© ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON
1988
Georges Ralli
L’Absolue Singularité
L’histoire nous saute à la gorge
Jean-Paul Sartre
L’histoire
nous enseigne qu’il faut veiller sans cesse sur la vérité que ses ennemis
cherchent à précipiter au fond d’un cachot ; car il n’existe aucun peuple qui
soit à l’abri du mensonge, comme du désastre moral et politique qui en est la
conséquence.
Un
grand débat a mis aux prises les intellectuels d’Allemagne Fédérale dans une
nouvelle réflexion sur la nature du nazisme et sa domination sur la nation
allemande de 1933 à 1945. Ce retour des intellectuels dans le débat politique
pour remettre en question cette période que nul oubli ne saurait effacer, est à
leur honneur. Leur attitude devrait servir d’exemple aux intellectuels français
qui se cantonnent aujourd’hui dans leurs vaticinations esthétiques et
sophistiques.
Ce
débat a été qualifié par la presse allemande de “querelle des historiens” (Historikerstreit), puisque la majorité de
ces intellectuels était composée d’historiens. Il n’en demeure pas moins que la
bataille fut déclenchée par un philosophe, Habermas, auteur de Morale et communication. Habermas a
publié dans l’hebdomadaire Die Zeit un
article le 11 juillet 1986, qui a provoqué les réactions offusquées des milieux
conservateurs de son pays.
L’intervention
de l’éminent philosophe montre qu’il ne s’agit pas d’une controverse d’historiens
spécialistes. Comme l’a souligné l’historien Karl Bracher, aucun élément
nouveau n’est venu modifier notre connaissance du nazisme. L’ouvrage de Raul
Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe (Paris, 1988), qui vient d’être traduit en français, apporte des
révélations sur l’organisation bureaucratique du génocide sans pour autant
remettre en cause les analyses précédentes du nazisme.
Ce
sont les historiens conservateurs qui ont entrepris l’œuvre de banalisation du nazisme, mais ils n’ont
pas adopté la position révisionniste, à la différence de l’extrême-droite
française qui, elle, nie l’existence des chambres à gaz. Nolte, Hillgruber,
Sturmer ne contestent pas l’existence des camps d’extermination nazis, mais ils
refusent d’en admettre l’Absolue
Singularité. Ils s’emploient à atténuer la responsabilité des nazis du
nazisme, en la plaçant sur le même plan que la responsabilité de ceux qui ont
créé les camps soviétiques. Cet amalgame des deux univers concentrationnaires a
eu lieu publiquement de façon simultanée et coordonnée. Habermas s’en est rendu
compte et a jugé nécessaire de prendre position pour alerter l’opinion
publique.
Les
historiens conservateurs, par leurs écrits, ont voulu gagner une large
audience. Hillgruber a publié une plaquette, dans la collection de
vulgarisation de Siedler (Berlin), intitulée Une Double disparition (Zweierlei
Untergang). Et l’article publié par Nolte dans le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin
1986, porte un titre suggestif : Le passé
qui ne veut pas passer (Die Vergangenheit die nicht vergehen will).
Ce
journal est édité notamment par Joachim Fest, auteur d’une biographie à succès
de Hitler. Fest a pris l’initiative de réunir autour de lui des historiens
proches de l’entourage du Chancelier Kohl. Ils apportent leur caution morale à
l’effort que déploient les démocrates chrétiens pour banaliser le nazisme et, en même temps, pour rappeler la permanence
de l’identité nationale allemande. Nolte s’est chargé d’excuser les crimes
nazis en écrivant qu’ils furent une réaction de défense contre la menace du
totalitarisme stalinien qui, le premier, avait inventé les camps de
concentration.
Quelle
imposture ! Les malades, par exemple, pouvaient-ils constituer une menace
contre le régime nazi ? Hitler a pourtant ordonné, le 1er septembre 1939, la
mise en œuvre d’un programme national d’euthanasie pour supprimer “les vies indignes d’être vécues”. 5000
enfants environ sont assassinés dans une centaine de centres spécialisés où les
médecins leur inoculent typhus et/ou pneumonie entraînant la mort. L’asphyxie
par monoxyde de carbone est adoptée dans les hôpitaux psychiatriques et l’on
commence par gazer les “malades mentaux” ainsi que les autres patients atteints
de “maladies chroniques”. Selon le psychiatre Thomas Szasz, 50.000 Allemands
(plus de 70.000 selon Poliakov et Hilberg) furent gazés. Cet homicide à grande
échelle a duré jusqu’en 1941. À cette date, on cesse de gazer les malades,
grâce notamment à l’intervention publique de Révérends allemands, et l’on
entreprend de gazer les Juifs. Le personnel spécialisé dans les opérations de
gazage est envoyé en Pologne et affecté au gazage des Juifs dans les toutes
nouvelles chambres à gaz. Les individus chargés d’appliquer ce programme
viennent de la Chancellerie de Hitler ou
du Ministère de la Santé. Les camps de Chelmno, Maïdanek, Belzec, Treblinka,
Sobibor, puis le camp d’Auschwitz, sont officiellement désignés sous l’appellation
: “Œuvre de bienfaisance pour les soins
en institutions”. Selon les nazis eux-mêmes, il ne s’agit donc pas d’une “légitime défense”.
Ces
assassinats dans les hôpitaux doivent être connus de Nolte, historien réputé,
et pourtant, cela ne le gêne pas d’avancer sa thèse de la légitime défense. De
sorte que le péché originel se trouve au Goulag.
Celui-ci
est l’antécédent, Auschwitz en est la suite “logique”. Quand à l’emploi du
gazage par les nazis, il ne représente qu’une différence “technique” dans les
méthodes d’extermination : un “détail”,
comme dirait en France un conducteur (führer) de parti dont l’itinéraire
spirituel évoque de façon étrangement familière (Unheimliche) celui de Hitler.
Son
collègue, Hillgruberg, mène l’offensive sur un autre front : il s’en prend aux
démocraties. Il compare l’anéantissement des Juifs pratiqué avec une extrême
violence au cours de l’hiver 1944-45, à l’anéantissement du Reich que symbolise
le bombardement de Dresde en 1944. Il avait déjà développé cette thèse sur “La destruction du Reich allemand et la fin
du judaïsme en Europe”. En outre, il fait état des motivations personnelles
de Hitler. Il affirme que celui-ci poursuivait l’extermination des Juifs “...car c’était en passant par une telle
révolution raciale qu’il pouvait assurer la puissance mondiale du Reich.” L’importance accordée au rôle de
Hitler dans le génocide a été relevée par Habermas qui y décèle une volonté de
minimiser la responsabilité du peuple allemand.
Voilà
des exemples “d’absolution” par causalité ou par motivation, qui ont un
caractère idéologique évident. Le recours à la notion de causalité pour tenter
de justifier le nazisme, est dépourvu de toute valeur scientifique. Ce type d’explication
a toujours échoué au niveau historique. Dans un autre domaine, Marx lui-même n’a
pas réussi à faire une démonstration convaincante de cette notion de causalité
dans le cas du 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Quant aux motivations personnelles
de Hitler, son biographe sympathisant Joachim Fest n’en fait qu’un facteur parmi tous ceux qui ont contribué à l’instauration
du nazisme.
Le
parti des Démocrates Chrétiens s’est attaché à cette entreprise de normalisation du nazisme dans le but de
réhabiliter la droite allemande dont la complicité avait permis l’accession et
le maintien au pouvoir du régime nazi. Pour cette même raison, un monument
récemment inauguré à Bonn par le gouvernement de RFA, est dédié aux victimes
des deux guerres mondiales et... de la terreur nazie. On ne saurait plus
officiellement loger toutes les victimes à la même enseigne.
En
France, la droite n’a pas eu à apporter une preuve de “bonne conduite” : après
la fin du pétainisme, cette droite réussit à se réhabiliter rapidement en s’intégrant
au gaullisme de l’après-guerre.
Le
concept de totalitarisme a constitué une arme de choix avant tout contre le
communisme. Ce concept a largement été exploité en raison de son élasticité qui
lui permet d’intégrer les traits politiques les plus dissemblables.
Il
a son origine dans le livre de Hermann Rauschning : La révolution du Nihilisme (Zürich-New York, 1937) : “Dans les milieux de la S.S., dans les
cadres du Parti, l’antisémitisme est carrément conçu comme l’école de la domination”. À sa parution, le livre n’exerça pas d’influence politique directe, malgré
son gros tirage. Sa lecture attentive aurait pourtant permis de comprendre,
avant 1941, que la véritable nature de la guerre à l’Est faisait en réalité
partie de la tentative de Solution finale
(Endlösung) du problème juif, et
n’était pas une croisade antibolchevique comme le proclamait la propagande
nazie. On trouve chez Rauschning une réflexion sur la fonction de l’idéologie
et sur la répartition du pouvoir de l’État entre l’armée et le parti, réflexion
qui sera utilisée plus tard par les théoriciens américains de l’Histoire.
L’élaboration
d’un modèle général des régimes non démocratiques commence aux USA après la
signature du pacte germano-soviétique (1939). Carlton Hayes explique “La Nouveauté du Totalitarisme”. Th.
Woody étudie plus spécialement “Les Principes de l’éducation totalitaire”. D’autres politologues américains les
ont suivis dans cette voie et, dans l’après-guerre, au cours de la guerre
froide (1947-1955), ils ont fait de cette théorie du totalitarisme une arme de
cette guerre froide.
Le
point faible de Rauschning et de ses
émules reste leur manque de sens historique. Les systèmes fasciste, nazi et
soviétique, sont examinés dans leur essence et non dans leurs sources
historiques. Le système nazi, tel qu’ils le décrivent, semble engendré par le
Néant... Leurs recherches aboutissent à la définition d’un “type idéal” du
totalitarisme qui a des caractéristiques intemporelles :
-
absence de distinction entre l’État et la société civile
-
mainmise du parti sur les appareils de l’État
-
mobilisation politique et économique de la nation
-
persécution et liquidation des opposants et de certains groupes désignés comme boucs
émissaires.
Ces
notions manquent de spécificité.
Que
signifie exactement l’affirmation de la mainmise du parti sur les appareils de
l’État ? Si l’on examine un appareil de l’État tel que l’armée, on se rend
compte que la situation était totalement différente en Allemagne et en Union
Soviétique.
Hitler
s’était appuyé sur l’armée allemande pour arriver au pouvoir. Sans la
complicité du Maréchal Hindenburg, il n’aurait pas pu réussir.
À
cause de cela, Hitler l’avait ménagée en lui laissant une relative indépendance,
allant jusqu’à tolérer son service de contre-espionnage dirigé par l’Amiral
Canaris. Il a fallu le complot des généraux, en juillet 1944, pour que cette
bonne entente prenne fin.
En
Union Soviétique, les circonstances historiques étaient différentes. Au cours
de la révolution russe, pendant la guerre civile, Trotsky avait créé une armée
révolutionnaire entièrement soumise au parti. Aux yeux de Staline, cette soumission
ne parut pas suffisante et, en juin 1937, il se livra à une épuration massive.
Khrouchtchev, et les soviétologues après lui, ont souligné l’anéantissement de
l’État-Major soviétique, l’exécution de son chef, Toukhatchevski, la
liquidation de 90% des cadres supérieurs. Les soviétologues en ont conclu que,
en livrant ainsi les postes de responsabilité aux arrivistes, tout cela était
exactement l’équivalent d’une grande victoire de Hitler.
Une
autre notion manque de spécificité, celle des boucs émissaires. S’il faut en
croire les “totalitaristes”, ce rôle est dévolu aux Juifs dans le système nazi
et aux Koulaks dans le système stalinien. Cependant les uns et les autres ont
été décimés pour des motifs idéologiques étrangers à la notion de bouc
émissaire : les Koulaks l’ont été pour des motifs politico-économiques, les
Juifs, exterminés simplement parce que Juifs.
Mais
pourquoi s’arrêter sur le chemin de la banalisation ? Pourquoi ne pas englober par la même occasion les Arméniens, les Amérindiens
et les victimes des Khmers rouges ?
En
somme, le génocide ferait partie de la dialectique de l’Histoire !
D’autres
objections s’imposent mais elles ne gênent nullement les adeptes de la théorie
du totalitarisme. Ils les rejettent en haussant les épaules. Ils leur
reprochent d’avoir un caractère purement subjectif car l’on explique les
évènements historiques en les référant à un enchaînement de décisions
politiques individuelles. Cette référence empêche de révéler la nature
structurelle des évènements, une nature voulue par le système et qui est
déterminante. Du point de vue de ces fonctionnalistes, le plan d’extermination
des Juifs, formulé et décidé à la conférence de Wannsee en 1942 par les chefs nazis, ne peut s’expliquer si on l’attribue
à la simple motivation des chefs nazis. L’on doit, disent les fonctionnalistes,
considérer que ce plan a eu pour rôle d’assurer le "bon fonctionnement"
de la machine totalitaire.
Rien
n’autorise de telles affabulations. Les nazis n’ont jamais cessé d’affirmer “l’originalité” de leur politique d’extermination, fondée sur des motifs prétendument
rancio-socio-biologiques, où les considérations fonctionnelles n’occupent
aucune place.
Le
propagandiste du racisme nazi, Alfred Rosenberg, avait proclamé lors d’une
conférence : “La découverte de l’âme de
la race (Rassenseele) est une révolution comme la découverte copernicienne il y
a 400 ans” (Politzer, Ecrits, 1941, p. 343). Cette découverte de la Rassenseele présente le caractère d’une
mystique nouvelle qu’il qualifie de “pensée
du XXème siècle”. En fait Rosenberg développe l’idéal raciste de Hitler,
affiché dès 1925 dans “Mein Kampf” (première édition) : “En me défendant
contre les Juifs, je combats pour l’œuvre du Seigneur”.
La
faiblesse de la valeur théorique du concept de totalitarisme n’a pas empêché
son utilisation aux USA, comme arme au cours de la guerre froide. La gravité de
la situation politique s’était manifestée par la création au Congrès d’une
Commission des Activités Anti-américaines. Convoqué par celle-ci en tant que
suspect, Arthur Miller refusa de coopérer et fut condamné à la prison pour
outrage. Miller raconte qu’à l’Université d’Ann Arbor où il faisait un
reportage, le FBI demandait aux enseignants et aux étudiants de se dénoncer
mutuellement.
La
théorie du totalitarisme arrive à son apogée pendant les années cinquante, avec
la parution du livre devenu célèbre de Hannah Arendt : “Origins of Totalitarism” (1951). L’auteur semble se prêter à une
interprétation historique de la naissance du nazisme, en consacrant plus de 200
pages aux XIXème Siècle. Pour elle, cette période repose sur “l’alliance de la bourgeoisie et de la plèbe
(la canaille sous l’Ancien Régime)”. Mais, selon elle, après la première
guerre mondiale, la plèbe va finir par céder la place “aux masses”. Les mouvements totalitaires deviennent alors
possibles car les masses ne parviennent pas à s’intégrer dans des organisations
défendant leurs intérêts (Arendt reprend là les lieux communs d’Ortega y Gasset
dans sa “Révolte des Masses").
La bourgeoisie, de son côté, ne contrôle plus les masses par les appareils de l’État,
les partis traditionnels et les programmes politiques. C’est alors que la
bourgeoisie est “supplantée” (sic)
par des éléments déclassés, sans cesse en mouvement, sous la conduite d’un
chef. Et l’ancienne élève de Heidegger de conclure : “L’agressivité du totalitarisme ne naît pas de l’appétit de
puissance... il s’agit de rendre le monde cohérent, de percevoir le bien-fondé
de son sur-sens (super-sense)”. Arendt aurait mieux fait d’écrire :
percevoir l’Etre de l’Étant !
La
théorie d’Arendt est encore plus brumeuse que celles de ses prédécesseurs.
Arendt fait un usage abusif des types idéaux de Max Weber.
Les
acteurs sociaux se sont volatilisés. Qu’est-il advenu des grands et petits
industriels, des grands propriétaires terriens et des paysans, des commerçants,
des fonctionnaires et surtout des militaires et de la hiérarchie catholique
dont le rôle fut décisif dans le succès du nazisme ? Elle enferme cette
diversité sociale dans le type idéal de la “bourgeoisie” Quant aux éléments
“déclassés”, qu’elle semble découvrir, elle les a tirés des œuvres de Brecht,
de “L’Opéra de Quat’sous”, avec “Arturo Ui” à leur tête.
Ce
livre de politique-fiction reste la consolation des lecteurs qui ont la
nostalgie de la théorie du totalitarisme.
La
théorie du totalitarisme connaîtra une éclipse à partir des années soixante. Un
consensus se dégage, et notamment en Allemagne, pour la reléguer au magasin des
vieux accessoires. En revanche, en France, elle sévira dans les années
soixante-dix avec les ouvrages de Glucksmann (“La Cuisinière et le
mangeur d’hommes” - 1975) et de
Claude Lefort (“Un Homme de trop :
réflexions sur le Goulag” - 1976), influencés
par “L’Archipel du Goulag” de Soljenitsyne (1974).
Par
contre, les intellectuels allemands, plus clairvoyants que leurs collègues
français, s’étaient alors rendu compte que la notion de totalitarisme servait d’arme
idéologique aux forces de droite, ravies de pouvoir confondre sous le même
vocable deux figures d’apocalypses pourtant si différentes. La tentative de banalisation du nazisme, revenue au goût
du jour en 1986 en RFA, légèrement rajeunie, a eu pour objectif de toucher le
grand public électoral, incapable de déceler ses motivations politiques.
À
cette occasion, les historiens conservateurs ont fait preuve d’un anti-communiste
qui occulte le génocide des Juifs. C’est là une pensée que Habermas qualifie “d’idéologie de l’OTAN”. Des pasteurs,
des écrivains et des historiens tels que Hans et Wolfgang Mommsen, E. Jackel,
J. Kocka, au nom de l’Allemagne des Lumières et de sa vocation universaliste,
ont, eux aussi, dénoncé la philosophie de l’OTAN.
Ils
s’insurgent contre la volonté de prescription des conservateurs, entreprise de
prescription qui a reçu l’appui du Pape Jean-Paul II. Au cours de son voyage en
Autriche visant à réhabiliter moralement Waldheim, le Pape a qualifié les victimes
du nazisme “d’êtres de douleurs”, dénomination qui comprend aussi
les cancéreux, les rhumatisants... Et lorsque le Pape a visité le camp de
Mauthausen, il s’est surpassé en ne mentionnant pas l’extermination des Juifs.
Elie Wiesel s’en est étonné avec
tristesse. Pourquoi cet étonnement ?
Ignore-t-il
qu’un illustre prédécesseur du Pape actuel, le Vicaire du Christ Pie XII avait été le premier à
féliciter le Chancelier Hitler d’avoir échappé à l’attentat des généraux
allemands le 20 juillet 1944 ? Encore un miracle de la Providence !
Un
tel état d’esprit remonte fort loin dans le passé. À l’arrivée de Hitler au
pouvoir en 1933, le Cardinal allemand Faulhaber déclarait qu’il n’avait rien à
objecter du point de vue de l’Église contre une honnête recherche sur la
culture et sur la race. En effet un concordat avait été signé entre le Vatican
et le IIIème Reich.
À
titre personnel, le pape Pie XI gardait, lui, une attitude réservée. Et en
1937, indigné par les persécutions antisémites, il publia sa célèbre et
signifiante encyclique : “Mit brennender
Sorge” dans laquelle il dénonçait les ravages opérés dans la vie religieuse
par les dogmes raciaux. À une autre occasion, il s’était exclamé : “Nous sommes tous spirituellement des
Sémites” Un an plus tard, lorsque Hitler vint visiter Rome, Pie XI quitta
la ville en disant : “Cet air me rend
malade.”
Son
successeur, par contre, trouva cet air vivifiant et le respira avec bonheur
pendant la guerre de 1940 à 1945. Celle-ci terminée, survint la guerre froide
qui évita au Saint-Siège d’être critiqué pour le rôle politique qu’il avait
joué au détriment de sa mission spirituelle.
Il
fallut attendre 1963 pour que l’Église fasse l’objet d’une accusation publique
par la voix d’un jeune auteur, Rolf Hochhuth, dans sa pièce “Le Vicaire”, qui connut un succès
international.
Cette
œuvre soulevait un problème moral et politique que l’on ne pouvait plus feindre
d’ignorer. Pourquoi le Pape Pie XII n’avait-il pas protesté à aucun moment
contre l’extermination des Juifs commencée en 1941 ? François Mauriac s’était, certes, interrogé en 1951,
qualifiant ce silence “d’affreux devoir”. Mais, en docile brebis, il s’était abstenu de chercher les motifs de cette
attitude vaticane. La pièce “Le Vicaire” a
eu le mérite de poser la question de manière provocante.
Une
grande partie de l’action de cette pièce se passe à Rome, au mois d’octobre
1943, lorsque la ville fut occupée par les nazis. Ceux-ci commencèrent à
arrêter les Juifs italiens. Weizsäcker, ambassadeur d’Allemagne auprès du Saint-Siège,
et son adjoint von Kessel, avec l’accord tacite de la Curie, élaborèrent un
projet de protestation contre cette mesure, craignant qu’elle ne soulevât l’hostilité
de la population romaine!
Quelques
jours plus tard, Weizsäcker prévenait son gouvernement que le Pape avait refusé
de protester contre la déportation des Juifs de crainte de “mettre à l’épreuve les relations avec le gouvernement allemand et avec
les milieux allemands de Rome”. Hochhuth fait dire à son héros, un jeune
jésuite italien nommé Fontana, que : “un
Vicaire du Christ qui garde le silence pour des raisons d’État une seule
journée, qui réfléchit, qui hésite une seule heure à élever la voix de sa
douleur pour prononcer une malédiction solennelle, un tel Pape est un
criminel.”
La pièce suscita une
polémique internationale. À l’issue d’un débat public sur cette pièce, le père Lieber, ancien secrétaire de Pie XII,
déclara simplement que “l’on croyait, au
Saint-Siège, que le nombre des victimes juives ne dépassait pas deux millions”.
De tels propos révèlent
clairement à quel point le Saint-Siège était soucieux de protéger à tout prix
les intérêts temporels de l’Église et, en même temps, de maintenir son appui à
ce qu’il considérait comme le meilleur rempart contre la menace venant de l’Est.
Quelle position, en effet, eût pu être davantage conforme à l’idéologie
anti-communiste du Saint-Siège.
Une
autre forme de “normalisation” du
nazisme a été engagée par Sturmer. Il affirme solennellement que l’historien a le devoir sacré de donner un sens à
l’Histoire qui préserve l’identité nationale d’un pays, sans rechercher la
vérité historique, car elle n’a qu’une valeur relative. C’est, dit-il, grâce à
la conscience de son identité nationale que l’Allemagne, après le désastre, a
pu garder sa place parmi les autres nations européennes. À l’appui de sa thèse,
Sturmer invoque les intellectuels français, Glucksmann, Minc, Braudel, pour qui
l’identité nationale de la France va de soi et n’a pas à être défendue.
La référence à la pensée
française montre à quel point elle se sent liée avec celle de l’Allemagne.
Vladimir Jankelevitch en avait pris conscience et s’en était indigné en vain.
Ainsi, les dogmaticiens déçus, se sont-ils inspirés du nazi Heidegger, le
défendant contre ses accusateurs. Glucksmann, par exemple, déclare qu’il faudra
attendre Heidegger pour trouver un
philosophe allemand qui ne soit pas antisémite (“Les Maîtres Penseurs”,
p. 124, 1977, Livre de Poche) !! Plus loin, il s’écrie : “Heidegger n’apparaît nullement nazi” (idem, p. 249). Il ne faut donc pas s’étonner des
protestations qui ont suivi, en France, la parution du livre sur Heidegger par
Farias, où l’auteur révèle de nouveaux aspects de la collaboration et de l’attachement
du philosophe allemand au nazisme.
Le
professeur Trotignon a fait des remarques pertinentes à ce sujet dans son livre
sur Heidegger (1974). Il constate qu’après l’effondrement du nazisme, la
philosophie de Heidegger a connu un prodigieux succès, notamment en France avec
l’existentialisme. Or, en raison de son passé, on aurait pu croire la France
peu disposée à l’accueillir favorablement.
La
pensée de Heidegger semble satisfaire des besoins idéologiques profonds, ce qui
explique son succès.
C’est
à la même vogue ou nécessité que répond la philosophie de la Modernité dont il
est tant question, qui abrite sous la même enseigne Nietzsche, Heidegger,
Horkheimer,
Adorno et Bataille, Derrida, Foucault.
Elle témoigne du concubinage de la pensée franco-allemande, la pensée française
étant animée d’une même hostilité envers la raison, laquelle est considérée
comme l’instrument de la violence contre le sujet et contre les forces de la
vie inspirant son action.
La
critique radicale de la raison, entreprise après la Révolution française au
cours du XIXème siècle et au début du XXème, apporte de l’eau aux moulins de la
droite chaque fois qu’ils tombent en panne.
Alfred
Rosenberg ne s’y était pas trompé. En novembre 1940, il était venu faire, dans
le cadre de la Chambre des Députés, une conférence sur la Révolution française.
Il explique à ses amis, les collaborateurs venus l’écouter, que la défaite de
la France en 1940 provient d’une heure de faiblesse qu’elle a eue en 1789 et
qui a entraîné des conséquences décisives pour une centaine d’années. Cette
faiblesse a eu pour cause l’adoption des principes politiques de 89 inspirés
par les philosophes des Lumières. De sorte que la Révolution française n’aura
été qu’une explosion sans pensée créatrice : “Nous ne faisons aujourd’hui qu’assister à sa décomposition”.
L’on
trouve de nombreux échos de cette idéologie réactionnaire chez les historiens
français. Pierre Gaxotte, dans sa “Révolution
Française” (1929, plusieurs fois rééditée), avait traité Robespierre de “pré-marxiste” et avait intitulé son
chapitre XII : “La Terreur communiste”.
Après la Deuxième Guerre
Mondiale, le point de vue de l’historiographie marxiste concernant la
Révolution française a prévalu avec les ouvrages de Daniel Guérin et d’Albert
Soboul.
Mais
la réaction de l’historiographie de droite se produit dans les années soixante,
en particulier avec les ouvrages de François Furet et de Denis Richet, chefs de
file de l’école révisionniste. Le point culminant de cette campagne du Front
National au Parlement Européen, qui a déposé une résolution proposant d’organiser
des cérémonies “à la mémoire des
centaines de milliers de personnes exterminées par les révolutions bolchevique
et nazie qui en furent les conséquences”. Ces propos ne font que reprendre la thèse de François Furet sur “La Révolution matrice de tous les totalitarismes”.
Quant
à Pierre Chaunu (“La Liberté”, Fayard, p. 196), il écrit
que “la démocratie ne commence pas en
1789 et elle régresse même en 1793 et 1794”. Heureusement, le groupe des historiens de gauche est sorti de sa
réserve. Mais ils sont en proie au fantasme de l’objectivité qui leur interdit
tout écart de langage jacobin susceptible d’offenser leurs homologues de
droite. La parution récente d’un ouvrage collectif “État de la France pendant la Révolution 1789-1799”, publié sous
la direction de Michel Vovelle (Ed. La Découverte, 1988), illustre cet état d’esprit
timoré. Ainsi, Michel Vovelle dans son Avant-Propos déclare-t-il : “L’objet révolutionnaire, dans ses multiples
facettes (...) conserve toute la cohérence d’une expérience collective que
chacun interroge au moyen de sa propre problématique.” Et Claude Mancheron
trace les portraits des principaux acteurs de la Révolution, gauche, droite,
qui ne sont que des aquarelles. Au milieu de cette brume, le livre d’Henri
Guillemin sur Robespierre apporte un rayon de soleil salubre. L’auteur décrit
en détail la lutte de Robespierre face à la bourgeoisie contre-révolutionnaire.
Le 9 Thermidor marque le triomphe “des
honnêtes gens.” Malgré les efforts de Robespierre en faveur de la démocratie, la féodalité aristocratique est
remplacée par la bourgeoisie financière. Son 9 Thermidor, baptisé par celle-ci “fin de la Terreur”, constitue une
première étape vers la victoire finale qui aura lieu cinq ans plus tard avec le
18 Brumaire de Bonaparte. Mais, lorsque Napoléon dépassera le cadre de sa
mission en se livrant à des équipées guerrières à travers l’Europe, la
bourgeoisie financière l’abandonnera aux Anglais qui le relègueront à
Sainte-Hélène.
Au
siècle suivant, un autre personnage historique, sinistre caricature du précédent,
fut chargé par la bourgeoisie financière et industrielle de mater les
socialistes et les communistes . Mais lui
aussi, grisé par le succès, se lança dans des entreprises criminelles dont l’échec
le priva de l’appui de ses protecteurs. Leur Siegfried termina à Berlin sa carrière, caché au fond d’un bunker, dans un
embrasement wagnérien.
Aujourd’hui,
nous sommes donc confrontés à une autre querelle des historiens en France,
querelle qui rencontre une large audience dans l’opinion puisqu’elle se déroule
au moment où se prépare la commémoration officielle de la Révolution.
Cette
querelle montre le rôle idéologique que joue l’Histoire dans des démocraties
occidentales : un tel rôle n’est pas l’apanage des régimes fascistes, nazis ou
staliniens.
Dans
cet espace public de la pensée où ne règne aucune contrainte policière, l’on s’étonne
du silence des véritables philosophes. Aujourd’hui encore l’on songe à Diogène
qui circulait en plein midi dans les rue d’Athènes et répondait à ceux qui lui
demandaient la raison de cette excentricité : “Je cherche un homme”.
Diogène nous interpelle pour nous dire que les
valeurs morales doivent être présentes dans la cité. Blanches et noires,
diurnes et nocturnes, terrestres et transcendantes, elles nous donnent un élan
vers l’avenir ou nous font reculer vers le passé putride. Nous autres,
Occidentaux, nous nous croyons invulnérables, à l’apogée de notre gloire. Des
populations, des groupes humains tout entiers ont été jetés dans les poubelles
de l’Histoire. Celles-ci sont vastes, il y reste de la place pour combien d’autres
encore...
Ces
disparitions corps et âmes ne sont-elles donc pas notre affaire ?
Paris, août 1988