De quelques aphorismes ancestraux...
Cher Monsieur,
À
mes remerciements pour vos vœux de bienvenue en Angleterre, j’ajouterai
une petite requête, celle de bien vouloir ne pas m’accueillir en Leader in Israël. Il me suffirait
d’être considéré exclusivement comme un simple homme de
science, et de n’être mis en avant d’aucune autre manière. Bien
que bon Juif, qui n’a jamais renié la judéité, je ne peux
cependant pas ne pas tenir compte de ma position négative absolue envers
toute religion, y compris la religion juive, qui m’isole du plus grand nombre
des nôtres et me rend inapte au rôle que vous m’attribuez.
Votre
très dévoué,
Freud
14 mai
1938 • Lettre au
délégué sioniste Israël Cohen
C’est
là l’écueil. Dire ce que ou qui je ne suis pas, à
l’expérience de la psychanalyse, après un temps certain de
maturation, n’est pas difficile. Essayer de dire qui ou ce que je suis, non pas
pour les autres qui généralement ne sont pas intéressés,
mais pour soi-même, pour avoir une idée de ce que je ferai, en
tortue persévérante, de ma vie, quelles que soient les violentes
réalités extérieures, en tortue persistante, est par
contre relativement compliqué.
Car
pour “être”, se pose maintes fois, à tous les
âges, la question du compromis. Or ce que nous enseigne la psychanalyse,
c’est que le compromis est, comme la sexualité, une affaire
exclusivement privée. Obligatoire en amour, amitié, sympathie,
seul le schizophrène, par mesure de protection étanche,
échappe au compromis. Coupé en deux seulement, il semble indifférent à la
troisième dimension, mais nous ne pouvons affirmer qu’il est absolument
isolé de la relation, compte-tenu des puissantes drogues psychiatriques
qu’on lui administre.
“Être”
dans le monde tout en refusant les compromissions est un choix qui se
révèle hors de prix, puisque son prix est celui de la solitude.
Alors, comment “être” Juif ?
“Être”
un “bon Juif”, tel que se définit Freud, ne suffit cependant
pas à élucider qui est Juif et qui ne l’est pas.
Sartre
écrivait que le Juif est stigmatisé par l’autre, par son regard.
Et plus généralement par ses automatismes détestables mus,
non pas par une pensée, par une réflexion intelligente, mais un
suivisme aux slogans, dont nous savons qu’ils hypnotisent les foules, les manipulent
comme des pantins pour les conduire à se déchaîner. La
définition de Sartre est intéressante, mais seulement externe,
fragmentaire, à partir de laquelle il est possible d’avancer aussi que
ce regard de l’autre sur le Juif a produit l’une des caractéristiques du
nazisme, avec sa solution finale de la question juive, qui était la
“sélection” des Juifs, un par un jusqu’au dernier, sans “pré-selection”.
Cela
ne répond que partiellement à la question : qu’est-ce
qu’“être” Juif, fut-il une femme, disons,
intrinsèquement ?
Il
m’est arrivé bien souvent, essayant d’indiquer discrètement
à quelqu’un de proche, homme ou femme, qu’un propos d’apparence
insignifiante, une posture anodine, laissaient filtrer un antisémitisme
machinal, d’entendre répondre : “Moi, antisémite ? Je ne
sais même pas ce que c’est qu’un Juif !”
À
chaque fois ou presque, la relation amorcée tournait court assez
rapidement, sur un mode violent, passionnel. Je me disais que cela venait de
mon fait, de par ma façon d’être, d’agir ou de ne pas, de parler
ou de me taire, bref, des signifiants qui me constituent et qui avaient
probablement témoigné de “ce” qu’était un/e Juif (non pas tout “un peuple”),
la rupture sinon serait restée inexplicable.
Le
seul élément de réponse à la question
d’“être” Juif que j’ai fini par trouver, s’est extrait de
lui-même de l’étude de l’œuvre freudienne, en allant chercher
dans le Talmud et dans les deux testaments de la Bible, c’est-à-dire en
allant puiser dans l’héritage - que nous ne pouvons pas nier porter, qu’on
le veuille ou pas, en soi -, des signifiants culturels invariants transmis
depuis l’instauration du monothéisme. La création d’un Dieu
unique, modèle incomparable et indépassable pour les humains, a
créé une instance symbolique unique dont le but est, sinon de
faire respecter les conduites entre les humains, c’eut été
délirant, illusoire - l’Ancien Testament est le Livre de toutes les
transgressions -, au moins d’endiguer leur sauvagerie en formulant la Loi; la
Thora, ses préceptes, ses principes, ses enseignements. Le Talmud
définit ainsi le Livre, avec pour la diaspora cette précision,
que la Thora rassemble,
le corps des doctrines écrites et orales que le passé a
transmis à l’humain.
Doctrines
que les penseurs de l’Aufklärung ont développées, enrichies par leur connaissance
approfondie de la philosophie grecque.
Cette
instance unique n’est pas nécessairement assimilable ou
réductible aux rituels des religions qui la représentent,
apparentées à de la superstition, pas plus qu’à leurs
imageries, facteurs d’hypnotisme destinés asservir le croyant et les
peuples à la gloire d’un Maître spirituel à face humaine,
Tout-Puissant, Surmoïque. Avec cette instance, se sont peu à peu
replacés les signifiants de toujours relatifs à l’éthique,
mais dans un nouveau cadre, qui permettait de faire évoluer et progresser
la pensée.
Une
petite parenthèse professionnelle à propos d l’imagerie. Il
existe en France un courant analytique qui pose comme vérité
moderne que l’“écriture” cinématographique a
apporté à la psychanalyse une nouvelle approche de sa
théorie. Si, pour reprendre la distinction de Freud, entre la
vérité historique, c’est-à-dire la vérité
vraie, objective, indiscutable, et les mythes, si donc cette assertion est une
vérité, c’est alors une vérité “non-historique”.
À l’extrême limite, elle aurait pu être posée comme
hypothèse, jusqu’à ce qu’elle soit dûment prouvée.
Sans
la développer plus avant, remarquons juste qu’elle est absolument
contraire à la pensée; à la démarche, à la
théorie et au désir de transmettre de Freud. Reconnaissons
simplement que la représentation par l’image, à l’exception des
documentaires solides, nécessaire parce que distrayante, source
d’associations libres, de rêves et de cauchemars, dispense tout bonnement
de penser et surtout d’écouter. Par conséquent, de faire évoluer la théorie,
à partir de la pratique exclusivement individuelle obligée de la
psychanalyse.
Étayons-nous
plutôt, pour tenter d’ébaucher les contours de l’“être
Juif”, de quelques aphorismes ancestraux, trop peu hélas ici,
puisés dans l’Ancien Testament et repris comme exemples par le Talmud,
héritage des signifiants du Juif - fût-il une femme,
L’honnêteté intellectuelle
Dieu déteste l’homme qui dit une chose en parole et une autre
dans son cœur.
Laïcité, principe du Juif envers
l’État
Un Juif dans un pays soumis à des lois différant de celle
[La Loi] de son peuple doit les respecter, si cela peut se faire sans violer aucun
principe fondamental de la Thora.
Discrétion, respect
Un rabbin vit un homme qui donnait publiquement une aumône
à un mendiant. Il lui dit : “Tu eusses mieux fait de ne lui rien
donner, plutôt que de l’humilier par ton aumône.”
Travail • Vassalité
• Pouvoir
Aime le travail, déteste la puissance et ne recherche pas
l’intimité des gouvernants. [...] Tiens-toi sur tes gardes
vis-à-vis des gouvernants, car ils n’attirent personne auprès
d’eux, si ce n’est en vue de leur propre avantage ; prenant l’aspect d’amis
lorsqu’ils ont intérêt à le faire, ils ne sont plus là
pour t’assister à l’heure du besoin.
Argent
Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au
pauvre qui est près de toi, tu n’agiras pas à son égard
comme un créancier : vous ne lui imposerez pas d’intérêt
[Exode, 22, 24].
Si ton frère tombe dans la gêne et que sa main vacille
près de toi, tu le soutiendras, fût-il résident ou
hôte, pour qu’il vive près de toi. Ne lui prends ni
intérêt ni usure. [...] Tu ne lui cèderas pas ton argent
à intérêt ni les aliments à usure [Lévitique,
25, 33-37].
Question de l’argent, ainsi
résumée plus tard par Jésus,
Mammon, ou la richesse personnifiée et
“les biens”
Nul ne peut s’asservir à deux maîtres en même temps
: ou bien en effet il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera
à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez vous asservir
à Dieu en même temps qu’à l’argent [Math. 6, 24].
Revenons
au Talmud et à la transmission par les signifiants,
Calomnie
On la désigne par une expressions curieuse : La
Troisième Langue, parce qu’elle fait mourir 3 personnes : celle qui parle, celle
à qui l’on parle, et celle de qui l’on parle. Celui qui prononce une
calomnie mérite d’être jeté en pâture aux chiens.
Dette
Sache d’où tu viens, et où tu vas, à qui, dans
l’avenir, tu auras des comptes à rendre.
[...]
Chaque être humain doit une mort [la sienne] à Dieu.
Nous
retrouverons ce devoir à deux reprises, chez Shakespeare,
Falstaff
I would ‘twere bed-time, Hal, and all well
Henry, Prince of Wales
Why, thou owest God a death (Exit)
Falstaff
‘Tis not due yet : I would be loath to pay him before his day
Dette
que Freud traduira, en homme de science éclairé, épris de
Gœthe,
Du bist der Natur einen Tod schuldig
[Tu es redevable d’une mort à la Nature]
ø
Les prochaines publications sur
le site seront,
• Poèmes, par Éva, 9 ans, et son chat
Belphégor.
•
Audio / Vidéo : film
documentaire (2004) sur la commémoration des 60 ans du Ghetto
de Lodz, réalisé à partir des Cahiers d’Abram Cytryn + poèmes d’Abram Cytryn + Reportage
France 3 Toulouse sur la visite de Madame Bialer-Cytryn à Birkenau, avec
les élèves de l’Université de Montpellier.