© Jacques Sédat
• Psychanalyste
« Indifferenz et Einfühlung » dans la pratique analytique,
de Freud à
nos jours
[« Indifférence et empathie » dans la pratique analytique, de
Freud à nos jours]
Jacques
Sédat
In Figures de la psychanalyse N° 33 (printemps 2017), éditions Érès
[Avec l’autorisation de
l’auteur. Cf. sur Internet Cairn info,
en fin de texte]
Depuis quelques mois se poursuivent dans le milieu
psychanalytique de nombreux et riches échanges pour ou contre l’empathie, car
elle est parfois considérée comme une dérive dangereuse dans la relation
analytique. Et pour la contrer, précisément, certains analystes se retranchent
derrière ce qui serait à leurs yeux une recommandation freudienne
« d’indifférence », tirée d’une traduction fort malencontreuse du mot
allemand Indifferenz. Cela conduit
ainsi certains analystes à choisir de rester quasiment silencieux, ne laissant
à leurs patients que de rares occasions d’entendre la voix de leur analyste. Or
la voix, c’est le corps.
Par ailleurs, on parle souvent de « neutralité
bienveillante », une notion que Freud aurait proposée comme alternative ou
synthèse entre ces deux attitudes, alors qu’il n’a jamais employé ce terme :
ce qu’il évoque, c’est le rôle de l’empathie (Einfühlung). La neutralité bienveillante relève ainsi d’une sorte d’esperanto
psychanalytique qui se nourrit de bribes de théorisations psychanalytiques
différentes, hétérogènes, ce qui en fait un esperanto atemporel et apatride. En
réalité, l’expression « neutralité bienveillante » tire son origine
du vocabulaire diplomatique : en tant que représentant d’un pays étranger,
le diplomate a le devoir de s’abstenir de tout jugement sur le pays où il est
en poste. Il n’est donc que le porte-parole de son pays.
Les deux termes allemands Indifferenz et Einfühlung que Freud emploie dans ses Écrits
techniques font partie des grands fondamentaux de la technique psychanalytique
freudienne.
« Indifferenz »
Le substantif allemand Indifferenz pose un problème de traduction dans certaines langues.
Strachey a opté pour neutrality,
dans la Standard Edition des œuvres de Freud : n’adopter ni une position
ni une autre dans l’écoute du patient. En français, Indifferenz est généralement traduit par « indifférence ».
Or il s’agit d’un faux-sens qui n’est pas sans répercussions graves dans la
pratique analytique.
Les illustrations de ce que signifie le mot
« indifférence » en français ne manquent pas. À commencer par ce
chef-d’œuvre de Camus, L’Étranger,
dans lequel Meursault incarne une indifférence troublante ; c’est un
personnage neutre, sans affect, comme le met en évidence l’incipit du
roman : « Aujourd’hui, ma mère est morte. Ou peut-être hier, je ne
sais pas. »
Traduire Indifferenz par « indifférence » est non seulement un faux-sens linguistique, mais
cela peut aussi générer des comportements aberrants de la part d’analystes qui,
au nom de cette prétendue « indifférence » freudienne, se
confineraient dans une attitude de froideur, de laconisme, d’apathie envers les
patients, voire d’impavidité. L’étymologie du mot « impavidité » est
d’ailleurs éloquente sur ce que représente une telle posture : ce mot
vient de pavidus qui signifie
« effrayé », « apeuré » en latin. On est bien alors dans le
registre de la peur de l’autre, peur de l’autre au point de s’absenter de la
relation, et de ne pas vouloir se sentir concerné par l’autre. Conrad Stein a
souvent cité cette remarque d’une de ses patientes : « Je ne veux pas
que vous soyez intact de moi. » Elle marquait bien là ce qui est la
différence par rapport à l’indifférence.
Le terme allemand qu’emploie Freud n’a rien à voir
avec ces diverses formes d’indifférences. Indifferenz signifie : « absence de différence, de différenciation,
non-différence ». Pour Freud, il est capital que le patient comme le
psychanalyste soient capables, chacun dans sa position psychique singulière, de
ne pas faire de différence dans ce qui advient, et donc de ne pas s’adonner à
une sélection ou un tri dans les propos énoncés par le patient et dans la forme
d’écoute qu’adopte l’analyste, forme d’écoute qui devrait être adaptée à chaque
patient singulier, à chaque séance particulière.
Dans les « Conseils aux médecins », en
1912, il évoque d’abord la nécessité de la part de l’analyste de maintenir son
attention « en égal suspens ». C’est pour lui la condition nécessaire pour
ne pas tomber dans un souci – avec tout ce que ce terme recèle
d’inquiétude, voire d’excès de sollicitude à l’égard de l’autre – d’attention
trop intentionnelle et de savoir rester à l’écoute sans discrimination. Voici
ce qu’il écrit à propos de l’analyste :
« Si […] l’on suit ses
inclinations, on faussera à coup sûr la perception possible. On ne doit pas
oublier que la plupart du temps il nous est en effet donné d’entendre des
choses dont la signification n’est reconnue qu’après coup.
La prescription, comme on le voit, est de porter son
attention, d’une égale façon, comme le pendant nécessaire de ce qui est exigé
de l’analysé : raconter sans critique ni sélection, tout ce qui lui vient
à l’idée. Le médecin se comporte-t-il autrement, il anéantit en grande partie
le gain qui résulte de l’observance par le patient de la “règle psychanalytique”
fondamentale. »
Freud insiste sur la nécessité de ne pas attendre
plus du patient que ce qu’il peut apporter. Il met en garde l’analyste contre
la tentation de faire prématurément une sélection entre ce qui lui paraîtrait
important et ce qu’il jugerait négligeable. Opérer cette sélection constituerait
une forme d’immixtion, voire d’intrusion de la subjectivité de l’analyste dans
la subjectivité de l’analysant. Tout doit être dit, selon Freud, et en même
temps, tout doit être écouté « d’une égale façon », c’est-à-dire avec Indifferenz.
Mais cet usage de l’Indifferenz concerne aussi le patient. C’est ce que Freud développe
explicitement un an plus tard, en 1913, dans son texte « Sur l’engagement
dans le traitement ». Il y écrit très longuement, presque mot pour mot,
les propos que chaque analyste devrait tenir à son futur patient, avant de le
prendre en analyse. Voici une partie de cette adresse au patient :
« Vous observerez que pendant
votre récit vous viendront des pensées que vous aimeriez repousser en recourant
à certaines objections critiques. Vous serez tenté de vous dire : Telle ou
telle chose ne relève pas ici du sujet, ou bien elle est dénuée de toute importance,
ou bien elle est dénuée de sens, et on n’a donc pas besoin de la dire. Ne cédez
jamais à cette critique et dites la chose malgré tout, cela précisément parce
que vous éprouvez une aversion à le faire. Le fondement (Gründ) de cette prescription – à vrai dire la seule que vous
aurez à suivre –, c’est plus tard que vous l’apprendrez et saurez le
comprendre. Dites donc tout ce qui vous passe par l’esprit. »
Pour Freud, on ne peut comprendre les choses qu’après
coup, et cette réalité concerne aussi bien l’analyste qui n’a pas à se
précipiter à comprendre, que le patient qui doit laisser les choses venir sans
faire de discrimination. Ni l’un ni l’autre ne doivent privilégier au départ
telle ou telle parole, telle ou telle représentation psychique, représentations
psychiques qui renvoient toujours à des postures du corps et à des événements
traumatiques inscrits dans le corps, et qui n’ont pu être élaborés
psychiquement. Les représentations, chez Freud, sont toujours la mémoire, la
trace de ce qui a été éprouvé et ressenti. C’est ce que confirme Hannah Arendt,
pour définir l’origine de la pensée : « Ma conviction est que la
pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit le demeurer
liée comme aux seuls guides propres à l’orienter. » Marcel Proust exprime la même idée en d’autres termes :
« Mes pensées sont les succédanés de mes chagrins… » Nous sommes ici
très loin de toutes formes d’intellectualisme ! On pourrait donc soutenir
qu’il n’y a pas d’autre fondement de la psychanalyse que dans la relation
transférentielle elle-même.
Par cette notion d’Indifferenz, Freud rejette donc tout ce qui relèverait d’une
tentation à différencier, hiérarchiser ce qui est énoncé, aussi bien pour
l’analyste que pour le patient. Ce que l’analyste ignore, ce sur quoi il n’a
aucun savoir, c’est l’origine des mots que le patient emploie à des moments
donnés et qui renvoient à son vécu, à un moment de son vécu et de la façon dont
son corps a pu être affecté dans son histoire. Si la voix, c’est le corps, les
mots sont eux aussi l’expression d’un ressenti et d’un éprouvé corporel.
Empathie (Einfühlung)
La notion freudienne d’empathie (Einfühlung) entraîne elle aussi parfois un faux-sens ou des
interprétations erronées, qui résultent directement de l’erreur commise sur le
sens du mot Indifferenz… C’est ainsi
que certains analystes revendiquent de la froideur ou de l’impassibilité, en se
réclamant de ce qu’ils considèrent bien à tort comme une recommandation
freudienne, par crainte de tomber dans ce qu’ils appellent « l’empathie ».
L’indifférence au sens bien français, cette fois, devient alors pour eux un
antidote, une protection contre le piège que représente à leurs yeux une
attitude ouverte à l’empathie. Et, là encore, cette méfiance envers l’empathie
n’a rien à voir avec les prescriptions et les remarques de Freud sur la manière
de mener la cure, puisque lui-même revendique une attitude empathique, par
opposition à une attitude théorique, moralisatrice, ou retranchée derrière un
savoir.
Faire preuve d’empathie, c’est être capable de sentir
comme quelqu’un, de se mettre à sa place, sans qu’il y ait confusion entre les
personnes. Et contrairement à la sympathie où l’on peut se confondre avec
l’autre, l’attitude empathique reconnaît la différence entre soi et l’autre. Voici
ce que Freud écrit à propos de l’empathie, Einfühlung, dans « Sur l’engagement dans le traitement » :
« Quand devons-nous commencer à
faire des communications à l’analysé ? Quand est-il temps de lui dévoiler
la signification secrète de ses idées incidentes, de l’initier aux présupposés
et procédures techniques de l’analyse ?
La réponse ne peut que s’énoncer ainsi : pas avant que
ne se soit instauré chez le patient un transfert efficace, un rapport véritable. Le premier but du
traitement est bien d’attacher le patient à la cure et à la personne du
médecin. Pour cela, on n’a rien d’autre à faire que de lui laisser du temps. »
Lui laisser le temps, pour Freud, c’est aussi lui
laisser la gestion du temps, en refusant toute précipitation, toute hâte, pour que
le patient puisse se promener avec lenteur (« se lentibardaner », dit-on en Provence) dans ce qui se présente
à lui au cours de la séance. Lévi-Strauss disait de son côté : « Il a
trop d’idées, il ne sera pas un bon voyageur. » Quand il est allé dans les
terres d’Amérique, il n’avait justement pas d’idée préconçue, il s’est laissé
interroger par ce qu’il trouvait. Nous sommes là très proches des conseils
donnés par Freud : prendre son temps et laisser le temps à l’inconnu qui
va surgir. Freud continue :
« Lorsque l’on témoigne au
patient un intérêt sérieux, qu’on élimine soigneusement les résistances qui
émergent au début et qu’on évite certaines interventions malencontreuses,
celui-ci instaure de lui-même un tel attachement et relie le médecin à l’une de
ses imagos et de toute cette série de personnes dont il avait l’habitude de
recevoir des marques d’amour. On peut toutefois compromettre ce premier
résultat quand on adopte dès le début un autre point de vue que celui de
l’empathie (Einfühlung), par exemple
un point de vue moralisateur, ou quand on se conduit comme le représentant ou
le mandataire d’une des parties, par exemple, l’autre conjoint, etc.. »
Et j’ajouterai : quand on se conduit comme le
représentant ou le mandataire d’un idéal, d’une idéologie politique, morale, voire
psychanalytique.
Pour Freud, l’empathie est donc le fait de se régler,
dans le cadre du transfert, sur les motions et sur les paroles du patient, puisque
ce sont elles qui nous permettent d’entendre à qui il s’adresse, d’où il parle,
dans quelle période de sa vie il se promène en parlant à tel moment, etc.
Relation de complémentarité dans les fondamentaux freudiens
Il n’y a aucune opposition ni incompatibilité pour Freud
entre les notions d’Indifferenz et
d’empathie. Bien au contraire : elles sont complémentaires, l’une étant le
corollaire de l’autre dans la mesure où l’Indifferenz sans empathie peut entraîner une perte de gain dans la cure, et où l’empathie
sans Indifferenz peut aboutir à une
confusion des sentiments entre psychanalyste et patient, et nuire à
l’instauration inévitable du transfert. L’empathie qui favorise la mise en
place du transfert n’est pas une relation affective d’abord, mais la
possibilité qu’à travers la résistance à la remémoration adviennent des
figures, des imagos et des fragments du passé, dont le patient ignore qu’ils
relèvent de son passé et qui sont vécus, dans le transfert, comme étant du
présent.
Nous ne savons jamais à qui nous nous adressons quand
nous parlons à quelqu’un. Nous ne savons jamais qui vient en séance
aujourd’hui : est-ce l’enfant de 5 ans choyé ou abandonné, l’adolescent de
13 ans en pleine crise identificatoire ? Nous ne savons pas à qui nous
nous adressons et qui s’adresse à nous : cette formule illustre aussi bien
la position de l’analyste que celle de l’analysant.
Ce qui fait l’essentiel de la pratique analytique
Il est précieux de s’interroger sur l’histoire réelle
de la psychanalyse et de ses pratiques, car cela devrait nous aider à sortir un
peu des concepts intemporels, qui conduisent à un véritable fondamentalisme
psychanalytique. Dès lors que nous n’osons plus interroger les concepts ni
chercher d’où ils proviennent – encore moins parler de nos pratiques
–, nous courons le risque de nous soumettre à ces concepts, et le risque
plus grand encore de les imposer subjectivement et subrepticement à nous-mêmes,
dans notre pratique et, par contrecoup, à nos patients. Car ces concepts
risquent de nous protéger du transfert et, dès lors, ils risquent de construire
chez les patients une position dans laquelle ils seront obligés, faute d’un
transfert analytique, d’élaborer des transferts latéraux, parce qu’ils sont à
ce moment-là dans l’impossibilité de réécrire leur histoire au singulier, et
qu’ils sont en quelque sorte acculés à théoriser à leur tour.
Concernant la pratique analytique de Freud, nous
disposons de nombreux témoignages, en dehors de ceux qu’il a pu rédiger et à
partir desquels il a élaboré sa pratique et ses théorisations. Cela permet donc
de revisiter ce qu’étaient les « fondamentaux » de sa pratique
analytique : la durée des séances, leur nombre, le type de relation
instauré avec ses patients, etc. Tout cela mériterait un livre sur l’essentiel
de sa pratique analytique.
Freud avait pour règle générale de faire des séances
d’une heure ; d’autre part, il laissait le patient interrompre son analyse
quand il voulait, comme il l’écrit en 1913 : « Je refuse d’obliger
les patients à respecter une certaine durée où il faut persévérer dans le
traitement, je permets à chacun d’interrompre la cure quand il lui plaît. »
Laisser le patient interrompre son analyse est une
manière de reconnaître et de réaffirmer un fondamental de l’analyse : ce
n’est pas le psychanalyste qui dirige la cure, mais le patient et ce qu’il
apporte. Car n’oublions pas ce qu’écrit Freud dans « Deuil et
mélancolie » : « Le patient doit bien avoir, en quelque façon,
raison.» C’est toujours le patient qui a raison et
pas l’analyste, avec Freud – sauf avec le cas Dora, justement, où, faute
d’appliquer cette règle, il se voit donc congédié sans aucun ménagement par sa
patiente…
Laisser le patient libre de décider d’interrompre ou
non son analyse confirme en outre que la fin de toute analyse met en acte la
séparation des corps et des psychés. En effet, pendant la séance d’analyse, on
peut soutenir qu’il y a une psyché pour deux corps, comme au départ, dans la
relation mère-enfant. Et cela se reproduit ensuite avec d’autres figures de
notre histoire, qui restent longtemps des grandes personnes pour nous, et dont
il serait souhaitable de faire le deuil symbolique, ce qui n’est possible que
dans la séparation.
Nous avons de nombreux témoignages concrets de la
pratique de la cure, telle que Freud l’improvisait en fonction de ses patients.
Comment ne pas mentionner la manière dont Ferenczi a effectué son analyse avec
Freud pendant la guerre, alors qu’il était médecin militaire et n’avait pas un
sou : il payait Freud avec des sacs de pommes de terre qu’il récupérait
clandestinement à l’armée.
Et lorsque de riches Américains venaient faire une
analyse avec Freud, après la Première Guerre mondiale, des Américains fortunés,
ils s’installaient au Bristol pendant six ou neuf mois, à raison de cinq à six
séances par semaine. Durant leur séjour, ils étaient souvent accompagnés de leur
épouse que Freud invitait parfois à prendre le thé avec madame Freud. Qui,
aujourd’hui, oserait faire cela ? Il arrivait également que certains patients
suivent Freud sur son lieu de vacances familiales pour poursuivre leur analyse.
Dans ces conditions, on peut se demander où se situe
l’essence d’un transfert qu’on pourrait appeler analytique, par rapport à des
transferts qui sont des transferts latéraux multiples sur la théorie, sur la
personne, sur l’institution, sur les congrès auxquels les analysants
participaient.
Nous pourrions repérer des phénomènes semblables si
l’on se penchait sur la pratique de Ferenczi ou de Winnicott. Une anecdote est
devenue célèbre à propos de Winnicott : à une patiente qui l’appelle pour
lui annoncer qu’elle arrivera en retard à cause des embouteillages, Winnicott
répond tranquillement : « Ce n’est pas grave, commencez sans
moi. » La même aventure arrive à un analysant de Melanie Klein qui, cette fois, répond : « Ce n’est pas grave, je commence la
séance sans vous. » Cela fait clairement ressortir le type d’opposition
entre quelqu’un qui est campé sur ses positions théoriques, qui croit savoir à
l’avance les pensées de l’analysant ou celui qui ne sait pas, qui ne prétend
pas savoir par avance les pensées de son patient.
René Laforgue, fondateur de la SPP et analyste de Françoise Dolto, recevait lui aussi
ses analysants dans son lieu de vacances, l’été. De même, nous avons beaucoup
de témoignages oraux sur la pratique de Lacan qui, après guerre et surtout
après 1953, a occupé une place majeure et dont la pratique a beaucoup varié et
évolué au cours du temps. J’ai des amis qui se rendaient dans sa maison de
campagne de Guitrancourt, pour avoir des séances
durant le week-end. Mais nous avons peu de témoignages sur les analystes de la
troisième génération, de ceux qui ont été formés par Lacan et sont maintenant
décédés : Serge Leclaire, François Perrier, Jean
Laplanche et J.-B. Pontalis.
C’est donc d’autant plus important de signaler le
livre de Serge Tisseron, Fragments d’une analyse empathique, sur l’analyse qu’il a effectuée
avec Didier Anzieu (1923-1999), un analyste de la génération de Perrier, Leclaire et Laplanche. Anzieu a écrit sa thèse (qui fait
date) sur l’auto-analyse de Freud. Par ailleurs, Lacan a écrit sa thèse (De la psychose paranoïaque dans ses rapports
avec la personnalité) en 1932 sur le cas de Marguerite Anzieu, mère de
Didier Anzieu. Lacan l’a en effet suivie durant une phase de délire paranoïaque,
lors de son internement à Sainte-Anne. Cela n’empêcha pas Lacan, en 1949, d’accepter
Didier Anzieu en analyse.
Dans un autre registre, le livre récent de Catherine Millot, La Vie avec
Lacan – et non « Ma vie » avec Lacan – apporte un témoignage
extrêmement émouvant sur son analyse et sa vie avec Lacan durant les dix dernières
années de sa vie. On y voit un Lacan familier, plein d’humour, passionné par
ses recherches, curieux de tout et enfermé dans son atelier de Guitrancourt, durant le week-end, à la recherche d’un
savoir sur ce qui advient dans une analyse, et se demandant s’il y avait un
savoir, une théorie possible sur la fin de l’analyse, véritable recherche d’une
pierre philosophale.
Ce travail d’histoire des concepts dans le cadre de
la psychanalyse détermine ce qu’il en est de la position subjective du patient et
de l’analyste, durant la séance. Et pour en revenir à notre point de départ,
Freud ne prétend avoir aucun savoir sur le début d’une psychanalyse – « Je
le laisse libre de son commencement », écrit-il à propos de l’Homme aux
rats – et il n’en a pas davantage sur la fin d’une
analyse : il laisse le patient libre de partir, autrement dit, ce qui
scande pour lui une analyse, c’est la capacité du patient à se séparer de lui,
son analyste, et à mettre fin ainsi à son travail analytique. À corps séparés,
psychés séparées.
Pour prolonger ces témoignages riches d’enseignement,
voici une anecdote qui remonte à l’époque des événements de 1968. J’étais
toujours en analyse avec François Perrier. Un jour, dans la salle d’attente,
j’avais lu un article de la Quinzaine
littéraire qui m’intéressait et j’ai demandé à Perrier si je pouvais
emporter cette revue pour en faire une photocopie. Il m’a répondu :
« Je ne sais pas ce que pourrait représenter le fait qu’un texte présent
chez moi en sorte et que vous l’empruntiez pour le ramener. Il est préférable
d’en rester là. » Cela relève d’une véritable position analytique de sa
part. Il ne savait pas dans quelle duplicité subjective inconsciente je pouvais
être pour emprunter quelque chose de lui, et le lui rapporter ensuite. On se
trouvait là dans une situation caractéristique d’une psyché pour deux corps. Je
l’ai compris de moi-même ensuite, sans qu’il ait besoin de faire une
interprétation à propos de ma demande. François Perrier, lui, se trouvait dans
une forme de non-savoir sur la répercussion qu’avait eue cette anecdote pour
moi. Cela a été une interprétation – dans un non-savoir de François
Perrier – qui m’a profondément éclairé sur le transfert. Cette
interprétation était ouverte dans un non-savoir de l’enjeu psychique sur moi.
Ce qui m’a aidé à comprendre ce qui s’était passé et j’en avais parlé avec
Gisela Pankow qui m’avait dit justement : « Mais vous voulez emporter
un morceau de votre analyste à travers cette revue. »
Une autre leçon que j’ai tirée de ma pratique psychanalytique :
dès le début je n’ai jamais déposé dans ma salle d’attente ni brochure ni
hebdomadaire, parce que j’estimais que je n’avais pas à fournir une stimulation
intellectuelle à mes patients. D’ailleurs, certains me disent qu’ils viennent
parfois un peu en avance afin de profiter de ce sas de déconditionnement du
monde extérieur et se retrouver un peu avant la séance. Un autre exemple montre
à quel point on ne sait ce qui peut se passer dans telle ou telle séance. Un
jour de forte pluie, un patient d’une quarantaine d’années, en charge de
grandes responsabilités, oublie son chapeau chez moi. Cet incident lui a fait
découvrir ensuite que ce jour-là, ce n’était pas l’adulte de 40 ans qui était là,
en séance, mais le jeune homme de 16 ans qui n’avait pas pu être entendu par
son père, car il avait revécu cette même sensation de détresse sous la pluie, sans
héler un taxi immédiatement, pour vivre une fois encore ce désarroi remonté de
son passé. Il a donc pu repérer, après coup, d’où et de quand venaient les paroles
qu’il avait prononcées durant la séance précédente. Par cet oubli, m’a-t-il dit
ensuite, il a pris conscience qu’il voulait assurer sa place dans mon cabinet
et être sûr que je serais toujours là, en représentant de ce père qui avait été
lui-même chargé jadis de grandes responsabilités, mais qui, pour lui, n’avait
pas été présent, dans un moment déterminant de son adolescence… Je n’ai rien eu
à interpréter à propos de ce dépôt dans mon cabinet, c’est lui-même qui a pu le
formuler en prenant conscience du fait que sa parole, ce jour-là, était celle
de l’adolescent de 16 ans par rapport à son père manquant. Ce patient
témoignait donc ainsi du millésime de sa propre parole, découvrant qui avait
parlé et à quelle période durant la séance, capable alors de renvoyer au passé
cette détresse qu’il croyait d’abord être seulement causée par la forte pluie
de ce soir-là…
Ces différentes situations montrent à quel point il
est difficile de déterminer le cadre exigible pour qu’un sujet puisse advenir
dans l’analyse, selon la singularité de chaque aventure psychanalytique.
Il nous faut donc millésimer, comme pour les vins,
l’évolution des pratiques et l’évolution des concepts en recherchant à chaque
fois à quelles nécessités ils répondent et à quel moment ils surgissent chez
tel analyste en particulier.
À partir de ces variations autour de ce qu’étaient l’Indifferenz et l’Einfühlung pour Freud et des diverses manières dont ces notions
s’intègrent depuis dans nos pratiques respectives, nous pouvons saisir ce
qu’est l’essence de la psychanalyse : permettre de se faire enfin entendre
pour finalement se garder libre. Car nous ne savons pas à qui nous nous
adressons quand nous parlons à un patient et l’effet que produira notre parole.
https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2017-1-p-143.htm