Faire
le travail de mémoire ensemble
par
Hakki
Akil
in Le Figaro du 23 avril 2015
En tant qu’ambassadeur
de Turquie et citoyen turc qui croit fortement à l’amitié historique turco-arménienne,
j’ai toujours espéré que l’année 2015 puisse constituer un nouveau départ entre
les deux peuples qui ont vécu pendant un millénaire ensemble, en paix et en
harmonie.
Pendant cette
longue période de vie commune, Turcs et Arméniens ont partagé la même culture,
la même musique, la même cuisine, le même sens de l’humour. Les citoyens d’origine
arménienne de l’Empire ottoman ont beaucoup contribué à l’épanouissement de l’Empire dans plusieurs domaines tels que l’architecture,
la musique, le théâtre, la vie politique ou la diplomatie. Hovsep Vartanyan et
Artin Dadyan ont eu les plus grandes responsabilités dans l’administration
ottomane, et la famille Balyan a contribué à l’architecture.
Le début du XXe siècle a été une période de grandes souffrances pour les populations de l’Empire
ottoman. Les Arméniens sont parmi ceux qui ont le plus souffert. Nous
partageons ces douleurs ainsi que celles de tous les peuples de l’Empire
ottoman. En 2015, la question arménienne est au cœur de l’actualité. L’approfondissement
des discussions entre intellectuels turcs d’opinions diverses, mais aussi les
déclarations et propositions officielles faites ces dernières années par les
plus hauts responsables politiques témoignent de l’ouverture de la Turquie face
à la question arménienne.
Des
intellectuels soutenant la thèse du génocide peuvent aujourd’hui publier leurs
ouvrages et défendre leurs idées face à d’autres qui s’opposent à l’utilisation
de ce terme en se basant sur sa définition juridique et sur la récente
jurisprudence (décision Serbie/Croatie de la Cour internationale de justice et
arrêt Perinçek de la Cour européenne des droits de l’homme). Aujourd’hui, un
premier ministre turc peut exprimer ses condoléances et souhaiter que les
Arméniens ainsi que les autres citoyens de l’Empire qui ont perdu leur vie dans
les circonstances du début du XXe siècle reposent en paix, ou
annoncer la tenue d’une cérémonie religieuse le 24 avril. Les commémorations
des Arméniens en Turquie, en Arménie, en France et ailleurs dans le monde sont
le reflet le plus naturel des souffrances vécues.
Ces commémorations
ne doivent cependant pas être source d’incitation à la haine envers la Turquie
ou les Turcs. Rechercher à cette occasion un parallélisme avec la Shoah est
tout aussi inacceptable et injuste, puisque les motivations des dirigeants
ottomans qui ont pris la décision de déporter les populations arméniennes de la
frontière russe ne peuvent en aucun cas être comparées à celles des nazis. Il n’y
a aucun intérêt à créer une animosité à partir de faits historiques datant d’il
y a cent, deux cents ou trois cents ans. Nous devons au contraire en tirer des
leçons et, dans ce cas précis, œuvrer pour préserver l’amitié vieille de plus d’un
millénaire entre les Turcs et les Arméniens. Une animosité autour de cette
question ne sera bénéfique ni pour les Arméniens ni pour les Turcs.
La définition
juridique des souffrances que personne ne nie doit être laissée aux historiens
et surtout aux juristes. Une lecture comparative des archives, à commencer par
celles de Russie et d’Arménie, mais aussi les archives ottomanes, qui sont déjà
totalement accessibles, est indispensable. La Turquie a lancé un appel pour la
création d’une commission commune d’historiens pour que des historiens turcs,
arméniens et internationaux puissent accéder à toutes les archives existantes
afin d’aboutir à une compréhension juste de l’histoire. Cette commission ne
doit bien sûr pas se limiter à des historiens reflétant les arguments d’une
seule partie comme cela a apparemment été le cas pendant une récente conférence
à Paris. Si la recherche de la réalité est souhaitée, il ne faut pas appliquer
un terrorisme intellectuel à ceux qui n’ont pas la même opinion, comme en ont
souffert, les historiens Bernard Lewis et Gilles Veinstein.
Les Français d’origine
arménienne ainsi que les Français d’origine turque seront parmi les
premiers bénéficiaires d’un tel travail de mémoire commun. Il est de la
responsabilité de tous les acteurs publics de soutenir ces efforts, en proscrivant toute initiative incitant à la haine et en évitant autant que
possible un face-à-face infructueux sur l’utilisation ou non d’un terme de
droit très précisément défini en 1948 et qui n’a pas d’effet rétroactif. Éviter
les tensions entre la communauté d’origine turque et la communauté d’origine
arménienne en France doit être une priorité. Une nouvelle tension entre ces
communautés est la dernière chose dont la France ait besoin. Comme François
Hollande l’a dit aux Arméniens de France le 28 janvier, il est temps de briser
les tabous et que les deux nations, Arménie et Turquie, inventent un nouveau
départ.