Trois
textes
Gil Jouanard
Ce
qu’on appelle aujourd’hui « la
culture »
Ce qu’on appelle aujourd’hui
« la culture », et qui autrefois
était désigné sous l’appellation
générique de « beaux
arts et belles lettres » ne se trouve
qu’incidemment, et inopportunément,
associé tantôt à la notion
de « loisir », tantôt
à celle d’« éducation »
(au sens pédagogique, et même scolaire,
du terme).
S’agissant en effet de l’acte
de créer un objet, une forme, une source
d’émotion, une idée neuve
ou dérangeante, et de celui qui consiste
à le recevoir, à le faire sien,
à s’en trouver modifié radicalement,
il s’agit là d’une aventure,
spirituelle et intellectuelle, mais aussi sensorielle
et affective, d’un bouleversement, d’une
révolution qui ne laissera indemne que
celui ou celle qui n’y sera ni sensible
ni réceptif, ni disposé ou apte
(car révulsé ou paniqué à
l’idée du moindre changement).
La culture donc ne désigne pas un
catalogue de concerts, de récitals, d’expositions,
de publications, de spectacles, contrairement
à ce que l’on croit, mais une combinaison
d’émotions fortes, de sensations
inédites ou inattendues, de sentiments
inhabituels (ou simplement portés à
leur degré d’incandescence).
Lorsque Montaigne écrit que « nature
sans culture n’est que ruine de l’âme »),
il veut signifier que la nature est sans âme,
c’est-à-dire dépourvue de
sentiments et d’intentions et peut-être
même sans raison d’être,
si elle n’est pas instillée de ces
substances, les unes volatiles, les autres fluides,
toutes non disciplinables et malaisément
nommables ou même perceptibles, qui ont
l’aptitude soit de nourrir soit de faire
dévier le cours naturel des flux sanguins
et humoraux.
La culture, sortie de son carcan institutionnel
et socio-instrumental,
est plus un processus libertaire mais exigeant
(intransigeant même pour celui qu’il
vient prendre à partie), où l’être tout entier se voit,
et se sent, impliqué (autrefois, on aurait
écrit : « transcendé »).
C’est une aventure, mais personnelle,
individuelle, autant dire solitaire, régie
par des lois strictement anarchiques (car
non maîtrisables au non de « La
Loi », quelle qu’elle puisse
être, et de son épigone, la « Règle
sociale »). La culture n’est
ni socialisable ni réductible à
des canons et à des modes d’emploi.
Elle est un état de perpétuelle
et permanente invention (au sens où on
parlait naguère encore de « révolution
permanente »). Un acte d’émancipation
personnel, individuel, qui ne saurait se contenter
de concerner le seul « temps libre »,
les « heures de loisir » ;
car il implique une mobilisation de tout l’être,
et de tous les instants vécus par le dit
« être », par l’individu
lancé dans une navigation à l’estime,
que celle-ci aille à la dérive,
livrée aux soins versatiles du hasard,
ou soit contrôlée par la puissance
de l’esprit.
Le ministère de la culture se devrait
d’être non pas l’instance vouée
au catalogage raisonné et sectoriel du
patrimoine, vivant ou maintenu en état
de conservation fragile,
ni le soutien condescendant à toute velléité
d’action formatrice ou pédagogique,
divulgatrice ou promotionnelle dédiée
à la production et à la consommation
d’œuvres au goût du jour (dont
chaque jour s’emploie à contester
la pertinence ou le bien fondé pour proposer
en échange, et parfois violemment ou de
façon méprisante, un autre canon
de recevabilité). Il serait de première
utilité en revanche s’il se proposait
comme soutien ou auxiliaire de l’aventure
personnelle de tout individu, nécessairement
hors norme mais aussi hors modes, qui s’est
instinctivement lancé à la recherche
d’un anonyme soi,
du soi principiel,
de l’Homo sapiens sapiens parti
en quête de son libre arbitre et de son
peuplement intérieur par de puissantes
poussées de doute et de désir, de
forts séismes d’inconnu, de troubles
et hasardeux affleurements d’intuition.
L’homme de culture n’est pas
l’amateur de concerts, l’écumeur
d’expositions temporaires, l’acheteur
du dernier prix Goncourt ; il n’est
pas davantage le chargé de cours enseignant
des matières mortes ou périmées
ou des grandes idées pour lesquelles il
n’est pas prêt à donner sa
vie. Il est celui qui, parti du perceptible, du
reconnaissable, du maîtrisable sans effort,
a éprouvé un jour non pas le désir
mais l’impérieux besoin de passer
outre, de s’infiltrer,
de franchir les limites du sens commun, de s’inscrire
en faux si besoin est, et de se risquer,
notamment de courir le risque de se tromper.
Il est celui qui ne saurait se divertir ou
se distraire à l’écoute d’un
trio de Schubert, d’une sonate de Haydn,
d’un quatuor de Beethoven. Qui y plonge
à corps perdu, sans savoir nager, chaque
fois qu’il entend ce pur et révolutionnaire
miracle. Il est celui qui a su d’instinct
que la révolution n’était
jamais venue, et ne viendrait jamais, des hommes
ou femmes politiques, mais toujours de ces solitaires
qui, dans la pénombre de leur laboratoire
expérimental ou de leur grotte initiatique,
avaient su côtoyer l’indicible, l’inexplicable,
le non maîtrisable, le bouleversant, l’émotion
qui nous dépasse ou la soudaine illumination
qui nous laisse pour un moment croire à
la toute puissance de notre intelligence. Et qui
nous révolutionne en
effet, au sens cosmologique du terme.
La culture, c’est un mouvement de rupture
avec l’habituel, avec la routine de survie,
avec le machinal, et, de ce fait, avec la bienséance.
C’est ce qui fait de tout être
saisi par la poigne ni amène ni sécurisante,
mais prodigieusement illuminante, de cet événement
crucial et non programmable un extraterrestre.
Paris,
ce samedi 31 mai 2008
ø
Mais
que manquait-il donc à R. C., poète
national ?
R. C. était un grand poète. Par quelques-uns de ses
écrits, il sut accéder à
ce que la littérature a donné de
plus fulgurant au cours de ce siècle. Il
avait tout pour lui : ce don d'écrire,
non pas comme on respire, mais comme on se retient
de respirer ; celui aussi de séduire ;
et cette autorité naturelle qui le fit,
en une circonstance historique, adopter le nom
du grand Alexandre ainsi que ses manières.
Le prestige qu'il
avait conquis était considérable.
Son talent avait été reconnu tôt.
Il était célèbre, s'offrant
le luxe d'affronter les politiques en affichant
son mépris de la politique, de se tenir
à l'écart du monde en le faisant
savoir, de telle sorte que son image se projetait
au centre même de celui-ci. Bref, il gardait
en lui quelque chose d'enfantin, avec cette fragilité
que seuls les colosses savent couver en eux une
vie durant.
Que lui manquait-il
? Sa générosité lui faisait
des amis fidèles. Son statut hors normes
lui ralliait une part considérable de la
jeune poésie de l'époque.
Que lui manquait-il
? De savoir d'où venait son grand-père,
cet enfant trouvé qu'on avait affublé
du nom de Charlemagne ? Ou bien de vivre auprès
de cette jeune inconnue, ou de cette autre femme,
naguère effleurées, mais jamais
oubliées ?
Lui manquait-il
ce fils qu'il eût modelé à
son image ? Des fils, il s'en choisissait autant
qu'il en voulait, leur reconnaissant des qualités
qu'ils n'avaient pas toujours. Puis, le jour venait
où il ne leur voyait plus que des défauts,
qu'ils n'avaient pas toujours, non plus.
Cette souveraineté
d'écriture, qu'il avait acquise spontanément,
sous l'action de sa rusée naïveté,
quelques-uns voulurent la canoniser de son vivant.
On le fit sacrer génie honoris causa par le Kappelmeister de la Pensée-pensant-la-pensée,
lequel le compara à qui l'on voulut.
Alors R. C. se
mit à se conformer à l'image qu'on
lui proposait de lui-même. Nouvel Héraclite,
il ne pouvait moins faire que d'afficher à
tout propos son titre
d'expert en Obscurité Fondamentale.
Là où l'éclair surgissait
à tout moment, ce ne fut plus, soudain,
qu'effets de lampes halogènes et de tôles
ondulées imitant le bruit de la foudre
comme dans la Belle Hélène d'Offenbach.
Il se mit aussi
à s'emporter contre tous et chacun, à
propos de n'importe quoi, tel un grand causse
creusant l'abîme autour de lui pour rester
seul face aux intempéries et à la
désolation. Au milieu de ce désert,
il mourut de façon pathétique.
In « Plutôt
que d'en pleurer », Verdier,1995
ø
Extrait
de
« Moments donnés »
Volume
XII • Inédit
Version ravalée ou
rajeunie de l’obsolète « Café
du Commerce » (obsolète car,
selon les dires de maints cafetiers, l’interdiction
de fumer dans les bistrots va faire reculer la
convivialité dont ces lieux hautement démocratiques
seraient le temple, grâce à la cigarette),
Internet autorise la suffocante déferlante
de la sottise péremptoire à prolonger
sa course avec davantage de moyens d’expression.
Nouveau vomitorium, notre medium pour tous est d’ores et déjà
devenu le paradis des gens dotés d’un
sens de la parole infantile, d’une aptitude
à penser proche de zéro et d’un
taux de niaiserie pratiquement incommensurable.
Il suffit de lire les commentaires que maints
désœuvrés (car il faut l’être
pour s’adonner à ce jeu puéril)
déversent sur la moindre information livrée
sur le mode du plus pur style télégraphique
pour se convaincre de ce que la bêtise prétentieuse
et volontiers sentencieuse a de longues années
de prospérité à attendre
de la corne d’abondance des temps qui courent.
Ce qui frappe dans ces « commentaires »,
c’est, d’abord l’absolu manque
de maîtrise de la langue dont ces « intervenants »
font généralement preuve, ensuite
(mais n’est-ce pas lié ?), l’affligeante
médiocrité des contenus qu’ils
déversent avec la témérité
de ceux qui ne risquent rien. Enfin, transparaît
un substrat de haine sourde, qui est très
exactement celle des lâches qui n’auraient
jamais la hardiesse d’affronter en combat
oral singulier ceux que le principe démocratique
leur permet de vilipender à loisir et sans
frais ou de couvrir de sarcasmes ultra convenus.
Belle invention, ce système de communication
à tout va ! On y apprend quantité
de choses sur la nature humaine et sur ce que
l’inculture militante peut produire comme
effets dégradants.
Pauvres de nous, qui allons devoir de plus
en plus fréquemment subir les vagues d’assaut
de cette parodie de « démocratie
directe » ! Voilà ce que
c’est que de faire de la communication le
principe moteur d’une société…
Paris, ce mercredi 2 janvier 2008
• À la lecture de quelques
uns de ces graffiti de pissotières que
les assidus « commentateurs »
des informations lacunaires proposées par
Internet dégueulent à longueur de
journée
ø