Micheline Weinstein /Janvier 2009
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Blueberry »
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Mira Rothenberg
Les
enfants déplacés
Une
introduction
Extraits de
« Enfants aux Yeux d’Émeraude »,
paru sous le titre
«
Les enfants au regard de pierre »,
Paris, Le Seuil, 1979
Avez-vous jamais entendu sourdre l’océan
peu avant qu’il ne gronde ?
Avez-vous jamais
entendu feuler le lion avant qu’il ne cerne sa
proie pour la mise à mort ?
Avez-vous
jamais entendu hurler le vent avant qu’il ne brise
un arbre et ne l’abatte ?
Avez-vous jamais
vu un homme au moment de tuer, quand, sur son
visage, les expressions de terrorisme et de rage
se muent en jouissance, et quand celle de toute-puissance
bascule dans la folie ?
J’arpentais la salle
de classe en surveillant la situation. Un champ
de bataille.
Trente-deux enfants affamés,
en colère, enragés, amochés.
À l’affût de la moindre chose qui
mobiliserait leur rage.
Hitler ? Oui, mais
Hitler était mort. Leurs parents ? Ils
étaient aussi épouvantés
qu’eux. Moi ? Oui. L’Amérique. Moi.
Des
enfants. Ce n’étaient pas vraiment des
enfants. Devant mes yeux, trente-deux visages
de vieillards sur des corps d’enfants. Et des
corps contrefaits, tordus de douleur, tels les
branches d’un arbre qui n’auraient pu croître
naturellement. Des enfants convulsés, non
par les ravages du temps, mais par ceux de la
haine. Par l’inhumanité d’un seul homme
contre ses frères.
Qu’était-ce
que l’enfance, pour ces enfants ? Leurs visages
étaient des masques, non pas ceux des tragédies
grecques, mais ceux que leur avait collés
la « Race Supérieure ».
Tuer
tuer tuer, résonnait dans l’air. On se
jaugait respectivement.
Je leur dis mon nom
en yidish. Je leur dis quelles langues je parlais.
« Êtes-vous une goy ? me demanda
l’un d’eux.
— Non, je parle yidish.
— Et alors ? qu’il dit. Et c’est avec
des mots que l’on se mis alors à m’attaquer
de toutes parts. Questions questions questions.
Auxquelles d’ailleurs ils répondaient d’eux-mêmes.
Le Pr Hopkins avait raison. Babel. C’était
un brave homme qui, de par sa bonté même,
n’accédait pas à la profondeur de
leur tragédie. Pour comprendre, il faut
savoir haïr.
Une fillette, du venin dans
les yeux, posa sa question en français.
J’avais oublié mon français
— l’un des mômes s’en fit l’interprète.
Elle voulait savoir pourquoi j’étais ici
! Une autre passa à l’attaque en tchèque.
Étais-je américaine ? Puis un autre
implora, en russe, l’autorisation de retourner
chez ses paysans de “parents”.
Un
autre encore me montra un couteau caché
dans sa manche et déclara en polonais qu’il
le réservait pour les goys au cas où
ils viendraient le prendre.
Un autre me demanda
en allemand ce qui c’était passé
pour que je sois en vie ? Qui ou quoi aurais-je
donc vendu pour le rester ?
Jour après
jour je revenais et recevais attentivement le
venin dont ils se déchargeaient sur moi.
Jour après jour, je suivais leur désespoir
à la trace. Jour après jour, j’écoutais
les récits qu’ils me projetaient dessus.
Les pires qu’aurait pu produire la plus malade
des imaginations. Jour après jour, je les
entendais dire : “Nous voulons rentrer chez
nous, au pays. Nous voulons rentrer”.
Oh
combien je connaissais cette antienne, combien
je connaissais cette sensation ! Mon pays. Notre
pays. Mon pays.
Mais jamais je ne les ai vus
pleurer.
Je devais leur faire la classe. Leur
apprendre à être américains.
Je devais leur apprendre à manifester la
reconnaissance d’avoir été recueillis
ici. Je devais leur apprendre la langue.
Ils
ne voulaient pas être américains.
Ils voulaient être ce qu’ils étaient.
Ils ne voulaient pas se montrer reconnaissants,
puisqu’ils ils refusaient d’être arrachés
à leur pays à eux, auquel ils appartenaient.
Ils n’avaient pas besoin d’apprendre une autre
langue - ils avaient déjà la leur
bien à eux. Ils auraient préféré
mourir dans leur propre pays plutôt que
vivre ici. Ni le Pr Hopkins ni le Dr Eisenberg
ne pouvaient comprendre cela. Moi, si. Et cela
rendait les choses encore plus violentes, pour
moi comme pour eux.
Si vous capturez un cheval
sauvage dans la montagne, si vous le nourrissez
et prenez soin de lui, peut-être parviendra-t-il
à vous aimer, mais il ne vous sera jamais
reconnaissant. Dans ses veines chantera à
jamais le chant de ses montagnes, de ses prairies
— de sa liberté. Et dans son sang,
à jamais, bruissera l’espoir d’y retourner.
Je devais leur enseigner l’histoire, la lecture,
l’écriture, l’arithmétique. Je devais
les civiliser, les rendre acceptables pour l’Amérique.
C’était une plaisanterie amère et
cruelle. Ils n’apprenaient rien. Puis un jour,
profitant d’une accalmie de leur haine, je leur
parlai des Indiens d’Amérique. Ces Indiens
qui étaient là chez eux, qui étaient
devenus des réfugiés dans leur propre
pays, qui avaient été dépossédés
de leurs propres terres. Et j’avais trouvé
un livre de poèmes sur les Indiens par
des Indiens. Ils chantaient la terre qu’ils aimaient,
les animaux avec lesquels ils vivaient. Ils chantaient
leur force, leur amour, leur haine et leur fierté.
Et leur liberté.
J’avais fait vibrer
une corde sensible chez les mômes. L’Amérique.
Les Indiens devaient éprouver pour l’Amérique
ce qu’eux-mêmes ressentaient pour leur propre
pays.
Alors nous sommes tous devenus des Indiens.
Nous avons débarrassé la classe
de tout son mobilier et nous avons construit des
teepees et peint une rivière sur
le plancher. Nous avons fabriqué des canoës
et des animaux en papier mâché, des
animaux de grande dimension, des animaux de 7
pieds de haut. Des animaux à la (dé-)mesure
de leur rage.
[...]
Les enfants commencèrent
lentement à s’ouvrir, à se déplier.
Nous vivions dans les teepees. Nous mangions
dans les teepees. Ils n’avaient pas envie
de rentrer à leurs domiciles. Et jour après
jour, je leur racontais des histoires sur les
Indiens, chacune plus prodigieuse que la précédente.
J’inventais pour eux des histoires, des histoires
de bonté et d’amour, de fierté,
et de générosité, de courage,
de dévouement, d’amour de la liberté
et d’animaux. Mais aussi des histoires de férocité,
d’épouvante, de respect pour la nature,
tels que les gosses pouvaient les saisir à
demi-mot. Ciel, pensais-je, si d’aventure mon
imagination se tarit, je vais égarer ces
mômes et ces mômes perdront, à
peine découverte, leur nouvelle terre.
Que les Indiens m’attrapent alors, et ils me scalperont
pour avoir menti. Je n’avais pour seule excuse
qu’il m’était impossible d’énoncer
la moindre injustice envers les Indiens, peu importe
que je les aie décrits comme charmants
ou féroces. C’est ainsi que j’allégeais
ma conscience.
[...]
Au début, ils
ne furent pas encore suffisamment téméraires
pour se glisser dans la peau de vrais Indiens.
Ils empruntèrent celle de leurs animaux.
C’est alors que, pour nous seuls, nous avons inventé
un jeu, à partir de ces animaux. Nous étions
les animaux : tigres, lions, loups -, naturellement
les animaux les plus féroces et les plus
enragés. Mais nous étions libres.
Toujours à l’affût de notre proie.
À tout jamais tueurs et vengeurs.
Puis
nous avons, toujours pour nous seuls, mis en scène
un nouveau jeu ; mais cette fois nous avons invité
le Dr Eisenberg.
Nous étions toujours
des animaux, mais pour quelques-uns d’entre nous,
des animaux plus aimables, qui ne se satisfaisaient
pas tout simplement de tuer. Bien sûr nous
étions encore des lions et des tigres et
des hyènes et des loups, mais aussi des
aigles. Des aigles altiers, superbes, s’élevant
haut dans les airs, planant au-dessus des cimes.
Nous étions des chevaux aussi, libres,
fougueux, ardents, des chevaux Indiens amis des
Indiens. Nous étions des cerfs. Rapides,
doux, des cerfs magnifiques. Nous étions
des buffles, et Rachel, elle, était un
chaton. Un chaton qui aurait pu être “trouvé
dans la poubelle”, là où elle-même
avait été trouvée. Chaque
enfant était un animal - un animal indien.
Et chacun composait et jouait son propre poème
— selon le caractère attribué
à l’animal de son choix.
Au bout d’un
certain temps, Joseph finit même par se
débarrasser de son couteau : il n’avait
plus nulle part où l’attacher. Tel un cheval
de montagne, il était presque nu, à
part ses maquillages à la peinture.
[...]
Enfin
nous sommes devenus de véritables Indiens.
Fiers, forts, ardents. Nous les avons mis en scène,
et invité toute l’école à
la représentation.
Et les enfants,
dans leur anglais haché, ont fait des Indiens
qu’ils étaient alors, un magnifique poème.
Quelle beauté, quelle pureté, quelle
douceur et quelle force en même temps...
Et avec quelle loyauté exerçaient-ils
la justice !
Peu après le spectacle,
Joseph mourut. Tout ce qu’il m’a laissé,
c’est son couteau. Il était apatride, il
n’avait jamais pu faire avec ça. Il avait
vécu, in-extremis, dans les bois et sur
les décharges publiques, c’est ainsi qu’il
avait survécu. Mais la liberté,
c’était plus que trop. Trop pour ce petit
gamin. Le diagnostic de sa mort resta indéterminé
puisque, dans les livres de médecine, on
ne meurt pas de liberté. Tout comme on
ne meurt pas de bonheur.
Joseph, si. Mais
si, on peut.
En bons Indiens, nous qui restions,
nous avons appris à être, comme eux,
habiles de nos mains, nous avons appris comment
tisser et faire de la poterie. Nous avons continué
de lire des récits d’Indiens et de la poésie
d’Indiens. Nous avons écrit nous-mêmes
des récits d’Indiens et de la poésie
d’Indiens. Nous avons étudié leur
histoire et leur folklore, chacun les comparant
aux siens propres.
Je me rappelle encore un
jour d’orage. Le tonnerre était assourdissant,
et les éclairs aveuglants. La pluie déferlait,
torrentielle. Les enfants, malgré toute
leur bravoure d’Indiens, étaient terrifiés.
Il y avait une Bible sur ma table, comme il y
en a dans chaque classe d’une Yeshiva. Les enfants
m’intimèrent de ne pas y toucher, la superstition
étant que si par malheur elle tombait par
terre, Dieu me frapperait de mort, et sans doute
eux aussi. Je serais exécutée par
la foudre. Mon désir de montrer aux enfants
la fausseté de cette superstition me donna
l’idée de pousser “accidentellement”
la Bible, qui tomba par terre. Un silence de mort
se fit dans la pièce. Les enfants s’étaient
réfugiés dans leurs teepees,
la respiration coupée, certains que le
Jugement Dernier, imminent, leur tomberait dessus.
Dans la pièce, seul le tonnerre se faisait
entendre. J’attendais. Personne ne pointait le
bout de son museau. Je commençai alors
à fredonner une mélodie que j’aimais
et à vaquer par-ci par-là. Lentement,
très lentement, oh si lentement, de petits
visages jonchés de larmes, tels des fleurs
après une averse, apparurent à l’entrée
des teepees. Stupéfiés, ils
nous fixaient, la Bible qui gisait là,
par terre, et moi toujours fredonnant. Alors lentement,
oh si lentement, ils se mirent à sortir
en rampant. Soudain, je fus encerclée par
trente-et-un petits enfants, trente-et-une paires
de bras, tandis que mon visage se mouillait de
leurs larmes et de leurs baisers. Ce fut la première
fois que quelques-uns d’entre eux m’ont embrassée.
[...]
J’ai écrit le récit
de chacun de ces enfants parce que je les ai aimés.
Et les ayant aimés, j’ai appris à
les comprendre un peu ; à avoir de l’empathie
devant leur douleur, du respect pour leurs efforts
et de l’admiration pour leur courage.
Cela,
je voudrais le partager. Les aimer m’a appris
à découvrir les humains dans leur
dignité, sans préjuger du bien ou
du mal.
En les aimant, j’ai appris qu’en dépit
de la tragédie qu’est la condition humaine,
il y a la beauté, il y a l’espoir, il y
a la force, et il y a une formidable énergie
à exploiter sans s’occuper de ce qui est
“bien” ou de ce qui est “mal”.
Et
cela aussi, je voudrais le partager.
J’ai
exercé à titre officiel pendant
plus de vingt ans auprès d’enfants en mal
d’être. Mais c’est à titre non officiel
que je les ai reconnus, côtoyés,
qu’en les cherchant je les ai trouvés —
et que j’ai passé presque toute ma vie
à les aimer.
Quand j’étais petite
fille, en Pologne, nous avions notre “idiot
du village”. Au lieu de parler, grimaçant,
il marmottait entre ses dents, riait quand on
se serait attendu à ce qu’il pleure. C’était
un garçon de treize ans. Sans parents,
ni maison, ni patrie, il vivait en mendiant. Les
villageois se sentaient obligés de lui
donner ce dont il avait besoin pour survivre.
On lui donnait, un peu par pitié, mais
surtout à cause de la terreur qu’il inspirait.
Il apparut un jour, comme je marchais à
travers prés, une tartine de beurre à
la main. De son ton habituel, insistant, l’air
d’implorer, il bafouilla sa demande en tendant
la main vers ma tartine. Je refusai. Je lui donnai
seulement une bouchée de mon pain. J’étais
prête à partager, mais pas à
me laisser dévaliser ; refusant de le considérer
comme réellement fou, je reconnaissais
ainsi notre parité. Il fut surpris. Il
porta le morceau que je lui tendais à la
bouche et, furieux, me le cracha à la figure.
Sur ce, il s’en alla. Quelques minutes plus tard,
il fit demi-tour et, le visage absolument dépourvu
de toute trace de folie, revint vers moi, attrapa
un bout de mon pain et, d’une voix parfaitement
claire, bien timbrée, me dit : “D’accord.
Merci”.
Le pacte était conclu,
le pont était jeté entre nous. Pour
toujours. Chaque fois que nous nous rencontrions,
nous filions dans les bois et nous avions à
cœur de partager, de répartir : un
bout de pain, un joli caillou ici, là une
fleur. Pour tout le monde, il restait le “demeuré”
- jusqu’au jour où les Allemands l’ont
tué.
Je compris alors que santé
mentale et folie appartenaient au même continuum.
Seule une différence de gradation les sépare.
Tout
au long de ces années, j’ai été
fascinée par la diversité des forteresses
que les enfants s’édifient pour se protéger
des horreurs qu’ils perçoivent intuitivement
autour d’eux. Toutes ces années, j’ai cherché
à les joindre au cœur même de
leurs forteresses. Je voulais savoir quelle forme
de pont imaginer, permettant de franchir les douves
qu’ils avaient creusées autour de leurs
places fortes et comment trouver la fissure, la
porte, par lesquelles pénétrer leurs
forteresses. Je voulais les aider de telle sorte
qu’ils parviennent à s’extraire par eux-mêmes
de leurs terrifiantes forteresses.
Chaque
fois que l’un d’entre nous est profondément
blessé, il construit sa propre forteresse
autour de la plaie, qui le protège d’une
douleur plus intense. La solidité des murs
dépend de la gravité de la blessure.
Les murs de certaines forteresses sont parfois
si minces et si près de s’affaisser, qu’il
est possible de les écrouler facilement,
et nous voilà de nouveau dehors. Mais il
est des forteresses dont l’épaisseur des
murs est telle qu’ils se dressent comme un blindage
indestructible. Parfois tout une vie durant. Parmi
eux, certains de ces enfants vivent souvent retirés
à jamais dans ces murs trop épais
pour que nous parvenions à les faire céder.
C’est
ce que, dans ce livre, je voudrais transmettre
à ses lecteurs. Leur parler des murs édifiés
par ces enfants, et de l’enfant retiré
à l’intérieur de son enceinte. Dire
pourquoi et comment les enfants les ont érigés,
comment leurs forteresses les protègent.
Je voudrais surtout transmettre ceci, que
ces enfants, qu’ils soient considérés
comme sains d’esprit ou au contraire comme fous,
appartiennent au même continuum humain.
L’enfant fou est contraint de tracer son chemin,
auquel nous n’avons pas accès, à
l’intérieur même de sa psyché,
l’enfant sain d’esprit emprunte un chemin dans
lequel nous nous reconnaissons.
Et cette différence
n’est pas tant de nature que de degré.
L’enfant fou, tout comme l’enfant sain, est peut
être saisi d’effroi, cogne, pique des colères
terribles et pleure. De la même façon,
il se protège par la rage, l’attaque ou
le reploiement. Un peu plus intensément,
voilà tout.
L’enfant fou traverse tous
les stades successifs de développement
que l’on peut observer chez l’enfant sain. Or
l’enfant fou reste la plupart du temps fixé
à un stade particulier qu’il exploitera
à d’autres fins, tandis que l’enfant sain
le dépassera et pourra ainsi continuer
de se développer.
Pour chaque être
humain le seul avantage qu’il retire de sa condition
et qui vaille la peine, c’est lui-même.
Ce “lui-même” est façonné
par la synthèse de son expérience
et de son héritage. Et cela doit être
respecté. L’enfant, qu’il soit malade ou
en bonne santé, est le résultat
de cette alchimie. En s’ouvrant à la connaissance
de la folie et des voies qu’elle emprunte, en
acceptant de l’accueillir, il nous est alors possible
de faire admettre l’importance et la valeur de
l’existence des enfants fous.
J’aimerais que
les lecteurs comprennent que le manque apparent
de logique de ce que l’on désigne par folie,
appartient en réalité à une
logique irréfutable dans le contexte même
où évolue l’enfant fou. Toute folie
individuelle est, pour son auteur, une création
sensée et douée de raison, destinée
à le protéger de ce dont il a une
terreur mortelle.
Chaque enfant construit
sa propre citadelle. Chaque enfant est différent
de l’autre, ainsi est sa citadelle — de
même sont différents ces ponts que
l’on doit inventer pour pouvoir y accéder.
Chaque enfant se protège d’une façon
qui lui est propre contre sa terreur. Mais tous
s’auto-protègent d’une terreur de même
nature — celle de la destruction. Chaque
enfant se bat selon ses moyens propres. Mais tous
mènent le même combat, celui de leur
survie.
C’est un labyrinthe qu’ils ont construit.
Une toile d’araignée tissée serré.
Une fois la porte du labyrinthe découverte,
une fois saisi le fil qui nous conduira au cœur
de la folie, sa logique nous apparaîtra
parfaitement claire et intelligible.
Je voudrais
témoigner de l’humanité du fou.
Je voudrais montrer que santé mentale et
folie ont un commun dénominateur, à
l’œuvre chez tous les enfants. Je voudrais
montrer comment, dans le monde qui est le nôtre,
nous avons nous-mêmes contribué à
faire naître la terreur chez ces enfants,
ainsi qu’à transmettre une conception erronée
de notre monde. Je voudrais montrer comment ils
se sont protégés de cela, et comment,
dans notre propre terreur, nous nous sommes protégés
d’eux. Je voudrais transmettre aux lecteurs quelque
chose de la fascination et du respect que j’ai
éprouvés devant l’ingéniosité
impressionnante dont ces enfants témoignent
pour se défendre contre la terreur et pour
dénicher, par des voies de traverse, ce
qu’ils désirent aussi désespérément,
ce que désire simplement chaque gosse :
l’amour et la compréhension qui seuls permettent
de survivre.
Je voudrais que le lecteur prenne
conscience de la diversité de ces parcours.
Je
voudrais lui dire que santé mentale ou
folie ne participent ni du bien ni du mal : elles
existent, voilà tout. Elles sont toutes
deux une réponse au besoin de survivre.
C’est ce que nous faisons d’elles et à
leur propos qui est bien ou qui est mal. Comment,
dans notre ignorance, nous les utilisons, nous
en abusons, nous en mésusons, nous les
dénions. Cette folie, quelle que soit la
façon dont elle indispose la société,
blesse d’abord et avant tout les enfants.
J’aimerais
également que le lecteur ne sentimentalise
pas la folie, comme c’est la mode à notre
époque. Le meurtre, le crime que le fou
commet envers lui-même ou envers les autres
sont aussi vains que dangereux. Et c’est cela
qui est cause du mal. Nous n’avons qu’une chose
à faire devant cela, aider efficacement
un être humain ; non lui pardonner, l’excuser
ni, pire encore, l’ignorer.
Aucune folie n’est
incurable - simplement, il en existe certaines
formes auxquelles nous ne savons pas faire face.
Aucune folie n’est effrayante au point de devenir
inabordable, et de là incurable. Il suffit
de l’appréhender avec discernement et empathie,
alors elle devient curable.
Il existe
autant de voies possibles pour accéder
à l’être humain qu’il y a de millions
d’êtres humains, chacun différent
de l’autre. À partir de chaque fissure
l’enfant peut être charmé, affûté,
stimulé par notre monde, de telle sorte
qu’il puisse y vivre pleinement.
Dans ce livre,
chaque histoire décrit un édifice
de folie singulière et les différents
moyens d’accéder à l’enfant à
l’intérieur même de cet ensemble.
Je voudrais montrer que ces enfants sont nos enfants.
Et comment il arrive que, délibérément,
ou plus souvent encore sans le vouloir, nous avons,
nous les adultes, contribué à la
destruction de nos enfants.
Qu’ils sont ténus,
sournoisement traîtres chez nos enfants,
les contours qui bordent santé mentale
et folie !
Je voudrais dissoudre la peur qu’inspirent
ces enfants fous - ces
Enfants aux Yeux d’Émeraude
auxquels rien n’échappe. Car pour peu que
l’on perçoive des motifs de leur folie,
quand bien même la cause nous en échapperait,
alors la peur s’efface.
Mais il est des enfants
effrayants.
Certains sont lumineusement éveillés,
tout en demeurant emprisonnés dans leur
intelligence. D’autres semblent plutôt obtus,
peu brillants, tout en manifestant un inexplicable
génie dans certains domaines - et cela
est difficile à comprendre, et si insupportable,
que cela fait peur.
D’autres, comme s’ils
étaient en symbiose permanente avec leur
effrois, sont terrorisés à un point
tel, qu’ils saisissent et perçoivent fréquemment
des choses bien longtemps avant les êtres
ordinaires que nous sommes - don qui s’est affiné
pour les prémunir de la destruction. Et
cela nous fait peur.
Il y a ceux, terrorisés
et blessés à tel point qu’ils reçoivent
toute aide que l’on essaie de leur apporter comme
une menace de destruction et s’en protègent.
Cela nous fait peur et, souvent, déclenche
notre colère.
D’autres, que les blessures
ont terrorisé et poussé à
la rage, s’en prennent physiquement à nous.
Et cela nous fait peur.
D’autres, quasi mutiques,
sont parfaitement conscients de tout ce qui se
passe autour d’eux, mais ne font rien de leur
savoir, trop terrorisés pour parler. Alors,
incessamment, tout au long de leur vie, ils mettent
en acte leur terreur. Cela encore nous fait peur.
Enfin,
je souhaiterais que le lecteur respecte les mômes
et les aime, qu’ils soient sains d’esprit ou fous.
Non parce qu’ils sont malades ou non malades,
mais tout simplement parce qu’ils sont, ils existent.
ø