Psychanalyse et idéologie

Lettre de Freud à Einstein • Pourquoi la guerre ?

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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Lettre de Freud à Einstein

Pourquoi la guerre ?
Traduite par Micheline Weinstein

 

Vienne, septembre 1932

 

  Quand j’appris que vous aviez l’intention de m’inviter à un échange d’idées sur un thème qui retient votre intérêt et qui vous semble mériter l’intérêt de quelques autres, je fus tout de suite d’accord. Que vous ayez choisi un problème qui touche aux limites de notre savoir actuel, auquel chacun de nous, le physicien comme le psychologiste[1], essayerait d’accéder par son approche originale, de telle sorte que, venus d’horizons différents, nous parvenions à nous rencontrer sur un même terrain, je n’en attendais pas moins de vous. Mais j’ai été pris au dépourvu par la façon dont vous posez les termes de la question : que peut-on faire pour détourner les humains de considérer que se faire la guerre est inéluctable ? Sur le moment, j’ai été impressionné par l’étendue de mon incompétence - pour un peu, je dirais : de notre -, sur ce sujet, dans la mesure où cela m’a semblé relever d’un problème pratique incombant plutôt aux hommes d’État. Puis je réalisai que vous abordiez la question, non en physicien et en naturaliste, mais en humaniste, qui avait répondu à la suggestion de la SDN, un peu comme Fridtjof Nansen, l’explorateur du Pôle Nord, lequel s’était consacré à porter assistance aux victimes affamées et rendues apatrides par la Guerre Mondiale[2]. Je réalisai de plus, qu’il ne m’était pas demandé de faire des propositions concrètes, mais seulement de décrire comment, pour l’observateur qu’est le psychologiste, se présente le problème de la prévention de la guerre.

Or, dans votre lettre, vous avez à peu près dit tout ce qu’il y avait à dire sur ce point. Vous m’avez en quelque sorte ôté le vent de la voile, mais c’est bien volontiers que je suivrai votre sillage et me contenterai ainsi d’aller dans le sens de ce que vous proposez, pour le développer au mieux de ce que je sais - ou présume savoir.

Vous commencez par la relation entre Pouvoir et Droit. C’est effectivement, pour notre étude, le meilleur point de départ. Pourrais-je cependant substituer au mot “Pouvoir”, celui plus cru et plus dur de “Violence” ? Droit et violence sont à notre époque en opposition radicale. Il n’est pas difficile de montrer que l’un s’est développé à partir de l’autre et, quand nous remontons aux origines les plus lointaines, quand, en premier lieu, nous examinons la façon dont les choses se sont passées, la clef du problème nous apparaît alors aisément. Toutefois, ne m’en veuillez pas de n’exposer ici, comme s’il s’agissait d’idées nouvelles, rien que d’universellement connu et de communément admis, le contexte m’y oblige.

C’est un principe acquis que les conflits d’intérêts entre les humains se règlent avant tout par l’usage de la violence. Il en est ainsi de tout le règne animal, dont l’homme ne devrait pas s’exclure ; chez l’homme certes, viennent s’ajouter des conflits d’opinions qui atteignent les plus hauts degrés de l’abstraction, et qui semblent requérir une technique différente d’arbitrage. Mais ce n’est là qu’une complication plus tardive.

Au tout début de la petite horde humaine, seule la domination par la force musculaire décidait de à qui appartenait quoi, ou de qui allait voir satisfaite sa volonté. La force musculaire se consolidant, elle se déplaça en partie sur l’utilisation d’outils ; l’emporte celui qui possède les meilleures armes ou qui s’en sert le plus habilement. Avec l’arrivée de l’arme, apparut la supériorité de l’intellect, qui supplanta dès lors la force musculaire brute ; le but ultime du combat reste le même, mais la horde, par les dégâts qu’elle subit, par la paralysie de ses forces, est contrainte de renoncer en partie à ses prérogatives et à ses objections. Le but est parfaitement atteint quand la violence terrasse durablement l’adversaire, autrement dit le tue. Cela présente un double avantage : l’adversaire est dans l’impossibilité de reprendre le combat, et son sort dissuade quiconque d’en suivre l’exemple. Par ailleurs, le meurtre favorise chez l’ennemi un penchant impulsif sur lequel nous reviendrons ultérieurement. À l’intention de tuer peut se heurter cette objection, que l’ennemi sera reconverti, pour un plus grand profit, en prestataire de services, si on le garde en vie sous condition. Il suffit alors à la violence d’asservir l’ennemi au lieu de le tuer. Le vainqueur commence à le ménager, encore qu’il soit désormais obligé de prendre en compte le désir de vengeance d’un vaincu aux aguets, laissant ainsi au hasard une part de sa propre sécurité.

C’est donc là la condition première, domination du plus fort, qu’elle soit domination par la violence à l’état brut, ou domination par la violence étayée de l’intellect. Nous savons que ce système s’est modifié au cours de l’évolution, il y eut un passage de la violence au droit, mais sous quelle forme ? Une seule, me semble-t-il. Tenons nous-en à ce fait, que la puissance maximale d’un seul, pouvait être compensée par la coalition de plusieurs faiblesses. “L’union fait la force”[3]. La violence est cassée par cette coalition, la puissance des alliés représente alors le droit, face à la violence d’un seul. Il nous apparaît alors que le droit constitue la force d’une collectivité.

Certes, c’est toujours de violence dont il s’agit, prête à se retourner contre qui lui résiste, elle use des même procédés et vise aux mêmes fins ; la seule vraie différence tient en ceci que ce n’est plus la violence d’un seul qui s’impose, mais celle de la collectivité. Or, pour que s’effectue le transfert de la violence au droit, une condition psychique est indispensable. L’alliance de plusieurs doit être stable, et durer. Il serait inutile qu’elle se réalise dans le seul but de contrer la puissance dominante pour, une fois la victoire assurée, se désintégrer. De nouveau, le premier à s’estimer le plus fort attesterait dès lors qu’il aspire à la dictature, et la même scène se répéterait à l’infini. La cohésion doit être maintenue en permanence, la collectivité doit s’organiser, inventer des règlements, pour anticiper les risques de rébellion, fixer une juridiction qui veille à l’observance au règlement - les lois -, et se charger d’appliquer les voies d’exécution contre les actes légaux de violence. Reconnaître une telle communauté d’intérêts mène à l’instauration de liens d’affinités entre les membres d’un groupe humain digne de ce nom, des liens sociaux dont résulte, au sens propre, leur force.

Il me semble qu’avec cela, la première condition est déjà remplie, qui est de maîtriser la violence en reportant le pouvoir sur un ensemble plus vaste, lequel forme un corps où les membres sont unis par un lien basé sur les affinités. Les choses sont simples aussi longtemps que la collectivité se compose d’un nombre d’individus de force égale. Pour que la sécurité d’une vie collective soit garantie, les lois d’une telle coalition fixent alors la part de liberté personnelle dans l’usage de la force en tant que violence, à laquelle chaque individu doit renoncer. Or, un tel état de paix ne peut se concevoir qu’en théorie, en vérité les choses sont autrement plus compliquées, puisque la collectivité comprend depuis toujours des éléments de force inégale, hommes et femmes, parents et enfants, et très vite, guerre et mise au pas convertissent les vainqueurs et les vaincus en maîtres et esclaves. C’est au sein même de la collectivité que le droit empruntera aux rapports de force inégaux, les lois seront alors établies par et pour les maîtres, elles n’accorderont que peu de droits aux asservis. Ainsi, la collectivité est formée à partir de deux sources de désordres juridiques, qui tendent en même temps au progrès du droit. En premier lieu, il y a chez les maîtres des tentatives personnelles pour dépasser les limites de la légalité valable pour tous, donc pour saisir l’occasion de faire rétrograder la domination du droit vers celle de la violence. En second lieu, il y a l’aspiration constante des opprimés pour obtenir toujours plus de pouvoir et pour voir ces mutations reconnues par la loi, donc à l’inverse, pour progresser d’une juridiction inégale vers une juridiction égale pour tous. Ce dernier courant prendra tout son sens si une véritable répartition des rapports de force s’effectue au sein de la collectivité, comme il peut en résulter d’événements historiques diversifiés. Il est alors possible d’adapter progressivement le droit aux nouveaux rapports de force, mais le plus souvent la classe dominante se montre peu disposée à prendre une telle mutation en compte ; s’ensuivent alors rébellion et guerre civile, donc abrogation temporaire du droit et retour aux flambées de violence, à l’issue desquelles un nouvel ordre juridique est établi. Il y a encore une autre source de mutation du droit, qui se manifeste exclusivement sous une forme pacifique, elle est dans l’évolution culturelle des membres de la collectivité, et fait partie d’un ensemble que nous aborderons ultérieurement.

Nous constatons ainsi que l’on n’a pas encore trouvé de solution aux règlements par la force des conflits d’intérêts, au sein même d’une collectivité. À l’inverse, les exigences et les intérêts communs, inhérents à la cohabitation sur une même aire, sont propices à l’arrêt rapide de tels combats et, dans ces conditions, il devient alors possible d’envisager un règlement pacifique durable. Or, un coup d’œil sur l’histoire de l’espèce humaine nous montre une série ininterrompue de conflits entre telle collectivité et une ou plusieurs autres, entre des unités plus ou moins grandes, entre banlieues, provinces, clans, populations, empires, qui auront toujours été résolus par la force des armes. De telles guerres se soldent soit par le pillage, soit par l’assujettissement complet, la conquête totale, de l’une des parties. Il n’est guère possible de porter une appréciation générale sur les guerres de conquêtes. Certaines d’entre elles, celles des Mongols et des Turcs par exemple, n’ont apporté que le malheur ; d’autres au contraire ont contribué à la conversion de la violence en droit, en créant de vastes unités, à l’intérieur desquelles recourir à la violence était rendu impossible et où un nouvel ordre juridique arbitrait les conflits. C’est ainsi que les conquêtes des Romains ont apporté la précieuse pax romana en Méditerranée. La soif d’expansion des rois français a instauré une France florissante et unifiée dans la paix. Aussi paradoxal qu’il semble, il faut bien admettre que la guerre qui aboutirait à former de vastes unités au sein desquelles un pouvoir central tout-puissant rendrait impossible des conflits ultérieurs, ne serait pas forcément un moyen inapproprié pour établir cette paix “éternelle” tant désirée. Or, ce moyen n’est guère utilisable à cette fin, dans la mesure où les bénéfices acquis par les conquêtes sont généralement de courte durée ; les unités récemment formées se désintègrent aussitôt, le plus souvent par manque de cohésion des parties que la violence avait soudées. Par ailleurs, la conquête n’a su jusqu’à présent réaliser que des alliances partielles, fussent-elles de grande envergure, à l’intérieur desquelles les conflits ne produisaient rien d’autre que des règlements par la force. Seule conséquence de ces agissements guerriers : l’humanité troqua nombre de petites guerres successives contre de grandes guerres plus rares, mais d’autant plus destructrices.

Revenons à notre époque et nous en arrivons aux mêmes conclusions que celles auxquelles vous êtes vous-même parvenu par un chemin plus court. Les guerres ne peuvent être contenues que si les hommes se mettent d’accord pour établir une autorité centrale, à laquelle sera conféré le droit de légiférer dans tous les conflits d’intérêts. Sur ce point, deux conditions sont bien évidemment indispensables : il faut qu’une telle instance suprême soit créée, et il faut que le pouvoir requis lui soit confié. Une seule de ces conditions, sans l’autre, serait inutile. De nos jours, la Société des Nations est conçue sur le modèle d’une telle instance, mais la deuxième condition manque ; la Société des Nations ne détient aucun pouvoir en soi et ne peut l’acquérir que si les membres d’une nouvelle coalition, si les différents États, sont prêts à le lui consentir. Or,  sur ce point, les perspectives actuelles semblent peu favorables. Face à l’institution de la Société des Nations, on resterait dans la plus totale incompréhension si l’on méconnaissait qu’il y a là une entreprise rarement risquée - de cette envergure, peut-être même jamais auparavant -, dans l’histoire de l’humanité. C’est la tentative d’acquérir l’autorité, - c’est-à-dire une influence cœrcitive -, qui habituellement repose sur la détention du pouvoir, en se basant sur certaines postures idéalistes. Nous avons appris que deux choses tiennent soudée une collectivité : la force qui asservit par la violence, et les liens d’affinités entre les membres, que l’on appelle, en langage technique, identifications. Qu’un facteur vienne à manquer, l’autre peut alors éventuellement maintenir la cohésion d’une collectivité. Ces idées n’ont naturellement de sens que si elles traduisent d’importantes affinités entre les membres. C’est alors que se pose la question de la force. L’histoire nous renseigne en effet sur l’influence qu’elles ont exercée. L’idée panhelleniste par exemple, la conscience que l’on doit être meilleurs que nos voisins les Barbares, qui s’est manifestée si fortement dans les amphictyonies[4], les oracles et les jeux, fut suffisamment puissante pour adoucir les mœurs, quant à la façon de faire la guerre ; mais ne fut bien évidemment pas en état de prévenir les différends belliqueux entre les diverses fractions, pas même assez, pour éviter à une ville ou à une confédération de villes, de s’allier avec l’ennemi perse, pour nuire à un rival. La communauté de sentiments chez les Chrétiens, qui pourtant était assez intense, n’a pas davantage réussi, dans les guerres qui les ont opposés pendant la Renaissance, à détourner petits et grands États Chrétiens de quérir l’aide du Sultan. À notre époque même, il n’existe pas de notion susceptible de mettre en œuvre une telle autorité unificatrice. Les idéaux nationaux, régnant en maîtres aujourd’hui sur les peuples, poussent dans le sens inverse, voilà qui est parfaitement clair. D’aucuns prédisent que l’infiltration du mode de penser bolchevique pourra mettre fin aux guerres, mais quoiqu’il en soit, nous sommes à ce jour fort éloignés d’un tel but et peut-être ce dernier ne sera-t-il accessible qu’au terme d’épouvantables guerres civiles. Il semblerait donc que toute tentative de substituer, au pouvoir réel, le pouvoir des idées, est encore aujourd’hui condamnée à l’échec. C’est une erreur de calcul de méconnaître que le droit fut à l’origine une violence à l’état brut et que notre époque actuelle encore ne peut se passer de l’étayage de la force.

J’en viens maintenant au commentaire d’une autre de vos remarques. Vous trouvez surprenante la légèreté avec laquelle les hommes se passionnent pour la guerre, alors vous posez l’hypothèse que quelque chose agit en eux, une pulsion de haine et d’anéantissement pour répondre à un tel enthousiasme. Là aussi, je ne peux qu’absolument vous approuver. Nous pensons qu’une telle pulsion existe, et nous nous sommes attachés, ces dernières années notamment, à en étudier les phénomènes. Permettez qu’à ce sujet je vous expose une partie de la théorie des pulsions à laquelle, en psychanalyse, nous sommes parvenus, après tâtonnements et fluctuations multiples. Nous partons du principe que les pulsions humaines se divisent en deux catégories seulement, celles qui visent à conserver et à unir - nous les désignons par érotiques, tout à fait dans le sens de l’Éros du Banquet de Platon -, ou encore sexuelles, en élargissant délibérément la notion de sexualité, telle que l’emploie le plus grand nombre ; et celles qui visent à détruire et à tuer ; nous regroupons ces dernières en pulsion d’agression et pulsion de destruction. Comme vous le constatez, ce n’est à vrai dire rien de plus qu’un embellissement théorique de l’opposition bien connue de tous entre l’amour et la haine, qui entretient peut-être une relation première avec le couple attraction-répulsion, dont le rôle est si important dans votre domaine de recherche. Mais si vous le permettez, ne nous laissons pas entraîner trop vite aux jugements sur le bien et le mal. L’une de ces pulsions est tout aussi indispensable que l’autre. Les manifestations de vie proviennent des deux pulsions à la fois, qu’elles agissent ensemble ou l’une contre l’autre. Il semblerait toutefois que l’impossibilité de se manifester isolément par l’une d’entre elles soit dans la nature de ces deux pulsions, qu’elle soit toujours associée - nous disons “amalgamée”, “intimement liée” - à un certain quantum emprunté à l’autre rive,  ce qui en modifie le but ou, selon les circonstances, en rend éventuellement possible l’accession. C’est ainsi que la pulsion d’autoconservation, par exemple, est sans conteste de nature érotique, mais il lui est absolument nécessaire de disposer de l’agression si elle veut en venir à ses fins. De même, la pulsion amoureuse dirigée vers des objets implique le concours de la pulsion de maîtrise [littéralement : de mainmise],  si elle veut à coup sûr capturer son objet. La difficulté d’isoler les deux catégories de pulsions à partir des phénomènes qu’elles révèlent, est certes ce qui nous a empêchés si longtemps de les identifier.

Si vous avez la patience de me suivre encore un moment, vous constaterez que les actes des humains permettent de relever d’autres complexités encore. Il est extrêmement rare qu’un acte soit l’œuvre d’une motion pulsionnelle unique, laquelle est déjà, par essence, formée d’un alliage d’Éros et de destruction. En général, pour qu’un acte soit rendu possible, plusieurs motivations de même facture doivent coïncider. L’un de vos collègues en sciences physiques et naturelles le savait déjà, le Professeur G. Ch. Lichtenberg qui, à l’époque classique, enseignait la physique à Göttingen, encore qu’il ait sans doute été plus connu comme psychologue que comme physicien. Il imagina la Rose des Motivations, commentant ainsi : “Les motivations pour lesquelles on fait quelque chose pourraient être classées comme les 32 vents, et leurs noms, formés de façon analogue, par exemple, pain-pain-renom ou renom-renom-pain.[5]” Ainsi, quand les hommes sont appelés à faire la guerre, c’est mille motivations qui les portent à souscrire de plein gré, nobles ou vulgaires, aussi bien celles que l’on déclare ouvertement que celles dont on ne dit mot. Nous n’avons aucune raison de toutes les dévoiler. Que ce soit dans l’histoire ou au quotidien, d’innombrables cruautés en confirment l’existence et la force. La satisfaction de ces penchants destructeurs est bien sûr facilitée par leur mixtion avec d’autres, érotiques et idéalistes. Au su des horreurs de l’histoire, nous avons quelquefois l’impression que les motivations idéalistes n’ont servi que de prétexte aux appétits destructeurs ; d’autres fois, par exemple lors des atrocités de la Sainte Inquisition, il nous apparaît que les motivations idéalistes s’étaient frayé un chemin jusqu’au conscient, en même temps que les destructrices leur avaient apporté un renfort inconscient. Les deux sont possibles.

J’hésite à abuser de votre intérêt, qui porte sur la prévention de la guerre et non sur nos théories. Toutefois, je voudrais m’attarder un moment sur notre pulsion de destruction, laquelle ne bénéficie en aucune façon d’une considération à la hauteur de ce quelle implique. Une observation un peu affinée nous a en effet conduits à émettre l’hypothèse que cette pulsion est à l’œuvre à l’intérieur de chaque être vivant et, de ce fait, pousse ce qui vit vers sa désintégration ; c’est ainsi qu’elle ramène la vie à l’état originel de matière inanimée. Elle méritait donc véritablement le nom de pulsion de mort, alors que les pulsions érotiques manifestent le désir de vivre. La pulsion de mort prend le nom de pulsion de destruction quand elle se dirige, à l’aide d’organes spécifiques, vers l’extérieur, sur les objets[6]. C’est pour ainsi dire par la destruction de la vie d’autrui que l’être vivant protège sa propre vie. Toutefois, une part de la pulsion de mort demeure agissante à l’intérieur de l’organisme et nous avons essayé de montrer les traces de cette intériorisation de la pulsion de destruction dans quantité de phénomènes normaux et pathologiques.

Nous nous sommes rendus coupables d’hérésie, en attribuant la genèse de notre conscience morale à cette dérivation, vers l’intérieur,  de l’agressivité. Vous noterez qu’il n’est pas du tout insignifiant que ce processus ait pris une telle dimension ; c’est même carrément morbide ; alors que diriger les forces pulsionnelles vers la destruction du monde extérieur déleste l’organisme, et procure toujours un effet salutaire. Cela sert de justification biologique à tous les instincts haïssables et dangereux contre lesquels nous luttons. Nous devons admettre qu’ils restent plus proches de la nature que ne l’est la résistance que nous leur opposons, et à laquelle il faut également trouver une explication.  Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une espèce de mythologie, et si c’est le cas, qu’elle n’est vraiment pas réjouissante. Mais toutes les sciences physiques et naturelles ne conduisent-elles pas à une telle mythologie ? N’en va-t-il pas ainsi à vos yeux de la physique aujourd’hui ?

Pour une application immédiate de ce qui précède, convenons qu’il n’y a aucun espoir de prétendre débarrasser les hommes de leur instinct agressif. Il y aurait sur terre, paraît-il, d’heureuses contrées où la nature fournit à l’homme tout ce dont il a besoin et dont il disposerait à discrétion : il y aurait des peuplades dont la vie se passerait dans la tranquillité, chez lesquelles cœrcition et agression seraient inconnues. J’ai peine à le croire, et aimerais en savoir davantage sur ces bienheureux. Les bolcheviques aussi souhaitent pouvoir se débarrasser de l’agressivité humaine, en garantissant la satisfaction des besoins matériels et en établissant par ailleurs l’égalité entre les membres de la collectivité. Je tiens cela pour une illusion. Car pour l’instant, les voilà armés avec le plus grand soin, et le moins qu’on puisse dire, c’est que la cohésion de leurs adhérents n’est maintenue que par la haine contre tous ceux qui ne sont pas de leur bord. Du reste, il ne s’agit pas pour autant, vous le remarquez vous-même, de faire totalement disparaître les instincts agressifs de l’humanité ; on peut essayer de les détourner suffisamment pour qu’ils n’aient pas besoin de trouver leur forme d’expression dans la guerre.

Notre théorie mythologique des pulsions nous rend alors plus facile le recours à un moyen indirect de combattre la guerre. Si l’empressement à faire la guerre est une émanation de la pulsion de destruction, le plus évident est de faire appel à son antagoniste, l’Éros. Tout ce qui ressortit aux liens basés sur les sentiments d’affinités entre les hommes ne peut agir que contre la guerre. Ces liens sont de deux sortes. D’abord, ceux comparables aux relations avec l’objet amoureux, quand bien même ils seraient dénués de toute fin sexuelle. La psychanalyse ne doit pas avoir honte de parler ici d’amour, puisque la religion dit la même chose : “Aime ton prochain comme toi-même”[7]. Cela est certes simple à exiger, mais difficile à réaliser. La deuxième sorte de lien d’affinités passe par l’identification. Tout ce qui conduit les hommes à se grouper participe de ces communautés de sentiments, de ces identifications. C’est sur elles que repose pour une bonne part la structure de la collectivité humaine.

L’un de vos griefs sur l’abus d’autorité me donne un second argument quant à combattre indirectement la propension à la guerre. Un exemple d’inégalité intrinsèque et inéradicable chez les hommes, est qu’ils sont scindés entre dominants et dominés, ces derniers en constituant l’énorme majorité. Ils ont besoin d’une autorité qui prenne les décisions pour eux, à laquelle ils se soumettent le plus souvent sans condition. La combattre, impliquerait que l’on prenne plus de soin que l’on ne l’a fait jusqu’alors, pour éduquer une classe supérieure, capable de penser par elle-même, inaccessible à toute intimidation, une classe d’hommes qui lutteraient pour la vérité, auxquels reviendrait la direction des masses dont ils auraient la charge. Que le pouvoir, quand il usurpe les droits, que l’Église, quand elle interdit de penser, ne soient pas favorables à une telle pédagogie, cela n’a nul besoin d’être démontré. La condition idéale serait naturellement une société d’hommes, qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la magistrature suprême de la raison[8]. Rien d’autre ne pourrait permettre un accord aussi complet et aussi solide entre les humains,  quand bien même devraient-il renoncer à certains liens basés sur les sentiments. Mais il est hautement vraisemblable que ce soit là une utopie. Les autres voies possibles pour prévenir indirectement la guerre sont immédiatement praticables, mais elles n’augurent d’aucun succès rapide.  On pense avec regret aux moulins qui moulent si lentement que l’on peut mourir de faim avant que d’obtenir de la farine.

Vous voyez que demander son avis à un théoricien détaché de ce monde sur des problèmes pratiques urgents, ne mène pas très loin. Mieux vaut s’efforcer, dans chaque cas particulier, de prévenir le danger avec les moyens à portée de main. Mais j’aimerais tout de même aborder une question encore, que vous ne soulevez pas dans votre lettre et qui m’intéresse particulièrement. Pourquoi nous insurgeons-nous tellement contre la guerre, vous, moi, et tant d’autres, pourquoi ne l’acceptons-nous pas comme nous le ferions pour n’importe quelle autre des nombreuses calamités pénibles de la vie ? Car la guerre semble pourtant conforme à la nature des choses, quasi inévitable. Ne soyez pas horrifié par ma façon de poser le problème. Pour servir notre recherche, nous pouvons éventuellement emprunter le masque d’une supériorité dont, à la vérité, on ne dispose pas. La réponse tiendra en ceci, que la guerre anéantit des vies humaines gorgées d’espoir, qu’elle met les êtres humains, un par un, en état d’avilissement, qu’elle les force à tuer leurs semblables, qu’elle détruit des valeurs matérielles inestimables, qui sont le produit du travail des hommes… et qu’elle fait plus encore.

C’est ainsi que la guerre, dans sa forme actuelle, n’offre plus aucune chance de réaliser le vieil idéal héroïque, et qu’une guerre future, par suite du perfectionnement des moyens de destruction, serait en mesure d’entraîner l’extermination de l’un, ou peut-être même, des deux adversaires. Tout cela est bien réel, et tellement indiscutable, et l’on ne peut que s’étonner de n’avoir pas encore vu les meneurs de guerre répudiés par un accord général passé entre les humains. On peut naturellement discuter l’un de ces points en particulier. De plus, la collectivité devrait-elle disposer d’un droit sur la vie de l’individu ? C’est une question ; on ne peut condamner toutes les formes de guerres selon la même aune. Tant que les empires et les nations auront la possibilité d’anéantir impitoyablement autrui, autrui s’armera pour la guerre. Mais passons rapidement sur tout cela, qui ne ressortit pas au débat pour lequel vous m’avez sollicité. C’est vers autre chose que je me tourne ; je pense que la raison fondamentale pour laquelle nous nous révoltons contre la guerre est que nous ne pouvons faire autrement. Si nous sommes pacifistes, c’est parce que nous y sommes obligés pour des raisons organiques. il nous est alors facile de justifier notre attitude par tout un argumentaire.

Tout cela serait incompréhensible sans le moindre commentaire. Voici ce que je pense : chez les humains et depuis des temps immémoriaux,  le processus d’évolution de la culture se perpétue. (Je sais, d’autres préfèreraient dire : civilisation). C’est à ce processus que nous devons, et le meilleur de ce que nous sommes devenus, et une bonne part de ce dont nous souffrons. Ses causes et ses origines sont obscures, son dénouement, aléatoire, certaines de ses caractéristiques sont faciles à discerner. Peut-être cela mène-t-il à l’extinction du genre humain, car cela altère la fonction sexuelle à plus d’un titre ; et aujourd’hui encore, les masses incultes et les couches rétrogrades croissent et multiplient toujours plus, en regard des populations hautement civilisées. Ce processus est peut-être comparable à la domestication de certaines espèces animales ; il entraîne incontestablement des altérations physiques. Mais nous ne sommes pas encore familiarisés avec cette notion que le devenir culturel participe d’un processus organique. Les altération psychiques, qui vont de pair avec le processus culturel, sont frappantes et sans équivoque. Elles consistent en un déplacement gradué des objectifs sexuels, vers une limitation des motions pulsionnelles. Certaines sensations qui comblaient de plaisir nos aïeux, nous sont devenues indifférentes ou même insupportables ; il y a des fondements organiques aux modifications de nos exigences d’idéaux éthiques et esthétiques. Deux traits principaux caractérisent la civilisation : le renforcement de l’intellect, qui commence alors à maîtriser la vie pulsionnelle, et l’intériorisation de l’instinct d’agression, avec toutes ses conséquences en avantages et en dangers. C’est le plus crûment que la guerre contredit les attitudes psychiques auquel le processus de civilisation nous oblige, ce pourquoi nous sommes poussés à nous révolter contre elle, à tout simplement ne plus la supporter. Ce n’est pas tant un rejet intellectuel et émotif, c’est pour nous, pacifistes, une intolérance constitutionnelle, une idiosyncrasie[9], amplifiée, pour ainsi dire, à son plus haut degré. Et il semble, en vérité, que notre révolte n’est guère moins accentuée devant les dégradations esthétiques causées par la guerre, que devant sa férocité.

Combien de temps attendrons-nous, jusqu’à ce que d’autres pacifistes se manifestent ? Nul le peut le dire, mais il n’est peut-être pas utopique d’espérer que l’influence de ces deux facteurs, attitude culturelle et angoisse devant les conséquences d’une guerre à venir, mettra fin sous peu aux conduites de guerres. Par quels tours et détours, nous ne pouvons le deviner. Mais nous pouvons dire une chose : tout ce qui fait avancer le devenir culturel agit simultanément contre la guerre[10].

Ne m’en veuillez pas si ma communication vous a déçu. Bien cordialement,

votre

Sigm. Freud



[1] Je confirme le néologisme (n. d. t.).

[2] F. Nansen, Prix Nobel de la Paix en 1922 pour son action humanitaire et l’établissement d’un “passeport Nansen” destiné à permettre aux réfugiés de se déplacer en justifiant d’une pièce identité.

[3] En français dans le texte.

[4] Amphictyonie : assemblée qui réunissait, chez les Grecs anciens, les habitants des environs, autour d’un sanctuaire.

[5] Gorg Christoph Lichtenberg (1742-1799). L’un des auteurs favoris de Freud. L’analogie établie ici figure déjà dans le Witz, avec nombre d’épigrammes de Lichtenberg.

[6] Organes musculaires, écrit Freud, encore dans l’Abrégé, en 1938. C’est dans ce texte qu’il résume clairement ce qui peut paraître un casse-tête, pour la non distinction entre pulsion de mort et pulsion de destruction : “Aussi longtemps que cette pulsion [de destruction] agit intérieurement en tant que pulsion de mort, elle reste muette ; elle ne se manifeste à nous qu’au moment où elle se tourne vers l’extérieur.” Il s’agit donc bien de la même “pulsion de mort”, qui fondamentalement continue d’œuvrer dans l’organisme, mais dont une forme de dérivation porte sur les objets extérieurs. C’est cette dérivation que Freud nomme “pulsion de destruction”, laquelle témoigne de l’instinct de conservation, qui pousse le vivant à attaquer, user de violence, anéantir l’autre, autrefois au cannibalisme (métaphore linguistique : se repaître du malheur d’autrui), toutes manifestations issues de la part sauvage, animale, qui est en soi et n’a pas évolué.

[7] Cf. Malaise dans la civilisation, 1930.

[8] Magistrature suprême, ce que signifiait chez les Romains, le terme dictature, que Freud emploie dans ce sens, dans la mesure où les dictatures modernes n’ont été nommées ainsi qu’après sa mort.

[9] Réaction personnelle à ce qui arrive par l’extérieur.

[10] Cf. Moïse et le monothéisme.





                             
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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