© Yona Dureau / Juin 2006
De la nécessité des échanges culturels
Alors que nos sociétés peinent à imaginer un avenir pluriculturel, les écrivains ont, depuis longtemps, fait éclore les graines de l’échange au sein de leurs œuvres. Tout lecteur averti connaît l’intertexte, lieu d’échange privilégié des écrits en tout siècle et tout lieu, texte inscrit et construit entre deux oeuvres, qui, lorsqu’il joint deux cultures ou deux langues, tel un pont entre deux rives, invite à la création d’un espace imaginaire, île où s’ensemence la pensée.
À la Renaissance, les traducteurs de textes réécrivent les oeuvres, sans blâme et sans contrainte. À la culture de la langue d’accueil, sont adaptées des idées étrangères. Des mythes nationaux s’importent et s’accommodent au goût local, le plaisir de la transposition se mêle à la croyance qui répare, selon les Humanistes, la faute de Babel. Ainsi, la croisade de Godefroy de Bouillon, réécrite par le Tasse dans sa Jérusalem délivrée, est reprise, traduite, et adaptée par Fairfax, dont la Jérusalem reconquise établit une origine imaginaire de la Royauté anglaise.
Les poètes de la Cour de France, usent des thèmes de kabbalah ayant transité par l’Italie pour glorifier leur Roi. Leurs images et leurs rêves messianiques aux métaphores complexes inspirent les poètes élisabéthains qui les transposent en anglais. L’Arioste s’inspire des troubadours du Sud de la France et des textes circulant en Italie du Nord. Il inspire ensuite Shakespeare, qui connaît également Rabelais, lui-même épris de culture grecque, latine et hébraïque. De cet écheveau multicolore aux fils savamment entremêlés se tisse la trame de systèmes sémantiques complexes multipliant les sens. L’entreprise de débabélisation du monde, qui avait abouti aux Bibles polyglottes, engage l’Europe dans une babélisation des textes, les textes d’une langue résonnant dans une autre.
En transposant des formes idiomatiques, des métaphores, ou des thèmes, ces penseurs font surgir dans leur langue des images fondées sur des associations inusitées. Des sens multiples (double, triple ou quadruple chez Shakespeare) nés de ces tissages de textes, se disent ou se dissimulent au spectateur. As you like it et l’œuvre de l’Arioste pointent, par leurs allusions, la relecture du Jardin d’Eden par l’Ecole kabbalistique de Safed. De tels liens peuvent se perdre dans les limbes de la mémoire. Mais demeure encore la force poétique de cet homme-fruit tombé de l’arbre divin, cet Orlando qui s’efforce d‘acquérir la patience du jardin d’Arden, accroche des poèmes dans les buissons, place des livres dans les rivières et des langues dans les arbres. Le spectateur français n’entend pas le jeu sur les mots, le “book” présent dans le “brook”, le livre de-dans la rivière, ni le secret de l’étude qui permettrait de rétablir le temps éternel du jardin de l’Eden ou de l’Arden, et la“tête de Dieu”, à laquelle est comparée l’héroïne, n’est plus pour nous un code, mais une expression enchantée. L’œuvre s’est ouverte par une traduction culturelle et sémiotique du type de la transposition d’art et les références culturelles, qui n’en sont plus, se sont voilées d’un mystère fascinant et sublime.
Les auteurs américains contemporains empruntent, à leur tour, à d’autres cultures par un mouvement qui n’est pas sans évoquer l’entreprise de la Renaissance. Les poèmes de Jérôme Rothenberg ont émergé de l’entreprise de traduction, puis de réécriture de la poésie allemande, puis de la guématria hébraïque. Ezra Pound avait initié ce mouvement de réappropiation poétique en trempant sa plume dans l’encre profonde de la poésie chinoise, renouvelant parfois même le texte d’origine par la traduction littérale de certaines métaphores figées. Selon leurs termes, ces auteurs se proposent d’écrire “à travers”, de trans-écrire (“writing through”), en traduisant / transposant des poèmes d’une langue à l’autre : l’entreprise de débabélisation de la Renaissance se poursuit.
La trans-écriture a débordé le vase poétique, elle atteint aussi aujourd’hui le champ du roman et du théatre . Elle opère même en sens inverse des deux côtés de l’Atlantique. Comment ne pas entendre des associations chères à Pynchon, (comme Entropy ; Gravity’s Rainbow) dans Métaphysique des Tubes, ou Les Particules élémentaires ? Les tentatives scripturaires de Bret Easton Ellis s’effacent avec leur traduction. N’a-t-il pas puisé une forme d’écriture dans le nouveau roman français, ou chez Nabokov, russophone écrivant en anglais, qui traduisit ses oeuvres en les réécrivant ? Le XXIe siècle, monde de la pluriculture, n’a pas seulement créé ce que Salman Rushdie appelait les “pays imaginaires”, portés au coeur de millions de déplacés sur notre planète. Il a recréé un double, voire un triple entendre entre culture d’origine, culture d’accueil, et culture née de l’échange : ces îlots imaginaires, de fait, réunissent l’humanité divisée, en proposant de petits Eden où s’allonger pour rêver…
Y. D.