© Pierre Givodan / Art Point France
Mardi 27 Février 2007
La Loi du silence
Nouvelle
Je ne sais si
quelqu’un lira ces pages. J’écris aujourd’hui du
Plateau, en pays étranger pour témoigner de l’accueil et de
la Loi du silence dont j’ai été jusqu’à ce
jour bénéficiaire. Évidemment je ne suis pas le seul. Des
milliers de gens, jeunes et moins jeunes ont jusqu’à ce jour
été cachés ici, au Chambon. Mais cela fait maintenant
quatre ans que je survis grâce à l’aide des uns et des autres.
Madame T. et son
mari, notamment, ont tout de suite accepté de me loger dans leur
pension. Je suis bien dans ce territoire huguenot, moi le juif, appelé
d’ailleurs dans leur code « Le Livre ». En effet je faisais
partie d’un groupe de quatre « Anciens Testaments » venus
d’Allemagne nazie. Quatre étudiants d’origine juive que le
réseau avait décidé de protéger, de sauver.
Les paysans du
coin ont tout de suite compris. Les « Anciens Testaments », ils
connaissent depuis le seizième siècle pour beaucoup, paraît-il.
Aujourd’hui,
un vent glacial souffle sur le plateau, mais dans ma chambre, bien au chaud, je
songe à ma famille. Je songe aux chiens, aux camions, aux bottes, aux
trains… Mais il y a madame T., son mari, le réseau 40.
Hier je les ai
entendus, en bas, chanter « La Cévenole ». La veille
quelqu'un leur avait raconté qu'une “descente” pouvait avoir
lieu le lendemain. La préfecture avait téléphoné du
Puy. Ici on sait se tenir. L'adversité, on connaît. Prêt
à être poussé devant le mur soit, mais en chantant «
La Cévenole ». Le cantique des huguenots. Je les aime bien
ceux-là, moi « Le Livre ».
Ils sont tous
“sourds”, “aveugles”. L'autre jour la gendarmerie est
passée à la pension. Ils cherchaient deux enfants juifs
“bien typés” qui se seraient réfugiés au
Plateau.
Si elle savait,
la gendarmerie, qu'il en vit des centaines, peut-être des milliers de
juifs dans la région, jusque dans la Drôme...
Mais les paysans
et les autres, le pasteur évidemment... n'ont rien dit. Sauver un juif,
c'est sauver un homme seul.
D'ailleurs ils
m'ont fourni des faux-papiers.
Monsieur T. m'a
confié l'autre jour, que l'aide venait de Suisse.
Mais aussi de
Suède et même des États-Unis. Un certain monsieur G.
transporte des sommes importantes sur lui jusqu'au Plateau. Pour nous, et les
plus jeunes. La règle est de sauver “les enfants” et les
autres si on peut.
Je comprends
qu'ils ne se disent pas non plus des “justes” ou des héros.
Ils font cela aussi un peu égoïstement sans doute. Car ils se
pensent sûrement un peu comme des juifs de la France, encore. Eux aussi,
après tout, ce sont des « Anciens Testaments ». Mais ce qui
m'épate, c'est leur humilité apparente et leur solidarité
réelle. Ici on a vu passer ceux de la débâcle, les
réfugiés et les enfants, beaucoup d'enfants, accueillis à
la ferme, même si à un certain âge ça mange beaucoup
“un petit Ancien Testament”.
Ici on se tait, même quand on est catholique*. Car on a tous un
ancêtre qui a dû fuir un jour par les montagnes ou se convertir de
force, pour ne pas avoir à errer pendant des années jusqu'au fin
fond de la Russie parfois.
Quatre
siècles de résistance spirituelle ça forge des
tempéraments. Ça oblige aussi. Ça rend fort pour finir.
Je les aime
vraiment, je crois, les gens de la “paroisse”, comme ils disent.
Ils sont simples, ils ne sont pas très riches. Mais ils savent ce que
c'est que d'être une minorité oubliée, reniée,
persécutée. Moi le juif, eux les protestants, nous les «
Anciens Testaments ». Et pourtant je ne crois pas. Non je n'ai pas la foi
en Dieu. Je ne devrais peut-être pas trop insister sur ce chapitre
d'ailleurs. Mais s'il n'y avait pas eu la guerre je pense parfois que je ne me
serais sûrement même pas senti autant “juif”. Mais
grâce à eux j'ai compris ce que cela voulait dire “une
mémoire”, “une histoire”.
J'ai fait des
études de Droit. Je devais être avocat où quelque chose
comme ça. Je ne sais pas si je survivrai. Mais voilà. Je veux
témoigner pour eux. C'est pourquoi avant de partir pour la Suisse dans
trois jours avec monsieur G. je vais enfouir ces pages dans une bouteille et la
mettre à la cave de la pension.
On ne sait
jamais, peut-être qu'un jour quelqu'un ouvrira la bouteille... Je vais
peut-être mourir dans quelques heures aussi, peut-être pas.
Monsieur G. m'assure que non. Il connaît des “chemins sûrs”.
Des routes empruntées depuis des siècles, m'a-t-il dit, à
travers les sommets. Enfin je veux bien le croire. Je m'y efforce. Et puis j'ai
confiance en la « Loi du Silence », moi « l'Ancien Testament ».
* Les catholiques ayant aussi dû connaître jadis des
conversions obligées pour des raisons de survie, “au pays”
notamment... certains ayant ainsi une double mémoire.
Fin
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ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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