Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein • « Pour servir la Mémoire... »

ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

point

© Micheline Weinstein / 4 mai 2008

« Pour servir la Mémoire... »

suivi de

Max Arian

Société Anonyme

Les assez nombreuses personnes de mon entourage, en majorité non-juives, s’étant rendues au Mémorial de la Shoah, ont été surprises - pour ne pas dire heurtées - par l’interview qui passe en boucle de Simone Veil, où elle déclare que si elle n’a pas été sélectionnée c’est parce qu’elle était “jeune et belle”.

Voilà qui est très aimable pour ses camarades de convoi, assez particulier puisque les femmes n’ont pas été rasées. Voilà qui est très aimable également pour Milena Jesenska, Irène Nemirovski et autres personnalités de référence, mais d’abord et surtout pour toutes les femmes, chaque femme, assassinées, qu’elles aient ou non des cheveux magnifiques, qu’elles soient ou non “jeunes et belles”, qu’elles soient ou non supposées objets fantasmés de consommation sexuelle.

La plupart des plus de 860 femmes de ce convoi - n° 71, du 13 avril 1944 -, furent gazées. Étaient-elles toutes “trop moches” ? Seules 70 d’entre elles sont revenues.

Et surtout, cette appréciation égotiste contredit radicalement ce fait majeur, qu’il n’y avait justement, concernant chaque Juif au monde, enfant, femme, homme, de tous âges, jusqu’aux nourissons nés hors et dans les camps, pas de pré-selection pour, un à un, les  attraper et les entasser tous, sans distinction, dans les chambres à gaz.

Évidemment, les enfants d’Izieu, pour ne relever que ce convoi qui a obligé au Procès Barbie, comme tous les enfants, de tous les convois, n’étaient pas supposés être des objets fantasmés de consommation sexuelle... Il y eut quand même des exceptions, des utilisations sexuelles d’enfants - Marcel Stourdzé peut en témoigner -, mais pendant, ou après consommation, ces enfants-là étaient instantanément assassinés.

Note sur le mot « Mémoire » : le sous-intitulé du volume de la Chronique du Procès Barbie est d’une justesse exemplaire : « Pour servir la mémoire », tout court, sans collectivisation du concept.

Bien cordialement, M. W.  

ø

Note liminaire 

En 1992, l’association, dont l’objet est de permettre la circulation de documents relatifs à la psychanalyse pour la garder vivante, liée à l’histoire de la déportation « pour servir la mémoire... » publiait  la traduction en français de À la bonne adresse, de Bert Kok, “ ... ce magnifique Jeu d’(e Grands) Enfants, grâce auquel tant de jeunes vies furent sauvées [et qui] leur a coûté horriblement cher, à eux et à ceux qui s’étaient engagés dans le sauvetage des mômes.”

Ce récit pour tous, à partir de 11 ans environ, qui retrace parmi d’autres son histoire personnelle d’enfant caché par un groupe de jeunes, parfois très jeunes, non-juifs, s’étant spontanément constitué et mobilisé pendant la 2e Guerre Mondiale en dehors de toute institution idéologique, m’avait été passé par Max, un ami rencontré à Amsterdam quand nous avions 20 ans.

Que son action se déroule en Hollande ou ailleurs en Europe, n’aurait pas dû relever d’une attention particulière, puisque ce récit, unique en son style, a valeur d’exemple universel. L’ostracisme, quand il s’agit de la Shoah, de courage et de solidarité, s’apparenterait plutôt à de l’indécence. Et pourtant...

Ce récit, largement offert aux institutions et personnalités de référence n’a, publiquement, intéressé personne, ni les psychanalystes, pas un éditeur, encore moins les historiens, pas plus que les responsables politiques successifs de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur...

Comme toujours, la seule difficulté pour réaliser ce travail était le manque d’argent, et donc l’absence de relecture par un correcteur professionnel, et une reliure par un imprimeur professionnel. Quant à la diffusion, compte-tenu des tarifs, inutile de l’envisager autrement que par nos propres moyens.

En 2003, « À la bonne adresse » connut une seconde publication par l’Harmattan (Éditions à compte d’auteur bien connue), intégrée dans la deuxième partie d’un volume de quelques principales traductions psychanalytiques que j’avais faites, pour servir l’histoire du mouvement analytique, ses écueils, l’évolution de la théorie du vivant de Freud et après Freud, sous le titre :

Les traductions de ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON

Freud et Jung à Clark • 1909

La libido chez Freud et l’Éros chez Platon

De la formation analytique

À la bonne adresse 

Comme autrefois pour « Histoire de Louise », édité au Seuil (cf. infra), les textes d’analystes remarquables, élèves de Freud, n’ont, publiquement, intéressé personne (cf. supra). Quant à « À la bonne adresse », aucun écho. Pourtant, en 2003, la Hollande était l’invitée privilégiée du Salon du Livre : le récit, « À la bonne adresse », n’y a pas été présenté par l’Harmattan.

Par contre il semblerait que, pendant 16 ans, dans un domaine plus individuel, ce récit ait “inspiré” (!) ce qu’il faut bien appeler, et l’on voudra m’excuser l’expression peu élégante, des “pilleurs de troncs”.

Inexplicablement, en France et encore très récemment, certains milieux de la déportation, certaines personnalités écoutées, taclent et retaclent la Hollande au cours de cérémonies panthéonesques, de manifestations commémoratives publiques, ainsi que par de copieux articles à épisodes sur plusieurs mois dans des revues ou bulletins mensuels spécialisés.

Il est permis de se demander pourquoi.

Nous n’avons aucune réponse, ni aux blocus ni à l’ostracisme, plus précisément, s’il y en a une, nous ne souhaitons pas en prendre connaissance.

Une génération s’est écoulée depuis que ce “Petit livre” est paru en 1985 en Hollande, et fut traduit presque simultanément en Allemand. En voici donc la postface, par Max Arian, qui elle, n’a pas pris une ride, comme on dit.

Postface

Société Anonyme

...peut-être y aura-t-il un jour quelqu’un pour écrire ce petit livre sur les enfants Juifs en ce temps-là... Dr. J. Presser • Ondergang (Clandestinité)* 

Dans son ouvrage en deux volumes, Ondergang, J. Presser relate la déportation et l’assassinat de plus de 100 000 Juifs néerlandais par l’Occupant allemand pendant la Seconde Guerre Mondiale. S’il n’a pu consacrer que quelques pages à ces enfants, il estimait pourtant que leurs vies justifiaient tout un petit livre. Ce livre devrait être écrit par quelqu’un qui ne s’attacherait pas à faire de l’esbroufe en accumulant les détails chargés d’émotion, mais à retracer l’ordinaire, la simple vie de tous les jours.

Dans « À la bonne adresse », Bert Kok décrit un fragment de cette histoire et de cette quotidienneté. Il raconte comment 250, parmi les 4500 enfants juifs planqués aux Pays-Bas, furent sauvés. Ces enfants furent mis en sécurité dans des familles habitant les provinces du Limburg et de l’Overijssel, par un groupe de jeunes, hommes et femmes, nommé N.V. (Naamloze Vernootschap - Société Anonyme). À l’exception d’une fillette qui mourut de maladie, tous les enfants ont survécu à la guerre.

* J. Presser - Ondergang, Amsterdam, 1965 (épuisé). Traduit en anglais par A. Pomerans sous le titre Ashes in the Wind - The Destruction of Dutch Jewry, Souvenir Press, 1968 (épuisé).

J’étais l’un de ces 250 enfants. Vers la fin 1942, je n’avais pas encore trois ans et ne garde de cette époque que quelques vagues souvenirs. Début 1942, mon père avait été déporté par les Allemands au camp de Mauthausen**.

** En 1985, date de la parution de À la bonne adresse en Hollande, Max ignorait encore que son père avait été déporté et était mort à Auschwitz parce que Juif, non à Mauthausen comme politique. Il ne l’a appris que récemment.

Il avait osé lutter contre le NSB (National Socialistische Beweging - Parti Nazi Néerlandais), avec sa chasse aux Juifs. Entre temps ma mère avait également été arrêtée. On l’avait emmenée au Hollandse Schouwburg où les Allemands parquaient les Juifs avant de les déporter dans les camps de concentration 1. Elle parvint à faire passer un message en fraude, dans lequel elle demandait que son enfant soit mis en sûreté. Par chance, mon oncle connaissait monsieur de Bruin (dont le vrai nom était Joop Woortman), qui fit le nécessaire pour que je sois retiré de la crèche où l’on m’avait placé - et avec moi beaucoup d’autres. La crèche faisait face au Schouwburg. Je fus expédié par le train, dans le Limburg. C’est ainsi que je fis mon entrée dans une sympathique famille de Heerlen, et y vécu jusqu’à la fin de la guerre.

1 À l’origine, théâtre d’Amsterdam où, sous l’Occupation nazie, furent poussés et entassés les Juifs. Pour l’énorme majorité, ils furent déportés, non en camp de concentration, mais en camp d’extermination et assassinés. Rebaptisé pour l’occasion, en automne 1941, Joodsche Schouwburg - Théâtre aux Juifs.

Le contact avec mes parents d’adoption s’est solidement maintenu, même après la guerre, quand ma mère, qui avait survécu, me repris chez elle à Amsterdam. Dès lors, je passai presque toujours mes vacances à Heerlen avec eux.

Je me suis rendu compte fort tard que j’avais fait partie d’un groupe d’enfants sauvés d’une mort certaine. Ce qui n’allait pas de soi. Une organisation avait donc été nécessaire au départ pour réaliser ce sauvetage.

Comment se fait-il alors, qu’il ait fallu attendre 1982 pour que l’on parle enfin de la N.V. ?

C’est tout simple. Les membres du groupe s’étaient préservés contre toute manifestation de reconnaissance à leur égard. La guerre finie, ils étaient heureux d’avoir accompli leur tâche et ne désiraient pas qu’on leur en rende hommage. Ne s’étant jamais identifiés à des résistants, ils évaluaient leur aventure à l’aune d’une simple “aide humaine”.

Pourquoi s’étaient-ils tout spécialement occupés d’enfants ? Eh bien d’abord, parce qu’à cette époque, ils étaient eux-mêmes tellement jeunes qu’on leur prêtait à peine attention...

Les enfants sont l’avenir d’un peuple, telle était leur règle de conduite. Quand on manque de moyens pour sauver tout un peuple, essayons au moins de sauver les enfants.

D’autre part, il était beaucoup plus facile de trouver une planque aux petits qu’aux adultes ou aux familles entières.

En 1982, les membres encore en vie du groupe N.V. ont enfin accepté de recevoir une distinction de la part de l’État d’Israël. Ils ont cédé devant l’argument selon lequel, par cet hommage posthume, la mémoire de leurs camarades assassinés serait une garantie contre l’oubli.

De la diplomatie, un véritable art de la persuasion et tout une année, furent nécessaires pour les convaincre qu’il était important de publier le récit de leur travail pendant la guerre. Leur histoire montre, aujourd’hui encore, que personne n’est impuissant, ni ne doit renoncer ou assister passivement à l’oppression, la discrimination, la ségrégation, l’extermination que subissent les membres d’une minorité vivant à nos côtés. Point n’est besoin d’être né héros, pour s’opposer à de pareilles choses.

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, beaucoup de Néerlandais ont feint de ne rien voir ni savoir de la persécution et de la déportation des Juifs par les nazis. Par contre, il y en eut d’autres qui ont tenté tout ce qui était en leur pouvoir, tels ceux qui ont recueilli des enfants dans leur famille et, souvent, se sont mis à les aimer. De même, ceux qui ont contribué d’une façon ou d’une autre à sauver des vies humaines. Que n’y en eut-il davantage ? Tant de Juifs néerlandais n’auraient alors pas été voués à la mort.

Ce récit du sauvetage des enfants témoigne, si besoin en était encore, que les Juifs néerlandais ne se sont pas laissé déporter aux camps sans résistance. Bien au contraire, dans et alentour le Schouwburg d’Amsterdam, de multiples actions furent menées par les Juifs pour aider les leurs à ne pas se faire prendre. La crèche, située exactement en face du Shouwburg, devint le lieu de convergence où les enfants juifs étaient provisoirement planqués - au nez et à la barbe des soldats allemands. Et si tout cela fut possible, ce fut grâce aux jeunes femmes qui y travaillaient. Grâce également à Walter Süsskind, auquel les Allemands faisaient confiance alors qu’il ne cessait de leur jeter de la poudre aux yeux.

Avec Theo de Bruin et le groupe N.V., bien d’autres encore sauvèrent des enfants juifs. Ainsi le groupe de Piet Meerburg et le Utrechtse Kindercomite (Comité d’Utrecht pour les enfants). Ces groupes appelaient les enfants bruns, “typés”, que l’on envoyait dans le Limburg, “Ersatz de café”, et les blonds, ceux du nord, “Ersatz de thé”.

Avec d’autres, parmi ces enfants sauvés, nous avons poussé certains membres du groupe N.V. à écrire leur aventure, et ce fut presque contre le gré des auteurs que je publiai, en 1983, leur récit dans “De Groene Amsterdammer”. Un an plus tard, Eefje Smidt, présentatrice à la radio, bien connue en Hollande, qui avait été elle-même une enfant sauvée par la N.V., fit une émission radiophonique émouvante sur le travail du groupe.

Tout ce matériel a été mis à la disposition de Bert Kok, pour lui permettre d’écrire À la bonne adresse. De son côté, il a multiplié les entretiens et s’est rendu sur les divers lieux historiques.

Les noms de Hannah, Lowie, Ruth et ceux des autres enfants de ce livre sont des noms de fiction, mais ce qui leur est arrivé est arrivé réellement. Quant aux membres du groupe N.V., Bert Kok s’en est tenu aux faits. Théo de Bruin et sa femme Semmy, Gerard et Jaap Musch, Dick Groenewegen van Wijk, Annemarie van Verschuer, la famille Vermeer - le père, Wilhem, la mère, Truus, leurs enfants, Piet, Mieke, Truus et son fiancé Cor Grootendorst - Herman Flim de Nijverdal et Ben Fritz, Virrie Cohen, la directrice de la crèche, sont décrits tels qu’ils ont vécu et travaillé pendant la guerre. Tous les membres du groupe n’ont pu être mis en scène dans ce livre. Par exemple Koos Postuma, mort en mars 1945 lors d’un bombardement aérien, ou Ida Roose, plus tard épouse de Dick qui, ayant entendu parler des enfants à Nijverdal, était sur le champ partie à Brunssum apporter son aide, comme le firent également, au début, deux amies de Gerard, Rebekka et Joske, qui accompagnaient les enfants dans le Limburg.

Si les enfants ont à peu près bien passé la guerre, il n’en n’a pas été de même pour certains membres importants du groupe N.V.

Le 10 mai 1944, Dick fut soudain arrêté à Brunssum. Par chance, il avait réussi à faire disparaître du matériel compromettant. Cela ne lui épargna pas l’internement dans un camp de prisonniers de guerre en Allemagne. Il parvint à s’en évader. C’est sur le récit de son évasion que commence «À la bonne adresse ».

Le même jour que Dick, le 10 mai 1944, Gerard Musch fut arrêté à Amsterdam - sans que les deux arrestations aient de lien entre elles. Gerard est resté jusqu’à la fin de la guerre au camp de concentration d’Orianenburg, près de Berlin, où il a effroyablement souffert. Il est mort en 1979.

Le 8 septembre 1944, son frère Jaap Musch a réussi in-extremis à faire fuir les enfants avec lesquels il vivait dans une maison de vacances de Nijverdal. Lui-même, resté sur place, fut déporté par les Allemands au camp d’Ommen. Il s’est tu sous la torture. Il a été assassiné.

Le 19 juillet 1944, à Amsterdam, les Allemands ont fini par arrêter Theo de Bruin, qu’ils avaient recherché longtemps à cause de ses innombrables faits de résistance. On a espéré, le temps d’une illusion, que Walter Süsskind pourrait obtenir la libération de Theo. Mais Theo fut déporté en Allemagne et assassiné au camp de concentration de Bergen-Belsen.

Quant à Walter Süsskind, il avait toujours refusé de se planquer lui-même. Walter, sa femme et sa petite fille furent tués à Auschwitz.

Ce magnifique Jeu d’(e Grands) Enfants, grâce auquel tant de jeunes vies furent sauvées, leur a coûté horriblement cher, à eux et à ceux qui s’étaient engagés dans le sauvetage des mômes.

Que sont devenus les Hannah, Lowie, Ruth, dont les parents ne sont pas rentrés ? Peut-être y eut-il une polémique à leur sujet, comme ce fut le cas pour de nombreux enfants juifs adoptés. Auront-ils trouvé refuge dans un orphelinat juif ? Des membres de leur famille se seront-ils manifestés, qui auront séparé Lowie et Hannah de Ruth pour les envoyer en Israël ?

Les enfants auront-ils essayé d’oublier l’épouvantable temps de guerre et en auront-ils jamais parlé ? Mais aujourd’hui, quarante ans plus tard, leurs propres enfants sont adultes, et ces événements resurgissent-ils comme un monstrueux cauchemar, hors de l’entendement qui, il n’y a pas si longtemps encore, s’est inscrit dans la réalité ?

Et l’est toujours, pour les enfants dans ce monde.

Max Arian

Dick Groenewegen van Wijk est mort en juin 1985, peu après la parution de la première édition de ce livre.

 

 

ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire

© 1989 / 2008