Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Yona Dureau • Contre les bébés, la guerre

© Y.C.D.  / 13 AOUT 2006


Contre les bébés, la guerre

 

[Si je me permets une courte introduction au texte de Yona, c’est qu’il s’adresse aux adultes dans leur relation à l’enfant. Ce texte pourrait s’adresser à tous les adultes du monde, à tous les bébés, les enfants, du monde. Or, sa singularité est évidente, la simple description d’un moment de la journée quotidienne d’une éducatrice auprès d’un enfant, la scène se passe en Israël. On trouvera, dans le sommaire de la rubrique « Courrier » du site, et pour peu que cela intéresse, deux textes que j’ai écrits à mes retours d’Israël, deux années successives. Dans chaque texte, je relève cette singularité d’Israël où, là-bas, les bébés, les enfants, leur vie, sont intangibles. À partir de la pré-adolescence, on commence à les laisser acquérir leur indépendance et ensuite... chacun/e fera comme ça pourra, au mieux. Mais les enfants, filles et garçons, redeviennent des enfants pour leurs mères et leurs pères, à l’heure du service militaire. En Israël, depuis bien avant la création de l’État, non seulement les enfants sont pratiquement tous nés sous des bombes, mais il sont encore obligés à la guerre, c’est-à-dire à risquer se faire tuer en pleine jeunesse, puisque l’existence même de l’État est contestée, niée, remise en cause, sauvagement, matériellement, incessamment. Israël n’envoie pas les enfants se suicider en explosant, s’exposer à la mitraille, ces conduites des adultes envers leurs enfants sont là-bas impensables, voire même, pour qui y penserait, interdites. Israël mène une guerre régulière, avec une armée régulière, des militaires. Les enfants du nord des familles modestes ont été envoyés en colonies de vacances dans le centre dès la première roquette lancée sur Haïfa et les autres, avec les adultes civils se sont repliés en famille ici ou là. C’est toute la différenc . M. W.]

 

Ø

Evelyne garde des enfants, à Jérusalem. Vendredi soir, et pour certains appelés, au milieu de la nuit, le téléphone a sonné, convoquant les réservistes pour partir au Nord...
Les bébés que garde Evelyne ont entre deux et cinq ans. Hava, comme un petit chat ordinaire, vient se frotter auprès de qui s’assoit sur le sofa, plaçant sa tête sur le bras d’un adulte, pour qu’on la prenne dans les bras, qu’on lui caresse les cheveux. Calme, elle ne parle pas encore. Parmi les six enfants que garde Evelyne, un seul est en âge de parler, de répondre, et de faire quelques problèmes au sein du groupe, car il veut toujours tout régenter, prendre et distribuer les jouets entre tous les enfants... Avec le départ des pères, les bébés ont commencé à se frapper les uns les autres, sans raison immédiate, visiblement bouleversés par un événement profondément, confusément, incompréhensible. Evelyne n’en peut plus... Elle ne parvient pas à empêcher leurs conflits d’enfants. Comme si la guerre des adultes se généralisait dans le monde infantile, ce monde où la parole n’a pas encore éclôt...
Je lui conseille : - Dis-leur que leur père va revenir, qu’il ne les a pas abandonnés... Mais sans doute n’est-ce pas seulement la crainte de l’abandon qui met en colère les bébés... Peut-être ont ils senti des choses plus subtiles que nos mots et tous nos raisonnements... Hava est déchaînée... Elle ne parle pas, mais frappe à tour de bras... Le régisseur auto-nommé ne veut pas céder de son autorité... Deux autres bébés s’en mêlent...
Evelyne ne trouve pas excellente l’idée de parler de leur père aux bébés : - Ça, c’est un autre cadre... Moi dans le cadre où ils viennent tous les jours, il ne manque personne... Je ne veux pas ajouter à leur angoisse en mentionnant le manque de leur père à la maison... Il faut que mon cadre à moi reste un cadre rassurant...
J’écoute Evelyne. Elle ne veut pas empiéter sur la maison, ni laisser empiéter la maison sur la garderie, elle ne veut pas jouer à la psy...
Les lettres écrites aux rabbins pendant la seconde guerre mondiale, qui posaient des questions halahiques [1] que l’histoire n’avait jamais présentées à l’être humain, me reviennent à l’esprit...
Traditionnellement, l’histoire juive, en permanence, pose des questions nouvelles à l’individu, au Juif, à la mère, au père, aux enfants...
Or à présent, nous ne savons pas comment répondre à nos bébés...
Cette expérience de la guerre s’inscrit ainsi, qu’on le veuille ou non, dans une chaîne historique de succession ininterrompue de persécutions, de harcèlements et de destructions. Aucune autre raison n’oblige Israël de se défendre... La provocation violente, on connaît. C’est plutôt la paix qui devient une inconnue nationale, endémique. La jeune génération en âge de porter les armes aujourd’hui qui, comme la toute première génération arrivée en Israël il y a presque 90 ans, n’a jamais connu la paix, se bat actuellement au Liban...
Au plus profond de sa force, la force de la désespérance, la désespérance de la paix aux yeux d’un monde qui, décidément, finit par ne concevoir la norme d’Israël, et celle du Juif, que dans une position d’agresseurs... C’est profondément ressenti, ici à Jérusalem, que ce que le monde tolère de moins en moins, c’est d’accepter qu’Israël se défendre, alors qu’Israël n’attaque pas.
L’Europe veut convaincre Israël de cesser le feu : mais quelle sécurité offre-t-elle à Israël en contrepartie ? Sortir du Liban pour être à nouveau attaqué dans un an ou deux, possiblement même bien avant ? Cette norme-là peut-elle paraître admissible ? Une telle norme ne l’est pas.
Il y a deux ans, pour le soixantième anniversaire de la libération des camps, les avions de chasse israéliens avaient survolé Auschwitz... Au dessus du camp, les pilotes avaient lancé un message radio, que n’avaient pas toujours rapporté les media européens : - Ici l’armée de défense d’Israël... Nous survolons actuellement le camp d’Auschwitz-Birkenau. Et nous le survolons pour dire qu’à présent, il n’y aura plus JAMAIS CELA...

 

Entendre : d’antisémitisme.

 

[1] Question halahique : de loi juive. Comment les rabbins doivent-ils répondre en composant avec la loi quand se posent d’abominables questions halahiques. Celle par exemple de la loi éditée en 1942 sous l’Occupation : interdiction faite aux femmes juives d’enfanter. Problème : que fait-on pour une femme enceinte de huit mois ? Elle risque de perdre la vie. Ne rien faire : la famille risque d’être exécutée. Autre ex. : pour sauver mon enfant, je dois le mettre dans une famille non-juive et lui faire croire qu’il n’est pas Juif. Il sera perdu pour le judaïsme. Que faire ? Réponse des rabbins : le sauver à tout prix, même s’il perd sa religion.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
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