« Afflavit et dissipati sunt »

« ...un exemple de rêve, dans lequel l’absence de résonance émotive, l’indifférence devant son contenu, peuvent être élucidées pour peu que l’on s’arrête sur la présence de pensées contraires, à l’intérieur d’un même rêve [i. e. : dans l’inconscient]. Il me faut donc décrire le rêve suivant, assez bref, qui donnerait la nausée à tout lecteur.

Un monticule, où se trouvent comme des latrines découvertes, faites d’un très long banc. Une de ses extrémités débouche sur un large trou, dont l’ourlet est généreusement garni de petits tas serrés d’immondices de toutes dimensions, à tous leurs stades de décomposition. Derrière ce banc, des broussailles. J’urine un grand coup sur ce banc ; un long jet d’urine rince tout ça bien net, les immondices réfractaires se détachent aisément et tombent dans l’orifice. Mais une fois cela fait, c’est comme s’il restait encore quelque chose.

Pourquoi n’ai-je pas été pris de dégoût lors de ce rêve ?
Ainsi que l’analyse en témoigne, les pensées les plus acceptables et les plus pacificatrices se sont associées pour rendre possible la réalisation de désir dans ce rêve. À l’analyse, ce qui me vient immédiatement à l’esprit, ce sont les étables d’Augias, que purge Hercule *. Je suis cet Hercule. Le monticule et les broussailles se trouvent à Aussee, où séjournent mes enfants. J’ai découvert l’étiologie infantile des névroses et par cela garanti mes propres enfants contre la maladie. Le banc est (excepté le trou des latrines, naturellement) la reproduction exacte d’un meuble, que m’a offert une fidèle patiente **. Cela m’évoque alors la considération dont mes patients veulent bien m’honorer. De plus, cela va jusqu’au Musée d’excréments humains, dont la lecture, puis son interprétation, autrement dit dont l’analyse [Deutung] peut procurer un vif plaisir. À l’état conscient cela m’aurait vraisemblablement écœuré, alors que dans le rêve c’est une réminiscence de ce beau pays qu’est l’Italie, dont les petites villes, comme nous le savons, sont équipées de WC ainsi aménagés. Le jet d’urine, qui rince le tout, est indéniablement une référence à un désir de grandeur. C’est ainsi que Gulliver circonscrit le gigantesque incendie survenu chez les Lilliputiens - et c’est sans doute cela qui lui vaut le mécontentement de leur reine minuscule ; Gargantua aussi, le Surhomme de Maître Rabelais, chevauchant Notre-Dame, prend de cette même façon sa revanche sur les parisiens, en pointant son puissant jet d’urine sur la ville. La veille, avant d’aller dormir, j’avais justement feuilleté les illustrations du Rabelais des éditions Garnier. Ce nouvel élément apporte la preuve évidente que le Surhomme, c’est moi ! Les terrasses de Notre-Dame étaient ma halte favorite, lors de mon séjour à Paris. J’avais coutume de passer là tous mes après-midi libres, à escalader les tours de la cathédrale, parmi les monstres et les démons grimaçants. Le fait que tous les immondices disparaissent aussi promptement sous le jet, correspond à cette épigraphe : Afflavit et dissipati sunt [Il y eut du vent et ils se sont éparpillés], dont j’ai l’intention, un jour, d’intituler le chapitre qui portera sur la thérapie de l’hystérie [chez les femmes autant que chez les hommes] ***. »

* Ce conte relate le 5ème des 12 exploits d’Hercule, les Étables d’Augias. • Augias était un roi puissant de 1’Élide. Il avait un si grand nombre de troupeaux que personne ne venait à bout de curer ses étables. Tous les serviteurs s’y refusaient les uns après les autres, et, depuis trente années, le fumier des trois mille bœufs s’était accumulé sur le sol, infectant l’air aux alentours. Eurysthée, qui savait la chose, envoya Hercule en Élide avec ordre de nettoyer lesdites étables. Hercule s’en vint trouver Augias, et s’engagea solennellement à rendre le sol net en un jour et tout seul, si le roi, de son côté, promettait, dans les mêmes formes, de lui donner pour salaire le dixième de ses troupeaux. Persuadé de l’impossibilité de l’entreprise, Augias consentit aux exigences du héros. Alors Hercule, creusant à la hâte un canal, fit passer d’outre en outre à travers les étables les eaux détournées des deux fleuves de l’Élide, l’Alphée et le Pénée, dont le cours impétueux, en moins de rien, souleva et emporta les immondices. L’ingrat monarque cependant, sous prétexte que ce travail — comme il l’avait appris — avait été imposé par Eurysthée, voulut du moins réduire le salaire et nia même qu’il eût rien promis. Indigné de celte perfidie, Hercule rassemble une armée et, avec l’aide de Phyleos, le propre fils d’Augias, témoin du serment prêté, il marche contre le roi, le bat, le tue, et donne au fils les États de son père. • D’après le Dictionnaire de Mythologie Classique, par Henri Aubert, Vuibert, Paris, 1927.
Ce rêve de grandeur chez Freud nous conduit également chez Rabelais, où Gargantua compisse les Parisiens du haut des tours de Notre-Dame, et chez Swift où Gulliver, de la même façon, éteint l’incendie survenu chez les Lilliputiens.

** Le banc, dans le rêve de Freud, aurait tout aussi bien pu être métaphorique. Le terme banc est également utilisé pour désigner un banc de poissons, un banc de lise, de boue, indéterminés...

*** Cf. également in Die Traumdeutung, L’Analyse du Rêve, « Le matériel infantile », p. 189, traduction Meyerson.

Notes de 1998

Dans le chapitre 2 de l’Autoportrait, Freud indique la portée de sa modeste contribution aux Études sur l’hystérie. Au passage, notons, qu’il désigne, dans son œuvre et sa correspondance, généralement par modeste la démarche du chercheur, c’est le qualificatif qu’il choisi encore en 1938 dans une lettre à Israël Cohen, lors de son arrivée à Londres [cf. M. W., La nuit tombe... Travaux 1967 / 1997]. De même, Freud prend toujours grand soin de rendre hommage à ses “malades”, comme on les désignait encore à l’époque, qui lui ont permis d’inventer une “nouvelle science”.
Freud écrit dans ce chapitre 2 de l’Autoportrait que sa,

…contribution théorique aux Études sur l’hystérie, ne va guère au-delà de la description directe de ce que j’ai observé. Elle ne cherche pas à sonder la nature de l’hystérie mais simplement à mettre en évidence la façon dont s’installe un symptôme. Elle souligne par cela la portée de la vie émotive ainsi que l’importance qu’il y a à bien différencier ce qui, des actes psychiques, est inconscient de ce qui est conscient [mieux : ce qui est susceptible de devenir conscient] ; elle introduit un facteur dynamique en ce que le symptôme se révèle de par l’accumulation d’émoi - Affekt -, et un facteur économique, en ce que le symptôme apparaît comme la conséquence, le produit, de la transposition d’une montée d’énergie, d’ordinaire utilisée autrement (transposition que nous nommons conversion). Breuer avait désigné notre méthode de l’appellation de cathartique, dont le projet thérapeutique était de ramener sur une voie normale la charge - l’énergie - émotionnelle, utilisée pour maintenir le symptôme, charge qui était engagée sur une fausse route et y était restée, pourrait-on dire, étranglée.

Cette charge émotionnelle étranglée, qui est souvent traduite par affects coincés, alors que c’est d’émotion qu’on s’étrangle, apparaît dans une lettre de Bertha Pappenheim pour décrire l’un de ses symptômes. Freud, au temps des Études, prend sa suite, développant un projet thérapeutique dont un objectif serait de desserrer l’étau, pour essayer d’obtenir la décharge d’une émotion qui paralyse.
Or l’expression que choisit Freud, wo er zur Abfuhr gelangen konnte, s’applique aussi bien à la décharge, au sens médical du terme, qu’à celle où sont accumulées les ordures ménagères, et peut également se traduire par,

histoire de parvenir enfin à enlever les ordures ménagères.

Breuer et Freud nommèrent ce processus de décharge, abréaction, ou catharsis, purge, libération de l’angoisse.
Freud, cherchant plus en profondeur et très loin dans le temps, en vint à introduire le terme de refoulement, à découvrir les réminiscences, à devoir s’étayer du mythe d’Œdipe, et c’est ainsi qu’en mettant au point, grâce à Breuer et à Bertha Pappenheim, un “traitement par la parole”, Freud sortit l’hystérie de la psychologie telle qu’elle est encore pratiquée, mais d’abord et surtout, de la psychiatrie.

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