Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein • L’argent, les âges de la vie, le non-statut de la psychanalyse

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

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Personne na le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

© Micheline Weinstein • 23 février 2007

 

Journal de bord...

L’argent, les âges de la vie, le travail, le non-statut de la psychanalyse


“Les mythes sont des satisfactions symboliques dans lesquelles le regret de l’inceste s’épanche, ils ne constituent pas la commémoration d’un événement.”
Freud


La marche à suivre qu’indiquait Freud - via Sophocle, Shakespeare, Gœthe, les deux testaments de la Bible... - pour se familiariser avec les premiers rudiments de la psychanalyse, tant au plan clinique que dans le domaine de l’analyse des textes, des œuvres d’art, de celle des masses humaines, commence par l’analogie. Mais l’analogie, la ressemblance, la comparaison, ne sont qu’un étai, reposant lui-même sur un mythe - celui d’Œdipe, du regret de l’inceste, des contes de fées pour les enfants... -, dont analyste et analysant/e/s doivent assez vite se départir, puisqu’il ne constitue pas la commémoration d’un événement réel. L’analogie deviendrait intellectuellement problématique si elle perdurait, en ce qu’elle porte sur les apparences, dont on sait qu’elles peuvent être trompeuses. Mais nous y reviendrons plus finement par la suite, disons pour faire bref aujourd’hui, que demeurer au stade de l’analogie entraîne vers le toujours plus bas, on y assiste actuellement, outre la démagogie ambiante, par la pratique de mauvais jeux de mots tout plats.
Du mythe d’Œdipe en effet, et c’est en cela qu’il est, seul, au fondement de la théorie de la psychanalyse, ne reste que la structure triangulaire, universelle, capitale. Les autres éléments du récit, du conte, son environnement, ont été dissous par le travail de l’analyse, de l’analyse des rêves tout d’abord.
En avril / mai 2002, dans un petit recueil que nous avons publié en édition papier
au moment des élections, et qui est paru sur le site, intitulé Préface à « Freud, la psychanalyse et l’histoire », précédée de « Forum avril-mai 2002 », le lecteur, la lectrice, pouvaient trouver la maxime ci-dessous, relevée par Freud
dans Das Unbehagen in der Kultur, au cours d’une assez longue note du chapitre intitulé Phantasiebefriedigung, - satisfaction chimérique ou fantasmatique. Selon le sage conseil de Voltaire,
“Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin.” [Candide]
C‘est le travail, écrit Freud d’expérience - qui aide principalement l’individu à trouver un sens et un intérêt à sa vie. Il poursuit,

 

Dans les limites que nous impose un aperçu aussi succinct, il n’est pas possible de reconnaître à sa juste valeur l’importance du travail pour l’économie de la libido. Nulle autre technique, quant à la façon de conduire sa vie, ne relie l’individu aussi solidement à la réalité que de l’orienter vers le travail. Ou tout au moins, à ce fragment de réalité par lequel il fera indubitablement partie de la société humaine. La possibilité de déplacer, dans une large mesure, les composantes libidinales, narcissiques et même érotiques sur un métier, avec les relations humaines qu’il implique, confère au travail une valeur qui est la condition sine qua non pour s’affirmer et pour justifier son existence dans la société. À condition d’être librement choisie* l’activité professionnelle procure une satisfaction certaine, en ce qu’elle permet, par la sublimation, de favoriser les tendances, les motions pulsionnelles déjà existantes, de renforcer leur constitution ou de les faire évoluer. Pourtant, le travail en tant que moyen pour accéder au bonheur reste peu estimé par les humains. On ne s’y bouscule pas comme devant d’autres possibilités de satisfactions. La grande majorité des humains ne travaille que contrainte et forcée, et de leur appréhension naturelle pour le travail dérivent les problèmes sociaux les plus ardus.Pour Freud, le travail, l’“entretien” nécessaire à la bonne santé de la psyché, est la seule voie possible, non pour accéder au bonheur, ce serait entretenir une illusion qui, nous le savons depuis un certain temps, n’a aucun avenir, mais pour accéder à la sublimation, la transcendance en philosophie, ou aptitude à la civilisation telle que l’entendait également Gœthe,


À Dieu ne plaise ! la procréation telle qu’elle était de mode,

Nous la déclarons vaine bouffonnerie.
Le point délicat, d’où jaillissait la vie,
La douce force, qui agissait de l’intérieur
Qui prenait et qui donnait, bien décidée à créer sa forme,
À s’approprier d’abord ce qui est proche, puis l’étranger,
Tout cela est aujourd’hui déchu de sa dignité ;
Et si l’animal continue de se divertir de ces choses
À l’être humain doué de ses multiples talents
Échoit une origine plus haute, toujours plus haute.

Le Second Faust, vers 6838 à 6847

Cette évocation de la valeur travail semblera sans doute surannée de nos jours, peut-être même réactionnaire. Pourtant il est possible que cette valeur soit inusable, qu’elle permette encore et toujours de s’y retrouver dans la foire d’empoigne qui agite à ce propos les sociétés du XXIe siècle ; de faire la part des choses entre le “capitalisme sauvage”, qui dépasse les prévisions de Marx, instrumenté par les “patrons voyous” - pour ne pas employer le vocable tabou de “racaille” -, et la nécessité pour l’être humain, quelle que soit sa condition, de prendre part à la bonne marche du monde dans ses divers domaines - cf. notamment « Pourquoi la guerre ? Lettre de Freud à Einstein », « Le narcissisme des petites différences », et autres textes de Freud, sur le site.
Les jeunes se sont mis à haïr les plus âgés, dont ils souhaitent la disparition vite fait pour n’avoir pas à prendre matériellement soin d’eux en leur assurant fin de vie a minima confortable, un grand quotidien vient d’en témoigner en pleine page. Sans qu’ils aient acquis, à l’école ou à la maison, la moindre vague notion du temps qui passe, et de ce qui les guette, eux, comme les milliards de leurs prédécesseurs, depuis que l’humanité existe. Des populations entières de jeunes se sont mises à frapper leurs parents, eux-mêmes déjà tellement affaiblis qu’ils ne réagissent pas, cela ne s’était jamais vu.
Par ailleurs, si l’on définit la notion de valeur en regard de celle de mérite, l’enterrement de Papon avec la Légion d’Honneur n’aboutit qu’à discréditer à la fois la décoration et, sans distinction, l’ensemble des décorés. L’intelligence des jeunes, des moins jeunes, des vieux, le simple goût des belles choses, tout ça, tout le monde s’en fout et c’est cela qui rend fou.
Pour Freud, l’obstacle à la liberté de pensée était principalement la religion, quelle qu’en soit la forme. Mais déjà, se profilait, quand il parlait du “roi dollar” américain, ce deuxième obstacle, l’argent, qui a maintenant envahi les esprits.
Ah l’argent, l’argent ! Cette pathologie collective débridée, devenue folle depuis la 2e G. M., érigée à la dignité d’une éthique, et qui touche toutes les classes sociales, toutes les professions, tous les petits boulots, toutes les relations privées. Un exemple public : les artistes, les psychanalystes d’“origine étrangère”, considérés comme éminents en France après guerre, ayant laissé en héritage des travaux conséquents, au fur à mesure qu’il atteignaient les 60 ans fatidiques, furent obligés de la quitter, soit pour retourner quelque part s’il y avait de la famille, soit n’importe où ailleurs si on voulait bien d’eux. Ils n’avaient plus de quoi vivre, du jour au lendemain. Les analystes non-médecins en sont terrifiés d’avance, qui n’ont aucune garantie, ce qui les force à déclarer pratiquer un autre métier, un autre intitulé, le plus bancale étant celui de “psychothérapeute”. Le processus d’exclusion est le même pour nombre d’artistes, psychanalystes français, mais eux, au moins, n’ont pas à s’exiler, nous parlions souvent, avec Françoise Dolto, depuis qu’elle avait annoncé sa retraite, de l’isolement qui gagne des psychanalystes français de première importance. Un autre exemple, antérieur, que l’histoire de la psychanalyse ne prend jamais en considération : sans l’argent de Marie Bonaparte, son titre aussi, l’influence d’alliances politiques internationales, mais d’abord et avant tout l’argent, Freud et les siens, résidant encore à Vienne au moment de l’Anschluss, bloqués en otages dans la souricière, tous leurs biens confisqués, auraient comme le furent trois de ses sœurs, été exterminés. Faire sortir ceux et celles qu’elle a pu, de Vienne, les installer à Londres, a coûté à Marie Bonaparte une fortune considérable. C’est aussi M. B. qui a racheté tout ce qui pouvait l’être, des biens, des manuscrits, des archives...
Or, que lit-on dans les biographies sur Freud, sur l’histoire de la psychanalyse depuis 60 ans ? On lit des anecdotes ou des suites d’anecdotes relevant du domaine d’une vie privée de Freud et des siens, supposée, sans aucun fondement, si ce n’est le salace, à fleur de sous-entendus érotomaniaques. On commente leur vie sexuelle - et les analystes -biographes ne sont pas les derniers à s’y employer -, sous couvert, au mieux d’une vie amoureuse, dont on puise les références dans ce que l’on appellerait aujourd’hui les “médias people”, les bruits de couloirs et relents d’alcôves d’antan.

Ces pratiques littéraires nous rabattent constamment vers cette haine qui fait que quand on veut la peau de quelqu’un, on y met, au prix le plus bas, toute son énergie et pour que le prix soit au plus bas, il faut une dépense considérable d’énergie.

Or l’interdit majeur, l’interdit pivot, de la psychanalyse, consiste, en dehors - exclusivement - de l’exercice du métier, à ne pas s’occuper de la vie sexuelle et amoureuse d’autrui qui est, prescrit Freud au futurs analystes, l’affaire privée de chaque individu. D’où la difficulté pour l’analyste de gagner décemment sa vie comme analyste, car, de par cet interdit, il ne peut envisager de “faire de l’argent”, notamment sur le compte de la misère sexuelle et amoureuse de l’humain qui vient consulter avec l’espoir que sa vie sera rendue un petit peu plus vivable. Ce serait une contradiction absolue, sans passerelle. Du coup, la psychanalyse a été aménagée à toutes les sauces pour servir de caution, de plus-value intellectuelle. Et ça dure depuis plus d’un siècle... Sur la vie amoureuse, celle d’autrui et la sienne, il n’est permis à l’analyste, pour contrer les ragots littéraires vomitoires, de ne dire qu’une seule chose, car elle est publique, que l’analysant/e doit parvenir à essayer d’accepter, de recevoir, et ça ne va pas de soi : un amour vrai ça ne se refuse pas.
Le prochain épisode de ce journal de bord portera sur un texte où Freud décrit la place dévolue à la psychanalyse par la société de son temps, qui n’aurait pas grand chose à envier à celle du nôtre, et à l’usage qui en était fait.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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