©Thierry Peyrard / Été 2005
Un après-midi de piano
En écoutant Edna Stern
Pendant l’été, le théâtre Forbin est monté au fond du parc, presque contre la muraille de soutènement du château. Pour y accéder, les hôtes remontent d’abord une allée bordée de platanes centenaires, puis tournent à angle droit sur un chemin de terre qui longe une rigole au flot régulier. Arbres et arbustes ombragent ce trajet, où l’hôte abandonne son quotidien, se rend disponible ; excepté celui qui craint d’être en retard, quelques minutes deviennent alors un anxieux suspens pour ne pas manquer le début du concert.
La jeune femme en robe habillée rouge monte d’un pas ferme sur l’estrade. Elle est mince, le buste souligné par un décolleté carré, ses escarpins rouges aux talons mi-hauts avantagent sa silhouette. Elle s’assied devant le piano après une courte inclinaison vers les applaudissements de l’assemblée. Un bref ajustement de l’assise du siège, et son visage, au profil juvénile, surmonté d’une abondante chevelure brune qu’elle ramène régulièrement derrière l’oreille, se porte vers le clavier. Le nez est droit, le menton doucement arrondi, la bouche bien dessinée est rehaussée d’un rouge discret.
Les quelques mesures du thème de la Chaconne de Bach résonnent, graves et solennels, sous sa main gauche. Puis commencent les variations successives. Pendant tout ce premier morceau, le bras droit va rester inemployé, la transcription de Brahms étant écrite uniquement pour la main gauche. Les cigales et les grillons alentours ne se laissent aucunement distraire par le piano et continuent leurs chants. Parfois une cigale un peu plus proche, ou plus déterminée, se détache du bruissement de fond et s’affirme au-dessus des auditeurs. La pianiste est dans sa musique, elle impose peu à peu son jeu et son interprétation.
C’est le milieu de l’après-midi, le soleil est au plus fort. Les gradins en sont protégés par les platanes et les chênes qui ombragent le parc ; un souffle d’air fait par moment bruisser les feuilles et mousser les quelques rayons qui traversent l’auvent. La lumière est vive, la chaleur élevée malgré l’ombrage ; il arrive, quand le piano se fait tendre ou lent, que quelques têtes dodelinent sans respecter le rythme de la musique. Le tracé de la Chaconne va du mineur au majeur, le thème est réexposé triomphalement, reprenant même les auditeurs qui se seraient laissés distraire, puis se termine par un bref rappel en basse, plus solennel, et enfin se clôt en quelques notes montantes.
La pianiste enchaîne ensuite quelques pièces de Brahms. Porté par les variations douces, le regard se détache de l’artiste et se lève vers les feuillages qui protègent le théâtre provisoire, installé à l’extrémité d’une des deux longues allées des platanes qui bordent le parc du château de Florans. Derrière les gradins, une étroite table de pierre, un autel probablement. Les platanes s’ouvrent vers le ciel en longues branches couronnées de feuillages suffisamment hauts et aérés pour dégager le regard, suffisamment fournis pour créer une ombre légère et joueuse, changeante à chaque souffle de vent.
Une ballade plus énergique en majeur permet à l’interprète de déployer sa virtuosité dans une pièce toute en changements de tons, mêlant instants de douceur et de tension. L’instrument est abrité dans une conque de bois vernissée arrondie qui les protège, piano et artiste, et réfléchit le son vers les gradins. L’épaisse frondaison d’un tilleul l’abrite efficacement du soleil. Penché vers le clavier, le corps de la pianiste accompagne son jeu, sans emphase, mais déterminé. Parfois, dans un moment plus enlevé, son visage se lève et se tourne à demi vers l’assemblée, le temps d’un soupir. La ballade en si mineur, avec ses variations brusques, ses phrasés ardus, tellement imprévisibles qu’ils peuvent accéder brièvement à l’oreille peu expérimentée comme un remords de l’interprète, se déploie. Un homme d’un certain âge, cheveux blancs, en bras de chemise rayée de couleurs, un peu fort, anticipe les mouvements de la pianiste lors d’un passage où l’énergie rejaillit soudainement, avec une belle amplitude de geste et de ton. Il salue d’une moue approbative vers ses voisins le jeu de la pianiste.
L’intermezzo en si bémol de Brahms se termine, la pianiste salue. On se retire quelques instants. Passées les premières minutes un peu guindés, les hôtes se sont installés à leur mieux : bien droits, appuyés au dossier, ou penchés en avant, attentifs, le menton appuyé sur leur coude. Tous les rangs de l’avant sont complètement occupés. On y est serré les uns contre les autres, attentifs, souvent tendus vers le piano. Quelques uns ont délibérément opté pour le haut des gradins, où il reste des rangs et des places libres. Ils peuvent ainsi étendre leurs jambes commodément, se renverser en arrière, appuyer leurs bras sur le dos vide du siège voisin. Certains regardent avec attention le mouvement de mains de la pianiste.
En dehors de la clôture, près de l’accès fermé seulement par un ruban, les bénévoles qui ont accueilli les hôtes sont assis et écoutent. Quelques retardataires, restés de l’autre côté de la barrière, doivent se contenter de voir la pianiste de biais. De part et d’autre de la scène, deux pompiers restent debout tout au long du spectacle, regard fixé sur les gradins, servants d’un rite obligatoire ; ce sont peut-être les seuls, dans cette chaude après-midi d’été, absents du goût de la musique, du spectacle et du piano.
Une fois passé le thème initial, les études symphoniques de Robert Schumann se déclinent successivement, elles déploient en tous modes les somptueuses possibilités du piano, élargissant peu à peu les variations avec, selon leur caractère, plus de force et d’amplitude. Les dernières études dévoilent leurs notes vives ou lentes, bien détachées, en dialogue avec la main gauche, qui développe sa voix en perles de musique. Le Finale, Allegro brillante, permet encore à l’artiste de déployer toute sa force et sa virtuosité. Enfin, ses mains s’éloignent du clavier et, quelques instants, elle demeure en suspens devant son piano, encore habitée par l’œuvre qu’elle vient juste d’interpréter. L’assemblée, libérée de la mobilisation à laquelle ils se sont soumis, applaudissent, souriant de plaisir.
Rappelée à plusieurs reprises, la pianiste interprète un “bis” et se retire. L’après-midi est bien avancée, le soleil descend déjà, ses rayons ne parviennent plus à percer les épaisses frondaisons qui entourent le théâtre. Une légère brise fait vibrer les feuilles, les grillons et les cigales continuent, imperturbables. Les hôtes se dirigent vers la porte du parc, commentent paresseusement le concert, jouissent de la détente et de la douceur du moment.
Été 2005
N. B - Ulf Langheinrich, compositeur de musique électronique invité au Festival, écrit : “Ici, à Aix, j’ai beaucoup de plaisir à entendre les cigales produire chacune sa note sans se soucier des autres. J’aime la musique qui sait préserver la liberté et l’espace.” Vibrations, Journal du Festival, n° 7, 26 au 30 juillet 2005.