Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Thierry Peyrard

Storytelling Narcisse

Ø

Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down the worshipped object.
Samuel Beckett • « The Unspeakable one »
Underlined in « Jargon of the Authenticity » by T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.
Nobody has the right to remain silent if he knows that something evil is being made somewhere. Neither sex or age, nor religion or political party is an excuse.

Bertha Pappenheim

point

© Thierry Peyrard

Décembre 2009


Storytelling Narcisse
ou
Les méfaits médiatiques


 
...Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine
Chair pour la solitude éclose tristement
Qui se mire dans le miroir au bois dormant.
Je me délie en vain de ta présence douce,
L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse
Et d’un sombre délice enfle le vent profond...

Paul Valéry • Narcisse parle
 

Narcisse se penche vers le miroir d'eau où son image se reflète, adoucie par le soleil voilé de la fin de journée. Fasciné, il regarde longuement ce beau jeune homme à la chevelure bouclée, aux traits fins et virils. Cette beauté lui vaut bien des succès : Écho lui voue une vraie adoration, mais il l’a renvoyée sans ménagement, lassé par ses assiduités. Certes, ces attentions le flattent et Écho ne lui déplait pas, mais elle le distrait simplement de lui-même.
Écho, poursuivie par les augures venimeuses d'Hera la jalouse, mourra du dédain de Narcisse, seule sa voix perdurera.
Cependant, selon l'oracle de Tiresias, “tu vivras tant que tu ne verras pas ta propre image”, le châtiment sera inéluctable : Narcisse, fasciné par son image, se penchera toujours plus pour la saisir et, n'y parvenant pas, se noiera... avant, pourrait-on dire, qu'elle ne se détériore...


 
...Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume,
Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume,
Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal !...

Paul Valéry • Narcisse parle


 
Les nymphes voulurent lui faire un enterrement éclatant, mais ne trouvèrent pas son corps. À la place, sur le lieu du drame, venait d'éclore une nouvelle fleur blanche, qui portera son nom[1].
Et Ovide, dans une version légèrement différente du mythe, d'ajouter, avec une certaine ironie :


 
Et, quand [Narcisse] s'adresse à son image et lui  dit : “Adieu !” - “Adieu !” dit aussi Écho.
Puis il posa sa tête fatiguée sur l'herbe verte,
et la nuit ferma ces yeux emplis d'admiration pour la beauté de leur maître.
Et, même quand il eut été reçu dans l'infernal séjour,
il se contemplait encore dans l'eau du Styx... »


 
Ne sont pas Narcisse tous ceux et celles qui ne sont occupés que de leur propre personne. Que regarde la marâtre de Blanche-Neige dans son miroir, si ce n'est le reflet de son angoisse ? Alors que Narcisse ne fait que s'abîmer en silence dans la contemplation de son apparence physique, à l'inverse, la marâtre, elle, interroge verbalement le miroir des ans, exigeant de lui qu'il la rassure, tel un personnage, elle a besoin, contrairement à Narcisse, de l'autre[2]. Or, elle n'est pas tout à fait sans savoir qu'un jour le miroir ne lui renverra plus ce qu'elle souhaite entendre et voir : une beauté, plus jeune, lui aura ravi la place. Elle ne sera plus “la plus belle”, même à l'aide de cosmétiques, potions et préparations diverses. Si bien que, plutôt que de casser le remplaçable miroir, elle préfère faire simplement (et vainement) ce qu'il faut pour qu'il continue de la confirmer, en empoisonnant la fraîche Blanche-Neige, sa rivale.
De même il arrive que ceux qui, haïssant leur propre image, lorsqu'ils la perçoivent comme trop détériorée, ne supportent plus de se confronter  à l'idée qu'ils se font de la beauté d'autrui et des choses, et alors préfèrent disparaître volontairement. Ainsi Clérambault, éminent psychiatre spécialiste de l'érotomanie, se tire une balle dans la face devant son miroir, entouré de mannequins portant les drapés qui furent, à côté de son auguste profession, la grande affaire de sa vie.
Ce que l'on entend généralement par “narcissisme”, c'est l'enfermement sur son image, l'autosuffisance de son Moi, qui n'a besoin de personne d'autre, puisque l'autre n'existe pas ou, s'il existe, ce n'est, matériellement, qu'en tant qu'adorateur.
Beaucoup fuient l'image d'eux-mêmes que reflète leur miroir ; on dit généralement qu'ils “ne s'aiment pas”, ne trouvent pas sur et en eux la satisfaction, la suffisance, l'idéal de beauté qu'ils ont imaginé ou se sont représenté. Trop petit, trop gros, “pas assez” de toute façon. Cela les amène à croire que les autres ne les aiment ou/et ne les respectent pas, alors que, pour des tiers, rien dans leur physique, leur caractère ou leurs capacités ne justifie une telle sévérité : combien de femmes vont se martyriser pour maigrir, s'enduire de crèmes ou recourir à la chirurgie esthétique sans raison évidente pour leur entourage ? Combien d'hommes essaieront de se grandir ou de se diminuer, car leur taille ne leur convient pas[3]. L'incompréhension des proches ne fait d'ailleurs en général que renforcer le sentiment d'incompréhension éprouvé par le sujet lui-même.
Pour se construire, il est essentiel d'aider l'enfant à se connaître, afin qu'il puisse s'apprécier et en passer par “l'amour de soi”, la confiance en lui, avant de pouvoir s'adresser à l'autre. L'une des premières blessures narcissiques que reçoit le petit enfant qui était à sa propre vue, se croyait le centre du monde, est de ressentir que peu à peu le monde se détourne de lui. Il va devoir composer avec la réalité, y trouver sa place. Non seulement le petit d'homme doit accepter de n'être plus le centre du monde, mais il doit faire avec ce que la nature et l'histoire a fait de lui.
Il est difficile à un enfant de comprendre pourquoi il perd son statut dominant pour sa mère, ses parents[4], le monde. Il se demande ce qu'il a fait et de quoi il est coupable pour qu'il en soit ainsi. Il se compare - et on le compare - avec les autres, si bien qu'il les croit plus ou mieux aimés : enfants, adultes, références physiques du moment, phénomènes de mode... Si cette comparaison n'est pas flatteuse, et bien souvent elle ne l'est pas[5], terrible peut être aussi son (res)sentiment s'il est situé par l'entourage en dehors des stéréotypes de la beauté, toutes  caractéristiques, quelles qu'elles soient, réelles ou pas, cibles de moquerie ou de remarques désobligeantes.
La construction de soi commence par le narcissisme, étape qui, avec l'acquisition du langage et développement des modes d'expression, la représentation de soi[6], succède à l'autoérotisme. Il suffit d'observer les petits pour se rendre à l'évidence,cette construction doit (devrait) être consolidée par la parole, l'attention, l'amour (généreux, non négociable, sans attente de retour) de la mère, des parents, avant qu'il puisse affronter la rude réalité, composer avec elle, être assuré dans l'estime de soi (Selbstgefühl[7]), acquérir la curiosité et le besoin de l'autre, des autres.
L'estime de soi, seule en effet, permettra ultérieurement de se regarder dans  un miroir sans détourner les yeux[8].
Si l'aide à la construction de l'image de soi n'est pas suffisante - or il arrive qu'elle ne soit qu'à peine ébauchée -, l'enfant risque de se replier sur lui-même, de s'enfoncer dans la dépréciation de soi. Ou alors, s'il est plus vigoureux, il essayera de compenser cette absence, de démontrer à lui-même d'abord, puis aux autres, qu'il est parvenu à réparer cette “injustice”.
Ce peut être d'abord en s'attachant à des objets : une belle montre, une belle voiture, une belle maison... [9] Ou à une personne : une belle femme, admirée et convoitée par tous. Et, si la position sociale le permet, ce peut être en même temps s'entourer d'une “Cour”[10], séduire d'anciens ennemis ou opposants, appâter des personnes qui initialement étaient indifférentes...
Quand tout cela, les compensations “positives”, l'admiration, courtisane ou sincère, qu'il plait de voir dans le regard des autres, est acquis[11], il faudra faire rendre gorge aux railleurs, à ceux qui ont cru qu’un physique ne permettrait pas de réussir et d’être reconnu. 
Alors, celui qui ne s'aime pas se vengera et s'efforcera d'atteindre les autres dans leur narcissisme : il tentera d’écraser, de blesser, de détruire ce qui s'oppose à lui et ce, par le mépris, l'ironie, l'attaque à la personne en incitant une corporation à humilier l'un des siens lors d'une réunion publique, en disqualifiant un chef d'État nouvellement élu, de surcroît de belle prestance, sympathique, intelligent... en glosant sur un supposé “manque d'expérience”, en attirant la pleutrerie ricanante dans son camp contre celui qui posera une question, considérée comme une faute de lèse-majesté, et qui ne pourra, de fait, plus se défendre[12].
On aura compris que les remarques précédentes sont appelées par les actes et comportements de personnalités situées au plus haut niveau national et les commentaires qu’ils suscitent. Elles y poussent en agissant pour être visible en permanence. Tactique politique certes[13], mais qui vient certainement de quelque chose de profond pour qui personnalise à ce point son pouvoir. Il ne nous appartient pas ici - ni ailleurs - d'interpréter sauvagement, ni de commenter, selon la mode médiatique de ce début de siècle, sur ce qui motive personnellement, historiquement, biographiquement, ces conduites parfois peu compatibles avec la dignité attendue de représentants élus du peuple.
Par contre, le pays en prend acte au plan national et international, social et politique, et subit leurs conséquences. Et c'est simplement à l'épreuve de ces actes que nous évoquons les indices assez troublants, conduisant à nos remarques éparses, sinon très pertinentes, mais pas complètement (im)pertinentes[14], sur le narcissisme, vocable dont on affuble à tort et à travers un personnage en question.
Est-il “narcissique”, le sujet trop inquiet de son image pour avoir besoin, au fond pathétique, d'une femme auprès de lui, belle, désirable, assurée sans conteste de plaire ?
Le terme de “narcissique” est-il vraiment approprié pour qualifier certains hommes politiques ? Employer un terme qui jusqu'à récemment ressortissait au vocabulaire de la pathologie, c'est faire une erreur assez vulgaire. Et c'est sans doute quand ils ne s'aiment pas, que des humains se veulent, au su et au vu de tous, les meilleurs[15], les plus actifs, que surcompensés, ils “occupent le terrain”  pour ne pas laisser à d'autres les places dans lesquelles ils pourraient montrer qu'ils existent[16].
Attaquer la personne dans son soi-disant “narcissisme”, que l'on tenterait de détruire en le pointant, moquant et mettant à mal, s'apparente à une entreprise vaine si la cible est vraiment narcissique et ne doute pas un instant de sa valeur. On ne trouve, dans le monde politique, guère de personnalité doutant d’elle-même, ayant un besoin constant de se réassurer, enfermée dans le rejet du monde, surtout à haut niveau : ce monde est excessivement dur et ses mœurs ne s'embarrassent pas de civilités. Si l'histoire personnelle d'un homme politique l'a conduit à se révolter et à vouloir s’affirmer contre tout et tous, ces attaques ne font qu'alimenter sa volonté de s'imposer. Course en avant, où il faut toujours être celui que l'on regarde plus que les autres, quitte à être discourtois, voire diplomatiquement maladroit. Autour de lui, “ses” hommes et sa “Cour” construisent une barrière, un mur, moins peut-être pour éviter que son ego ne soit remis en cause, que pour prévenir le dérapage, la phrase qui va gâcher la mise en scène.
Les attaques personnelles, “sur l'homme” comme on dit au football, à coups d'interprétations sauvages de café du commerce, outre qu'elles sont vulgaires, qu'elles ne sont pas “du jeu”  comme appellent cela les enfants dans la cour de l'école, se révèlent inefficaces[17]. Revenons à la comparaison militaire : pour gagner une bataille, connaître l’adversaire est essentiel, encore faut-il d’abord ne pas se tromper dans l’analyse de ses actes et dans la stratégie, dans l'usage de la langue et dans l’action.

T. P.
Paris, le 13 décembre 2009

 
 
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[1] Il n’est sans doute pas indifférent que Narcisse soit né d’un viol que le dieu-Fleuve Céphise avait commis sur sa mère Liriopé, la Nymphe bleue.
[2]    Pour Pausanias, Narcisse à une sœur jumelle “semblable à lui en tout point”; ils s'aiment. Un jour, sa jumelle disparaît, et c'est en se regardant dans une mare qu'il croit la retrouver, ce qui causera sa perte.
[3]    Voir aussi, plus trivialement, les régimes, opérations et autres recettes qui prolifèrent sur Internet, pour “améliorer” les organes génitaux.
[4]    Presque tous les enfants ont  un jour le fantasme qu'ils ont été adoptés puisque, n'étant pas adulés comme étant la dernière merveille du monde, ils se croient rejetés par leurs parents. Symétriquement beaucoup d'enfants adoptés, se sentant “différents”, vont se lancer vers une quête désespérée et décevante dans le réel, largement prônée via les médias, pour retrouver leurs parents “biologiques”.
[5]    On peut trouver dérisoire la proposition de loi qui imposerait de signaler toutes les photos retouchées. Elle ne souligne pas moins le danger que représentent, pour ceux qui sont en difficulté par rapport à leur propre image, ces images manipulées. Mais plutôt que vouloir, par un projet de loi, “dénoncer” les manipulations, ne serait-il pas plus judicieux de promouvoir l'éducation à l'image et une patiente approche de l'abandon des illusions ?

[6]     Cf. Françoise Dolto, « Autour du miroir »


[7]    Cf. Freud « La vie sexuelle  • Pour introduire le narcissisme », p. 102.
[8]    L'estime de soi inclut non seulement la manière dont chacun se voit, mais, au-delà, dont on apprécie ses actes et leur conformité à l'idée que l'on se fait de sa manière de vivre, de ses idéaux, de ses valeurs. Ceux-ci peuvent être variables selon les pays et les époques : altruisme, honneur, réussite matérielle ou amour du prochain.
[9]    Collectionner les objets de valeur ne signifie pas forcément une difficulté narcissique, il y a probablement bien d'autres raisons, qui ne nous intéressent pas ici.
[10]  Forme assez vulgaire mais qui dévoile l’instrumentalisation de ces personnes, réduites à l’état de substitut d’un Narcisse en mauvais état, et en outre, si on l'exhibe publiquement, une belle dose de muflerie.
[11]  Car même s'il peut, grâce à son pouvoir, voire un certain charisme identificatoire, montrer tous ses signes de réussite, cela ne lèvera pas un manque  toujours présent et exigeant.
[12]  Arme à double tranchant, car si l’âme courtisane fait chorus tant que l’on est puissant, le réflexe corporatiste jouera et fédérera les ricaneurs d’hier quand  le vent tournera.
[13]  Les militaires appellent cela “occuper le terrain” et “garder l'initiative”. Pour être toujours présent et actif, ne pas donner l’impression d’être impuissant, il faut paraître toujours en phase avec les préoccupations du moment, rebondir sur les événements, les créer, même si est gommé tout le temps de la réflexion et de la maturation.
       Les théoriciens de l’action plutôt politicienne, reprenant les recettes du management et de la publicité, l’appelle le « Storytelling » : capter l’attention / stimuler le désir de changement / et (dans un dernier temps seulement), emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés [...] L’utilisation d’histoires et de formules symboliques (équivalentes au "il était une fois" des contes pour enfants) à chacune des trois étapes permet au public de mettre provisoirement de côté son cynisme et de garder un esprit ouvert au message transmis [...] « Le Storytelling consiste à faire émerger au sein des organisations mêmes une ou plusieurs histoires à fort pouvoir de séduction et de conviction [...] Ces histoires, qui peuvent être réduites à des anecdotes ou étendues à des discours entiers, servent de vecteurs pour faire passer des messages plus complexes et qui sont transmis avec plus d’efficacité, selon le principe que pour parler à la tête, il faut souvent d’abord toucher le cœur [...] Autrement dit passer par l’émotion (le point faible des individus) pour atteindre la raison ». Il s'agit toujours de narcissisme, à un autre niveau. Citations issues de Wikipédia, article “Storytelling”.
       Ces techniques, transformées en recettes, avaient été expérimentées, analysées et développées par la rhétorique, au sens de l’art de persuader, depuis longtemps. Rien de bien nouveau donc, sinon le systématisme, voire l’abus.
[14]  Alain Refalo, instituteur qui refuse, à ces risques et périls, les dernières réformes dans l'enseignement primaire, met en exergue de son blog sur Internet cette citation de Bernanos dans « L'impertinence est un début » : Il faut beaucoup d'indisciplinés pour faire un peuple libre.
[15]  Au prix de redoutables contorsions : l’'une des principales défenses du bilan économique du pouvoir actuel est « La France fait mieux que les autres » (ou moins mal si quelqu'un est soudain pris d'une crise de modestie), défense pathétique utilisée par beaucoup de gouvernement, digne d'un gouvernement « vieux style », mais peu compatible avec le discours initial d’un pouvoir qui prétendait être celui du changement, y compris dans le langage, et de la rupture avec la médiocrité ou la frilosité...
[16]  La médiocrité de l'opposition actuelle, difficilement contestable, est accentuée par la course du pouvoir qui ne lui laisse pas de possibilité pour se déployer autrement qu'en réagissant aux initiatives gouvernementales, avec la complicité des médias (il faut vendre) qui ne parlent que rarement de politiques publiques alternatives et s'enlisent avec délices dans les problèmes de personnes, dont nous citoyens n'avons rien à faire.
[17]  La gauche, les intellectuels, une grande partie des journalistes italiens ont brocardés, discutés, attaqués sous tous les angles le Président du conseil Berlusconi, cela ne l’a pas empêché d’être réélu et de bénéficier jusqu’à récemment d’une forte cote de confiance. 

ø

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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