Françoise 
  Dolto / Jean-Jacques Moscovitz
                                
                              © 
                                J.-J. M. / M. W. / ψ [Psi] 
                                   
                                  LE TEMPS DU NON
 ISSN 
                                0995 15 47 / 1995
 ISBN 2-9512542-7-X  
                                Dépot légal, avril 1999La 
                                
                              La psychanalyse nous enseigne qu’il n'y a ni bien ni mal pour l’inconscient
                              30 décembre 1987
                              Avant-propos 
                              
                              
                                Ce 30 décembre 1987, je déjeunais chez Françoise Dolto,comme presque tous les 
                                ans à la même époque. Elle 
                                se préparait à cet entretien enregistré 
                                avec Jean-Jacques Moscovitz, qui souhaitait recueillir 
                                les réflexions de F. D. au sujet du film 
                                « Shoah », de Claude Lanzmann.
 Françoise Dolto 
                                disait toujours la vérité, sa vérité 
                                subjective. Pas de double langage, pas de sophismes, 
                                pas de litotes.
 J’ai décrypté 
                                mot à mot cet entretien que m’avait confié 
                                Jean-Jacques Moscovitz en 1988, puis je l’ai mis 
                                en texte avec à loreille la voix, 
                                le style, les temps de silence, de scansions, 
                                de lun et de lautre. 
                                  Nous n’avons matériellement, financièrement, eu les moyens de le publier en édition-papier une première fois quen 
                                      1995*. Sept ans au 
                                      cours desquels, chez nombre d’analystes, des passions 
                                      flambèrent, jetées sans égard 
                                      dans les médias, attisées, féroces, 
                                      assassines. Nimporte qui pouvait faire dire 
                                      nimporte quoi, nimporte comment, à 
                                    nimporte qui**. 
                                      Beaucoup qui, à la suite de leurs enseignants, 
                                      avaient manifesté une certaine condescendance 
                                      envers Françoise Dolto, commencèrent 
                                    à se réclamer delle après 
                                      la mort de Lacan, en 1981, davantage encore après 
                                      sa mort à elle, en 1988, établissant 
                                      ainsi, sans gêne aucune, une mythique sinon 
                                      mystique appariade conceptuelle, Dolto - Lacan, 
                                      dont chaque analyste serait dipiennement 
                                      le ou la légataire. Or, aucun mixage théorique, 
                                      aucune adaptation pratique, aucun 
                                      mariage de leur pensée respective, ne sont 
                                      concevables. 
 
                                    Le titre de cet entretien                                    « La psychanalyse nous enseigne... », 
                                        est la première réplique de Françoise 
                                        Dolto à la question de Moscovitz, Comment 
                                        un psychanalyste se situe-t-il par rapport à 
                                    « Shoah » ? 
 
                                    Jajouterai, 
                                        comment un [ou une] psychanalyste se situe-t-il dans 
                                        le monde des humains, dans lhistoire de 
                                        la pensée, dans son temps ? Moscovitz, 
                                        de sa place, y a répondu - et Françoise 
                                        Dolto ne l’aurait pas contredit - quand, récemment, 
                                        il sest agi de lenfant. Ce fut à 
                                    loccasion, en 1999, de la sortie dun 
                                        film navrant, s’étayant de la Shoah pour 
                                        montrer que la vie est belle, qui décrocha 
                                        internationalement une kyrielle de prix. Moscovitz 
                                    écrivait dans le journal « Le Monde 
                                    », quil nest pas besoin 
                                          de sappuyer sur la Shoah, sur le projet 
                                          danéantissement des Juifs, pour raconter 
                                          ni pour montrer lamour dun père 
                                          pour son fils.
 En 1999, la psychanalyse 
                                        nous enseignait-elle toujours quil 
                                          y a ni bien ni mal pour linconscient 
                                        ?
 Lors de sa première publication, 
                                        en 1995, Jean-Jacques Moscovitz avait proposé 
                                    un débat public à partir de cet 
                                        entretien. Ce débat na jamais eu 
                                        lieu, ni hier, ni aujourd’hui.                              
                               
                                M. W . / mars 1999 / avr. 2001 / sept. 2005
                                  Notes
                                 * Cf. M. W., La nuit tombe aux environs de 
                                    16 H 30, nouvelle édition, Paris, sept. 
                                    1998.
                                    ** Note d’avril 2001 - Récemment encore 
                                        au sujet d’une polémique médiatique 
                                        assez obscène, dans « Libération 
                                    », destinée une fois de plus à 
                                    déconsidérer F. D.
                                    
 
                                                                
                                
                                  La psychanalyse nous enseigne qu’il n'y a ni bien ni mal pour l’inconscient
J.J. M. Le film de Claude Lanzmann est sorti en avril 
                                    1985. Comment un psychanalyste se situe-t-il 
                                    par rapport à « Shoah »?
                                  
                                 
                                
 
                                F. D. 
 
                                La psychanalyse 
                                nous enseigne quil ny a ni bien ni 
                                mal pour linconscient. Il y a des 
                                désirs qui sont à la fois persévérance 
                                de lindividu et à la fois de persévérance 
                                de sa nécessité, comment dire, grégaire. 
                                Il a besoin des autres. Nous nous apercevons que 
                                linconscient qua étudié 
                                Freud, cest linconscient individuel. 
                                Si bien que ça ne nous prépare pas 
                                du tout à quelque chose qui est dun 
                                ordre où les sujets sont pris dans les 
                                mailles du collectif. Et dailleurs ça 
                                se voit dans « Shoah » que 
                                ces gens sont effarés de ce quils 
                                ont été eux-mêmes, parce quils 
                                en parlent maintenant. Mais en même temps, 
                                la plupart nont pas le sens de la responsabilité 
                                de ce quils ont fait.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Tu veux dire, dun côté comme 
                                  de lautre, les témoins, les polonais, 
                                  les nazis, les bourreaux comme les victimes 
                                  ?
                                
                                  F. D. 
                                  Alors là, les victimes, on ne peut pas 
                                  en parler. Les familles des victimes, cest 
                                  ceux qui ne sont pas les victimés, cest 
                                  ceux-là qui souffrent le plus de ne pas 
                                  avoir pu aider leurs latéraux ou leurs 
                                  ascendants. Parce que, justement, cest 
                                  ce côté dentraide - son frère 
                                  cest une partie de soi, sa mère, 
                                  son père, cest une partie de soi. 
                                  Même si dans la libido individuelle on 
                                  sentredéchire, dès que cest 
                                  en public, le groupe se reforme quand cest 
                                  un groupe de type familial. Nous nous apercevons 
                                  de ça en psychanalyse aussi. Cette solidarité 
                                  dans les épreuves de la perversion, de 
                                  la pulsion, de la toxicomanie par exemple. On 
                                  saperçoit à quel point les 
                                  gens sont solidaires les uns des autres, même 
                                  ceux qui ne sont quaccidentellement les 
                                  témoins, parce quils vivent huit 
                                  jours dans leur famille où il y a un 
                                  type comme ça. Tout le monde est envahi 
                                  par lépreuve de deshumanisation 
                                  dans laquelle vit un grand névrosé 
                                  ou un psychotique. Mais ça, cest 
                                  ce qui se passe dans les familles des Juifs 
                                  qui ont eu des leurs qui ont été 
                                  des victimes. Cest un sentiment de culpabilité 
                                  quils ont tous.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Le langage se transmet par les parents, le fait 
                                  de parler....
                                F. 
                                  D. 
                                  Pas seulement, par les latéraux aussi, 
                                  par les lettres, par les témoins.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Oui, mais quand lapparentement au langage 
                                  ne se fait pas par les parents et si les parents 
                                  eux-mêmes, de la génération 
                                  qui a été témoin ou victime 
                                  de cette affaire-là, se trouvent avoir 
                                  un trou dans la pensée, ne pas pouvoir 
                                  parler, des enfants, lapparentement, comment 
                                  se fait-il, comment passe-t-il ?
                                
                                  F. D. 
                                  Il se fait sûrement, mais de façon 
                                  traumatique. De façon traumatique, si 
                                  on nen parle pas.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Cest là où la notion dinconscient 
                                  intervient...
                                
                                  F. D. 
                                  Plutôt où se manifeste ce que la 
                                  psychanalyse a découvert. Cest 
                                  ce qui, de linconscient, nest pas 
                                  parlé, nest pas symbolisé, 
                                  qui se communique de façon traumatique.
                                 
                                J-J. 
                                  M. 
                                  Il y a un an et demi, tu mavais dit que 
                                  le film, tu étais allée le voir 
                                  toute seule.
                                
                                  F. D. 
                                  Oui, jy suis allée seule. Le cinéma, 
                                  jaime y aller seule parce que ça 
                                  ne sert à rien dêtre à 
                                  côté de quelquun puisquon 
                                  ne peut pas se parler. Si cest pour ne 
                                  pas parler, cest mieux quil ny 
                                  ait personne.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Le cinéma, cest un lieu de collectivité...
                                
                                  F. D. 
                                  Oui, de collectivité. Mais pas damitié 
                                  avec quelquun quon connaît. 
                                  Il ny pas lieu dy aller avec quelquun 
                                  quon connaît. Cest tout à 
                                  fait inutile.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Tu mavais dit une chose qui mavait 
                                  parue importante. Que le statut de la mort avait 
                                  changé, que ça expliquait que 
                                  les suicides denfants et dadolescents 
                                  étaient plus fréquents...
                                
                                  F. D. 
                                  Oui. Dailleurs le fait même que 
                                  lon parle deuthanasie, quon 
                                  justifie, quon justicie, lavortement, 
                                  quon légalise lavortement, 
                                  on le dit, on dit ce mot-là, alors quon 
                                  devrait dire quon dépénalise, 
                                  on devrait dire dépénaliser laide 
                                  à une mère qui veut avorter. Légaliser 
                                  lavortement, cest incroyable quune 
                                  société puisse dire ce mot-là. 
                                  Avec ce mot-là, ça devient la 
                                  loi, que la vie, cest avec le conscient 
                                  quon la régit. Alors que la vie 
                                  est sourcée dans linconscient et 
                                  nest pas régissable par le conscient. 
                                  Il ne faut pas la régir. Dans régir, 
                                  il y a le mot roi. Le roi lui-même, sil 
                                  vit, sil survit, cest par son inconscient. 
                                  Et tout ce qui peut jaspiner et ordonner et 
                                  déclarer, cest par le conscient, 
                                  et encore par une partie tout à fait, 
                                  enfin, obscène, obscène dans le 
                                  sens très lourd du terme. Le conscient 
                                  règle les questions des comportements 
                                  dapparence, les corps de mammifères 
                                  debout que nous sommes et qui circulent les 
                                  uns avec les autres. Pour quil y ait une 
                                  relative harmonie, on établit des lois 
                                  et, soi-disant, si on nest pas dans ces 
                                  lois, alors on est fautif. Ce nest pas 
                                  vrai pour ce qui concerne le surgissement de 
                                  la vie et cest très souvent du 
                                  fait quon est hors ces lois-là, 
                                  quon est au contraire au service de la 
                                  vie dans l e vrai sens, procréatif et 
                                  créatif du terme, de la vie charnelle 
                                  et de la vie symbolique. Alors ceci trouble 
                                  complètement les idées. Enfin, 
                                  trouble... rend linconscient aussi valable, 
                                  sinon plus, à respecter que le conscient. 
                                  Le conscient, pour moi, est à dévaloriser 
                                  par rapport à des forces profondes qui 
                                  échappent au bien et au mal, au savoir 
                                  que la vie serait le bien et la mort le mal. 
                                  Au bien et au mal de cela, de la vie et de la 
                                  mort. Qui peut décider pour un autre 
                                  du bien ou du mal de sa survie ?
                                
                                  J-J. M. 
                                  Alors, le traumatisme, tu le verrais comment 
                                  ?
                                
                                  F. D. 
                                  Ça néchappe pas... Reste 
                                  le problème de la cruauté du martyre. 
                                  Sil y avait la mort immédiate, 
                                  comme ça, par..., le rayon laser immédiat, 
                                  le terme même de génocide disparaîtrait. 
                                  Ce qui est insupportable dans Shoah cest 
                                  de voir comment la haine pour les Juifs a été 
                                  orchestrée, et ce mépris, et cette 
                                  disparition par mépris de lêtre 
                                  humain, en voulant lhumilier et lui faire 
                                  perdre sa dignité humaine. Alors que 
                                  faire mourir un ennemi, ce nest pas dénier 
                                  sa dignité humaine, cest même 
                                  parfois la reconnaître. Si faire mourir 
                                  sans avilir et sans faire souffrir et sans déshumaniser 
                                  le supplicié par rapport à son 
                                  narcissisme... Cest ça que ça 
                                  pose comme problème, ça pose le 
                                  problème de la cruauté et du mépris, 
                                  de la... dévalorisation dun être 
                                  humain traité comme un déchet. 
                                  Cest tout à fait un autre problème 
                                  que celui de la mort et de la vie dun 
                                  individu. Et encore un problème différent, 
                                  est la mise à exécution dun 
                                  génocide.
                                
                                  J-J. M. 
                                  La mort nexiste pas dans linconscient, 
                                  mais quand même, la mort fait limite au 
                                  désir.
                                
                                  F. D. 
                                  Je nen sais rien ! Fait limite au désir 
                                  tel que nous le connaissons consciemment. Notre 
                                  désir conscient na de dynamique 
                                  que du fait de sa source inconsciente. Cest 
                                  à un certain niveau quil devient 
                                  conscient et peut alors subir un glissement 
                                  de sens. Cest ce qui se passe dans les 
                                  névroses, cest plus fort 
                                  que moi, je ne sais pas pourquoi. 
                                  La dépendance toxicomaniaque, je ne sait 
                                  pas pourquoi, je ne peut pas lempêcher. 
                                  Et tel que témoigné dans « 
                                  Shoah », cette dépendance 
                                  à la cruauté déstructurante 
                                  et méprisante et avilissante de lautre, 
                                  cest la dépendance à un 
                                  surmoi extraordinairement fort. On voit comment 
                                  ça sest enraciné dans une 
                                  terreur sacrée. Terreur de son père 
                                  sadique du petit enfant, à lépoque 
                                  prégénitale, homosexuelle, en 
                                  tous cas passive quant aux pulsions alors en 
                                  jeu, les pulsions actives étant toutes 
                                  projetées dans la personne déifiée 
                                  du père. Les garçons allemands 
                                  ont grandi en étant habilités 
                                  à croire quune race - les Juifs 
                                  - du fait de sa convivialité entre eux, 
                                  saurait mieux se défendre contre les 
                                  difficultés économiques, et que 
                                  cette race serait lennemi. Ils ont trouvé 
                                  un bouc-émissaire, une race censée 
                                  sentraider mieux queux. Eux-mêmes, 
                                  avec léducation quils avaient 
                                  reçue, ne sentraidaient pas, ils 
                                  ne pouvaient quêtre des moutons 
                                  obéissants qui, passivement, utilisaient 
                                  leur force passive à créer une 
                                  masse monolithique soumise au chef.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Mais est-ce cela, le collectif ?
                                
                                  F. D. 
                                  La psychanalyse ne nous y prépare pas 
                                  ! Quest-ce que tu veux, on ne peut pas 
                                  prendre laltitude avec un thermomètre 
                                  ! On approche de laltitude avec un thermomètre 
                                  quand on sait quà partir dun 
                                  certain niveau il ne peut pas y avoir moins 
                                  ou plus... mais ce nest pas linstrument 
                                  adéquat. Linconscient dun 
                                  individu est touché et parfois reste 
                                  marqué par les effets du collectif sur 
                                  lui, mais on ne peut pas appréhender 
                                  avec finesse ce qui se passe pour un individu, 
                                  mammifère, avec trente autour de lui 
                                  auxquels il est fusionné, même 
                                  dix autour de lui, qui refont une famille artificielle 
                                  comme quand il était petit. Le groupe, 
                                  parfois même un seul, peut jouer le rôle 
                                  de mère porteuse ou jouer le rôle 
                                  de père, cest-à-dire de 
                                  leader, et qui de ce fait supporte le transfert 
                                  du père quil y a dans chacun de 
                                  ces petits séparés et qui le voit 
                                  dans un du groupe. Cest ainsi quun 
                                  individu apparemment autonome peut, pris dans 
                                  un collectif humain artificiel, momentané, 
                                  ou organisé et durable, se comporter 
                                  en objet partiel du groupe maternant ou en enfant 
                                  subjugué par ladulte.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Depuis le film « Shoah », 
                                  on ne se pose plus tellement la question de 
                                  savoir pourquoi... Là il y a un suspens... 
                                  Ce que le film lui-même montre, cest 
                                  quelque chose que, jusqualors, on navait 
                                  pas encore imaginé, en tout cas que je 
                                  navais pas pu imaginer, cétait 
                                  lexistence... hallucinée de la 
                                  mort... Et que la trans-mission que fait cette 
                                  chose-là, pour beaucoup ça a été 
                                  un traumatisme...
                                
                                  F. D. 
                                  Cétait un cheminement vers la mort, 
                                  et pas seulement vers la mort du corps. Cest 
                                  ça qui est très important. Cest 
                                  la mort de la dignité humaine...
                                
                                  J-J. M. 
                                  La mort de la mort...
                                
                                  F. D. 
                                  Non... la mort du... la mort du narcissisme, 
                                  qui nous permet de vivre. Dans Shoah, il y a 
                                  ceux qui arrivent à Treblinka, je crois, 
                                  dans un pullman jusquà la fin, 
                                  ceux-là je trouve que ce nest pas 
                                  la même chose que ceux qui ont été 
                                  affamés, battus, soumis au travail forcé 
                                  et finalement... dans la chambre à gaz. 
                                  Ce sont les prolégomènes suppliciants 
                                  qui sont dramatiques. On ne comprend pas que 
                                  des gens quon peut rencontrer, tranquilles, 
                                  depuis lors, aient prêté la main 
                                  à ça. Imagine une foule irresponsable 
                                  qui défile, qui est contente, qui braille 
                                  et puis qui tomberait dans un précipice, 
                                  tout le monde serait mort, ça ne serait 
                                  pas du tout la même chose, ça ne 
                                  serait que de la mort. La mort a quelque chose 
                                  qui fait taire tout. Après tout il faut 
                                  bien mourir, alors ceux-là sont morts 
                                  comme ça... Mais cest lavilissement 
                                  et le mépris qui montrent à quel 
                                  point des gens que lon croyait civilisés, 
                                  les Allemands, que nous pouvons croire comme 
                                  nous qui croyons être civilisés, 
                                  eh bien, ça tient à rien. Cest 
                                  cela qui ressort de Shoah, qui fait choc, révélation 
                                  de notre saloperie à tous, aux plus policés 
                                  et humains dapparence.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Est-ce que la fiabilité, dans lhumain, 
                                  depuis ça, sest altérée 
                                  ?
                                
                                  F. D. 
                                  Voilà. Y compris la fiabilité 
                                  en soi-même, tout simplement. Cest 
                                  pour ça que je comprends très 
                                  bien, je comprends quon ne veuille pas 
                                  le dire aux enfants, quon ne veuille pas 
                                  le dire aux générations daprès. 
                                  Parce que dire ça, cest ôter 
                                  en chacun la confiance en lui-même.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Il y a une horreur en soi...
                                
                                  F. D. 
                                  Une horreur en soi, dont nous sommes capables, 
                                  chacun. Je pense que cest leffet 
                                  que peut produire un film comme ça sur 
                                  certains jeunes de huit à dix-huit ans, 
                                  les rendre nihilistes à la façon 
                                  romanesque des Russes avant la Révolution. 
                                  Oui je suis un salaud, je suis... Une façon, 
                                  déviée, de vivre masochiste, cest-à-dire 
                                  pervers. Vous ny croyiez pas ? Voilà 
                                  des témoins. Ça prouve que tout 
                                  homme croisé dans la rue peut être 
                                  un salaud, tu es un salaud, je suis un salaud, 
                                  ton père est un salaud ou peut lêtre 
                                  dune seconde à lautre. La 
                                  preuve, tel fils, son père officier, 
                                  des médailles, son pays très fier 
                                  de lui... Et voilà ce quil faisait. 
                                  Avant de rentrer dîner.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Est-ce que ça naltère pas 
                                  la fonction paternelle...
                                
                                  F. D. 
                                  La fonction filiale, la fonction paternelle, 
                                  y compris la fonction génitrice de la 
                                  mère, toutes les fonctions ! Je crois 
                                  que ça ébranle complètement 
                                  de voir un film comme ça. La foi dans 
                                  lêtre humain et dans toute société 
                                  humaine. Ça ébranle complètement 
                                  chez celui qui le voit, la superbe humaine... 
                                  Ça démoralise...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Ça démoralise. Mais est-ce que 
                                  ça ne pose pas la question de lantisémitisme 
                                  ?
                                
                                  F. D. 
                                  Ça la pose, bien sûr... Ça 
                                  pose la question du racisme...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Du racisme en acte, pas du racisme intellectuel...
                                
                                  F. D. 
                                  Oui, cest ça, du racisme en acte 
                                  et qui est animal. Qui est montré comme 
                                  fatal. Les fourmis rouges contre les fourmis 
                                  vertes, cest quelque chose danimal. 
                                  Qui, du fait de laccès au langage, 
                                  cest à dire à un code de 
                                  communication symbolique de la pensée, 
                                  devrait être surmonté par les humains.
                                J-J. 
                                  M. 
                                  Devrait ?
                                
                                  F. D. 
                                  Devrait. Alors que le langage, que la parole, 
                                  que tous ces êtres étaient des 
                                  gens qui savaient parler, qui pouvaient parler, 
                                  et quils en aient été réduits 
                                  à... cest quelque chose qui fait 
                                  mentir tous les espoirs quun être 
                                  humain peut avoir dans lhumanité. 
                                  Je pense que cela peut développer le 
                                  cynisme, justifier légoïsme, 
                                  la lâcheté, le refuge dans lindividualisme. 
                                  Se méfier des causes collectives.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Il me semble que Lanzmann a raccommodé 
                                  la parole...
                                
                                  F. D. 
                                  Oui, il a raccommodé la parole si tu 
                                  veux, mais ce qui, moi, ma frappée 
                                  dans le film, ce nest pas les paroles, 
                                  cest les visages qui arrivaient progressivement, 
                                  dinterrogations répé-tées 
                                  en interrogations répétées 
                                  de Lanzmann, à retrouver un vécu 
                                  passé, complètement dépassé 
                                  par eux et que tout dun coup, ils revivaient 
                                  là, imaginairement réactualisé 
                                  en leur mémoire, face à un descendant 
                                  qui leur parlait, qui voulait savoir, comprendre 
                                  cette horreur qui les réunissait. Sauf 
                                  un ou deux nazis, imperméables à 
                                  lignominie de leur revécu, qui 
                                  se sont défendus : Jai 
                                  obéi, comme Barbie sest 
                                  défendu, de la même façon. 
                                  Jai obéi. Jétais 
                                  en service commandé. Jai obéi, 
                                  papa mavait dit, papa cest un monsieur 
                                  très bien, alors tant pis ! 
                                  Tout en sentant que ce nétait pas 
                                  très bien, mais comme papa 
                                  lavait dit, javais donc 
                                  raison. Les nazis, qui ont préféré 
                                  papa, qui ont mis Hitler en place de Père 
                                  idéalisé.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Et les paysans polonais ?
                                
                                  F. D. 
                                  Les voisins, les patelins voisins...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Ils étaient là, ils détournaient 
                                  le regard, ils étaient parfaitement au 
                                  courant de ce qui se passait. Pourquoi ne sont-ils 
                                  pas entrés dans la résistance 
                                  ?
                                
                                  F. D. 
                                  Parce que, certainement, ils ne se représentaient 
                                  pas ce qui se passait, je ne crois pas quils 
                                  avaient une représentation de la cruauté. 
                                  Pour eux, les Juifs, on les fait travailler, 
                                  puis on les fait mourir. Cest une espèce 
                                  de bétail qui gambade et puis un jour 
                                  on labat.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Il y a eu dautres films, mais « 
                                  Shoah » a ceci de particulier, indépendamment 
                                  de la durée, de la texture, il y a un 
                                  montage...
                                
                                  F. D. 
                                  Pour montrer que cest logique, cest 
                                  ça qui est extraordinaire. Cest 
                                  un long processus qui prouve que cétait 
                                  logique, donc cest humain quand cest 
                                  logique, bien que ça soit épouvantable. 
                                  Et cest ça qui est décourageant 
                                  à montrer à des jeunes. Je crois 
                                  que quand on est adulte, on peut le supporter, 
                                  mais en même temps quon la 
                                  supporté, on se dit mais... cest 
                                  trop...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Mes enfants sont allés voir « 
                                  Shoah ». Toi par exemple, est-ce 
                                  que tu dirais à des enfants, des adolescents 
                                  de quinze ans... ?
                                
                                  F. D. 
                                  Des enfants, non. Quinze ans, oui, ça 
                                  dépend quels quinze ans. Dix-neuf ans, 
                                  oui, parce que cest un tournant tout de 
                                  même après dix-huit ans. Avant 
                                  on a encore besoin de croire quil y a 
                                  des grandes personnes, des gens qui ont une 
                                  certaine sagesse et qui sont porteurs de grade. 
                                  Cest très difficile à des 
                                  jeunes dadmettre que des porteurs de grade 
                                  sont plus animaux que... plus irresponsables 
                                  que le sous-off du coin qui a bu un verre de 
                                  trop. De voir des gens être mus uniquement 
                                  par des pulsions inconscientes, des gens qui 
                                  sont à un niveau culturel... musiciens, 
                                  cultivés, intellectuels, laisser un primate 
                                  agir sur un frère humain qui était 
                                  sur les mêmes bancs scolaires queux 
                                  ou qui aurait pu lêtre et quils 
                                  ne reconnaissent plus. Cest tout dun 
                                  coup cette méconnaissance que, dans un 
                                  être humain qui a un visage et une apparence 
                                  humaine, eh bien non, le nazi ny voyait 
                                  quune tripe ignoble.
                                
                                  J-J. M.
                                  Il y a de ça, cest vrai... Mais 
                                  pour les adolescents, tout ce qui est dit sur 
                                  le nazisme, toutes ces croix gammées, 
                                  plein de films, plus ou moins pornos dailleurs, 
                                  la jouissance, ce film-là lenlève...
                                
                                  F. D. 
                                  Oui, parce quil montre le nazisme obéissant 
                                  proprement aux principes de lintelligence 
                                  logique. Cest une intelligence qui va 
                                  au bout de sa logique.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Limaginaire est asséché, 
                                  il ny a plus dimaginaire, il ny 
                                  en a plus eu pour les nazis... Cette dimension 
                                  de lhorreur logique, a-t-elle à 
                                  voir avec le symbolique ?
                                
                                  F. D. 
                                  Moi, je crois que ça a à voir 
                                  avec le symbolique qui est prêté 
                                  à une seule personne, celle qui commande 
                                  et qui, elle, assume. Et puisquil y en 
                                  a un qui assume, moi, je suis un exécutant. 
                                  Cest une espèce de déformation 
                                  de Dieu, vu dans un être humain.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Dieu ! Ils se considèrent comme le peuple 
                                  élu ?
                                
                                  F. D. 
                                  Non, se considérer comme lexécutant 
                                  dun qui sait. Et comme il sait, je nai 
                                  quà obéir parce que, lui, 
                                  il sait. Et il ne peut que mon bien, puisquil 
                                  sait. Lofficier supérieur, il sait.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Les officiers supérieurs, Hitler, Himmler, 
                                  Heydrich...
                                
                                  F. D. 
                                  La Source de la Vérité, cétait 
                                  eux qui la détenaient.
                                
                                  J-J. M. 
                                  Par rapport à Eichmann, il est mort en 
                                  disant Javais, raison. Javais 
                                  raison car si je navais pas obéi 
                                  aux ordres, qui maurait donné lordre 
                                  de ne pas obéir aux ordres ? 
                                  Dieu....
                                
                                  F. D. 
                                  On doit entendre Dieu dans la parole de lautre. 
                                  Pas en soi. Chacun na pas Dieu en lui. 
                                  Cest celui qui commande qui a Dieu en 
                                  lui, il est plus que le médiateur de 
                                  Dieu, il est Dieu...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Qui obéit à quoi ?
                                
                                  F. D. 
                                  Il a obéissance à Dieu, il a son 
                                  ordre, il est dans son ordre dêtre 
                                  un obéissant à Dieu, Dieu qui 
                                  momentanément...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Et le Père ?
                                
                                  F. D. 
                                  Jai eu une altercation avec un rabbin 
                                  une fois au Centre Rachi. Il disait : le 
                                  père cest celui qui représente 
                                  Dieu dans la famille, ce que dit le père, 
                                  il a raison. Cest complètement 
                                  pervers ! Cétait à propos 
                                  des enfants séparés par le divorce...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Ce nest pas le Père de la Loi, 
                                  cest...
                                
                                  F. D. 
                                  Cest le juge qui doit décider et 
                                  non pas le géniteur-père ni la 
                                  génitrice-mère. Cest le 
                                  juge qui est informé de ce que peuvent 
                                  dire le père, la mère, les témoins. 
                                  Nous savons que la justice humaine nest 
                                  jamais juste mais sil y a une chance quelle 
                                  soit moins injuste, cest que ça 
                                  ne soit pas le père qui prenne la décision. 
                                  Après, il na pas voulu me dire 
                                  au revoir... 
                                
                                  J-J. M. 
                                  Par rapport à la première phrase 
                                  du film, Laction commence de nos jours 
                                  à Chelmno-sur-Ner, Pologne. Lanzmann 
                                  va en Israël rencontrer lenfant-chanteur, 
                                  il va avec lui à Chelmno, sur les lieux-mêmes... 
                                  Cest vrai que laction commence de 
                                  nos jours, cest vrai que jai choisi 
                                  dêtre analyste par rapport à 
                                  ça...
                                
                                  F. D. 
                                  Par rapport à quoi ?
                                
                                  J-J. M 
                                  Par rapport à ces événements, 
                                  par rapport à mon grand-père... 
                                  Mes parents ne pouvaient pas mexpliquer, 
                                  il ne savaient pas mexpliquer... Je leur 
                                  demandais Pourquoi mes grand-parents 
                                  sont-ils partis...  Mon père 
                                  me disait, Jai suivi le train 
                                  en vélo, jusquà ce que je 
                                  naie plus vu le train...  Il 
                                  sest engagé dans les F.F.I. Il 
                                  a fait la guerre. Il na pas compris. Il 
                                  ne pouvait pas expliquer pourquoi... 
                                
                                  F. D. 
                                  Il a suivi le train où il y avait qui 
                                  ?
                                
                                  J-J. M. 
                                  Il y avait ses parents. Ses parents avaient 
                                  été convoqués dans un cinéma... 
                                  On les a embarqués en fiacre jusquà 
                                  la gare, avec quelques autres. Ils croyaient 
                                  quon allait les protéger. Ils étaient 
                                  apatrides... (...) Ces corps perdus sont vraiment 
                                  perdus.
                                
                                  F. D. 
                                  Moi, je ne pense pas...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Moi, je pense que cest ceux qui restent. 
                                  Je le sens comme une amputation....
                                
                                  F. D. 
                                  Tu le sens, oui cest ça...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Quelque chose qui a amputé la parole 
                                  elle-même...
                                
                                  F. D. 
                                  Oui, si on nen avait pas parlé, 
                                  si on navait pas parlé de la shoah. 
                                  Dans « Shoah », ce ne sont 
                                  pas les images qui comptent. Je nai au 
                                  contraire que des souvenirs de statique. Des 
                                  paroles et des paroles sur plan de thorax et 
                                  de visages, des interrogatoires sans passion, 
                                  étranges, des voix blanches qui disent 
                                  des choses terribles. Le film ne me laisse aucun 
                                  souvenir en tant que film, sauf les rails, un 
                                  train, lhiver. Ce quil me laisse, 
                                  cest le témoignage.
                                
                                  J-J. M. 
                                  En 1986, des jeunes ont pris la parole en disant 
                                  Plus jamais ça, 
                                  pensant que le slogan venait de mai 68.
                                
                                  F. D. 
                                  Moi, je croyais que cétait né 
                                  à Verdun. Cest pendant la guerre 
                                  de 14 que je lai entendu, petite fille. 
                                  Chaque fois que lon suivait le service 
                                  denterrement dun soldat tué 
                                  à la guerre, il y avait quelquun 
                                  pour le dire tout haut devant le cercueil : 
                                  Il est mort pour quil ny 
                                  ait plus jamais ça. Alors, 
                                  tu vois, on avait déjà vécu 
                                  ça dans la génération dont 
                                  je fais partie. Plus jamais ça, 
                                  cétait une connerie puisque ça 
                                  a recommencé pire, ça a recommencé 
                                  pire, vingt ans après. Parce que les 
                                  humains sont des êtres pervers, cest 
                                  terrible. Alors on se sent un être pervers 
                                  parce quon en est un, dêtre 
                                  humain. Et on sent que ces gens sont comme nous. 
                                  Avant lholocauste, la shoah, on pouvait 
                                  croire que cétaient des salauds 
                                  épouvantables, des bourreaux, des sadiques... 
                                  comme on voit des masques épouvantables. 
                                  Pas du tout, cest monsieur-tout-le-monde, 
                                  pépère, qui sort sa pipe, qui... 
                                  Alors, tu comprends, ça ôte complètement... 
                                  presque... ça peut ôter... à 
                                  quoi bon, quoique je fasse, je ne suis quun 
                                  salaud et je le resterai, alors tant pis, tuons 
                                  les vieilles dames, bouffons, dansons...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Est-ce que ça décrédite 
                                  la parole ?
                                
                                  F. D. 
                                  Oui, ça décrédite la parole 
                                  qui nest pas complètement fusionnelle...
                                
                                  J-J. M. 
                                  Alors est-ce quon doit être complètement 
                                  désespéré ou...
                                
                                  F. D. 
                                  Je ne sais pas. On espère toujours quil 
                                  y en aura un qui saura sen servir, de 
                                  son intelligence... et agir selon son dire. 
                                  
                                   
                                .