© ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON
1993
Saïd Bellakhdar
La Psychanalyse a-t-elle toujours vingt ans ?
Écrire sur la
psychanalyse aujourd’hui est une chose des plus banales. Les ouvrages et les
revues sur la question se chiffrent aujourd’hui par milliers. Milliers et
milliers d’études de cas, livrées chaque année en pâture à des lecteurs qui en
redemandent. N’ayant peut-être pas suffisamment le sens des affaires, ni le
goût, ni même l’envie de me lancer actuellement dans de tels travaux, je
préfère parler de quelques-uns de mes amis.
Ils étaient cinq jeunes
gens qui avaient entrepris une analyse pour des raisons qui leur appartiennent.
C’était la fin d’une époque. Un certain nombre de gens désespérant de trouver la
plage sous les pavés, partaient aux Indes ou à Katmandou. En France, les
extrémistes de gauche n’avaient pas pu lire, et pour cause, ce qu’Engels avait
écrit sur le tard, à propos de la révolution qu’il attendait impatiemment avec
Marx à chacun des soubresauts de l’Histoire dont ils étaient les contemporains
(émeutes, guerres, etc.) : “Mais
l’Histoire nous a donné tort en révélant que notre point de vue de l’époque
était une illusion. Elle est allée encore plus loin : elle a non seulement
détruit notre erreur d’alors, mais complètement bouleversé les conditions dans
lesquelles le prolétariat doit se battre (...), l’Histoire nous a donné tort à
nous et tous ceux qui pensaient comme nous.”
Qui peut dire en effet
ne s’être jamais trompé sur les événements qui se déroulent sous ses yeux ou
avoir pu sans erreur anticiper sur le mouvement de l’histoire et prévoir si
facilement l’avenir : les mages, les visionnaires peut-être, ou les énarques ?
Il en était probablement de même pour chacun de mes amis qui avaient une tout
autre appréciation qu’aujourd’hui de l’analyse qu’ils faisaient alors.
Pour mon premier, la
rencontre avec la psychanalyse avait précédé la Fête de Mai 68 qui vit l’ordre
existant trembler sur ses bases. Jeune adolescent, il fut conduit devant un
homme de l’art par une robuste infirmière. Il apprendra bien plus tard que l’année
précédente, Primo Lévi avait publié La Trêve, ouvrage dans lequel un
personnage hurle : “La guerre est
éternelle.” Mais il savait qu’on allait concélébrer l’année suivante les
vingt ans de la Libération de Paris. Le mouvement psychanalytique était en proie à de
violentes dissensions.
On entendait à la radio
chanter :
Chacun pour soit est
reparti
Dans l’tourbillon d’la
vie...
Après la scission du
mouvement analytique français, celui qui fut au centre de la discorde, prophète
en rupture, n’alla pas prêcher dans le désert. Il fonda une école avec ses
hiérarchies, ses règles, et ses bienséances. En bon Maître d’école il “épingla”
selon une expression qui lui était familière, la première grève sauvage de l’histoire
d’un “émoi de Mai”, jeu de mots que ses courtisans trouvèrent fort drôle.
L’homme de l’art
précité ne prit pas le chemin de cette école. Il traversa la Rue Claude Bernard
et descendit la Rue Saint-Jacques pour rejoindre la “Maison Mère” dont il devint
un distingué ambassadeur.
Tout occupé à leurs
scissions et à leurs passionnantes polémiques, que pouvait-on entendre en ce
temps-là d’un adolescent à la dérive ? On lui conseilla cependant de jouer de la
guitare et on lui assura que c’était un bon moyen pour s’exprimer.
Mon second, pour sa
part, attendit plusieurs années avant d’aller parler de lui. Il eut à faire à
une personne fort honnête et consciencieuse qui le recevait dans un cabinet
aussi sobre qu’une salle de soins d’hôpital. Sur le sol étaient souvent posés
quelques essais sur la poésie ou la philosophie. Sur le divan trônait
constamment un tensiomètre. Engagés l’un et l’autre dans une aventure où
peut-être la passion, l’angoisse, et parfois l’humour se disputaient la partie,
et d’un commun accord, après une investigation subtile et obstinée, ils mirent
fin à leurs rencontres, conscients tous les deux de la gravité de l’enjeu et de
leurs limites respectives.
Mon troisième, on lui
conseilla de s’adresser à une femme. Elle était, c’est du moins ce qu’il en
disait, jeune, belle et élégante, son divan confortable et le prix des séances
en rapport. Il lui fallait payer (était-il victime d’une délinquante ?) à la
fois le prix d’une séance et le prix d’une consultation de médecin spécialiste
qui seule était remboursée par la sécurité sociale. À hauteur des yeux,
accroché au mur, un petit tableau représentait Dom Quichotte de la Manche
avançant sur sa chère Rossinante et à leurs côtés, trottinant, le fidèle Sancho
Pança. Mon troisième fit donc son chemin avec ces illustres compagnons jusqu’au
jour où il se demanda s’il n’était pas lui-même à la fois Dom Quichotte et
Sancho Pança, le Serviteur soufflant à son Maître de faire “attention à ce qu’il venait de dire”.
Léo Ferré chantait :
Les temps sont
difficiles
et la
rumeur publique disait que la belle dame en question avait besoin de beaucoup
de repos.
Par une belle journée
de Mai, mon troisième fut donc invité, à l’issue d’une vive discussion comme ils n’en
eurent jamais plus, à cesser de se présenter chez elle. Elle l’orienta vers
quelqu’un d’autre et lui suggéra même de retourner dans son pays. Il s’en alla,
rageant d’avoir repoussé à plus tard la visite du Musée du Louvre et sa Joconde
avec une ravissante femme qui lui avait souri.
Mon quatrième resta
longtemps en quête d’un divan. Cette recherche s’avéra être un bien étrange
voyage dans une bien étrange confrérie, un monde qui se croyait à part. Peu
sensible aux discordes dans le mouvement psychanalytique français, il rendit
visite aux représentants des quatre groupes qui se partageaient le marché de la
psychanalyse à cette époque-là. Il y avait, disait-on, quatre cents personnes
sur la place de Paris exerçant ce métier (mais il n’y a pas de sot métier, n’est-ce-pas
? Il n’y a que des gens qui sont...). Il expérimenta les analystes les plus
variés dans des cabinets diversement agencés et équipés du plus simple sofa en
skaï au divan des plus opulents recouvert de la plus riche des étoffes choisie
dans la plus chaude des couleurs.
Chez l’un d’entre eux
on y parvenait suivant un long parcours des plus compliqués après avoir évité
toutes sortes de meubles, d’objets, et contourné des piles de journaux, de
livres et de boites en carton.
Un autre s’amusait
durant les séances avec des nœuds, des ficelles et des cordes. Il ouvrait
quelquefois un journal qu’il regardait comme pour en admirer la mise en page.
Un autre avait la
curieuse habitude de signaler la fin de la séance en tendant la main comme un
miséreux dans le métro : “T’as pas cent
balles ?”
Un autre, lui, pliait
le billet dans le sens de la longueur et le lissait du poing comme avec un fer
à repasser.
N’ayant ni le temps ni
la possibilité de parler de tous les analystes visités, je terminerai par l’un de ceux qu’il rencontra en dernier, lequel gardait un
silence obstiné et ombrageux, au point qu’un patient distrait eût pu le croire
mutique ! Il se racontait à Paris que de tels personnages se constituaient
ainsi une rente. Celui dont je parle ici est devenu l’un des gardiens jaloux de
l’une des chapelles où l’on récite et commente les écrits du Maître. Chacun
dans sa vie, sa carrière, dans une institution ou ailleurs a certainement dû
rencontrer de ces gens silencieux confortant l’adage populaire selon lequel “qui ne dit mot consent”.
Et Jacques Brel
chantait :
Car chez ces gens-là,
On n’cause pas,
Monsieur,
On n’cause pas, on
compte
Je ne sais pas ce que
cet ami est devenu et s’il a enfin pu trouver un divan à sa mesure.
Mon cinquième, quand
vint son tour, discuta d’abord très longuement avec un ami, sociologue de
renom, qui tenta de le dissuader : “Vas-y
pas, mon ami ! Vas-y pas ! Cette affaire-là n’est pas pour toi ! C’est une
affaire de bourgeois. Laisse tomber ! Regarde un peu qui dirige les institutions
de psychanalyse ! Rien de plus simple ! Il y en a actuellement quatre. Toutes,
je dis bien toutes, dépendent de conseils d’administration composés par de
grands bourgeois ! C’est une affaire majoritairement d’hommes de bonnes
familles diplômés de la faculté de médecine.” Il est vrai qu’un tel constat
s’imposait à l’évidence. Mais pourquoi la psychanalyse devait-elle ainsi être
investie par ce milieu-là, même parée et décorée par de la philosophie !
C’est ce que pensait,
semblait-il, mon cinquième qui n’avait, de toute manière, plus d’autre choix
que celui de l’analyse. Or, contre toute attente, elle se révéla dégager un
parfum de soufre et de liberté. Enfantée dans la souffrance, c’était la reine
fugace, sans Maître. Évanescente, c’était la fille du feu dans la clairière.
Rebelle, elle partait à l’assaut de toutes les bastilles, bousculant tous les
dogmes et toutes les certitudes. Elle restait indomptable même lorsqu’elle
apparaissait sous les traits amincis d’un octogénaire viennois arrivant à Londres
avec sa fille, chassés par les nazis.
Cette aventure ne se
passa pas sans mal et dura un temps certain.
Mon cinquième, qui s’intéressait
depuis fort longtemps à une foule de choses et bien que peu catholique,
fréquentait avec des amis le séminaire du Panthéon, juste devant le monument du
même nom. On leur avait dit qu’il y avait là un grand homme, alors il y étaient
allés. L’un d’entre eux s’y amusait particulièrement bien et à chacun des jeux
de mots du Maître, il s’esclaffait : “Ah
! Il est en forme, Pépère, aujourd’hui !”. Ils se retrouvaient assis
parfois près d’une jeune femme secrétaire de son métier. Elle était chargée,
contre rémunération, par un groupe d’analystes, de prendre en note toutes les
paroles du Maître. Elle s’acquittait de sa tâche avec le plus grand soin. Elle
n’avait par contre aucune admiration pour l’humour pratiqué par l’orateur qui
de temps à autre gratifiait son auditoire d’un “Je ne vous aime pas !” ou d’un “Je
me fous de vous comme un poisson d’une pomme !”. Elle se tournait alors
vers son voisin pour lui dire, “ça
y est, il fait sa cocotte !”.
Celui qui fut surnommé
“Pépère” faisait preuve d’une immense culture. Devant le tableau noir, il
enfilait un à un les multiples savoirs : la littérature, la mathématique et
bien plus encore la philosophie qu’il paraissait chérir par dessus tout. Il
passait allègrement de Saint Thomas d’Aquin à Joyce, de Hegel à Sacher Masoch
ou mieux, Heidegger. Un jour il appuya sa démonstration sur un syllogisme qu’il
prît à l’envers. Une demi-heure plus tard un auditeur, hardi, le lui fit savoir
et aussitôt le syllogisme fut remis à l’endroit.
Quelques temps plus
tard des silences de plus en plus longs s’installèrent, que mon cinquième prît,
la première fois, pour la mauvaise blague d’un nostalgique du surréalisme d’avant-guerre.
Il quitta alors les lieux avec ses compagnons pour ne plus jamais y revenir.
Quelques années plus
tard, il apprit par voie de presse la “dissolution” et trouva que c’était un
très beau coup. Il y vit même quelque chose comme le coup de pied de l’âne, par
un des grands Maîtres du verbe, à de tristes compagnons, “Sacré Pépère !” comme disait Gégé.
Il eut entre les mains
les déclarations et les commentaires de chacun de ceux qui avaient pris
position sur cette “Dit-Solution”. Françoise. Dolto, elle, affirmait que dans l’école,
il y avait un problème de passe, de psittacisme et d’inhibition et que de cela
le Maître “lui-même a eu conscience qu’il s’y est emmêlé les pieds”.
Et Georges Brassens
chantait :
Le temps d’apprendre à
vivre
Il est déjà trop tard
J’ai perdu de vue mes
amis au fur et à mesure que les années passaient. Et tout comme Mai 68, cela me
paraît être aujourd’hui de l’histoire très ancienne. Mais, en Mai 68, nous n’avions
pas encore vingt ans et c’était, peut-être, nos plus belles années.
J’ai rêvé par la suite
d’une vie de voyages par les chemins du monde, de visiter les pays d’Orient et
d’Occident, de m’enivrer des parfums de cannelle, de jasmin et de jujube, de
savourer les meilleurs fruits, de déguster les meilleurs vins et goûter le
meilleur pain : le pain de l’amitié. Car comme le disait une chanson de mon
enfance :
Quand donc serons nous
sages ?
Jamais ! Jamais ! Jamais
!
La terre nourrit tout !
La terre nourrit tout !
Les sages, les sages
La terre nourrit tout
La terre nourrit tout !
Les sages et les fous !
Mais voilà ! La vie n’est
pas toujours ce que l’on voudrait qu’elle soit ! Et il a fallu rapidement
souscrire non seulement au principe de réalité mais aussi à la réalité la plus
simple, la plus immédiate, la réalité politique du moment marquée par le réveil
et le déploiement d’un puissant mouvement d’extrême-droite qui s’installait
durablement dans le champ politique en Europe. “La guerre est éternelle !”, n’est-ce pas ? Il fallut reconsidérer
les choses et relire Freud une nouvelle fois, dont les textes résonnent comme
un sombre pressentiment. C’est alors que nous nous sommes rappelés ceux qu’il
avait aimés, Anna, sa fille, Marie Bonaparte, Muriel Kardiner, Otto Fénichel et
la diaspora freudienne, ainsi que quelques autres dont le comportement fut remarquable.
Commença alors l’aventure
de ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON et celle-ci vaut
mieux qu’une charade !
S. B.
Juin 1993