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Psychanalyse et idéologie

Norbert Jessen • Et ces images qui incessamment reviennent...

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Norbert Jessen

Et ces images qui incessamment reviennent...

Première parution en allemand dans « Kurier » • Vienne, 2005

Traduit par Micheline Weinstein

Qui, n’a eu connaissance d’Auschwitz que par les images, même lui connaît Vera. Sur les images de la libération du camp par le régiment d’infanterie Ukrainienne : une toute jeune fillette, au regard percutant. Entre les barbelés, au premier rang d’un groupe d’enfants. Qui relèvent haut leurs manches. La caméra se pose sur le numéro tatoué. Le numéro, qu’elle ne veut plus prononcer aujourd’hui : “car je suis de nouveau Vera”.
Mais le numéro sur le bras est toujours là. Comme sur celui de tous les Jumeaux-Mengele. Le Docteur-Auschwitz collectionnait les jumeaux. Pour ses Expérimentations-Gèniques [1]. Il rêvait à une gloire scientifique. Et en effet, il est devenu célèbre au titre de “Ange de la Mort d’Auschwitz”. D’ailleurs nombre d’universités travaillaient encore après guerre avec son “Matériau”. Mais cela resta secret.
Lumières
Il y a vingt ans, Vera frappait par sa vivacité. Au moment où les jumeaux survivants se réunissaient une fois l’an. Elle était de ceux qui racontaient. Non de ceux qui restaient muets. Comme sa soeur. Vera a toujours tenté de faire la lumière : Qu’est-ce que Mengele a trafiqué avec nous ? Que nous-a-il injecté ? Pourquoi sommes-nous si fréquemment malades ? À cette époque, elle disait souvent : “En réalité, de nature, je suis optimiste.” Même quand la monstruosité continue, aujourd’hui encore, de peser lourdement sur les survivants. Aujourd’hui encore, on ne connaît pas exactement ce que Mengele a fait à ses victimes.
Que Vera raconte Auschwitz, elle redevient alors une petite fille. Auschwitz ! Ça n’a rien d’un souvenir, ce sont des images comme imprimées. Ce ne sont pas des rêveries, ça a été vécu, éprouvé. Du quotidien. Jusqu’à ce jour, ces images infiltrent les fissures de son âme en éclats. Aussi bien à Dimona, où elle vit depuis 50 ans. En plein désert. Le soleil même, fut-il brûlant, ne parvient pas à tarir les images.
Le psychiatre lui dit toujours qu’elle doit davantage sortir. Comme si c’était une question de volonté. Elle ne peut tout simplement pas. Car ce n’est pas un genou qu’il s’agit de réparer. C’est l’âme. “Avec le temps, tout passe, répète-t-on toujours. Combien cela est faux. Cela ne cesse de devenir toujours plus intense.”
Les images de paires d’yeux par exemple. Ce que l’enfant a vu été témoin, les historiens l’ont reconnu très vite. La collection d’yeux de Mengele sur les étagères de sa salle de travail. L’enfant de quatre ans savait : ce sont des yeux vivants. Malgré qu’ils aient été prélevés sur les corps déjà réduits en cendres.

Des yeux de feu

“Tzigane”, l’apostrophait Mengele. “Avec tes yeux de braise ardentes.” Il lui donnait quelquefois un bonbon. Le Docteur de Bavière prenait grand soin de ses cobayes. Jusqu’au moment où il les offrait en pâture à la science.
Sur un autre cliché, les historiens ont longtemps hésité. Celui sur lequel la petite a vu les nourrissons, jetés dans un brasier incandescent. Là, dans la cour, non dans le crématoire. “Personne ne m’a remarquée, je m’étais planquée sous une auto.” C’est seulement depuis quelques années, que les historiens ont eu accès à d’autre récits de bûchers, où les Monstres-SS, lors de leur débâcle, brûlaient des documents. Quelqu’un a dû y jeter des nourrisons, éléments à charge, aussi.
Il y a encore dix ans Vera ne cessait de raconter. Dans les écoles et auprès des chercheurs. Et aussi à Auschwitz. Elle y est retournée maintes fois. Pour accompagner des adolescents d’Israël et d’Allemagne. Lors de la commémoration du cinquantenaire aussi. C’est à grand peine que sa famille a pu la retenir de revenir tout à fait à Auschwitz. Comme témoin, toujours présent, de son temps. Un rêve, qui avait pris un peu de la place réservée au cauchemard. Les psychiatres le savent : en temps de détresse, les enfants ne souffrent pas moins que les adultes. Mais leur aptitude à refouler est beaucoup plus grande. Une aptitude qui s’émousse avec le temps. Avec le temps, tout reflue tel quel.
Alors maintenant Vera fait silence sur les images qui obsèdent son esprit. Elle préfère parler de sa famille. Qu’elle a fondée en Israël, surmontant les difficultés de toutes sortes, avec elle-même et avec son entourage. Son mari n’était pas dans l’holocauste*. “Je me demande souvent comment il me supporte.” Sa fille travaille actuellement aux U.S.A. Elle sera probablement de retour en automne.
Et c’est cette séparation d’avec sa fille et ses petits-enfants qui est lourde pour Vera. Faire des achats au supermarché commence à lui peser. Elle a déjà pris l’avion plusieurs fois pour rendre visite à ses petits-enfants. Toujours accompagnée. Du plus âgé d’entre eux ou de la belle-soeur. Car “là, dehors”, elle est très vite déroutée. L’impression d’un danger imminent, ça ne la lâche tout simplement pas. Mais les petits-enfants la raniment. Comme à l’époque où fils et fille étaient petits. Quand la mère ne parvenait pas, des jours durant, à quitter sa chambre, la sœur prenait soin de son petit frère, du mieux qu’elle le pouvait. Et les deux encourageaient leur mère, encore et encore. Alors ça repartait pour un bout de temps.
“Aujourd’hui, ce sont mes petits-enfants, qui viennent quand je suis triste. Alors, je reprends courage.” Sa famille est sa nouvelle vie. Non pas un succédané de la famille perdue. Plutôt un pont vers les disparus. Entre le passé et l’avenir. Que Vera parle de sa famille, alors elle sourit. En fait, de nature, elle est fondamentalement optimiste...

1 - C’est sciemment que nous choisissons “gèniques” de préférence à “génétiques” et laissons en majuscules, comme en allemand.

* Note M. W. • Holocauste : l’holocauste étant un sacrifice très particulier, puisque l’animal immolé est entièrement réduit en cendres, offert à Yahvé par les Juifs après un événement précis (Ex. 38, Lev. 14-13, Nomb. 15-8, Deut. 12-6, 12-17, 12-26... ), nous préférons traduire, même s’il est un peu long, le terme allemand alors en usage de Vernichtung, par Anéantissement.




                             
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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