© ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON / Décembre 2013
Deux points de vue d’intellectuels catholiques
sur un film et sur quatre publications littéraires récentes
Le dernier des injustes
par
P. Denis
Dupont-Fauville
Un automne hivernal
par
+ Pascal
Wintzer
Archevêque de Poitiers
***
Le dernier des
injustes
de
Claude Lanzmann 2013
Une œuvre capitale
de cinéma, de mémoire et de conscience
En 1985, Claude Lanzmann donnait au monde Shoah, film monument de 9h30 qui, pour
Pierre Vidal-Naquet, a constitué « la seule grande œuvre
française historique sur le massacre, œuvre assurée de durer ». Cette
année sort Le dernier des injustes qui, comme le dit son introduction, rend compte d’un épisode à la fois
« latéral et central » de l’extermination des Juifs.
Le noyau du film réside dans les
conversations que Lanzmann eut toute une semaine à Rome, en 1975, avec Benjamin
Murmelstein, dernier doyen des Juifs de Theresienstadt (Terezín). Dans ce
« ghetto modèle », « offert » en Tchécoslovaquie par Hitler
aux Juifs, transitèrent plus de 140 000 personnes. Loin du paradis présenté au
monde extérieur, Terezín vit périr un quart de ses habitants, tandis que plus
de 80 000 partirent en convois pour les camps de la mort. Pour encadrer
administrativement l’horreur et le mensonge nazis et pour désigner ceux qui
partaient « à l’est », des « doyens » étaient nommés à la
tête de conseils juifs. Les deux premiers furent exécutés, le troisième,
Murmelstein, survécut. Trente ans plus tard, il raconte comment, après avoir
négocié dès 1938 à Vienne avec Eichmann pour faire échapper des dizaines de
milliers de Juifs d’Europe, il dut se battre pour maintenir Theresienstadt… et
le préserver de l’anéantissement.
Pour
ponctuel que puisse sembler l’épisode, il permet de retracer la genèse de la
politique d’extermination nazie et la diabolique duplicité de son
orchestration. De plus, la personnalité hors norme de Murmelstein et son récit
flamboyant de vivacité et d’intelligence font éprouver de façon extraordinaire
tant l’épouvante dans laquelle vécurent les victimes que la force de vie qui
fut nécessaire pour tenir malgré tout.
Mais
au-delà de l’interview, le film fait œuvre de cinéma. D’abord dans son
montage : à la conversation pivot se superposent à la fois la visite plus
récente des lieux de l’histoire par Lanzmann et les films de propagande nazie
tournés à Theresienstadt durant la guerre. Ensuite par la façon dont les images
présentent à notre mémoire une foule d’allusions souvent implicites ;
ainsi dans les paysages : l’évocation de la nuit de cristal est précédée par
une vue panoramique sur les coteaux viticoles des Heuriger viennois, la mention
de la crucifixion et des tortures s’accompagne d’un travelling le long du Mont
des Oliviers, le bouleversant demi-tour final de Murmelstein et Lanzmann, bras
dessus bras dessous, va vers l’arc de Titus où Rome conserve le souvenir du
pillage de la Menorah du Temple… Enfin grâce au traitement de la bande
son : pas de musique, mais un silence qui alterne avec des voix humaines :
Lanzmann narrant les faits, le dialogue central, le chant liturgique de la
synagogue à Vienne. La composition de chacun de ces niveaux et leur
entrelacement mériteraient de longs commentaires ; tout en relançant
l’attention trois heures durant, ils possèdent une prodigieuse puissance
d’évocation.
Au
terme, plusieurs acquis. D’une part, nous voici rendus contemporains de ce que
nous avions déjà oublié ; partant, nous constatons comment le mal n’est
jamais banal mais comment nous ne cessons de le banaliser1. De plus, la lucidité sans concession du doyen juif
nous fait accéder au doute et nous interroger en conscience : quel rôle
reconnaître à ces marionnettes promises à la mort qui, pour croire à la vie,
tentaient d’influencer les fils qui les manipulaient ? Enfin et surtout,
les sons, les lieux et les époques nous font mesurer, indirectement en
apparence mais très profondément, le poids d’une absence : comme le dit
Murmelstein, de cette absence aucune vie n’est plus exempte, ni à Rome ni
ailleurs.
Loin
des effets faciles et des jugements péremptoires, une leçon non seulement de
cinéma, mais d’humanité.
Denis Dupont-Fauville
10 décembre 2013
1Ici prend place la polémique avec Hannah
Arendt sur la banalité du mal et la personnalité de Eichmann, « ein Dämon »
selon Murmelstein.
Un automne hivernal
Cette fiche propose une lecture transversale et
subjective de quatre livres publiés ce mois d’octobre 2013 :
Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard.
Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse,
Stock.
Pierre Nora, Recherches de la France,
Gallimard.
François Miquet-Marty, Les nouvelles passions
françaises, Réinventer la société et répondre à la crise, Michalon.
Alors que la douceur des températures de l’automne continue à faire
goûter quelque chose de l’été en octobre et en novembre, les esprits semblent
emprisonnés dans un hiver des plus rigoureux. On voit même des populations
porter volontiers le bonnet. Le manque de visibilité, ou de vision, au sujet de
ce qui oriente notre pays contribue à entretenir morosité, voire déprime.
Au-delà des propos et des images des médias, plusieurs livres
récemment publiés donnent crédit à cette caractérisation d’une époque sans
perspective. De manières simultanées, octobre 2013 a vu la publication de
quatre livres, différents dans leur nature et leur facture, se laisser chacun à
dresser un constat amer quant à ce que la France donne à voir à leurs auteurs.
La fin du papier ?
Alors qu’il est un homme d’images, Jean Clair, de l’Académie
française, ouvre son plus récent livre, Les derniers jours (Gallimard,
2013) en pleurant la fin, ou tout au moins, le grand danger dans lequel se
trouve l’écrit. « Je verrai sans doute, moi qui ai passé tant de temps à
les remplir et plus encore à les classer, disparaître les bibliothèques, rangée
par rangée, volume après volume, les rayons s’éclaircir à mesure que les
mémoires électroniques fournissent en quelques secondes, sous le regard, ce que
l’on recherchait parfois pendant des semaines à travers des folios plus ou
moins bien inventoriés » p. 27.
Sans doute faut-il reconnaître dans ce fait, qui s’ajoute à d’autres
soulignés par l’auteur, la conséquence d’événements plus lointains, le
changement d’époque, de monde même, qui s’est amorcé dans les années 60 du XXe siècle et qui a sans cesse été poursuivi. Le sociologue Henri Mendras appela ce
phénomène la « seconde révolution française », laquelle est avant
tout caractérisée par la fin des paysans. « La mort silencieuse de la
paysannerie française, son agonie, sa disparition ne pouvaient finalement avoir
un sens et posséder une vertu qu’à une condition, pour les survivants, de
devenir absolument modernes » o.c., p. 44. Jean Clair évoque aussi la mort
de la figure paternelle opérée par Mai 68 et celle de la figure maternelle par
la loi ouvrant au mariage de personnes du même sexe.
L’amour de la langue
Accompagnant celle du livre, c’est aussi la langue qui meurt, son
style et sa poétique, ne laissant de place qu’à un langage purement (mais de
quelle pureté parle-t-on ?) technique et informatif. Le langage n’a dès lors
pour vocation que d’être utile, de dire des faits ; l’ambiguïté de la
langue, son pouvoir symbolique, sa part de mystère n’ayant plus droit de cité,
non seulement dans les fiches chargées de formuler les éléments de langage soi-disant
nécessaires à tout dirigeant, mais aussi dans les prises de position personne
et de groupes divers se donnant pour projet de ne jamais dépasser les 140
signes.
« Fantôme parmi les fantômes dans une foule qui se refuse avec
hargne et sarcasme à croire à son identité, je persiste à parler une langue que
l’on n’écrit ni ne comprend plus guère. Je suis pareil à ces émigrés qui, après
avoir passé dix ou quinze ans en Amérique ou en Australie, ne comprennent plus
rien au français qu’ils entendent à la radio ou lisent dans les journaux, une
fois rentrés chez eux » o.c., p. 54.
« Un pays pourrit pas sa racine, qui est sa propre langue. Un
pays qui laisse sa langue se corrompre commence à dépérir. Mais qui croit
encore que nous vivons dans un pays comme on habite un corps, puisque nous
laissons nos racines à l’abandon, et que nous ne savons plus que nous habitons
un être vivant avec ses limites et son organisme, cette autre “biologie”, ce logos vivant qu’est une langue ? Le refus de la France à reconnaître et sa méfiance
à enseigner ses origines intellectuelles et spirituelles, la dénégation de son
histoire et l’oubli de son passé, le mépris de la tradition de sa langue et
l’ignorance des mots qui la composent, font qu’elle devient peu à peu, dans son
abandon du langage, un organisme décomposé » o.c., p. 59-60.
La fin des visages ?
Jean Clair demeure un homme des images, un homme pour qui les plus
belles d’entre elles sont les Maternités et les Pietà, d’où un
constat désolé : notre époque a refusé l’image et le visage. Alors que la
façade de l’Opéra-Garnier fut ornée de bustes, celle du Centre Pompidou fit un
autre choix. « Ce serait contraire à la mission du bâtiment qui est,
dit-on, de consonner avec l’Universel, qui n’a pas de visage. L’affirmation
dans l’art contemporain d’un principe forcené d’individualisme –
l’artiste et son supposé génie jouissant d’une impunité juridique et d’un
prestige que nul autre office ne saurait offrir – se paie cependant, dans
son orgueil délirant, de l’effacement des traits de l’homme, jusqu’à leur
totale disparition. La prosopagnosie est une maladie neurologique qui se
caractérise par le fait que celui qui en est atteint ne reconnaît plus les
visages. C’est une société entière qui semble aujourd’hui atteinte de cette
maladie dégénérative, qui plonge dans la nuit de l’oubli le très ancien prosôpon grec. L’homme ne se reconnaît plus » p. 103-104.
Dans son livre, qui prend la forme d’un journal parfois, d’un essai
également, tout en conjoignant des souvenirs personnels et proposant quelques
beaux aphorismes, Jean Clair donne à relire le propos qu’il tint dans
l’enceinte de l’Académie française lors du « Parvis des gentils », un
événement auquel il nous fut donné de participer au début du printemps 2011. Il
y déplora que l’Église, celle qui sert l’Incarnation et la tendresse dont elle
naît, ait trop volontiers emboité le pas au mépris contemporain des images,
soit par leur suppression, soit par la monstrance d’image hideuses, sous
prétexte de dire la vérité de l’homme. Quelle vérité, si elle ne consiste qu’à
l’avilir et à lui dénier toute possibilité de se convertir et de grandir ?
« L’Église aurait-elle honte d’avoir été celle qui a été
l’origine du plus prodigieux trésor visuel connu ? Cette religion de la
représentation, de la réflexion de la figure, et du respect du visage, qui ne
prône ni la Loi ritualisée du judaïsme, ni le détachement du monde des
bouddhistes, ni le dépouillement des Réformés, ni l’iconodoulie des orthodoxes,
la religion catholique m’est apparue longtemps comme la plus respectueuse du
témoignage des sens, la plus attentive aux formes et aux parfums du monde.
C’est en elle aussi qu’on rencontre la plus profonde et la plus prenante et
surprenante tendresse. Le catholicisme me semble avant tout une religion non
pas du détachement, ni de la conquête, ni d’un Dieu jaloux, mais une religion
de la douceur » p. 277.
L’estime de soi
Autre auteur, davantage sollicité sur les plateaux de télévision, mais
pour quel profit ? Alain Finkielkraut, à travers les lectures partielles et
injustes de L’identité malheureuse (Stock, 2013) est la victime d’un
mauvais procès ; on l’accuse de déplorer la présence musulmane en France
alors qu’il pleure la mort de la culture.
La France, comme l’Europe, ne s’aime plus guère. Héritière d’un XXe siècle de terreurs et d’exterminations, elle ne se comprend et ne comprend sa
culture que comme pourvoyeuse des pires atrocités. L’homme blanc porte
désormais, et sans jamais pouvoir s’en défaire, la culpabilité de ses crimes.
Telle est la raison pour laquelle l’histoire qui l’a fait doit être gommée,
autrement dit mélangée et assimilée au melting-pot d’une interculturalité où le
contact, voire la suprématie des cultures qui lui sont lointaines –
celles du sud – lui feront expier, mais on en doute, ses fautes
historiques.
N’étant plus fondé que dans une mémoire courte, le projet européen
n’est dès lors plus présenté que comme ce qui fait obstacle à de nouvelles
guerres entre les peuples européens, étant entendu que ceux-ci n’auraient pour
capacité que de se nuire entre eux et de nuire au reste de la planète. C’est
oublier la mémoire longue qui rappelle que l’Europe fut aussi celle des
abbayes, des universités, des pèlerinages comme des multiples relations
commerciales qui existaient tant dans l’Antiquité qu’au Moyen-Âge. Si la
culture de l’Europe ne fut capable que de détruire, on comprend aisément qu’il
faille ou l’oublier ou la diluer.
Donnant du crédit
à son propos, Alain Finkielkraut cite à la page 119 de son livre ces quelques
lignes extraites d’un rapport du Haut conseil à l’intégration, du temps où
cette institution portait le projet de proposer et de promouvoir ce qui
désormais passe pour non respectueux des personnes accueillies chez nous :
l’intégration. « La vision du monde qui semble s’opérer est binaire :
d’un côté, les opprimés, victimes de l’impérialisme des Occidentaux, et ce,
depuis les temps les plus reculés, et, de l’autre, les oppresseurs, les
Européens et les Américains blancs pilleurs des pays du tiers-monde. Cette
vision fantasmée sert d’explication à l’histoire du monde et de justification
aux échecs personnels ».
Or, poursuit le
philosophe, « nous ne produisons du neuf qu’à partir de ce que nous avons
reçu. Oublier ou excommunier notre passé, ce n’est pas nous ouvrir à la
dimension de l’avenir : c’est nous soumettre, sans résistance, à la force
des choses » p. 132.
« On aborde
modestement et pieusement les œuvres du patrimoine. Ces œuvres en imposent. Nos
maîtres, nos pères, nos devanciers en font l’éloge et nous leur faisons
confiance. Qu’est-ce qu’un classique, en effet ? C’est un livre dont
l’aura est antérieure à la lecture. Nous n’avons pas peur qu’il nous déçoive
mais que nous le décevions en n’étant pas à la hauteur. Nous admirons avant de
comprendre et, si nous comprenons, c’est parce que l’admiration a tenu bon et
forcé tous les obstacles. L’a priori,
en l’occurrence, n’est pas un préjugé, c’est une condition de
l’intelligence » p. 193-194.
La dénonciation des identités
Pierre Nora, de
l’Académie française, publie le troisième tome de la compilation de ses
articles et études. Ceux-ci sont rassemblés dans ce volume en fonction d’une
thématique semblable, celle des identités, d’où le titre retenu : Recherches
de la France (Gallimard, 2013).
Le dernier des
textes de cet ouvrage fut rédigé au moment où l’Etat lança le débat public, qui
fit long feu, sur l’identité nationale : De l’héritage à la
métamorphose. Le diagnostic de Pierre Nora rejoint ceux des auteurs
mentionnés précédemment.
La France
« connaît depuis trente ans un ébranlement général de son identité
historique. Une mue qui la fait passer d’un type de nation à une autre. D’une
nation étatique, guerrière, majoritairement paysanne, chrétienne, impérialiste
et messianique, à une France atteinte dans toutes ses dimensions, et qui se
cherche encore souvent dans la douleur » p. 553.
« Ce
réaménagement s’est traduit par un double éclatement de la France : par le
haut, et par le bas. Par le haut du fait de son insertion dans l’ensemble
européen […]. Par le bas : c’est la poussée décentralisatrice,
l’affaiblissement du pouvoir d’Etat sanctionné par la loi Defferre de 1982. Et
comme en écho, dans un registre tout différent, la désagrégation progressive de
toutes les formes d’autorité et d’encadrement, familles, Églises ou partis,
dont l’explosion juvénile de Mai 68 a pu paraître rétrospectivement le point de
départ. Un mouvement général de l’affirmation de l’individu qui dépasse
largement le cadre national, mais qui prend dans cette France que l’on a pu
dire, comme Michel Crozier, “terre de commandement’’ un relief tout
particulier » p. 555.
« La France
se sait au futur, mais elle ne se voir pas d’avenir. C’est la raison du
pessimisme des Français. Non pas un pessimisme individuel, mais collectif
– historique, peut-on dire » p. 558.
C’est lorsqu’on
ne sait plus qui l’on est et ce qui fonde son destin que la question de
l’identité devient urgente. Le trouble d’identité que connaît la France n’est
pas, pour Pierre Nora, à chercher dans quelque influence extérieure qui, par un
plan organisé ou non, viserait à détruire la France, ce sont plutôt des choix
politiques et de société qui en sont la cause
« La notion
d’“identité nationale’’ apparaît aujourd’hui parce qu’elle est au confluent de
deux phénomènes : l’affaiblissement – car c’est plutôt d’affaiblissement
que d’extinction dont il s’agit – de l’identité nationale-républicaine
classique et l’avènement de ce que l’on peut appeler le régime des identités.
L’éveil de ces
identités est lié à l’affranchissement général de toutes les minorités, à un
mouvement de décolonisation intérieure et d’émancipation des minorités de toute
nature – sociales, sexuelles, religieuses, provinciales –, dont
l’histoire propre avait été jusque-là marginalisée, rabotée par une histoire
nationale homogénéisatrice, réduite au registre de la vie familiale,
personnelle ou privée. Des minorités souvent ignorantes d’elles-mêmes et qui
prenaient soudain conscience de soi, et affirmaient leur existence, assuraient
leur différence par ce que l’on appelait alors la “récupération’’ ou la
“réappropriation’’ de leur passé » p. 559.
Face à ce
bouleversement du pays et de ses habitants, toute réflexion sur l’identité de
la nation, pourtant nécessaire, se heurte au souvenir malheureux du XXe siècle qui interdit toute référence au passé, alors qu’il aurait toute capacité
à fournir des racines et des fondations pour construire, aujourd’hui et par nos
mains.
« L’âge des
identités va jusqu’à frapper, par principe, toute histoire de la nation des
stigmates du nationalisme […]. Il est très difficile de faire admettre que
parler nation, France, histoire ou identité nationale ne soit pas forcément du
nationalisme. Peut-il y avoir une ‘’histoire-de-France’’ dans un type
d’identité démocratique » p 565.
La « dépression française »
Les analyses de
Pierre Nora sont corroborées par l’enquête sociologique menée par François
Miquet-Marty et publiée dans Les nouvelles passions françaises, Réinventer
la société et répondre à la crise (Michalon, 2013).
« La France
qui vient n’est pas encore lisible. La France qui vient n’a pas décliné son
identité, laquelle probablement n’existe pas a priori […]. La France qui vient n’est pas préméditée, elle
n’obéit à aucun plan, à aucune stratégie imposée. La France qui vient n’est ni
un dessein ni un destin » p. 18.
Que l’on tâtonne
et que l’on hésite, que l’on peine à discerner les directions à prendre, ceci
n’est que normal, et plutôt heureux, s’opposant ici aux slogans trompeurs qui
pourtant demeurent encore. La difficulté majeure vient de ce que notre pays ne
se croit plus en capacité d’inventer et de s’inventer. « La dépression
française est celle d’un pays qui ne s’aime pas ou pas suffisamment, un pays
qui ne se sent pas bien avec lui-même, un pays qui doute de lui-même, un pays
qui ne sait plus où il va » p. 30.
Pour François
Miquet-Marty, un des registres explicatifs « de cette dépression française
procède d’un extraordinaire sentiment de solitude au cœur même de la société
française » p.50. « Les Français sont malheureux parce que le lien
social est pour l’essentiel affecté, brisé. Parce que le lien social ne
parvient pas à emporter, dans un même ensemble, les singularités qui le
composent. Cette société apparaît dès lors, à beaucoup, comme une mosaïque de
solitudes, où chacun est confronté à ses propres difficultés, sans pouvoir en
parler véritablement ni trouver de solutions en l’autre » p. 51-52.
A la fin du livre, l’auteur
choisira cependant le chemin d’une action possible, une action qui ouvrira sur
les choix que doit faire le pays, lesquels ne lui seront heureux qu’à la mesure
où la France saura sauvegarder, certes dans des formes nouvelles, ce qu’elle
porte de spécifique. « Aujourd’hui, après les années piteuses (1974-2008),
la France s’engage dans le vestibule d’un monde nouveau. Et la mission qui lui
incombe, en regard de sa propre histoire et des autres principaux pays du
monde, concerne notamment la redéfinition de son identité, qu’il s’agisse d’un
alignement progressif sur le modèle anglo-saxon, d’une préférence pour les
références des pays du nord de l’Europe, ou de l’invention d’une nouvelle
“exception française” » p. 198.
D’un siècle l’autre
Celui qui aura lu ces lignes jusqu’ici aura constaté que les quatre
ouvrages abondamment cités entretiennent dans la déploration. Il semble qu’il
faille entendre de tels propos, à la fois ils disent les analyses de
quelques-uns de nos plus brillants intellectuels, mais ils sont plus qu’un
constat accablé, bien que tel ou tel n’échappe pas à cela ; ces livres
sont précieux car ils provoquent à un sursaut. Ils expriment certes la
conscience d’une fin, d’une crise, d’une transition ; chacun préférera
l’un ou l’autre de ces mots ou bien les conjoindra ; mais ils ne disent
jamais que le chemin serait irrémédiablement fermé.
La parution des livres ici retenus – qui ne sauraient tout dire
de l’actualité éditoriale de cet automne – se fait en 2013. Il y a 100
ans, l’année conduisait à l’événement qui allait ouvrir sur le XXe siècle, les seuils historiques étant plus déterminants que les chiffres ronds
du calendrier. Les livres ici évoqués disent ce qui disparaît ou s’efface, ils
peinent à dire ce qui naît. Sans doute est-il difficile de le percevoir, au
moins peut-on en repérer des traces, soutenir ce qui émerge, sans négliger
d’agir avec force pour soutenir ce qui appartient au fond de l’identité du pays
et de la civilisation occidentale.
+ Pascal Wintzer
Archevêque de Poitiers