou « le mariage pour tous ». Il s’agit là d’une « position
éthique » qu’elles semblent devoir conserver. Ce mouvement s’observe aussi
dans les pays émergents sous la forme de positions « morales ».
La religion, dans ses manifestations
les plus diverses, intéresse un large public de croyants ou non, comme en
témoignent les ventes de magazines spécialisés, les ouvrages sur la question,
etc.
L’ENCADREMENT DES RELIGIONS PAR L’ÉTAT
Les contraintes imposées par les
États modernes à l’expression du religieux, en l’expulsant hors de l’espace
public impliquent la disparition de certaines manifestations comme, par
exemple, les Pardons bien connus autrefois en Bretagne. Cela renforce une
religiosité plus intériorisée de la part des croyants.
Aussi sommes nous en droit de nous
demander si l’État ne modifie pas l’exercice du religieux comme le montrent les
exemples suivants.
Le Consistoire créé sous Napoléon,
par exemple, s’il propose au judaïsme français une institution permettant le
dialogue entre cette religion et l’État n’a-t-il pas favorisé l’unification d’une
pratique religieuse et d’un discours plus ou moins unifié qui paraissait
beaucoup plus divers autrefois ?
L’incitation faite aujourd’hui par l’État
républicain à la création d’un organisme unifié et représentatif de l’islam de France
ne va-t-il pas dans le long terme en encadrant le culte, favoriser l’unification
des discours et des pratiques de cette religion ?
La définition des liens entre l’État
et l’Église catholique s’est faite selon plusieurs étapes.
Je cite brièvement quelques unes d’entre
elles concernant la France et qui ont contribué à contrôler et écarter
progressivement l’expression de la religion de l’espace public :
• la signature du Concordat à l’initiative de Napoléon
pour qui la religion relevait « de la paix et de la moralité » et
entrait ainsi dans une stratégie de gouvernement et d’ordre public ;
• la loi de 1905 qui concernait le culte et
non les dogmes a, en quelque sorte « privatisé » l’Église et a
réparti la gestion de ses biens entre elle et la puissance publique.
La laïcité, quant à elle, tout du
moins en France, fait l’objet de larges débats :
• tantôt on se réfère à une laïcité maximale visant l’expulsion
complète de la religion de l’espace public ;
• tantôt on souhaite l’intervention de l’État dans le religieux,
(vision bonapartiste du problème) avec la création du Consistoire pour la
religion juive et aujourd’hui avec la mise en place du CFCM pour l’islam.
Ce dernier courant préconiserait un
consensus sur des valeurs, des normes sociales ou sur des règles fondées sur le
respect du droit.
Notons que la situation est très
différente d’un pays à l’autre en Europe où le culte est subventionné dans de
nombreux cas. En Angleterre la religion anglicane est religion d’État et la
Reine d’Angleterre y est chef de l’Église. Dans certains pays du Nord, la
religion protestante joue un rôle identique à celui de l’Église anglicane en
Angleterre.
Notons aussi qu’aux USA les
religions reconnues sont inscrites dans la Constitution.
Force est de constater, aujourd’hui,
que le Politique peut exister sans la religion et que le Religieux est
déterminé par les conditions de son articulation au politique et à la
législation imposée par les États. Cette évolution n’est pas linéaire et les
lignes de fracture entre le Politique et le Religieux sont constantes. Les deux
pouvoirs se sont parfois concurrencés et se sont également à d’autres moments
confondus.
Aujourd’hui, le fait que la religion
sorte de l’espace privé où elle a été cantonnée par les États modernes, ou qu’elle
soit un facteur d’identification de groupes et de communautés est une question
sensible et de nature à enflammer les opinions publiques.
Il convient de noter que les États
modernes ont pu être tentés, lors de débats récents en 2003 sur le
préambule de la Charte Constitutionnelle Européenne, de s’interroger sur la
nécessité d’une référence explicite au christianisme.
LA RELIGION DANS UN MONDE GLOBALISÉ
L’actuelle globalisation et la
mondialisation à laquelle nous assistons nous montrent que la religion demeure
un élément très important pour bon nombre d’habitants de la planète. Elle est
encore une source d’explication de la vie à laquelle elle donne du sens et elle
a encore une portée sociale et politique majeure.
Vu sous l’angle de la mondialisation
des échanges et de la circulation des hommes, des biens et des informations, le
lien qui paraissait autrefois évident entre une société, un pays et une
religion tend à perdre de sa pertinence. Du fait de l’exode rural, des
migrations, de l’exil vers les grands centres urbains, des guerres qui obligent
à des départs le plus souvent sans retours, parfois dans d’autres pays voire d’autres
continents, l’intrication entre la société, la culture et la religion se défait
peu à peu et n’a plus le sens que cela a eu dans le passé. Les fêtes,
elles-mêmes n’ont plus le sens communautaire, groupal et villageois qu’elles
ont eu et c’est davantage sous une forme tantôt nostalgique ou par conformité à
un mode de vie qu’elles perdurent. Nombre des déracinés de l’Ancien Monde n’ont
pas pu encore produire des modes de croire ou de manifester leur appartenance
dans une modernité susceptible de les accepter.
[…]
Le poids croissant des modes
nouveaux de communication comme l’Internet avec des blogs, des forums, des
sites permettent des échanges, et créent du lien entre personnes et communautés
éparpillées dans le monde par-delà les anciennes frontières géographiques, à
tel point que l’on parle même de religions en réseau, voire même de religion à
la carte. En effet, des personnes peuvent aller à la messe près de chez elles,
là où elles ont un domicile principal et se rendre également à l’office
ailleurs lors de week-ends, là où elles ont une résidence secondaire. D’autres
peuvent prendre tantôt des éléments empruntés au bouddhisme puis à d’autres
moments emprunter des éléments au christianisme ou à une autre religion.
Cela ne modifie t-il pas la nature
même du message religieux ?
La religion valorise tout autant le
rapprochement des personnes qui se reconnaissent dans une même spiritualité qu’en
soutenant une identité en mouvement dans un monde lui même en mouvement, avec
des personnes qui vivent en diaspora ou en exil et des sujets confrontés à la
mobilité, la différence, la discontinuité et qui évoluent dans un temps déroulé
qui s’est accéléré, contrairement aux anciennes représentations du cycle de la
nature et du temps circulaire.
La nostalgie d’un temps idéalisé où
chacun évoluait dans une communauté réunie dans un espace, un habitat et un
champ d’activité proximal semble être une donnée importante chez certains
croyants.
Nous sommes dans un monde
« morcelé » où les identités religieuses ne sont plus en interaction
avec les identités et les cultures « ethniques » locales d’autrefois.
Face à ce mouvement homogénéisant
caractérisé par la globalisation économique, les religions ne proposent-elles
pas des identités certes plus circonscrites mais qui permettent au sein de
petites unités, de retrouver un sens, un partage de valeurs et de normes comme
tout autre regroupement identifié comme participant de « la société
civile » ?
L’écart entre les religions et les
cultures traditionnelles constituées dans les espaces des États-nations dans
lesquelles elles évoluaient ont sans doute un lien avec les formes de
revivalismes religieux qui se manifestent actuellement. Cette coupure entre
culture et religion implique la recherche d’une communauté différente, c’est-à-dire
une communauté fondée sur un seul paramètre, la foi. Ce qui relie les croyants
à cette communauté est le sentiment d’appartenance à une même conception de la
religion et qui transcenderait les autres appartenances qu’elles soient
sociales, professionnelles, géographiques, ethniques ou nationales. Dans de
tels cas, l’accent est davantage mis sur la foi et les autres appartenances y
prennent peut-être moins de relief à certains moments des activités
quotidiennes.
Le passage de la religion au petit
groupe est un élément d’autant plus important qu’il est souvent accompagné d’un
devoir de « conversion » connu aux USA sous le nom de « born again ». Il ne suffit
plus de naître dans telle ou telle religion mais il faut par un acte solennel
affirmer sa foi et son entrée dans la nouvelle Église. Le problème qui peut se
poser est celui des mouvements comme celui des talibans en Afghanistan qui
tenteraient de transformer une communauté culturelle et religieuse en
communauté politico-religieuse. Il convient de préciser que la plupart des
tentatives de ce type ont échoué car comme je l’ai dit plus haut, les États
modernes finissent toujours dans la longue durée, par imposer leurs propres
logiques aux religieux.
[…]
DU CLAN ENDOGAME AU SACRE DE L’INDIVIDU
EN PAYS D’ISLAM ?
Comme je l’ai dit plus haut, la
sécularisation est un processus qui se déroule dans la très longue durée. C’est
aussi dans cette très longue durée qu’il faut prendre en compte ce phénomène
dans les sociétés qui ont l’islam comme religion. Il me paraît également utile,
dans les études qui concernent l’islam, de faire la part, dans nos analyses,
des différentes logiques : logiques religieuses et logiques impériales ou
étatiques. Il convient également de distinguer tout cela de ce qui relève de la
culture, des coutumes et des structures élémentaires de la parenté et qui dans
les discours se légitime par la religion en faisant appel à des formules comme
« Au nom d’Allah », la citation de certains dits du Prophète plus ou
moins vérifiables, etc.
Le sort fait aux femmes dans les
sociétés musulmanes est souvent attribué à l’islam, alors même que le Prophète
a tenté d’adoucir leur sort, ne serait-ce que par les règles d’héritage qui
leur accordaient désormais des droits de succession. Même si la part qui leur
était dévolue est inférieure à celle dévolue aux héritiers mâles, cela a été un
progrès. Ce progrès a été annulé par les surdéterminations sociales et
économiques qui prévalaient et perdurent encore dans les sociétés endogames. En
effet, comme l’avait montré autrefois G. Tillion, l’islam
s’est développé dans des sociétés qui vivent sous le régime de l’endogamie du
Maroc à l’Afghanistan.
[…]
Le mariage endogame dans ces
sociétés relève d’un idéal aristocratique : on se marie entre soi. De ce
point de vue le groupe est fermé aux autres et il maintient ainsi la pureté du
lignage. La règle ainsi édictée n’est pas automatiquement appliquée car les
frères n’ont pas forcément de garçons ou de filles à marier. Il se peut que les
cousins aient des écarts d’âge important et que la fille ou le garçon se soient
mariés sans attendre. Il se peut aussi qu’il y ait eu des décès et bien d’autres
raisons pourraient être évoquées. C’est pourquoi, en cas d’impossibilité du
mariage idéal entre cousins germains, les gens se marient entre cousins plus ou
moins éloignés. La préférence est donnée aux membres du clan endogame et ce,
malgré l’éloignement géographique qui a pu séparer des fratries : le
travail, les mutations professionnelles, l’exode rural, etc. La règle édictée
qui importe, est que le garçon épouse sa cousine germaine, la fille de son
oncle paternel. Aussi, disait-on autrefois, qu’en cas de dispute dans le
couple, l’épouse ne pourra pas maudire les ancêtres de son mari car ceux-ci
sont également ses propres ancêtres. Par-delà ces justifications qui relèvent
de la rationalité de sociétés pré-modernes et reléguées aujourd’hui au rang de
superstitions, le mariage endogame a une autre explication : il s’agit de
maintenir les biens sinon dans la famille, du moins dans le clan. Cela s’observe
certes, dans les familles aristocratiques et les familles régnantes d’Europe ou
d’ailleurs et aussi dans les familles de potentats de l’industrie. Les sociétés
qui ont l’islam comme religion majoritaire ont été longtemps des pays, le plus
souvent arides, peu fertiles, de faible productivité dans le domaine de l’agriculture
et de l’industrie. L’endogamie a été le moyen de maintenir les biens dans la
famille puisque en se mariant entre soi, la richesse ne se dispersait pas. Le
contrôle du mariage et donc de la sexualité relevaient de la nécessité de
maintenir un minimum de patrimoine, faute de quoi la famille qui avait si peu
pour se nourrir risquait tout simplement de disparaître en s’appauvrissant par
l’acceptation du fractionnement du patrimoine agraire. La famille endogame
pratiquait l’indivision lors des successions. Cela permettait la survie du
groupe par la mise en commun des ressources. Cependant, les filles étaient
ainsi lésées puisque les biens sont gérés par le patriarche. Or, comme je l’ai
dit plus haut, le Prophète de l’islam a reconnu aux filles la possibilité d’hériter
et a promis aussi l’enfer à ceux qui déshéritent un orphelin ! Comme le
dit G. Tillion, les pieux musulmans ont sans doute
pensé qu’il valait mieux brûler aux enfers, plutôt que de mourir de faim en
acceptant la division et l’émiettement des biens par le mode d’héritage
prescrit par le Coran ! Ils ont déshérité leurs filles, de fait !
Le clan endogame permettait aussi
une certaine sécurité, la solidarité à chacun de ses membres : protection
des enfants, des vieillards, etc. Une grande liberté pouvait se manifester à l’intérieur
de ce clan et des mariages fait par choix pouvaient s’y célébrer, dès lors qu’il
s’agit d’être entre cousins et cousines. Les voisins sont des amis, en fait des
cousins ou des parents. C’est cette endogamie qui explique qu’à l’époque du
Prophète de l’islam des femmes pouvaient, selon les chroniqueurs, demander la
main du Prophète et même le répudier. Il s’agissait d’une liberté liée à la
logique du clan et de personnes qui se connaissent depuis leur plus tendre
enfance.
La nuptialité et la sexualité des
jeunes filles est très surveillée car dans le cas où elles épousent une
personne hors du clan, elles peuvent prétendre, ainsi que sa nouvelle famille à
sa part d’héritage, ainsi que l’exige le Coran. Cela fragiliserait la situation
économique de sa famille d’origine. Si un homme prend pour épouse une femme
hors du clan, il la ramène au sein de son propre clan et par-là il peut aussi
prétendre à amener des biens, mais généralement les familles gèrent les choses
de façon à ce que cela ne leur porte pas préjudice et tout est mis en œuvre
pour éviter des « pièces rapportées ».
La question de la virginité
prénuptiale est une vaste question. Selon Robert Deliège :
« Il y a une corrélation entre virginité au mariage et l’héritage des
femmes : plus les femmes héritent, plus leur sexualité prémaritale sera contrôlée. » Autrement dit, le contrôle de la sexualité et de la
virginité des filles et de leur mariage est un mode de pression sur celles-ci
afin qu’elles restent au sein du clan avec les biens auxquels elles pourraient
prétendre. Ces logiques économiques avec leurs stratégies matrimoniales doivent
peu à la religion coranique. Il s’est cependant trouvé des responsables du
culte pour valider, sanctifier, et bénir cela en faisant appel à des
interprétations de certains versets, certains hadiths*. Plus
ou moins apocryphes faisant du mariage endogame, un mariage musulman. C’est
pourquoi l’expression « mariage arabe » plutôt que « mariage
musulman » a été sans doute une expression plus appropriée.
Aujourd’hui, le clan endogame est
sur le déclin. La manne pétrolière, le gaz et les autres richesses minières ont
permis aux États de faire des politiques permettant de grands projets
industriels, de favoriser le salariat, de créer des emplois dans les
administrations, l’industrie et les services. De ce point de vue, l’indivision
des ressources et des biens gérés dans le cadre de la famille souche par le
patriarche a perdu de son sens. Les couples gèrent leurs salaires et leurs
fortunes comme bon leur semble, malgré la pression du groupe.
À cela s’ajoute la scolarisation et
l’augmentation du niveau d’étude. Cela a pour conséquence qu’une jeune fille
qui devient médecin ou institutrice ne peut accepter les règles du clan
endogame et en favorise l’obsolescence. Du fait même que son niveau d’étude est
une fierté pour ses parents, elle peut être autorisée à épouser quelqu’un de
son nouveau milieu social et culturel et prendre ainsi ses distances par
rapport aux règles de l’endogamie qui n’ont plus de sens pour elle ni pour sa
famille.
La baisse de la fécondité, liée au
niveau d’étude et à la connaissance des méthodes de contraception est une
donnée majeure aujourd’hui, aussi bien sur le plan démographique que sur le
plan des relations d’autorité. En effet, la maîtrise de la fécondité permet aux
femmes de revendiquer une place différente de leurs aînées. Cela concourt à
modifier les relations d’autorité aussi bien dans la famille que dans toute la
société.
Tous les éléments que je viens d’évoquer
brièvement : le salariat, la protection sociale, l’alphabétisation, l’augmentation
du niveau d’étude, l’exode rural et le contrôle des naissances rendent caduque
la nécessité du clan endogame et de la protection que celui-ci apportait. C’est
donc vers le modèle de la famille nucléaire que ce monde évolue et la religion
qui, de communautaire et villageoise autrefois devient progressivement une
affaire individuelle.
Aujourd’hui, plusieurs légitimités s’affrontent
dans les pays qui ont l’islam pour religion majoritaire. La première de ces
légitimités relève de la logique des États qui y jouent un rôle primordial dans
l’organisation du culte dans les pays d’islam, y compris en Turquie. La
religion est financée par l’État, les imams sont des fonctionnaires rétribués
par celui-ci. Les États assurent leur formation, leur avancement, etc. Autrement
dit, la religion est un appareil idéologique d’État.
[…]
L’autre logique est celle des
individus qui n’ont plus besoin, du fait de la salarisation, de la solidarité
du clan endogame pour vivre et qui s’inscrivent dans un monde où priment les
logiques individuelles qui s’épanouissent au sein des sociétés de consommation.
Ces individualités s’agrègent parfois autour de petites communautés qui
soutiennent la réflexion religieuse.
[…]
Dans le contexte de la
mondialisation que nous connaissons, l’endogamie clanique a laissé place à une
endogamie moins soucieuse de maintenir terre et patrimoine en gestion par le
patriarche mais à rapprocher les gens par pays, tel a été le sens du
nationalisme arabe. L’islam est de plus en plus affaire de petits groupes qui
se constituent partout où il y a des musulmans de par le monde et de plus en
plus indifférents désormais au terroir d’origine. Cela donne, certes une
visibilité importante de cette religion mais cela masque aussi une diminution
des pratiques qui s’alignent en France, par exemple sur celles des catholiques.
Les musulmans des nouvelles
générations détachés des communautés villageoises affirment et affichent leur
religion comme volonté, choix, conviction et non plus comme héritage. Cela aura
sans doute des effets sur la manière de lire et interpréter le Coran jusque-là
réservé aux fonctionnaires de l’État.
Les mutations majeures que je viens
d’évoquer peuvent faire craindre aux représentants des générations passées et
aux traditionalistes, non seulement la perte de leur statut, mais peut aussi
faire craindre, pour eux, la fin d’un monde, celui de l’islam communautaire et
villageois qu’ils ont connu autrefois.
Cependant, les États et leurs
bureaucraties ne peuvent combler toutes les aspirations auxquelles prétendent
les hommes et gérer efficacement les angoisses des temps présents. C’est sur la
nostalgie de temps passés que se crispent certaines revendications religieuses
et davantage encore les intégrismes qui refusent non pas la modernité, mais les
nouveaux modes de sociabilité : l’individualisme, la liberté sexuelle (et
donc le contrôle des naissances) et tout ce qui renvoie au « manque de
vertus et de moralité. »
POUR CONCLURE
La religion, comme l’Art, ne peut
être réduite à une seule définition qui pourrait l’enfermer et la clôturer.
Confondue autrefois avec une culture tant elle y était intriquée, elle s’est
autonomisée du champ culturel et politique dans les États modernes et semble en
prendre le chemin dans les pays émergeants.
Elle relève du besoin de croire et
elle met en jeu le corps dans divers cérémonials. Elle aide à contenir les
émotions et les pulsions par une longue éducation. Elle a accompagné durant des
siècles non seulement « les travaux et les jours » mais a toujours
été présente aux heures de joie comme des peines : naissance, mariage,
décès et autres moments importants, accompagnant, par des rituels, ces passages
importants d’un état à un autre de la vie. Elle soutient les croyants en des
moments difficiles de leur existence par sa fonction consolatrice et de
soutien. Elle bénit et sanctifie les alliances. De ce point de vue, son rôle a
été de la plus grande importance dans la culture. En outre, elle semble
répondre à un besoin de transcendance en plaçant la Loi et la vie au-dessus des
contingences de la vie sociale. C’est pourquoi la religion sous l’angle de la
spiritualité et comme fait social a encore un avenir.
* Il s’agit de dits et paroles du Prophète.