De Newton à Freud
Ouvertures du temps de l’Autre •
Écritures
Stig Dagerman,
« Dieu rend visite à Newton »,
1727, extraits1
“Parfois
Dieu se lasse de son être de lumière
et de silence. L’éternité lui donne
la nausée. Il laisse tomber son manteau.
Nous voyons une ombre se dessiner parmi les étoiles.
La nuit vient. Dans la maison de Newton, on se
dispose, sans le savoir, à recevoir l’étrange
visite” ... “Et voici Dieu qui pénètre
dans le cabinet de travail de Newton... C’est
une pièce où d’un commun accord
entre Newton et le reste du monde, personne ne
parle. Durant toute sa vie, Newton a amassé
du silence dans cette pièce immense...
Il y a là le silence ionien, le silence
conjugal, le silence de la mer de Chine, celui
des sommets des Alpes” ... “Près
du foyer, loin derrière le vieux Newton,
un serviteur en livrée rouge prépare
le thé de minuit... il écarte les
salamandres qui se rassemblent autour du trépied.
Il voudrait les chasser à grands cris,
comme font les soldats et les servantes, mais
il est muet, né de parents muets. Ils ont
tous été muets, depuis l’origine
des temps, tous ceux de sa famille. Même
son cœur est muet et bat sans bruit. Les
choses mêmes deviennent muettes entre ses
mains. Si cet homme frappe une pierre d’un marteau,
marteau et pierre se taisent, et s’il approche
un âne qui brait, l’âne devient muet.
Il est le fils du silence et Newton l’aime.”
Newton plus
encore que Descartes, du fait d’avoir le premier
entrepris de questionner le monde par l’intermédiaire
d’un langage abstrait qu’il inventait à mesure,
celui des mathématiques, fut le père
spirituel de la science et de la rationalité
moderne. Le premier il a ouvert la scène
du monde à une autre logique que celle qui
cherche à comprendre ce qu’il y a, en extrapolant
à partir de ce qu’on peut “imaginer”
par le consensus d’un “sens commun”.
De ce dont fut tissée la passion qui l’a
porté, Stig Dagerman, par ses mots inspirés,
se fait l’écho poétique. Loup Verlet,
dans « La malle de Newton »2
nous livre d’autres éléments. Voyage
épistémologique qui éclaire
sur bien d’autres choses que son objet - la naissance
de la physique moderne, les contradictions qui ont
habité Newton, son fondateur - comme c’est
souvent le cas de toute recherche marquante - tout
en laissant intact le mystère de ce que la
nature puisse être interrogée ainsi
et réponde d’une manière qui tire
à conséquence.
Newton
fut le premier à amener sur la scène
du monde la passion d’analyser. Non pas en réduisant
l’inconnu à du connu, en “comprenant”
les choses, en les décomposant en éléments
déjà sus appartenant à un
ordre du monde censé aller de soi, et pouvoir
être discuté et compris de manière
consensuelle. C’est ce que, au siècle d’avant,
faisaient encore Kepler et Galilée, qui
essayaient tant bien que mal de “sauver”
la théorie, de concilier leurs observations
des mouvements des planètes et le cadre
logique/théologique au sein duquel ils
étaient nés, de les rendre “compréhensibles”
à leurs contemporains.
Newton,
lui, a fait un autre pas, décisif - expliquer
le connu par de l’inconnu en inventant des questions
inédites formulées mathématiquement,
et jusqu’à lui jamais posées, à
l’univers physique. Ainsi, sans le savoir, enracinait-il
sa pensée dans “rien” d’existant,
dans la pure supposition sans forme pré-existante,
que de ce rien, il serait possible de tirer des
conclusions qui feront parler le silence des choses
-que le réel questionné ainsi répondra,
que ces réponses auront une cohérence.
Ce
sera la Science Moderne. Imaginer le monde tel
qu’il fut avant ce pas décisif relève
pour nous de contorsions mentales et intellectuelles
dépourvues de toute évidence.
Ce
pas aurait-il pu ne pas se faire ? Qui peut le
dire ? Ce passage, en tout cas, était dans
l’air,un des possibles de ce temps et de ce lieu,
l’Occident au XVIIe siècle.
Et il se fit là, introduisant une discontinuité
radicale, rendant caduc, fissurant à jamais
le fantasme de totalisation du savoir, d’humanisme,
tel qu’il avait pu atteindre son apogée
aux temps de la Renaissance, incarné dans
des figures comme celle de Pic de la Mirandole
rompant aussi, sans le savoir, avec le régime
des “trouvailles” aléatoires,
sporadiques, reconnues et exploitées ou
méconnues et laissées de côté,
qui ont, de toujours, jalonné la préhistoire,
puis l’histoire humaine.
Lui
qui alla jusqu’à écrire un jour
“hypotheses non fingo” (je ne forge
pas d’hypothèses) a pris, sans le savoir,
la décision aux conséquences incalculables
de ne pas se contenter d’observer ce qui est,
d’essayer de le comprendre intuitivement en imaginant
et en proposant des “explications”
compréhensibles. Le premier il s’est décentré
de ce régime “explicatif”,
celui intuitif de la causalité, se mettant
en position d’inventer, face à l’univers,
un mode de questionnement inédit - puis,
par un acte dont il ne mesurait nullement la portée
fondatrice, de poser et supposer qu’à partir
des réponses induites par ces questions,
elles-mêmes de plus en plus complexes et
formulées dans un langage mathématique
qu’il contribuait à développer -
d’autres ont pris la suite - une “vérité”
pouvait être atteinte. Karl Popper dit de
cette démarche - aller de l’inconnu vers
le connu, et non l’inverse - que c’est elle qui
spécifie la démarche scientifique
- se poser activement face au monde, choisir un
langage au moyen duquel l’interroger, prendre
acte des réponses, en examiner la cohérence
interne, en tirer des conséquences. Le
livre de Loup Verlet permet de prendre la mesure
du coût psychique pour Newton de cet acte
fondateur. Dans le même temps où
il interrogeait l’univers physique, pensant déchiffrer
et découvrir, par ses questions mathématiques,
le langage de Dieu, les lois que Dieu avait donné
au monde, il scrutait aussi les textes sacrés,
ancien et nouveau testament, a laissé des
milliers de pages d’exégèse (la
malle de Newton) dans lesquelles il explique le
sens ultime de ces textes, leur sens intrinsèque
et univoque, le “code” qui en dit,
infailliblement, la vérité. Cette
“activité” l’a accompagné
toute sa vie - ombre nécessaire, probablement,
de l’audace d’inventer.
La
passion d’analyser, de converser avec le monde,
non pas en le lisant tel qu’il se présente,
comme une donnée immédiatement préhensible
et compréhensible, mais en le questionnant
activement de la manière qu’il a inaugurée
et en exigeant et obtenant des réponses
précises et chiffrées, consuma la
vie de Newton. Il ne se maria pas, n’eut au dire
de ses biographes, aucune vie sexuelle, n’eut
pas d’enfants, même illégitimes,
et très peu d’attaches humaines. Son seul
autre, qu’il interrogeait passionnément,
dans une langue de plus en plus complexe qu’il
inventait et enrichissait au fur et à mesure,
et qui lui répondait en retour, ce fut
la Création elle-même, et non les
créatures incarnées. De temps en
temps, surtout vers la fin de sa vie, il était
fou, mélancolique, et même, parait-il,
halluciné. Peut-être ne savait-il
plus questionner avec fécondité
? Le silence, alors, au lieu de bruire de grâce
et de mystère, qu’il rencontrait en chiffrant
et déchiffrant, se refermait-il sur lui
? On ne sait pas trop. C’est au sortir d’une longue
période de silence aussi que Stig Dagerman
écrivit ce livre étrange cité
au début. Ce après quoi, cet écrivain
poète se suicida à 31 ans. Newton,
lui, en avait 84 lorsque “Dieu vint lui
rendre visite” et qu’il “termina de
mourir.”
Des
bibliothèques entières ont été
écrites à propos de la “scientificité”
de la psychanalyse, pour l’affirmer ou la nier,
et autour du fait que Freud, homme du XIXe
siècle, a eu le projet d’inscrire son œuvre
au sein de la Science telle qu’elle se pensait
à son époque, telle que lui-même
imaginait qu’elle était, conquérante,
décidée à élucider
le “réel”, en dévoiler
la vérité. Il est certain que c’est
sous cette forme d’enfin “théoriser”
et permettre de comprendre les mystères
de la vie psychique, d’y faire toute la “lumière”
que la jeune “science psychanalytique”
est entrée dans le monde, soutenue par
Freud et ses compagnons de route comme une “cause”.
De
nombreux travaux, ensuite, ont développé,
à la suite et autour de Lacan, l’idée
que sous couvert de cette “scientificité”
affichée, c’est le sujet forclos de la
science qui, à travers la psychanalyse,
faisait retour dans la pensée Occidentale.
Daniel Sibony3/4,
lui, exprime une autre pensée de la chose.
Pour lui, la psychanalyse est le retour de la
question du symbolique en acte, de la question
de l’Être à inscrire dans l’existence
singulière, qui se donne une chance de
trouer le fantasme d’accès direct à
l’universel qui est celui de notre temps. Retour
du symbolique telle qu’il aurait été
“traité”, introduit dans le
monde, mis en forme une première fois par
les textes bibliques hébreux, “geste”
inaugural à l’orée du fait de fonder,
non pas seulement en acte, mais en parole prenant
acte de cette fondation.
Le
fait est que Freud était un juif athée.
Sa “foi”, c’était la Science
- et l’on ne peut qu’être frappé,
lorsqu’on en prend connaissance, de la similitude
étonnante entre les processus primaires,
le croisement foisonnant de la lettre et du sens
au sein des mots que le premier il repère
à l’œuvre au cœur des rêves
et des symptômes - c’est là que nait
la psychanalyse, dans les premiers écrits,
Traumdeutung premières versions, Psychopathologie
de la vie quotidienne,
Mot d’esprit dans ses rapports avec l’Inconscient
- ce que Lacan a repris comme central dans son
frayage du travail de la langue, “lalangue”,
disait-il même à partir d’une certaine
date, dans « l’Inconscient » - et
les translitérations, permutations infinies,
déplacements des lettres de l’alphabet
au sein des mots, parfois même passage par
un chiffrage de ces lettres (guematria), à
travers lesquels les tenants du Livre, érudits,
talmudistes, Cabbalistes, interrogeaient les textes
sacrés à l’infini, se questionnant
et questionnant leur Dieu, dans un aller-retour
incessant entre mouvements de la lettre et trouvaille
de sens5.
Du
fait que ces questions ont pu être, depuis
Lacan, posées avec un certain recul - et
que notre rapport à la Science n’est plus
celui du XIXe siècle - on a
quitté aujourd’hui dans la psychanalyse
l’évidence des premiers temps, mélange
d’initiation et de foi du charbonnier. Ont été
produites des études en nombre sur la personne
de Freud, son parcours histoire/pré-histoire,
sur son style d’écriture. Des analystes
contemporains - Philippe Refabert6, d’autres - nous ont amenés au plus
près des points où Freud était
resté prisonnier des rets de ce qui pour
lui était un acquis évident, alors
que pour bien des patients qui lui confiaient
leur destin, cette évidence n’existait
pas. On ne peut pas tout lire, ni tout citer,
mais on ne peut qu’admirer l’érudition
et l’ingéniosité de beaucoup de
ces lectures de Freud, la manière dont
elles accompagnent les recherches cliniques de
leurs auteurs, en aller-retours théorico-cliniques
féconds. Sont aussi du plus grand interêt
les travaux historiographiques, et il y en a beaucoup,
qui éclairent le contexte familial, social,
intellectuel, dans lequel est née la pensée
Freudienne, son background. On en est aujourd’hui
à connaitre le nom et beaucoup d’éléments
de la vie des patients qu’il a suivis, la manière
dont leurs “cas” se sont présentés
à son esprit au fil de sa théorisation,
ce qu’il disait à leur propos dans sa correspondance
privée. La littérature disponible
est immense. Et d’une certaine manière,
l’essentiel y est rarement montré.
L’essentiel,
qu’est-ce à dire ? c’est peut-être
dans le parcours précis et discret d’un
philosophe, Jean Michel Rey, qui n’est pas analyste,
mais “lit” Freud et le traduit depuis
l’allemand, non sans détours par la Standard
Édition, depuis 40 ans7 qu’on en perçoit le plus justement
la présence, probablement du fait que n’étant
pas analyste, il n’est pas tenté de “faire
l’analyse” de ce qu’il lit (et ne lit pas,
dans une cure ce qui n’est pas là, manque
où cela “devrait” être
est parfois aussi important que ce qui se présente
à l’écoute, on doit chercher activement)
-du coup, les élaborations théoriques
qui, de manière incontournable accompagnent
le travail clinique de tout analyste qui a une
pratique, ne viennent pas, dans son cas, faire
écran entre sa lecture, qui n’est donc
pas interprétative, et le texte Freudien,
dont il essaye de rendre perceptible à
nos oreilles le mouvement singulier intrinsèque,
d’où naissent, circulent, passent en dessous,
reviennent transformés et dans d’autres
contextes, les concepts Freudiens.
Ce
qui ressort du travail de Jean Michel Rey, c’est
l’importance dans la démarche Freudienne
du processus par lequel celui-ci écrit
la psychanalyse, travaille les mots, sans qu’il
s’agisse jamais d’un “vouloir dire”,
arrache les mots de la langue commune à
eux-mêmes sans pour autant jamais faire
complètement sécession, et à
partir d’eux, à travers eux, construit
une pensée du psychisme, y compris des
modèles successifs de l’“appareil
psychique” jamais univoques, toujours divisés
entre plusieurs “instances”, pensée
mouvante en perpétuelle tension avec elle-même,
mutation, remaniement, pensée qu’il questionnait,
avec laquelle il dialoguait, y compris contre
lui-même, tout en la construisnt dans le
mouvement des rencontres et événements
de sa vie (patients, collègues, via familiale).
Jean
Michel Rey montre, par exemple, l’étonnante
rigueur logique, régularité, avec
laquelle ça circule dans les textes sur
la transmission de pensée8,
entre “seelische”, traduit souvent
par relatif à l’âme et venant dans
le texte là où on est le plus près
du sens commun, “psychische” traduit
par psychique et qui correspond à quelque
chose qui n’est plus donné, constaté,
mais construit par la pensée, écriture
théorique, et “Geitiskeit”
traduit par spiritualité, mot qui vient
lorsque Freud passe à des conjectures et
des spéculations renvoyant à des
visées plus lointaines. Il montre que,
hors toute “pré-conception”
qui préexisterait au texte, la pensée
Freudienne se construit dans son heurt avec les
mots, les concepts se forment au fur et à
mesure que le texte travaille, et objecte à
lui-même. Rien qui puisse être “saisi”
en direct, pour en comprendre la logique, il faut
en déployer, en questionner le mouvement,
passer par des problèmes de traduction
qui ne sont ni évidentes, ni univoques.
Amusant pour un texte sur la télépathie
où ce dont il est question, justement,
c’est que parfois, le texte que le patient, notamment
à travers certains rêves, donne à
entendre, se trouve être du copier/collé
à partir du psychisme de quelqu’un d’autre,
parfois même de l’analyste, parvienne d’une
transmission par fil direct9.
La
démarche de Freud est à l’inverse
de cela. Il s’agit non de voir ce qui se donne
à voir, mais de construire un objet de
pensée par la médiation duquel il
converse avec lui-même, ses patients, ses
collègues, invente des questions auxquelles
les réponses donneront lieu à de
nouveaux développements. Et malgré
cela, bien que cela ne lui “convienne”
pas, soit en contradiction avec l’esprit de ce
qu’il est en train d’inventer, il n’hésite
pas à conclure, dans ce texte et dans d’autres
- la transmission de pensée existe bien,
c’est une donnée de l’expérience.
Il ne se “convertit” nullement à
l’occultisme à la mode fin du XIXe
siècle, simplement il pose l’hypothèse
que si pour le moment, ces choses nous semblent
bizarres, c’est qu’il nous manque les données
- les bonnes questions, le bon contexte, peut-être
même les mesures chiffrées, des expériences
- pour en saisir la logique, les conditions d’apparition
et de non-apparition entre les êtres. Freud
n’est pas Freudien, tout en exigeant absolument
que ceux qui l’entourent le soient. De quoi, d’ailleurs,
les rendre fous - à quel Freud doivent-ils
donc être fidèles ? À celui
d’hier, d’aujourd’hui, de demain ? À un
autre inventé par eux-mêmes ? Pauvres
disciples.
Sur
ce sujet aussi, beaucoup de choses ont été
écrites. L’un des effets en général
assez vite obtenus d’une psychanalyse pour les
personnes dont la vie est très inhibée
- pour ceux qui héritent d’un champ de
ruines, les enjeux sont autres - est de leur permettre
de se déprendre de la croyance qu’il y
en aurait qui avanceraient dans la vie lestés
d’un savoir sur eux-mêmes, ou sur autrui,
qui les tiendrait à l’abri d’être
surpris par ce qui leur arrive, qu’ils seraient
maitres de leurs pensées et de leurs désirs
(espoir heureusement déçu du névrosé)
ou sur un versant plus radical, de cette autre
croyance, encore plus toxique, d’avoir à
chercher inconsciemment à coller au fantasme
de l’autre pour y être conforme, comme s’il
fallait pour que son existence soit légitime,
obtenir de l’autre un agrément sans réserve
et définitif, acquis une fois pour toutes.
Or, l’histoire du mouvement psychanalytique, tel
qu’il commence déjà entre Freud
et ses élèves, c’est, paradoxalement
tout le contraire. Entre servitude volontaire
et excommunications bruyantes. Il semble que fréquenter
un créateur ne soit pas sans risques. L’acte
de fonder, et de penser des fondations, suppose
peut-être une telle tension de soi à
soi, de soi à l’œuvre, un tel prix
payé de non-évidence, de renoncement
à coïncider avec soi-même, que
peu d’égards et d’attention aux autres
sont possibles.
Ni
Freud, ni Lacan n’ont été “exemplaires”.
Newton non plus, même compte tenu des mœurs
de son temps, où la sensiblerie n’avait
guère de place, et où la jouissance
sadique-anale était peu refoulée.
C’est avec délectation qu’il faisait pendre
les faux-monnayeurs qu’une charge dans la magistrature
royale lui avait donné mission de combattre
- il y mettait beaucoup de cœur, et se réjouissait
fort, pour le principe qu’il défendait
- le monopole royal sur la frappe des monnaies
- mais aussi pour l’attrait du spectacle.
Là
où pour Charcot et la tradition psychiatrique
en train de se constituer, la clinique était
de voir, donner à voir, obtenir une sémiologie
“observable”, reconductible, fixe
- passion à laquelle les patients hystériques
se faisaient un plaisir de répondre en
lui offrant de merveilleux tableaux cliniques
reproductibles à souhait - Freud a fait
un pas au-delà semblable à celui
de Newton, dans le champ qui était le sien.
Celui de quitter l’évidence sensible de
la psychologie “spontanée”
de tout un chacun qui, produit de son temps et
de son histoire, postule d’office que l’autre
est comme soi, qu’on peut le comprendre à
travers ce qu’on croit être soi-même,
à travers les déterminants auxquels
on est, soi-meme, assujettis. Tout comme Newton,
il a renoncé au fantasme de saisie directe
et immédiate de son objet (la psyché),
pour la poursuivre par les voies de constructions
abstraites, complexes, contradictoires, par la
médiation desquelles il approchait/tenait
à distance les patients - l’un n’allant
pas sans l’autre. Ces constructions théoriques,
dont Lacan disait qu’elles “imaginarisaient”
le symbolique, il voulait que ses élèves,
et ses patients “y” croient, il avait
besoin de cette croyance des autres - pour pouvoir
lui-même s’en détacher, les rayer,
les laisser tomber, quitte à y revenir
et en faire le support d’autres constructions.
Et tout comme Newton, il méconnaissait
que l’essentiel était le mouvement de la
recherche qu’il impulsait, et non les “vérités”
scientifiques qu’il pensait découvrir.
Tout
comme Newton, qui ne voyait pas qu’ils étaient
trois, lui, l’univers physique, et faisant la
navette entre les deux, le langage mathématique,
à travers une conversation qui s’enrichissait
au fur et à mesure de ces allers-retours
de modélisations de plus en plus complexes,
fécondes, intéressantes - Freud
également rabattait l’efficace supposée
de sa démarche sur les “vérités”
qu’il pensait extraire de la psychê de ses
patients. Un livre récent10,
sur les patients de Freud, peu favorable à
la psychanalyse, mais intéressant, car
très documenté, est assez édifiant
sur ce point. On y voit Freud s’acharnant à
révéler “l’analyse complète”
de leurs symptômes, leur “noyau central”
à ses patients, notamment à celle
qu’il appellera - elle résistait à
ce traitement en aggravant ses symptômes,
on la comprend - son “fléau”,
“sa tourmenteuse en chef” (Hauptsplage),
Elfriede Hirschfeld, dont la cure difficile, pour
ne pas dire plus, a essaimé tout le temps
qu’elle a duré, et même après,
dans son abondante correspondance. Et, dans le
même temps où il s’entêtait
ainsi (vers 1910), il était capable d’écrire,
dans une lettre à Ferenczi après
un de leurs “congrès” “nous
construisons des théories de la psyché,
pendant ce temps là, le patient se soigne
au transfert”. Idem, dans le même
temps où se préparaient en lui les
élaborations qui allaient conduire à
l’invention de la pulsion de mort et de la contrainte
de répétition (publication vs 1920),
il s’accorchait dur comme fer à la réalité
de la “scène primitive” du
pauvre Sergei Pankejeff. Au point qu’il n’est
pas interdit de considérer cette invention
comme le nom, chez Freud, du “non”
de ses patients à son arrogance théorique.
Quand on veut arraisonner l’autre, ça résiste,
le patient objecte, de toute son altérité,
comme l’a si bien montré Philippe Refabert
(op. cité, note 6). Cet arraisonnement
de l’autre, cette fureur d’avoir “raison”
prend rarement, aujourd’hui, des formes aussi
caricaturales -dire qu’elle n’est jamais à
l’œuvre, insidieusement, serait néanmoins
exagéré.
Cette
- apparente - passion de savoir, d’avoir raison,
de théoriser - est ce qui tant chez Newton
que Freud se donne à voir, au premier regard.
C’étaient des chercheurs de vérité,
des “idéalistes passionnés”,
la jouissance d’extraire de l’Autre (le monde
physique, le monde psychique) leur vérité
profonde semble avoir consumé leur vie
- et l’avoir nourrie, aussi... Ça, c’est
ce qu’on voit, qui se présente comme une
évidence, lorsqu’on se confronte à
leurs parcours. Mais, comme souvent les évidences,
c’est du trompe l’œil - Newton, puis Freud,
furent des passionnés, non de la Vérité,
mais du texte qui la dit, et par la médiation
de laquelle ils la rencontrent, des “possédés”
de la pulsion inscriptive. Là où
le paranoïaque, ou l’idéologue, trouve
- épiphanie, révélation d’une
Vérité, puis écriture de
cette vérité aux fins de la présenter
au monde dans une homothétie bijective
de l’Un sur l’Autre - ces deux génies ont
inventé le détour par l’invention
de langues nouvelles pour penser ce rapport. En
agissant ainsi, ils ont brisé, chacun dans
le champ qui était le sien, le fantasme
de se mirer dans l’Autre, de s’y retrouver, et
grâce à cette cassure, inconsciemment
assumée, le temps a donné lieu à
ce monde que nous habitons, où le texte
est partout, non un texte qui “dirait”
le monde, comme dans les mythes - mais un texte
qui l’invente, qui nous invente, et que nous inventons.
C’est à ce titre que nous sommes leurs
héritiers.
On
parle souvent de l’écriture, littérature,
poésie, autres comme “écriture
de soi”. Et parfois certains adjoignent
à cette liste, la psychanalyse, comme forme
autre d’écriture de soi. Pourquoi pas.
Mais ici, je parle de tout autre chose. De l’invention
de langues nouvelles (mathématiques, pensée
conceptuelle) comme réponse créative
à l’impossibilité de faire coïncider
l’Un et l’Autre, Soi et l’Autre par des voies
directes d’arraisonement et de possession, ou
de sacrifice et de don de soi. Entre la théorie
paranoïaque et l’écriture psychanalytique,
ce n’est pas tant le fait de prendre quelque précautions
“est-ce que... ceci”, “on pourrait
penser... que... ou que...” qui fait la
différence - encore que... - mais qu’il
y ait trace, ou pas, d’une cassure au travail,
activement au travail.
La
passion de l’analyse, tels que l’ont inventée
Newton, puis Freud, telle que l’analyse, parfois,
la transmet, ne consiste pas à trouver,
ou à perdre, l’objet primaire du jardin
d’Eden, même s’il y a un temps pour trouver,
et un temps pour perdre aussi - mais surtout à
le réinventer, l’inscrire, comme à
la fois trouvé et perdu, toujours devant
et toujours déjà là, et cela
“de la déchirure de l’Inconscient,
fait langue nouvelle”11. La passion de l’analyse est de produire,
au-delà de l’apaisement des symptômes,
la possibilité, pour le patient, d’inscrire
sa vie dans un texte autre que celui qui l’a rendu
malade (écrit par lui ou par ses autres),
autre que celui que le social alentour, y compris
psychanalytique, lui propose en ready made, un
texte qu’il invente lui-même.
Eva Talineau
22
rue du Tertre •
95000 Cergy
01 30 73 98 64
ou 06 08 78 36 36
Notes
1 Stig Dagerman • « Dieu
rend visite à Newton »
2 Loup Verlet • « La
malle de Newton »
3 Daniel Sibony • « Psychanalyse
et judaïsme »
4 Daniel Sibony • « De l’identité
à l’existence, l’apport du peuple juif
»
5 Victor Malka • « Entretien
avec Moïse Idel, Dieu/Miroir dans la Cabbale
»
6 Philippe Refabert • « De
Freud à Kafka »
7 Jean Michel Rey • « Des
mots à l’œuvre »
8 Jean Michel Rey et Wladimir Granoff • « L’occulte
dans la pensée Freudienne »
9 Revue le Coq Héron • « Psychanalyse
ou mediums »
10
Mikkel
Borch-Jacobsen • « Les patients
de Freud »
11 Daniel Sibony • L’Autre Incastrable
», 1978