Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein • Traduction de la XXIVe conférence de Freud sur la psychanalyse

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object.
Samuel Beckett • “The Uspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

© Micheline Weinstein  / Été 2007

Freud

Précisions, applications, orientations*

XXXIVe Conférence sur la psychanalyse / 1932
Mesdames, Messieurs ! Puis-je exceptionnellement, pour adoucir le ton un peu aride de ces conférences, vous parler de choses qui ont très peu de portée théorique, mais qui cependant vous concernent de près, pour autant que vous soyez favorablement disposés envers la psychanalyse ? Supposons, par exemple, qu’à vos heures de loisir, vous attrapiez un roman allemand, anglais ou américain, dans lequel vous vous attendez à trouver une description de l’être humain de même qu’un état des conditions de vie propres à notre temps. À peine quelques pages, et vous tombez comme par hasard sur une première critique de la psychanalyse, suivies d’une kyrielle d’autres, alors que le contexte ne semble pas les rendre indispensables. N’allez pas imaginer qu’il s’agit-là d’applications de la psychologie des profondeurs destinées à mieux comprendre les personnages du texte, ou leurs actes - soit dit en passant, quantité d’ouvrages autrement plus sérieux s’y emploient incontestablement. Non, ce sont pour la plupart des réflexions destinées à tourner la psychanalyse en dérision, par lesquelles l’auteur du roman se propose d’étaler l’étendue de ses lectures autant que sa supériorité intellectuelle. Dès lors, vous avez rarement l’impression qu’il sait réellement de quoi il parle.

Ou encore, pour vous détendre, vous allez passer une agréable soirée en société, pas nécessairement dans Vienne. En un tournemain, la psychanalyse surgit de la conversation, vous entendez alors les gens les plus dissemblables proférer leur jugement avec, le plus souvent, un aplomb imperturbable. Ce jugement est très régulièrement des plus péjoratif, méprisant, injurieux, et pour le moins, toujours caricatural. Si vous êtes assez imprudents pour laisser filtrer que vous savez un petit quelque chose sur ce sujet, d’un commun accord tout le monde vous tombe dessus, réclame renseignements et explications, et vous donne très vite la ferme certitude que tous ces jugements édictés à l’emporte-pièce n’ont été étayés d’aucune information préalable, que pratiquement aucun de ces contradicteurs n’a une seule fois pris en main un livre de psychanalyse ou, s’il l’a fait, qu’il n’a pas surmonté la toute première résistance, suscitée par sa rencontre avec ce nouveau matériau.

Peut-être attendez-vous d’une introduction à la psychanalyse qu’elle vous fournisse aussi des pistes quant aux arguments à utiliser pour rectifier les erreurs manifestes portant sur l’analyse, ainsi qu’aux livres à recommander pour acquérir une information plus juste ; ou même, quels exemples, émanant de vos lectures ou de votre expérience, faire valoir dans une discussion susceptible de modifier la place que la société lui confère. De grâce, ne faites rien de tout cela. Ce serait inutile ; le mieux pour vous serait de taire votre savoir en la matière. Mais au cas où cela ne s’avèrerait plus possible, limitez-vous alors à dire autant que vous y parveniez, que la psychanalyse est une branche particulière du savoir, très difficile à appréhender et à décomposer**. Dîtes qu’elle s’occupe de choses autrement sérieuses, que ce n’est pas à coups de galéjades dérisoires qu’on y aura accès, et enfin qu’en guise de divertissement social, il serait préférable de se trouver un autre hochet à agiter. Naturellement, gardez-vous de vous commettre avec tout exercice d’interprétation, pour peu que des gens malavisés vous exposent leurs rêves, et ne vous laissez pas aller à la tentation de faire de la propagande pour l’analyse, en rapportant des cas de guérison.

Vous pouvez néanmoins vous demander pourquoi ces gens, ceux-là mêmes qui écrivent des livres ou qui font conversation, se comportent avec autant d’inélégance, et vous serez porté à attribuer cela, non seulement aux gens, mais également à la psychanalyse. C’est d’ailleurs ce que je pense ; ce que vous avez perçu, dans la littérature et le social, comme étant un jugement hâtif et préfabriqué, n’est que l’écho d’un verdict plus ancien -, celui-là même que les représentants de la science officielle ont rendu devant la psychanalyse naissante. Je l’ai déjà déploré dans une description historique [1] et ne vais pas recommencer - peut-être cette fois-là était-elle déjà de trop -, mais franchement, il n’y a pas atteinte à toute logique, à la décence et au bon goût, que les adversaires de la psychanalyse, au nom de la science, ne se soient alors permis. Ce fut une conjoncture qui rappelait le Moyen-Âge, quand l’on assistait à la mise au pilori et aux brutalités infligées à un malfaiteur ou plus simplement à un adversaire politique, jetés en pâture à la plèbe. Il vous est sans doute difficile de vous représenter le degré de vulgarité que le peuple peut atteindre, les manquements que les humains s’autorisent dans cette société, quand ils se perçoivent comme partie intégrante d’une masse compacte, et de ce fait, dispensés de toute responsabilité individuelle. À l’aube de ces temps-là de la psychanalyse où j’étais passablement seul, je réalisai assez vite que toute forme de controverse n’aurait aucun avenir, pas plus que n’aurait de sens se lamenter et en appeler à des esprits meilleurs, puisqu’il n’existait alors aucune instance auprès de laquelle la plainte aurait pu être déposée. J’empruntai donc une autre voie ; je commençai à appliquer la psychanalyse à la lumière du comportement des masses, en tant que phénomène de cette même résistance à laquelle je devais me mesurer auprès de chacun des patients pris isolément ; je réfrénai toute controverse personnelle et engageai à procéder ainsi ceux qui, à mesure qu’ils me rejoignaient, voulurent bien me faire confiance. Le procédé était bon, l’anathème dont l’analyse avait fait l’objet jusqu’alors s’est dissipé depuis, mais de même qu’une croyance délaissée persévère sous forme de superstition, qu’une théorie abandonnée par la science se maintient, vivace, dans l’opinion publique populaire, de même ce  bannissement initial de la psychanalyse par les milieux scientifiques se perpétue aujourd’hui, dans la dérision méprisante d’écriveurs de livres et d’échangeurs de conversations, incompétents en la matière. Cet état de fait n’aura donc plus lieu de vous surprendre.

Mais n’espérez surtout pas maintenant entendre cette bonne nouvelle, selon laquelle la lutte pour l’existence de la psychanalyse serait achevée, qu’elle aurait pris fin par une homologation de la psychanalyse en tant que science autorisée à figurer parmi les matières d’enseignement à l’Université. Il n’en est rien, la lutte se poursuit, simplement elle prend des formes plus policées. Nouvelle également dans le monde des sciences, l’apparition d’une sorte de zone tampon entre l’analyse et ses adversaires, composée de gens qui accordent une certaine crédibilité à quelque chose de l’analyse et le confessent pour autant que leurs clauses de style sur le sujet les divertissent ; par contre, ils en récusent d’autres aspects, ceux-là mêmes qu’ils ne peuvent avouer ouvertement et publiquement. Ce qui les détermine dans ce tri sélectif n’est pas facile à déceler. Cela semble relever d’affinités personnelles. Une personne sera heurtée par la sexualité, une autre par l’inconscient ; particulièrement impopulaire semblerait être le fait réel du symbolique. Que l’édifice de la psychanalyse, bien qu’imparfait, constitue néanmoins aujourd’hui un ensemble homogène, que l’on ne saurait, selon son bon plaisir, amputer de l’un de ses éléments, semble n’avoir aucune valeur pour ces éclectiques. À aucun moment, je n’ai eu l’impression qu’un seul parmi ces demi ou quart de ses affiliés n’ait établi sa récusation sur un examen des faits. Plusieurs personnalités éminentes appartiennent également à cette catégorie. À vrai dire, elles sont disculpées du fait que leur temps et leur intérêt se portent sur d’autres choses, celles-là mêmes dans l’accomplissement desquelles ils ont obtenu de si remarquables résultats. Mais alors n’auraient-elles pas avantage à réserver leur jugement plutôt que de prendre parti de façon aussi péremptoire ? Il m’est arrivé une fois tout de même de réussir à convaincre en un tournemain l’une de ces éminences. Il s’agissait d’un critique, célèbre dans le monde entier, qui avait suivi les courants intellectuels de ce temps avec une oreille bienveillante et une perspicacité prophétique. Je fus amené à le rencontrer alors qu’il comptait déjà 80 ans passés, mais dialoguer avec lui était toujours aussi captivant.

[...] 

* Il n’était pas possible de restituer la clarté lumineuse de L’Aufklärung en français.

** Décomposer • Au sens chimique du terme, analyser, élément par élément.

[1]  « Sur l’histoire du mouvement analytique » (1914 d).

à suivre...

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