© Jean-Pierre Faye / ψ [ Psi] • LE TEMPS DU NON 1995
Rêve Exode
[In « taboo », Cahier 24 de ψ [ Psi] • LE TEMPS DU NON]
Je questionnerai l'interrelation lumineuse du tabou et du rêve éveillé.
Mais par rêve éveillé je n'entendrai pas simplement le phantasme diurne de celui qui baille aux corneilles au milieu du jour. Mais vraiment le film onirique éveillé, que j'ai connu durant l'âge de ce que je nommerai la première latence. Il est plus semblable au rêve que le Phantasieren de Freud en 1907. Car je vois venir - mais en état d'éveil nocturne - une suite d'images librement enchaînées, je dirai plutôt : je vis des actions visuelles, aussi involontaires que celles d'un film pour un spectateur non auteur, et qui suscitent un ravissement ou une jouissance immense, sans pareille. De cela je ne dis mot à personne, pas même à ma mère.
Cela se développe entre six et dix ans. À la fin de la dixième année exactement, cela s'arrête, de façon abrupte. On est alors au milieu des années trente.
La question cruciale fut d'abord celle de la locomotion du sujet. Dans les premiers temps la machine-rêve n'est pas encore capable de me faire me mouvoir. Je suis donc "au lit" dans le rêve, mais c'est un lit automoteur, qui roule et circule, il avance en direction des pieds, il vole même : plus tard je serai roulant sur la route. Et l'Ennemi nous poursuit.
Cela vient au moment de s'endormir. Ou cela survient dans une brisure d'éveil au petit matin, à l'heure où les voitures poubelles balayaient alors les rues à grande eau, en roulant une brosse énorme. Le frisson de froid du prématin est un plaisir, dans l'appartement mal chauffé.
Voici le grand exode devant l'Ennemi. On roule dans la forêt, ils sont là, derrière nous, qui nous talonnent, nous famille, cousins, oncles, tantes, frère et soeur du père, frère de la mère, tous conduisent les enfants au travers de la forêt. Où l'on fait halte sur ce bord de route. Eux, là derrière, ils arrivent. On les voit, mais dans le cadrage mental, car ils ne sont pas là, pas encore. Dans le film du rêve ils sont des imaginaires du deuxième degré, invisibles dans le rêve même, mais pourtant vus, mais ils vont venir, ils vont être ici. Ils sont armés. Ils ressemblent, déjà, à ceux dont un écrivain arrogant et servile dira en l'an quarante : "ils nommaient dieu le secret des bois"...
Mais il fut étrange de me souvenir du rêve filmique, quand ce fut le réel du printemps quarante. C'était six ans plus tôt qu'il s'était projeté sur l'écran-rêve. Car cela -le film onirique, involontaire et fascinant - a brusquement cessé au moment où est mort, dans la chambre d'à côté, mon grand-père maternel. N'est-il pas étrange que l'on nomme, depuis lors et encore maintenant, cette fuite de tous, l'Exode ? |