Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein

Une introduction à « Les enfants déplacés » par Mira Rothenberg

Ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down the worshipped object.
Samuel Beckett • “The Uspeakable one”
Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adomo • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.
No onehas the right to remain silent if he knows that something evil is being made somewhere. Neither sex or age, nor religion or political party is an excuse.

Bertha Pappenheim

point

 

Micheline Weinstein /Janvier 2009

Cf. également Audio / Vidéo


« Blueberry »


http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/media/index.html


Mira Rothenberg


Les enfants déplacés
Une introduction


Extraits de « Enfants aux Yeux d’Émeraude », paru sous le titre

« Les enfants au regard de pierre », Paris, Le Seuil, 1979


Avez-vous jamais entendu sourdre l’océan peu avant qu’il ne gronde ?
Avez-vous jamais entendu feuler le lion avant qu’il ne cerne sa proie pour la mise à mort ?
Avez-vous jamais entendu hurler le vent avant qu’il ne brise un arbre et ne l’abatte ?
Avez-vous jamais vu un homme au moment de tuer, quand, sur son visage, les expressions de terrorisme et de rage se muent en jouissance, et quand celle de toute-puissance bascule dans la folie ?
J’arpentais la salle de classe en surveillant la situation. Un champ de bataille.
Trente-deux enfants affamés, en colère, enragés, amochés. À l’affût de la moindre chose qui mobiliserait leur rage.
Hitler ? Oui, mais Hitler était mort. Leurs parents ? Ils étaient aussi épouvantés qu’eux. Moi ? Oui. L’Amérique. Moi.
Des enfants. Ce n’étaient pas vraiment des enfants. Devant mes yeux, trente-deux visages de vieillards sur des corps d’enfants. Et des corps contrefaits, tordus de douleur, tels les branches d’un arbre qui n’auraient pu croître naturellement. Des enfants convulsés, non par les ravages du temps, mais par ceux de la haine. Par l’inhumanité d’un seul homme contre ses frères.
Qu’était-ce que l’enfance, pour ces enfants ? Leurs visages étaient des masques, non pas ceux des tragédies grecques, mais ceux que leur avait collés la « Race Supérieure ».
Tuer tuer tuer, résonnait dans l’air. On se jaugait respectivement.
Je leur dis mon nom en yidish. Je leur dis quelles langues je parlais.
« Êtes-vous une goy ? me demanda l’un d’eux.
— Non, je parle yidish.
— Et alors ? qu’il dit. Et c’est avec des mots que l’on se mis alors à m’attaquer de toutes parts. Questions questions questions. Auxquelles d’ailleurs ils répondaient d’eux-mêmes.
Le Pr Hopkins avait raison. Babel. C’était un brave homme qui, de par sa bonté même, n’accédait pas à la profondeur de leur tragédie. Pour comprendre, il faut savoir haïr.
Une fillette, du venin dans les yeux, posa sa question en français.
J’avais oublié mon français — l’un des mômes s’en fit l’interprète. Elle voulait savoir pourquoi j’étais ici ! Une autre passa à l’attaque en tchèque. Étais-je américaine ? Puis un autre implora, en russe, l’autorisation de retourner chez ses paysans de “parents”.
Un autre encore me montra un couteau caché dans sa manche et déclara en polonais qu’il le réservait pour les goys au cas où ils viendraient le prendre.
Un autre me demanda en allemand ce qui c’était passé pour que je sois en vie ? Qui ou quoi aurais-je donc vendu pour le rester ?
Jour après jour je revenais et recevais attentivement le venin dont ils se déchargeaient sur moi. Jour après jour, je suivais leur désespoir à la trace. Jour après jour, j’écoutais les récits qu’ils me projetaient dessus. Les pires qu’aurait pu produire la plus malade des imaginations. Jour après jour, je les entendais dire : “Nous voulons rentrer chez nous, au pays. Nous voulons rentrer”.
Oh combien je connaissais cette antienne, combien je connaissais cette sensation ! Mon pays. Notre pays. Mon pays.
Mais jamais je ne les ai vus pleurer.
Je devais leur faire la classe. Leur apprendre à être américains. Je devais leur apprendre à manifester la reconnaissance d’avoir été recueillis ici. Je devais leur apprendre la langue.
Ils ne voulaient pas être américains. Ils voulaient être ce qu’ils étaient. Ils ne voulaient pas se montrer reconnaissants, puisqu’ils ils refusaient d’être arrachés à leur pays à eux, auquel ils appartenaient. Ils n’avaient pas besoin d’apprendre une autre langue - ils avaient déjà la leur bien à eux. Ils auraient préféré mourir dans leur propre pays plutôt que vivre ici. Ni le Pr Hopkins ni le Dr Eisenberg ne pouvaient comprendre cela. Moi, si. Et cela rendait les choses encore plus violentes, pour moi comme pour eux.
Si vous capturez un cheval sauvage dans la montagne, si vous le nourrissez et prenez soin de lui, peut-être parviendra-t-il à vous aimer, mais il ne vous sera jamais reconnaissant. Dans ses veines chantera à jamais le chant de ses montagnes, de ses prairies — de sa liberté. Et dans son sang, à jamais, bruissera l’espoir d’y retourner.
Je devais leur enseigner l’histoire, la lecture, l’écriture, l’arithmétique. Je devais les civiliser, les rendre acceptables pour l’Amérique. C’était une plaisanterie amère et cruelle. Ils n’apprenaient rien. Puis un jour, profitant d’une accalmie de leur haine, je leur parlai des Indiens d’Amérique. Ces Indiens qui étaient là chez eux, qui étaient devenus des réfugiés dans leur propre pays, qui avaient été dépossédés de leurs propres terres. Et j’avais trouvé un livre de poèmes sur les Indiens par des Indiens. Ils chantaient la terre qu’ils aimaient, les animaux avec lesquels ils vivaient. Ils chantaient leur force, leur amour, leur haine et leur fierté. Et leur liberté.
J’avais fait vibrer une corde sensible chez les mômes. L’Amérique. Les Indiens devaient éprouver pour l’Amérique ce qu’eux-mêmes ressentaient pour leur propre pays.
Alors nous sommes tous devenus des Indiens. Nous avons débarrassé la classe de tout son mobilier et nous avons construit des teepees et peint une rivière sur le plancher. Nous avons fabriqué des canoës et des animaux en papier mâché, des animaux de grande dimension, des animaux de 7 pieds de haut. Des animaux à la (dé-)mesure de leur rage.
[...]
Les enfants commencèrent lentement à s’ouvrir, à se déplier. Nous vivions dans les teepees. Nous mangions dans les teepees. Ils n’avaient pas envie de rentrer à leurs domiciles. Et jour après jour, je leur racontais des histoires sur les Indiens, chacune plus prodigieuse que la précédente. J’inventais pour eux des histoires, des histoires de bonté et d’amour, de fierté, et de générosité, de courage, de dévouement, d’amour de la liberté et d’animaux. Mais aussi des histoires de férocité, d’épouvante, de respect pour la nature, tels que les gosses pouvaient les saisir à demi-mot. Ciel, pensais-je, si d’aventure mon imagination se tarit, je vais égarer ces mômes et ces mômes perdront, à peine découverte, leur nouvelle terre. Que les Indiens m’attrapent alors, et ils me scalperont pour avoir menti. Je n’avais pour seule excuse qu’il m’était impossible d’énoncer la moindre injustice envers les Indiens, peu importe que je les aie décrits comme charmants ou féroces. C’est ainsi que j’allégeais ma conscience.
[...]
Au début, ils ne furent pas encore suffisamment téméraires pour se glisser dans la peau de vrais Indiens. Ils empruntèrent celle de leurs animaux. C’est alors que, pour nous seuls, nous avons inventé un jeu, à partir de ces animaux. Nous étions les animaux : tigres, lions, loups -, naturellement les animaux les plus féroces et les plus enragés. Mais nous étions libres. Toujours à l’affût de notre proie. À tout jamais tueurs et vengeurs.
Puis nous avons, toujours pour nous seuls, mis en scène un nouveau jeu ; mais cette fois nous avons invité le Dr Eisenberg.
Nous étions toujours des animaux, mais pour quelques-uns d’entre nous, des animaux plus aimables, qui ne se satisfaisaient pas tout simplement de tuer. Bien sûr nous étions encore des lions et des tigres et des hyènes et des loups, mais aussi des aigles. Des aigles altiers, superbes, s’élevant haut dans les airs, planant au-dessus des cimes. Nous étions des chevaux aussi, libres, fougueux, ardents, des chevaux Indiens amis des Indiens. Nous étions des cerfs. Rapides, doux, des cerfs magnifiques. Nous étions des buffles, et Rachel, elle, était un chaton. Un chaton qui aurait pu être “trouvé dans la poubelle”, là où elle-même avait été trouvée. Chaque enfant était un animal - un animal indien. Et chacun composait et jouait son propre poème — selon le caractère attribué à l’animal de son choix.
Au bout d’un certain temps, Joseph finit même par se débarrasser de son couteau : il n’avait plus nulle part où l’attacher. Tel un cheval de montagne, il était presque nu, à part ses maquillages à la peinture.
[...]
Enfin nous sommes devenus de véritables Indiens. Fiers, forts, ardents. Nous les avons mis en scène, et invité toute l’école à la représentation.
Et les enfants, dans leur anglais haché, ont fait des Indiens qu’ils étaient alors, un magnifique poème. Quelle beauté, quelle pureté, quelle douceur et quelle force en même temps... Et avec quelle loyauté exerçaient-ils la justice !
Peu après le spectacle, Joseph mourut. Tout ce qu’il m’a laissé, c’est son couteau. Il était apatride, il n’avait jamais pu faire avec ça. Il avait vécu, in-extremis, dans les bois et sur les décharges publiques, c’est ainsi qu’il avait survécu. Mais la liberté, c’était plus que trop. Trop pour ce petit gamin. Le diagnostic de sa mort resta indéterminé puisque, dans les livres de médecine, on ne meurt pas de liberté. Tout comme on ne meurt pas de bonheur.
Joseph, si. Mais si, on peut.
En bons Indiens, nous qui restions, nous avons appris à être, comme eux, habiles de nos mains, nous avons appris comment tisser et faire de la poterie. Nous avons continué de lire des récits d’Indiens et de la poésie d’Indiens. Nous avons écrit nous-mêmes des récits d’Indiens et de la poésie d’Indiens. Nous avons étudié leur histoire et leur folklore, chacun les comparant aux siens propres.
Je me rappelle encore un jour d’orage. Le tonnerre était assourdissant, et les éclairs aveuglants. La pluie déferlait, torrentielle. Les enfants, malgré toute leur bravoure d’Indiens, étaient terrifiés. Il y avait une Bible sur ma table, comme il y en a dans chaque classe d’une Yeshiva. Les enfants m’intimèrent de ne pas y toucher, la superstition étant que si par malheur elle tombait par terre, Dieu me frapperait de mort, et sans doute eux aussi. Je serais exécutée par la foudre. Mon désir de montrer aux enfants la fausseté de cette superstition me donna l’idée de pousser “accidentellement” la Bible, qui tomba par terre. Un silence de mort se fit dans la pièce. Les enfants s’étaient réfugiés dans leurs teepees, la respiration coupée, certains que le Jugement Dernier, imminent, leur tomberait dessus. Dans la pièce, seul le tonnerre se faisait entendre. J’attendais. Personne ne pointait le bout de son museau. Je commençai alors à fredonner une mélodie que j’aimais et à vaquer par-ci par-là. Lentement, très lentement, oh si lentement, de petits visages jonchés de larmes, tels des fleurs après une averse, apparurent à l’entrée des teepees. Stupéfiés, ils nous fixaient, la Bible qui gisait là, par terre, et moi toujours fredonnant. Alors lentement, oh si lentement, ils se mirent à sortir en rampant. Soudain, je fus encerclée par trente-et-un petits enfants, trente-et-une paires de bras, tandis que mon visage se mouillait de leurs larmes et de leurs baisers. Ce fut la première fois que quelques-uns d’entre eux m’ont embrassée.
[...]
J’ai écrit le récit de chacun de ces enfants parce que je les ai aimés. Et les ayant aimés, j’ai appris à les comprendre un peu ; à avoir de l’empathie devant leur douleur, du respect pour leurs efforts et de l’admiration pour leur courage.
Cela, je voudrais le partager. Les aimer m’a appris à découvrir les humains dans leur dignité, sans préjuger du bien ou du mal.
En les aimant, j’ai appris qu’en dépit de la tragédie qu’est la condition humaine, il y a la beauté, il y a l’espoir, il y a la force, et il y a une formidable énergie à exploiter sans s’occuper de ce qui est “bien” ou de ce qui est “mal”.
Et cela aussi, je voudrais le partager.
J’ai exercé à titre officiel pendant plus de vingt ans auprès d’enfants en mal d’être. Mais c’est à titre non officiel que je les ai reconnus, côtoyés, qu’en les cherchant je les ai trouvés — et que j’ai passé presque toute ma vie à les aimer.
Quand j’étais petite fille, en Pologne, nous avions notre “idiot du village”. Au lieu de parler, grimaçant, il marmottait entre ses dents, riait quand on se serait attendu à ce qu’il pleure. C’était un garçon de treize ans. Sans parents, ni maison, ni patrie, il vivait en mendiant. Les villageois se sentaient obligés de lui donner ce dont il avait besoin pour survivre. On lui donnait, un peu par pitié, mais surtout à cause de la terreur qu’il inspirait.
Il apparut un jour, comme je marchais à travers prés, une tartine de beurre à la main. De son ton habituel, insistant, l’air d’implorer, il bafouilla sa demande en tendant la main vers ma tartine. Je refusai. Je lui donnai seulement une bouchée de mon pain. J’étais prête à partager, mais pas à me laisser dévaliser ; refusant de le considérer comme réellement fou, je reconnaissais ainsi notre parité. Il fut surpris. Il porta le morceau que je lui tendais à la bouche et, furieux, me le cracha à la figure. Sur ce, il s’en alla. Quelques minutes plus tard, il fit demi-tour et, le visage absolument dépourvu de toute trace de folie, revint vers moi, attrapa un bout de mon pain et, d’une voix parfaitement claire, bien timbrée, me dit : “D’accord. Merci”.
Le pacte était conclu, le pont était jeté entre nous. Pour toujours. Chaque fois que nous nous rencontrions, nous filions dans les bois et nous avions à cœur de partager, de répartir : un bout de pain, un joli caillou ici, là une fleur. Pour tout le monde, il restait le “demeuré” - jusqu’au jour où les Allemands l’ont tué.
Je compris alors que santé mentale et folie appartenaient au même continuum. Seule une différence de gradation les sépare.
Tout au long de ces années, j’ai été fascinée par la diversité des forteresses que les enfants s’édifient pour se protéger des horreurs qu’ils perçoivent intuitivement autour d’eux. Toutes ces années, j’ai cherché à les joindre au cœur même de leurs forteresses. Je voulais savoir quelle forme de pont imaginer, permettant de franchir les douves qu’ils avaient creusées autour de leurs places fortes et comment trouver la fissure, la porte, par lesquelles pénétrer leurs forteresses. Je voulais les aider de telle sorte qu’ils parviennent à s’extraire par eux-mêmes de leurs terrifiantes forteresses.
Chaque fois que l’un d’entre nous est profondément blessé, il construit sa propre forteresse autour de la plaie, qui le protège d’une douleur plus intense. La solidité des murs dépend de la gravité de la blessure. Les murs de certaines forteresses sont parfois si minces et si près de s’affaisser, qu’il est possible de les écrouler facilement, et nous voilà de nouveau dehors. Mais il est des forteresses dont l’épaisseur des murs est telle qu’ils se dressent comme un blindage indestructible. Parfois tout une vie durant. Parmi eux, certains de ces enfants vivent souvent retirés à jamais dans ces murs trop épais pour que nous parvenions à les faire céder.
C’est ce que, dans ce livre, je voudrais transmettre à ses lecteurs. Leur parler des murs édifiés par ces enfants, et de l’enfant retiré à l’intérieur de son enceinte. Dire pourquoi et comment les enfants les ont érigés, comment leurs forteresses les protègent.
Je voudrais surtout transmettre ceci, que ces enfants, qu’ils soient considérés comme sains d’esprit ou au contraire comme fous, appartiennent au même continuum humain. L’enfant fou est contraint de tracer son chemin, auquel nous n’avons pas accès, à l’intérieur même de sa psyché, l’enfant sain d’esprit emprunte un chemin dans lequel nous nous reconnaissons.
Et cette différence n’est pas tant de nature que de degré. L’enfant fou, tout comme l’enfant sain, est peut être saisi d’effroi, cogne, pique des colères terribles et pleure. De la même façon, il se protège par la rage, l’attaque ou le reploiement. Un peu plus intensément, voilà tout.
L’enfant fou traverse tous les stades successifs de développement que l’on peut observer chez l’enfant sain. Or l’enfant fou reste la plupart du temps fixé à un stade particulier qu’il exploitera à d’autres fins, tandis que l’enfant sain le dépassera et pourra ainsi continuer de se développer.
Pour chaque être humain le seul avantage qu’il retire de sa condition et qui vaille la peine, c’est lui-même. Ce “lui-même” est façonné par la synthèse de son expérience et de son héritage. Et cela doit être respecté. L’enfant, qu’il soit malade ou en bonne santé, est le résultat de cette alchimie. En s’ouvrant à la connaissance de la folie et des voies qu’elle emprunte, en acceptant de l’accueillir, il nous est alors possible de faire admettre l’importance et la valeur de l’existence des enfants fous.
J’aimerais que les lecteurs comprennent que le manque apparent de logique de ce que l’on désigne par folie, appartient en réalité à une logique irréfutable dans le contexte même où évolue l’enfant fou. Toute folie individuelle est, pour son auteur, une création sensée et douée de raison, destinée à le protéger de ce dont il a une terreur mortelle.
Chaque enfant construit sa propre citadelle. Chaque enfant est différent de l’autre, ainsi est sa citadelle — de même sont différents ces ponts que l’on doit inventer pour pouvoir y accéder. Chaque enfant se protège d’une façon qui lui est propre contre sa terreur. Mais tous s’auto-protègent d’une terreur de même nature — celle de la destruction. Chaque enfant se bat selon ses moyens propres. Mais tous mènent le même combat, celui de leur survie.
C’est un labyrinthe qu’ils ont construit. Une toile d’araignée tissée serré. Une fois la porte du labyrinthe découverte, une fois saisi le fil qui nous conduira au cœur de la folie, sa logique nous apparaîtra parfaitement claire et intelligible.
Je voudrais témoigner de l’humanité du fou. Je voudrais montrer que santé mentale et folie ont un commun dénominateur, à l’œuvre chez tous les enfants. Je voudrais montrer comment, dans le monde qui est le nôtre, nous avons nous-mêmes contribué à faire naître la terreur chez ces enfants, ainsi qu’à transmettre une conception erronée de notre monde. Je voudrais montrer comment ils se sont protégés de cela, et comment, dans notre propre terreur, nous nous sommes protégés d’eux. Je voudrais transmettre aux lecteurs quelque chose de la fascination et du respect que j’ai éprouvés devant l’ingéniosité impressionnante dont ces enfants témoignent pour se défendre contre la terreur et pour dénicher, par des voies de traverse, ce qu’ils désirent aussi désespérément, ce que désire simplement chaque gosse : l’amour et la compréhension qui seuls permettent de survivre.
Je voudrais que le lecteur prenne conscience de la diversité de ces parcours.
Je voudrais lui dire que santé mentale ou folie ne participent ni du bien ni du mal : elles existent, voilà tout. Elles sont toutes deux une réponse au besoin de survivre. C’est ce que nous faisons d’elles et à leur propos qui est bien ou qui est mal. Comment, dans notre ignorance, nous les utilisons, nous en abusons, nous en mésusons, nous les dénions. Cette folie, quelle que soit la façon dont elle indispose la société, blesse d’abord et avant tout les enfants.
J’aimerais également que le lecteur ne sentimentalise pas la folie, comme c’est la mode à notre époque. Le meurtre, le crime que le fou commet envers lui-même ou envers les autres sont aussi vains que dangereux. Et c’est cela qui est cause du mal. Nous n’avons qu’une chose à faire devant cela, aider efficacement un être humain ; non lui pardonner, l’excuser ni, pire encore, l’ignorer.
Aucune folie n’est incurable - simplement, il en existe certaines formes auxquelles nous ne savons pas faire face. Aucune folie n’est effrayante au point de devenir inabordable, et de là incurable. Il suffit de l’appréhender avec discernement et empathie, alors elle devient curable.
Il existe autant de voies possibles pour accéder à l’être humain qu’il y a de millions d’êtres humains, chacun différent de l’autre. À partir de chaque fissure l’enfant peut être charmé, affûté, stimulé par notre monde, de telle sorte qu’il puisse y vivre pleinement.
Dans ce livre, chaque histoire décrit un édifice de folie singulière et les différents moyens d’accéder à l’enfant à l’intérieur même de cet ensemble. Je voudrais montrer que ces enfants sont nos enfants. Et comment il arrive que, délibérément, ou plus souvent encore sans le vouloir, nous avons, nous les adultes, contribué à la destruction de nos enfants.
Qu’ils sont ténus, sournoisement traîtres chez nos enfants, les contours qui bordent santé mentale et folie !
Je voudrais dissoudre la peur qu’inspirent ces enfants fous - ces Enfants aux Yeux d’Émeraude auxquels rien n’échappe. Car pour peu que l’on perçoive des motifs de leur folie, quand bien même la cause nous en échapperait, alors la peur s’efface.
Mais il est des enfants effrayants.
Certains sont lumineusement éveillés, tout en demeurant emprisonnés dans leur intelligence. D’autres semblent plutôt obtus, peu brillants, tout en manifestant un inexplicable génie dans certains domaines - et cela est difficile à comprendre, et si insupportable, que cela fait peur.
D’autres, comme s’ils étaient en symbiose permanente avec leur effrois, sont terrorisés à un point tel, qu’ils saisissent et perçoivent fréquemment des choses bien longtemps avant les êtres ordinaires que nous sommes - don qui s’est affiné pour les prémunir de la destruction. Et cela nous fait peur.
Il y a ceux, terrorisés et blessés à tel point qu’ils reçoivent toute aide que l’on essaie de leur apporter comme une menace de destruction et s’en protègent. Cela nous fait peur et, souvent, déclenche notre colère.
D’autres, que les blessures ont terrorisé et poussé à la rage, s’en prennent physiquement à nous. Et cela nous fait peur.
D’autres, quasi mutiques, sont parfaitement conscients de tout ce qui se passe autour d’eux, mais ne font rien de leur savoir, trop terrorisés pour parler. Alors, incessamment, tout au long de leur vie, ils mettent en acte leur terreur. Cela encore nous fait peur.
Enfin, je souhaiterais que le lecteur respecte les mômes et les aime, qu’ils soient sains d’esprit ou fous. Non parce qu’ils sont malades ou non malades, mais tout simplement parce qu’ils sont, ils existent.

ø

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cela ne va pas sans dire
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