ψ = psi grec, résumé
de Ps ychanalyse
et i déologie.
Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS
DU NON s’adresse à l’idéologie
qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance
délibérée,
est l’antonyme de la réflexion, de la raison,
de l’intelligence.
ø
Thierry Peyrard / Avril 2014
Le monde de Lucile
Nouvelle
Lucile est morte le 1er septembre 1955 à
Abidjan. Quelques mois plus tard, ses parents repartaient avec Pierre pour la
métropole…
L’avion qui ramenait Pierre en Afrique
après vingt ans d’absence, venait de se poser à Niamey. Il faisait nuit noire,
pas de lune ; les balises de piste avaient été éteintes dès que l’avion
s’était engagé sur le taxiway. La nuit était épaisse, hormis quelques lumières
clignotantes, au-delà du puissant éclairage de l’aéroport. À cette escale, les
passagers n’étaient pas très nombreux à descendre, Pierre fut l’un des derniers
à sortir de la cabine, saluant les hôtesses au passage. Il inspira une bouffée
d’air immédiatement familière : l’odeur de la brousse, mélange d’argile
chauffée, de brûlé, de relents de végétaux en décomposition, autres choses
encore, restait intacte en lui après vingt ans.
Descendant la passerelle d’un pas plus
ferme, il se dirigea vers l’aérogare. Il y avait foule de l’autre côté des
barrières de douane. À l’époque, tous les
résidents qui trouvaient un prétexte pour le faire accourraient à
l’avion de Paris : accueil d’un visiteur, rupture dans une vie globalement
assez monotone, respiration d’un petit air de la métropole, envie de partir,
curiosité pour les arrivants...
Les formalités furent rapidement
expédiées ; un représentant de la Mission de coopération était là pour
accueillir les volontaires du service national. Le temps de retrouver ceux
qu’ils allaient relever, les passagers sortirent de l’aéroport et prirent la
direction de la ville. De l’autre côté du bâtiment, l’avion commençait à rouler
sur la piste de nouveau éclairée vers sa destination finale : Abidjan.
Dans la nuit, Pierre baignait dans la senteur retrouvée de l’Afrique…
Vingt-et-un ans auparavant, en 1954,
tenant fermement d’un côté le bastingage du paquebot, de l’autre la main de sa
mère, Pierre regardait approcher les quais du port d’Abidjan. Le
« Banfora », vapeur vétuste, réformé peu après, faisait la ligne
entre Bordeaux et les principaux ports de l’Afrique occidentale française. À
Conakry et San Pedro, le bateau était resté en rade ; des baleinières et
des pirogues transportaient marchandises et passagers entre un grand wharf et
le bateau. Abidjan était l’un des rares ports en eaux profondes dans les
colonies françaises d’Afrique occidentale.
Sur le quai, dockers et lamaneurs
s’activaient pour faire accoster et amarrer le bâtiment. En retrait, un groupe
d’hommes et de femmes attendait, agitant de grands casques coloniaux blancs.
Parmi eux, un peu perdu dans la foule, le père de Pierre.
Pierre n’était pas en forme. Le voyage
s’était bien passé malgré quelques coups de vent auxquels sa mère et lui
avaient résisté vaillamment ; mais un camarade de jeu, fils d’une amie de
ses parents, lui avaient transmis la coqueluche. Il mit plusieurs semaines à
guérir...
Vingt-et-un ans après cette arrivée
maritime, la chaleur réveilla Pierre au milieu de la matinée. Une lumière
éclatante et un brouhaha permanent filtraient à travers les persiennes.
Lorsqu’il les ouvrit, le soleil était, ce jour-là, blanc, dur, impitoyable,
sans commune mesure avec celui des latitudes plus tempérées.
La première chose qu’il vit fut un
dromadaire à l’air ennuyé et supérieur, que conduisait un homme vêtu d’un
turban et d’une djellaba poussiéreuse. L’animal était bâté, mais ne portait
rien. Un peu plus loin, un âne supportait un chargement débordant de légumes.
Devant la maison, un homme s’était installé sous un parapluie, proposant sur un
plateau des marchandises hétéroclites : cigarettes vendues à l’unité,
arachides, noix de kola, lames de rasoirs... Des voitures et des camions à
l’aspect déglingué, passaient dans les deux sens. Le grand marché proche créait
une certaine activité dans un quartier par ailleurs plutôt calme, composé de
petites maisons de béton entourées de jardins étiques.
L’odeur de la latérite, sur laquelle la
ville était bâtie, dominait ; s’y mêlait par instant celle, puissante, des
animaux, et, parfois, des remugles de matières en décomposition. Mais dans le
Sahel, si la pluie est violente, elle est rare ; l’humidité ne dure pas :
hommes, bêtes et plantes mortes se dessèchent rapidement, ne laissant que
des carcasses. Les charognards qu’il aperçut sur les toits du marché en
accéléraient le processus.
Son prédécesseur au poste qu’il devait
occuper dans l’administration nigérienne vint le chercher pour l’emmener sur
son lieu de travail et à son futur logement. Traversant un creux où coulait un
oued asséché pendant la saison sèche, il sentit les effluves d’eau stagnante
émanant du Niger qui coulait un peu plus bas.
Ils arrivèrent au Plateau, le quartier du
gouvernement, des ministères et des anciens colons. Face aux immeubles des
administrations et au palais du gouvernement, de l’autre côté d’un large
boulevard poussiéreux et sans trottoir, s’étendait un ensemble de villas,
entourées de jardins, plus ou moins entretenus. De hauts arbres, acacias,
palmiers... procuraient un peu d’ombre. Ces maisons, de tailles relativement
modestes, avaient été bâties plusieurs décennies avant pour les fonctionnaires
coloniaux de rang moyen, les officiers subalternes, les sous-officiers et leurs
familles. Aujourd’hui elles abritaient, outre quelques coopérants, des
fonctionnaires de hauts rangs et des officiers nigériens. Les riches, nouveaux
ou anciens, habitaient de l’autre côté du palais présidentiel, sur les hauteurs
qui surplombaient le Niger, à côté des ambassades et des organismes
internationaux.
Sa maison était une bâtisse en béton avec
une toiture plate. Un perron d’une dizaine de marches donnait sur une terrasse
qui commandait les deux pièces de l’habitation. En face, une pièce très haute
de plafond, la seule climatisée, servait de chambre et de salon, avec une salle
de bains où il dut partager sa douche avec des cafards tout au long de son
séjour. De côté, une autre salle, trois fois plus longue que large :
cuisine et table pour les repas, fenêtres sans châssis ni vitres que des
persiennes vertes permettaient d’obturer. Un petit jardin entourant la maison
était planté d’arbustes et de fleurs robustes, dont l’arrosage quotidien le
soir apportait une sensation de fraîcheur. À la saison des pluies, leur
efflorescence recouvrait la fade odeur habituelle de poussière latéritique.
En fait, hormis les heures de sommeil et
les périodes très chaudes où l’extérieur était difficilement supportable Pierre
vécut surtout sur la terrasse.
Pierre fut vite adopté par le chat,
estropié par le cheval du précédent locataire, et la chienne, qui faisaient partie,
en quelque sorte, de la demeure…
Vingt ans auparavant, de l’appartement
qu’occupaient ses parents, il avait découvert le monde de la terrasse.
Ils habitaient le rez-de-chaussée surélevé
d’un immeuble neuf de quelques étages, dans un ensemble où étaient logés des
fonctionnaires ou des cadres blancs. Ces appartements étaient composés, dans
ses souvenirs d’enfant, principalement d’un salon-salle
à manger très vaste, largement éclairé d’un côté par de grandes portes-fenêtres
donnant sur une profonde terrasse.
Cette avancée abritait le séjour du soleil. Derrière cette pièce principale,
quelques chambres et les pièces de service : cuisine, salle de bains,
buanderie. Leurs fenêtres étaient de taille réduites, protégées par des volets
métalliques ajourés, peut-être verts.
Situé dans le quartier du Plateau
d’Abidjan, où se trouvaient à l’époque les quartiers résidentiels et les
administrations, ces immeubles représentaient un îlot européen où les seuls
autochtones étaient les boys et les employés. En face de l’immeuble s’élevait
une chapelle en bois où la famille allait
à la messe le dimanche ; les fidèles étaient tous, à son souvenir,
blancs, de même que les missionnaires, les “pères blancs”, qui y officiaient.
La rue, une piste assez large en terre
battue, n’était pas très fréquentée. Pierre se souvenait d’un homme, un grand
noir, portant verticalement une immense planche de bois en équilibre sur sa
main. Les élèves d’une école religieuse située un peu plus loin passaient aux
heures d’entrée et de sortie des classes. Quelques véhicules roulaient
ponctuellement. À cette époque, les voitures familiales étaient encore un
luxe ; ni ses parents ni la plupart de leurs amis n’en possédaient.
Pierre accompagnait quelquefois sa mère en
ville : lui revenaient quelques souvenirs fugaces de marchés colorés,
bruyants et plein d’odeurs fortes, pas toujours plaisantes. Il se rappelait
aussi de magasins plus aseptisés, avec des jouets qui le faisaient rêver.
Il fréquenta le jardin d’enfants de
l’école voisine quelques mois après la naissance de Lucile. Enfants blancs et
noirs y étaient mélangés. Il lui restait peu de souvenirs de cette première
expérience collective, sauf sa première séance de cinéma : des dessins
animés (« Hiawatha le petit indien »)
dans une salle sombre bondée d’enfants, au milieu d’un brouhaha continu. Les
couleurs des images étaient vives. Chaque indien portait une plume sur la
tête qui dépassait des rochers pour se tapir et observer les caravanes de
pionniers ; ils étaient drôles et gentils. Pierre n’avait jamais oublié
ces impressions fugaces : il aimait les westerns seulement quand les Indiens
d’Amérique étaient considérés comme des hommes et non d’étranges sauvages
primitifs.
Il retourna à l’école après la mort de
Lucile, en primaire, où il n’y avait, dans sa mémoire, que des enfants blancs.
Quand il débarqua en France, tous ses acquis étaient perdus, et il dut recommencer la classe…
Vingt ans après, dans Niamey, capitale du
Niger, la somnolence coloniale avait fait place à l’activité d’une ville moderne.
Les véhicules à moteurs étaient omniprésents : camions et camionnettes,
voitures de tous âges, mobylettes et cyclomoteurs. La poussière et les pistes
sommaires les faisaient très vite apparaître plus vétustes que parfois ils ne
l’étaient. Les voitures rutilantes appartenaient aux riches avec domestiques et
aux administrations étrangères et internationales stables. Automobiles et
camions partageaient la chaussée avec charrettes, carrioles et vélos plus ou
moins brinquebalants, non sans risques, cris et accidents. S’y ajoutaient
dromadaires, ânes et même, quelquefois, troupeaux de bétail divers. Deux fois
par jour, la Mercedes du Président lui-même traversait la ville à toute allure,
précédée de deux motards, sirènes hurlantes, et suivie d’une ou deux jeeps
chargées de gardes du corps armés jusqu’aux dents. Dès que les sifflets
avant-coureurs se faisaient entendre, tout le monde se rangeait sur le bas-côté
et attendait le passage du convoi, pour reprendre ensuite, chacun, ses
activités.
Malgré l’aspect chaotique de la
circulation, Pierre apprit assez vite à se déplacer en mobylette et en
voiture : rester calme, attentif, ne pas donner l’impression
d’hésiter, ne pas se démonter.
Avoir un véhicule était indispensable pour
ne pas rester bloqué en ville ou dépendre de transports, tels les taxis de
brousse, certes pittoresques et conviviaux, mais inconfortables, aléatoires et
irréguliers, cette dernière caractéristique n’étant pas compatible avec la
nécessité de se présenter ponctuellement à son poste, en principe sans
interruption, pendant toute la durée du service…
Pierre gardait peu de souvenirs d’enfance
d’excursions hors d’Abidjan. En général, les risques sanitaires, le mauvais
état du réseau routier, quand il existait, dissuadaient de faire du tourisme.
La coqueluche, la grossesse de sa mère,
puis la présence du bébé, limitèrent sans doute les possibilités et les désirs
d’évasion de ses parents.
Un jour cependant, ils étaient allés
jusqu’à l’océan. Aller jusqu’au bord de la mer représentait un long
trajet : aucun pont ni bac ne traversaient la lagune qui séparait Abidjan
de l’Atlantique. Dans la grosse berline d’amis de ses parents, ils avaient
sillonné la ville et ses faubourgs, longé la voie du chemin de fer Abidjan-Niger : Pierre se souvenait d’une locomotive
manœuvrant à proximité du port. Après une longue distance sur des pistes en
tôle ondulée, ils avaient atteint une grande plage de sable bordée de
cocotiers, appelée Grand-Bassam.
Quelques bungalows, vides, étaient bâtis à
l’orée de la forêt. Avec l’accord des gardiens venus aux nouvelles, ils avaient
pu s’installer à l’abri du soleil aveuglant.
La plage descendait très vite dans l’océan
qui roulait en puissantes vagues, créant une barre très dangereuse qui
décourageait la baignade : les noyades étaient fréquentes.
Quelques pirogues formées d’un tronc
d’arbre évidé étaient tirées sur le sable. Les pêcheurs prenaient tous les
jours le risque de se confronter aux rouleaux. Ils étaient venus proposer des
poissons frais pêchés qu’ils firent griller sur de petits feux…
Vingt ans plus tard, sans charge de
famille, sur un réseau de routes goudronnées et de pistes relativement
entretenues et fréquentées, avec des véhicules plus robustes, Pierre put
visiter son pays d’accueil. Avec son lot de pannes.
Sur le bord des rues de Niamey, des
artisans, qui vendaient aussi du carburant au litre, offraient leurs services de nettoyage des moteurs encrassés
des mobylettes, aléa qui survenait de temps à autre : dans ce cas, il
suffisait de pousser l’engin vers l’un de ses artisans qui, devant vous, en
quelques minutes, dans la poussière, démontait votre moteur, passait les pièces
dans l’essence, les séchait avec un chiffon et le remontait. Le prix de
l’intervention était très raisonnable et vous repartiez vers vos occupations,
pour quelques semaines ou quelques mois.
Une fin d’après-midi, loin des grandes
villes, sur une piste en terre, la 2 CV que Pierre partageait avec un camarade
cassa l’une des biellettes de direction dans un nid de poule. Il n’y avait
aucun passage, il fallut repartir avec une seule roue directrice. Moteur
toussotant, au bout de quelques kilomètres, ils parvinrent à la nuit tombante
dans un village. Les cases en banco étaient regroupées en concessions bordées
de murs à mi-hauteur, les greniers surélevés sur des pierres afin d’éviter les
incursions de rongeurs. Des barrières d’épineux délimitaient des enclos pour
quelques bestiaux : buffles, vaches, moutons, chèvres.... Des feux de bois
éclairaient parcimonieusement les cours. En ce début de soirée, les enfants
jouaient, les femmes s’activaient au repas du soir.
Le garagiste avait étalé ses outils au sol
sur des chiffons et, s’éclairant d’une lampe à gaz, démontait la direction,
s’armant, à la vive inquiétude des deux passagers, d’une masse pour désolidariser
les pièces. Ayant réparé la biellette avec les moyens du bord, il démonta le
circuit d’alimentation pour le nettoyer puis le remonta. Dans l’intervalle, une
femme avait apporté des sièges auprès du feu de bois où elle préparait le repas
du soir. Ne parlant qu’à peine français, les naufragés pas du tout son
dialecte, la conversation était réduite à sa plus simple expression. Elle
s’activait avec diligence, mais aussi avec une telle sérénité qu’elle apaisait
contrariétés et angoisses dues à la situation. Autour d’eux flottait l’odeur de
la savane mêlée à celle du mil et du coulis en train de mijoter…
Pierre fit une brève incursion au bord de
l’Atlantique. La plage était assez semblable, à quelques centaines de
kilomètres de là, à ses souvenirs d’enfance : même sable blanc, même
cocotiers balayés par la brise, même senteurs d’iode et de décomposition. Et
toujours, les rouleaux de la barre, qui risquaient de vous entraîner sans
retour vers le large où, au matin,
des pêcheurs en pirogues immergeaient un immense filet que des hommes avaient
halés de la plage, raclant les fonds à proximité du rivage. Les prises étaient
maigres en regard de l’énergie dépensée et du nombre d’hommes mobilisés…
Lors d’un de ces périples, Pierre croisa,
tenu à l’écart de la population, un groupe de mendiants en haillons, tendant
bols, cuvettes, bocaux... Certains avaient le visage et les membres
horriblement déformés, comme fondus : des lépreux.
Contrairement à beaucoup de ses camarades,
Pierre avait intégré le risque sanitaire : eau non potable qu’il fallait
systématiquement filtrer, légumes à laver soigneusement. Mais aussi : éviter de
se baigner ou même de mettre les pieds dans l’eau stagnante, prendre très
régulièrement de la quinine, se protéger en dormant avec une moustiquaire...
L’Afrique pardonne peu les imprudences…
Après plus de vingt ans, Pierre voyait et
sentait encore le camion qui répandait d’énormes volutes de DDT dans les rues
d’Abidjan, la proximité de la lagune favorisant le développement des insectes
porteurs de paludisme, dengue, filariose, fièvre jaune, maladie du sommeil…
Lucile, sa sœur, est morte à huit mois, à
la suite d’une vaccination de la variole. Pierre se rappelait précisément le
moment où, à la nuit tombante, ses parents effondrés
étaient revenus de l’hôpital. Il se souvenait vaguement, comme hébété, du petit cercueil dans le dépositoire d’un cimetière
sous le soleil écrasant d’Abidjan. Il revit ce cercueil quelques mois plus
tard, quand elle fut inhumée en métropole.
Le vaccin contre la variole a sauvé des
millions de personnes, mais tué sa sœur. La maladie fut déclarée éradiquée le 8
mai 1980 et ce vaccin n’est plus inoculé aujourd’hui…
Encore de nos jours, une ou deux fois
l’an, des médecins et des auxiliaires médicaux sillonnent toutes les écoles du
pays, jusqu’où il n’y a ni routes, ni pistes permanentes, pour procéder à des
campagnes de vaccinations massives. Certains des camarades de Pierre
participaient alors à des campagnes de constructions de dispensaires et de
greniers communautaires pour tenter de limiter les risques de famine et de
maladies. Le Sahel se relevait en ce temps-là d’une sécheresse
catastrophique qui avait duré plusieurs années et avait réduit dramatiquement
les récoltes, décimé les troupeaux, provoquant un début de famine et un exode
massif vers les villes. Les carences alimentaires et la précarité de la
situation avaient favorisé maladies et épidémies. Des milliers de personnes
étaient mortes, notamment les plus fragiles, les enfants en bas âge. Début
1976, la pluie était revenue depuis deux saisons. À son souhait de bonne année
1977, l’un de ses interlocuteurs nigériens répondit à
Pierre : « Ça devrait aller, les greniers sont pleins »…
La perte de sa sœur fut un tournant pour
sa mère, son père et lui. Quelques mois plus tard, ils regagnèrent la France. Des passavants
du paquebot Foch, nouvellement en service, Pierre vit s’éloigner le port où il
était arrivé malade, deux ans auparavant, et défiler les côtes africaines qu’il
ne revit plus pendant plus de deux décennies…
Un mois et demi avant la fin du service,
les coopérants se rendirent à l’aéroport pour accueillir leurs successeurs,
comme ils avaient été eux-mêmes accueillis. Peu après, le groupe des
volontaires du service national en fin de séjour partit en excursion au
Nord-Est du pays.
Après la longue traversée du pays plat et
caillouteux entre Niamey et Agadez, ils entrèrent dans l’Aïr, la chaîne de
montagnes qui s’étire au Nord du pays jusqu’aux confins du Hoggar. Ils
traversèrent les montagnes de pierres ocre, longeant des oueds asséchés depuis
des millénaires, roulant sur le sable jaune, blond ou blanc selon le soleil. Un
soir, ils firent halte à Timia, confluence de deux
vallées asséchées.
Au sommet de la montagne dominant l’oasis,
l’armée française a fait construire par les soldats coloniaux un fort
parfaitement inutile. Au pied de celle-ci, prospère une palmeraie, irriguée par
des puits profonds d’où des bœufs ou des ânes tirent toute la journée le
contenu d’outres de cuir déversées dans un réseau d’irrigation très élaboré.
Dans des carrés étroits où sont plantés toutes sortes de légumes :
salades, tomates, haricots… l’agriculteur fait couler l’eau par
intermittence dans des rigoles
ouvertes ou fermées à la main. Grenadiers, orangers et citronniers poussent à
l’abri des palmiers qui protègent ces cultures du soleil.
Le soir tombant, la brise adoucit la
chaleur qu’irradient les roches chauffées par le soleil. Elle transporte des
parfums d’orangers et de grenadiers. Les coopérants furent accueillis par les
anciens de l’oasis : édentés, émaciés, les yeux rougis par la lumière et
la maladie, ils étaient souriants et chaleureux. Les enfants entouraient les
visiteurs en leur demandant de les photographier et de leur envoyer les clichés
une fois retournés en ville. Les parents proposaient des fruits à un prix
dérisoire, pour le plaisir de déguster une tomate ou une orange fraîche au
terme d’un long voyage inconfortable…
L’avant-dernier soir, le guide touareg
convia Pierre ainsi que l’un de ses camarades, en tant qu’organisateurs, à
prendre le thé. Il faisait nuit noire, frais comme dans le désert en décembre.
Leur hôte avait posé une petite théière sur un feu
minuscule qu’il alimentait délicatement avec du charbon de bois. Vêtu du boubou
bleu marine traditionnel, il avait dégagé son visage
du chèche qui le protégeait et masquait ses traits dans la journée. Les
difficultés de langues aidant, la conversation languissait. Il avait rempli la
théière de thé vert ; il versait avec régularité un fond de verre de thé
et le goûtait avec un bruit de succion. Quand le thé fut prêt, il le versa dans
des verres étroits, levant haut la théière pour faire mousser le liquide. Il
les tendit à ses visiteurs.
« Dur comme la vie », dit-il. Le
thé était très fort, âpre, en effet, comme la vie dans le désert.
Puis il reversa de l’eau et reposa la
théière sur le feu, ajoutant beaucoup de sucre. Une fois le thé prêt, il leur
tendit le deuxième verre :
« Doux comme l’amour. » Le thé
était effectivement très doux, « comme les chants des griots lors d’un
mariage ».
Une troisième fois, il reversa de l’eau et
fit bouillir le thé :
« Fade comme la mort. » Le thé
avait perdu la plus grande partie de son arôme et de son goût, il était
insipide, triste…
Le lendemain, le groupe de coopérants
repartit vers les dunes de Temet, à 400 kilomètres au
Nord d’Agadez. Ils passèrent plusieurs heures devant un spectacle toujours
renouvelé : à chaque heure, à chaque orientation du soleil, la couleur du sable
change, passant par toutes les nuances du blanc à l’orange. Le sommet des
dunes, aiguisé par le vent d’est qui apportait une fraîcheur inattendue, est
fin comme du papier ; la brise les remodèle sans cesse. Le sable et le
vent dessinent de grandes vagues qui se perdent dans la brume, loin au Nord,
vers le Djado, et à l’Est, vers le Tibesti à travers
les immenses ergs du Ténéré.
Ils repartirent vers le Sud. Saoulés de
soleil, ballottés sur des pistes rudimentaires, s’accrochant aux bancs de bois
du camion militaire ouvert à tout vent, au fil des heures les voyageurs tombèrent
dans un état quasi léthargique. Parfois, fugitivement, ils apercevaient
quelques hommes ou animaux alentour…
Au milieu de l’après-midi, du bord de la
route, un homme leur fit signe de s’arrêter. À ses côtés une femme serrait dans
ses bras un bébé emmitouflé dans des couvertures. L’homme demanda s’ils
pouvaient les emmener avec leur enfant malade à l’hôpital d’Arlit,
le site minier où Areva extrait de l’uranium. La mère
monta avec son enfant et la course reprit. Le camion arriva à destination au
coucher du soleil et les déposa devant l’hôpital.
Il était trop tard, le bébé n’avait pas
survécu. La mère repartit dans la nuit en direction des montagnes...
Quelques jours plus tard, les coopérants
étaient à l’aérodrome de Niamey pour rentrer en France, à la veille de Noël.
Pierre eut, en retraversant la piste, une vision fugitive de son retour à
Marseille, enfant, un soir de mars, vingt ans auparavant, puis du trajet par le
train qui l’avait ramené à Saint-Étienne le matin suivant, un froid et gris
matin d’hiver. Aucune odeur n’était associée à ce retour.
Thierry Peyrard
/ Avril 2014