© Micheline Weinstein / 26 juin 2015
La version papier complète est disponible par mail sur demande
1983
Freud, Jung et Platon
Freud, dans sa préface à la
quatrième édition des Trois Essais sur la théorie
de la sexualité, en 1920, signale en note un article de Max Nachmansohn paru cinq ans auparavant, en 1915, dans l’Internationale Zeitschrift für ärtzliche Psychoanalyse : La
Libido chez Freud et l’Éros chez Platon • Une
comparaison. Il s’y réfère l’année suivante dans la Psychologie des Masses au chapitre Suggestion
et Libido.
La
traduction de cette étude de Nachmansohn, est parue
dans le Cahier
n° 5 de la Documentation
psychanalytique et a fait l’objet de cette communication fin
décembre 1983 au cours du Séminaire
de Solange Faladé.
ø
Fin juin 2015
À la lecture des sujets proposés
au baccalauréat depuis qu’il y figure, je reste étonnée que Freud soit remisé
dans la rubrique “philosophie”, quand bien même son œuvre parlerait à cette
noble discipline. Si bien que les candidats au bac, sans la moindre incitation
à lire Freud dans le texte, se font volontiers l’écho d’un enseignement
apparenté, non à la philosophie, mais à la sociologie. De telle sorte que, bien
qu’employant des locutions et noms savants dont il ne peuvent avoir la
maîtrise, ils demeurent complètement étrangers aux concepts exigeants de ce
qu’est la psychanalyse. Interrogeons-les sur la signification de “inconscient”,
“psychanalyse”, “hystérie”, “analyse des rêves”, “transfert”, “formations de
l’inconscient”, bref tous les termes propres au vocabulaire de la psychanalyse
et à sa pratique ; réponses : ?
C’est pourquoi, en ces temps
de lois et décrets relatifs à la vie privée, au collectif, en même temps qu’à l’avenir
de la civilisation, il ne m’a pas semblé inutile d’exhumer ce court exposé de
1983.
La traduction de l’étude de Max Nachmansohn, La
libido chez Freud et l’Éros chez Platon • Une comparaison, est disponible
sur demande, d’autant qu’elle reste à ce jour le seul témoignage existant hors correspondance sur la
rupture entre Freud et Jung. Sur les
thèmes abordés ici par l’auteur, tels ceux d’“extension de la notion
de libido”, de “bisexualité”, d’“homosexualité”, de “libido du moi”, de “libido d’objet”, de “sublimation”…
… cf. pour qui n’a pas le temps de lire Freud dans le texte, le Vocabulaire de la psychanalyse par Laplanche et Pontalis.
ø
Freud, dans la lettre du 18
février 1915, écrit à Abraham qu’il vient de recevoir, adressé par les bons
soins de Pfister,
un article d’“un Dr. Nachmansohn de Zurich”. Abraham, dans sa réponse, glisse à Freud : “Je songe souvent que la guerre nous épargne de pénibles
débats avec les Suisses. Après cela, nous poursuivrons des voies divergentes”. L’article de Nachmansohn est publié
dans l’Internationale Zeitschrift,
tandis que Freud annonce à Abraham qu’il destine à cette revue quatre des cinq
essais récemment terminés. Il s’agit de Pulsions et vicissitudes
des pulsions, Le Refoulement, L’Inconscient, Compléments
métapsychologiques
à la théorie du rêve. Le
cinquième, Deuil et Mélancolie, Freud déclare alors qu’il le garde pour
lui.
La guerre
mondiale porte un coup retentissant, en effet, c’est la première.
Pour Freud, une guerre est déjà finie, elle a apposé la
barre de la rupture avec Jung. À
lire attentivement la correspondance des deux hommes, nous reconnaîtrons que Jung, qui transforma l’appellation “Psychoanalyse” en “Psychanalyse”,
a respecté la règle du tout dire, du moins par écrit et, de plus en plus, se
définit comme un homme “normal”, pas
névrosé. Si bien que dans la lettre qui scelle la rupture, Freud remarque : “celui qui, en se conduisant anormalement,
crie sans arrêt qu’il est normal, éveille le soupçon qu’il lui manque l’intuition
de sa maladie. Je vous propose donc que nous rompions tout à fait nos relations
privées” (3 janvier 1913). Ce même 3 janvier, de son côté, Jung écrit à
Freud qu’il exige de lui le droit à l’égalité ; de plus il lui offre
amicalement son assistance et sa compétence psychanalytiques, afin de le guérir
de son “morceau de névrose” selon la
propre ·expression de Freud.
Lors des Rencontres de Munich, en novembre 1912, Freud a
été saisi par un évanouissement, en présence de Jung, dans la salle du Park-Hôtel.
De cet incident, il rend compte à Jones, le 8 décembre 1912, en ces termes
: “Il m’est impossible d’oublier qu’il y
a six et quatre ans, j’ai éprouvé des symptômes très semblables, encore que
moins intenses, dans la même salle du Park-Hôtel. Ce fut lors d’une maladie de
Fliess que je me rendis pour la première fois à Munich et cette ville me paraît
très liée à mes relations avec l’homme en question. Il y a au fond de cette
affaire, un problème homosexuel non résolu”. Nous nous rappelons qu’après la rupture avec Fliess (sa première grande guerre), Freud
écrivait à Ferenczi en 1910 : “Depuis l’affaire Fliess [...] une partie de l’investissement homosexuel a
disparu. J’ai réussi là où le paranoïaque échoue”. Freud parle donc à Jung de “morceau de névrose”, prenant soin de ne
pas lui en dire plus à ce sujet, instruit d’une confession que lui a faite Jung
en 1907 où il apparait que sa vénération pour Freud “a le caractère d’un engouement passionné « religieux » qui,
quoiqu’il ne me causa aucun autre désagrément, est toutefois répugnant et
ridicule pour moi à cause de son irréfutable consonance érotique. Ce sentiment
abominable provient qu’étant petit garçon, j’ai succombé à l’attentat
homosexuel d’un homme que j’avais auparavant vénéré”. Jung, à la réception
de la lettre de rupture de Freud, répond qu’il “se plie à votre désir de rompre la relation personnelle, car je n’impose
jamais mon amitié […]”.
Si la discordance théorique de fond portant sur la
sexualité infantile et de ce fait sur le terme libido, n’a pas sérieusement
affecté depuis 1906 la discussion entre eux, bien que Jung ait déclaré à Jones
en 1912 qu’il élargissait ce concept “qui
avait maintenant vieilli” (Conférences américaines), elle éclate au sujet
de l’interdiction de l’inceste dont Jung dit être “arrivé à des conclusions qui font apparaître l’inceste essentiellement
comme un problème de fantasmes, la morale originelle n’étant qu’une cérémonie d’expiation
et substitut d’interdiction... ” (27 avril 1912). Un peu plus loin, il s’étonne
de l’existence d’un attachement érotique à la mère qui, à l’époque de la
puberté des garçons n’est plus qu’“une
femme aux chairs pendantes... ”. On sourit, si l’on a à l’esprit la
remarque de Freud, dans la Psychologie
des Masses, au chapitre L’Identification,
concernant la genèse de l’homosexualité masculine. Il n’y a pas place ici pour
développer le rapport haine-amour dont témoignent certains
des lapsus de Jung, lequel fait dire à ce dernier qu’il a dévoilé “le truc” (en français dans le texte) de
Freud, consistant à rendre ses proches “fils-esclaves”. Ce ne sera pas la seule
admonestation sauvage, non analysée, de Jung, qui semblerait, à le lire, ne guère
connaître l’humour - encore moins celui, décapant, de Freud en réponse aux interrogations indiscrètes de Jung - ni sa divulgation de
potins non vérifiables à caractère aussi bien privé que professionnel. “Le truc” pour Jung est le temps du
transfert, dont il dresse, puisant parfois chez Schreber des accents passionnés, son réquisitoire. Jung,
en ce temps-là de son trajet établit que le but de l’analyse est de “comprendre le transfert”.
La tentative par Freud de maintenir la relation
exclusivement sur le terrain de la “communauté
de travail” échoue. La poudrière saute, puisque
Freud a osé douter de la “bonne foi” de Jung. La séparation est entérinée par la démission de Jung, le 27 octobre
1913, d’abord de sa charge de rédacteur du Jahrbuch,
puis de l’Association Psychanalytique Internationale, le 20 avril
1914. Au cours de cette même année - Abraham a remplacé Jung à la rédaction du Jahrbuch - Freud publiera
dans cette revue Contribution à l’histoire
du mouvement psychanalytique et Pour introduire au
concept de narcissisme.
Le 17 mai 1914, il conclut
dans une lettre à Jones : “Il se peut
que nous surestimions Jung et ses actes pour les temps à venir. Vis-à-vis du
public, il ne se trouve pas dans une situation favorable quand il s’agit de moi :
voir son passé. Mais dans l’ensemble,
mon jugement se rapproche du vôtre. Je ne m’attends pas à un succès immédiat, mais à une lutte incessante. Celui qui
promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle,
quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros”.
Dans Deuil et
mélancolie, Freud nous rend sensibles au fait
que le processus du deuil et celui de la sublimation sont noués. Mais
qu’il faut pour cela s’émanciper des identifications. Jung alla, par la force
de Freud, où il devait aller. Ce n’était pas du côté de la psychanalyse, bien
qu’un certain principe de plaisir l’ait toutefois entraîné à en tirer profit.
Meir (le fils du consolateur)-Simon Nachmansohn, né en Russie en 1887, fut dénommé Maximilien,
Max, à l’âge de 7 ans à Dantzig, car le
prénom Meir ne figurait pas sur les listes des noms de baptême. Que le Russe
ait été sa langue d’origine, que sa formation à, selon Freud, “l’obscure philosophie hégélienne”, nous
éclaireraient peut-être sur son maniement compact de la langue allemande. D’après
la notice bibliographique trouvée à la B. N., il a
présenté sa thèse de Doctorat en Philosophie en 1914 à la Faculté de
Philosophie de l’Université de Berne. Cette thèse : Contribution à la psychologie de l’expérience mystique, sera éditée
en 1916 à Dantzig. Nous ne connaissons rien
encore des aventures qui, à cette époque, le domicilient à Jaffa, en Palestine.
Cet article : La
libido chez Freud et l’Éros chez Platon • Une comparaison, est son premier
écrit publié et ce, par l’Internationale Zeitschrift.
C’est le seul document de consistance qui témoigne du conflit théorique radical
entre Jung et Freud. Ne nous sont parvenus en effet jusque là que les critiques
de Ferenczi, Abraham et Jones, relatives aux ouvrages de Jung et à l’importance
des Trois Essais.
Max Nachmansohn devint ensuite
médecin-psychiatre et les titres de nombreuses de ses productions ultérieures
indiquent son intérêt pour la psychanalyse. Freud, dans sa lettre à Abraham (op. cit.),
parle de “nouvelle recrue”, ou
nouvelle force vive pour la psychanalyse, mais nous ne trouvons trace, ni dans
les Minutes, ni dans d’autres
documents consultés, de Nachmansohn comme membre de l’Association.
Son article comprend deux chapitres. Le premier chapitre
s’ouvre sur “l’extension de la notion de libido”, à partir de l’expérience
clinique accréditée par Freud. L’érotique et l’être humain
sont inhérents. Au cours du développement de l’enfant s’ensuivra la faculté du
langage à s’organiser.
Pour Freud, le nourrisson jouit sexuellement de prendre le sein, à
défaut de suçoter.
Pour Jung, il s’agit du plaisir de la nourriture.
Du suçotement à la masturbation, Jung admet le rapport
de non analogie avec “la satisfaction de
la faim” ; la masturbation n’est, pour Jung, qu’une “continuation
des habitudes infantiles”. Le suçotement, il en convient, témoigne d’une
activité sexuelle antérieure. Dans ce même temps, il refuse
de reconnaître l’existence de manifestations de la sexualité infantile. Il n’en
démordra pas, sur le
mode de la dénégation, jusqu’à l’élaboration de sa propre “extension” du concept de libido en énergie psychique.
Puis, Nachmansohn met
particulièrement en évidence les contradictions
de Jung sur l’existence de zones érogènes, sur celle d’une disposition
polymorphe-perverse de l’enfant, sur le terme libido, clairement défini
par Freud.
Nachmansohn qui a beaucoup lu, de Darwin aux philosophes contemporains, et tout spécialement
Freud, depuis les Études sur l’hystérie, passant par l’Esquisse, la Morale sexuelle
civilisée etc., jusqu’aux Trois
Essais de 1910, s’oppose à “l’interprétation
de Jung et de Pfister”, texte de Freud à l’appui.
Il souligne notamment la relation entre bisexualité - ou sexualité “à l’état de
non-développement [...] qui pourra, tout à fait par hasard, se tourner vers les
deux sexes”. Puis il introduit son propos quant à l’amour et la
pulsion amoureuse, annonçant avec soin sa comparaison entre deux théories,
celle de Freud et celle de Platon. Ainsi l’Éros platonicien peut être comparé à
la libido chez Freud en ce qu’ils s’originent tous
deux dans la pulsion, qui ne se caractérise que d’elle-même, et être ce qui,
dans un premier temps, assure la conservation de l’homme aussi bien que celle de
l’espèce, de “tout ce qu’il y a de vivant
dans la nature”. Pulsion qui chez Platon se manifeste sous la forme de
poussées successives. La pulsion gravira progressivement, au cours de
l’évolution, les quatre degrés (sensuel - spirituel - philosophique
- mystique) permettant ainsi l’accès à ce qui est fixé comme but : la
sublimation.
Nachmansohn s’interroge également sur les motifs qui ont poussé Freud à instaurer le terme
libido, mais nous ne le chicanerons pas, car si l’on se tourne vers le début du
siècle, quand furent rédigés les Trois Essais, ce terme de libido y est
présenté comme une “notion” témoignant de la tendance
conservatrice à satisfaire au plaisir d’apaiser la moindre tension. C’est alors
que la nouvelle acception de ce concept rencontre une résistance extérieure
tout à fait cohérente avec la résistance ordinaire à la psychanalyse. Enfin, à
l’époque, l’Au-delà du principe de
plaisir, qui inaugure l’hypothèse de l’existence de la pulsion de mort, n’est
pas encore écrit.
Freud a bien souvent emprunté à Platon, notamment dans
la 31e de ses Nouvelles Conférences (cf. Wo es war, soll ich werden), la métaphore du cavalier et de sa
monture pour rendre perceptible quelque-chose
de la “relation du moi avec le ça”.
Dans le sixième chapitre de l’Au-delà,
il illustre l’hypothèse de l’existence d’une pulsion de mort en se référant à
la fable d’Aristophane. Dans la Psychologie des Masses, au chapitre Suggestion et Libido, il pose comme
nécessaire le fait qu’il n’y a pas à céder sur l’emploi du terme libido, choisi
par lui, différent de celui - distingué, cultivé - d’Éros chez Platon pour
attester de cette vérité : la libido est d’origine sexuelle.