© Causeur • Elisabeth Lévy • Alain Finkielkraut
Texte
de
L’esprit de l’escalier
[Avec l’autorisation de Causeur]
Dimanche 8 janvier 2017
12 h – 12 h 30 sur RCJ
Alain Finkielkraut
s’entretient avec Élisabeth Lévy sur l’actualité de la semaine
En partenariat avec causeur.fr
http://radiorcj.info/diffusions/40436/
ø
« L’esprit de
l’escalier »
Une émission d’Élisabeth Lévy avec Alain
Finkielkraut
Un partenariat RCJ Causeur
Élisabeth Lévy. Bonjour à tous, bonjour Alain Finkielkraut, et bonne
année.
Alain
Finkielkraut. Bonjour.
É. L. Alors, c’est une polémique que l’on n’attendait pas, en tout cas pas du
raisonnable Vincent Peillon, philosophe et incarnation du socialisme mainstream, si
vous m’autorisez cet anglicisme, et peut-être pas maintenant, deux ans après
l’attentat de Charlie Hebdo qui a
inauguré la page la plus sanglante de l’histoire du terrorisme islamiste en France.
L’ancien ministre de l’Éducation, qui publiait en 2010 un essai intitulé Une religion pour la République • La foi
laïque de Ferdinand Buisson, était invité mardi sur France 2 [« L’Entretien politique » du 3 janvier
2017] où il s’est livré à une attaque en règle contre la laïcité, qu’il a
curieusement associée au régime de Vichy, estimant que certains voulaient
l’utiliser contre les musulmans victimes d’amalgames avec les islamistes
radicaux comme on l’avait fait dans le passé avec les juifs - la comparaison
n’est pas de moi mais de Vincent Peillon. Suite au tollé suscité par ces
affirmations et alors que de nombreuses voix appelaient le professeur à un peu
plus de rigueur historique, Peillon a promptement rétropédalé et expliqué qu’on
l’avait mal compris ou qu’il s’était mal exprimé. Reste, Alain Finkielkraut,
qu’on a plutôt l’habitude d’entendre cette outrageante et stupide comparaison dans
les rangs de l’islamo-gauche d’Edwy Plenel, ou à la rigueur chez les amis de Martine Aubry, que
chez ceux de l’actuel président de la République. Alors vous me direz si la
bourde, si cette bourde, est une simple anicroche, ou si elle traduit une
évolution plus profonde de la gauche qu’on appelle encore pour quelques mois
« gauche de gouvernement ».
En deuxième partie de l’émission, nous évoquerons la résolution de l’ONU
sur la colonisation de la Cisjordanie et le climat politique en Israël. Mais
commençons par Vincent Peillon, dont je vais citer les propos exacts, j’ouvre
les guillemets donc : « Certains veulent utiliser la laïcité - ça a
déjà été fait dans le passé - contre certaines catégories de population,
c’était il y a quarante ans, les juifs à qui on mettait des étoiles jaunes. C’est
aujourd’hui un certain nombre de nos compatriotes musulmans qu’on amalgame
d’ailleurs souvent avec les islamistes radicaux. » Bon, passons sur la
confusion entre « il y a quarante ans » et les années 40, mais
comment avez-vous vous même réagi à ces propos ? Est-ce que vous les avez
vus en direct ? Ou est-ce que vous les avez entendus ensuite ?
A. F. Non, je les ai vus
en tout cas, pas en direct, mais avec les nouvelles technologies, on peut
revoir les images. Et, je vous demande précisément, Élisabeth Lévy, d’imaginer
un instant que vous soyez examinatrice ; que vous ayez à noter le premier
grand oral médiatique du candidat Peillon à la primaire de la belle alliance
populaire. Aussi encline que vous soyez à la bienveillance, et aussi désireuse
de ne laisser personne sur le bord du chemin…
É. L. [rire] Ah, vous me prenez pour un prof de gauche !
A. F. … vous vous sentiriez obligée, la mort dans l’âme, de le
recaler. Aucun politique même en grande difficulté n’a commis un tel nombre
d’erreurs, de bourdes, d’approximations, d’aberrations même, en si peu de
phrases. On n'a jamais évidemment voulu utiliser dans le passé la laïcité contre
les juifs, ce n’est pas « il y a quarante ans » mais dans les années
40 que les juifs portaient l’étoile jaune…
É. L. Ça, c’est le plus pardonnable.
A. F. … et il est
particulièrement malvenu de laisser entendre qu’on obligerait aujourd’hui les
musulmans à arborer des signes distinctifs alors même que, avec l’interdiction
notamment du voile intégral, le législateur est animé par le souci d’abattre le
mur vestimentaire qui sépare les musulmans des autres Français afin d’assurer
leur intégration. Quant à comparer la situation des musulmans sous Vichy ou
dans les années 30 à celle des juifs d’aujourd’hui…
É. L. Non c’est l’inverse ; des musulmans d’aujourd’hui à celle des juifs
de Vichy… Mais peu importe, on a compris…
A. F. Pardon. Quant à
comparer la situation des musulmans d’aujourd’hui à celle des juifs à Vichy ou
dans les années 30, à l’époque de Vichy ou dans les années 30, c’est choisir
d’oublier que dans les communautés arabo-musulmanes, l’antisémitisme est, selon
la formule du sociologue algérien Smaïn Laacher, « déposé dans l’espace domestique, déposé
dans la langue », quand les parents veulent réprimander leurs enfants, ils
les traitent de « juifs ». C’est oublier aussi qu’on chercherait en
vain dans les années 30 ou 40 du XXe siècle l’équivalent juif de
l’État islamiste et du terrorisme qui nous frappe.
É. L. Et puis, excusez-moi, dans les années 30 et 40 il n’y avait pas des
tribunaux, des lois, des condamnations et un État de droit, qui évidemment
protègent les musulmans comme absolument tous les citoyens. D’ailleurs, tout le
monde a pensé - bon alors évidemment cette phrase, il l’a bien répété,
s’adressait au Front national, c’était sûr et certain -, tout le monde a bien
vu en sous-texte que c’était contre Valls. Mais est-ce que même le Front
national est passible de telles accusations ?
A. F. Mais bien sûr que
non, bien sûr que non, bien sûr que non.
É. L. Si vous voulez, est-ce qu’on peut faire campagne de façon aussi
mensongère ?
A. F. Cette analogie n’a
aucun sens. Et il faut rappeler que Vincent Peillon a été ministre de
l’Éducation nationale, il est agrégé de philosophie, cette accumulation de
bourdes énormes est d’autant plus surprenante de cet homme, de la part de cet
homme bardé de diplômes, qu’il n’appartient pas - d’ailleurs vous l’avez
souligné, vous l’avez signalé dans votre présentation, Élisabeth Lévy -, il
n’appartient pas à cette frange du parti socialiste qui, sur la lancée de l’anticolonialisme,
ne cesse de rappeler la France au respect des autres cultures, de lui rabattre
son caquet. Et qui d’ailleurs, à chaque fois que la
culture musulmane est prise en défaut sur la question des femmes, dénonce
l’explication culturaliste comme une forme déguisée de racisme. Je m’attarde un
instant…
É. L. Ce qui consiste en permanence à regarder le doigt pour ne pas voir la
lune, quand même. Alors, attardez-vous…
A. F. Alors, je
m’attarde ; cette gauche-là réussit le prodige intellectuel de débouter l’Occident
de sa prétention à l’universel, et de le doter dans le même temps des attributs
de l’ubiquité et de l’omnipotence. C’est lui le grand tireur de ficelles, c’est
lui qui est à l’initiative de tout…
É. L. Enfin de tout le mal.
A. F. … c’est lui dont les actions féroces suscitent
les réactions radicales, c’est lui qui par son hégémonie, son arrogance, sa
violence, fabrique ses pires ennemis. Ainsi, pour le parti multiculturaliste,
il n’y a qu’un seul sujet d’histoire, l’Occident. Ce parti ne célèbre l’autre
que pour mieux l’annihiler.
É. L. Et d’ailleurs, c’est le parti que vous avez
vous-même, Alain Finkielkraut…
A. F. … appelé « le parti de l’autre ».
É. L. … appelé « le
parti de l’autre ».
A. F. Et alors, justement Benoît Hamon est…
É. L. Vous parlez de Benoît Hamon, là ?
A. F. J’ai dit Benoît
Hamon, je fais des lapsus mais je n’en fais pas tout le temps.
É. L. [rire ] Pardon.
A. F. Benoît Hamon est l’un des membres les plus éloquents de ce parti
justement. Il le représente en quelque sorte à la primaire de la belle alliance
populaire - je ne peux pas me lasser de répéter cette formule… Elle est
tellement extraordinaire…
É. L. [rire] Et à chaque fois que vous dites ça,
j’ai tellement envie de rire.
A. F. Alors, donc. Mais
Peillon, ne mange pas de ce pain-là.
É. L. Oui.
A. F. Il a combattu
l’idéologie tiers-mondiste, et il le fait toujours. Alors, pourquoi ce
revirement ? Eh bien, pour des raisons tactiques, vous y avez fait
allusion, il s’agit de se démarquer de Manuel Valls et de cette conception -
ils sont trop durs - de la laïcité qui a fait jusqu’à présent, jusqu’à ce qu’il
soit candidat à l’élection, sa marque de fabrique. Donc, il s’agit de se
démarquer de Manuel Valls. Mais à ces raisons tactiques s’ajoutent des raisons
électoralistes ; les habitants des quartiers difficiles - des quartiers sensibles,
des quartiers populaires, vous choisissez l’épithète qui vous paraît la plus
pertinente -, donc les habitants de ces quartiers se sont inscrits massivement
sur les listes électorales. En 2012, ils ont contribué à l’élection de François
Hollande en difficulté partout et notamment dans les sondages. Vincent Peillon
rêve de rééditer l’exploit. Et c’est cela qui est particulièrement
décourageant.
É. L. D’autant plus qu’il aura sans doute la honte et le déshonneur…
A. F. Sans doute.
É. L. … car je ne vois pas de mouvements dans nos
banlieues…
A. F. … en sa faveur, pour le moment…
É. L. … de mouvements d’enthousiasme, ni en sa faveur
ni en la faveur d’aucun autre candidat de la belle alliance populaire…
A. F. Oui, mais si nous
allons au-delà de Peillon, on se rend compte que les défaites idéologiques du
politiquement correct - qui souvent vous réjouissent, et sans doute à juste
titre, Élisabeth Lévy -, ces défaites sont sans conséquence, car sur le terrain
électoral il reste très puissant. Ceux-là mêmes qui le rejettent par
conviction, le politiquement correct, comme Vincent Peillon, y souscrivent par
opportunisme. Ça veut dire qu’il n’y a pas qu’un seul chemin, hélas, qui mène à
la soumission.
É. L. D’accord. Mais peut-être une objection, c’est que je crois que tout
simplement ça risque de se solder par la défaite parce que je sens dans ce pays
quand même une très grande inquiétude, et c’est ma dernière question sur ce
sujet, ça intervient au moment où… - pardon je cite le numéro de Causeur, je cite, notamment parce que
son auteur est décédé le 25 décembre, l’enquête que nous publions sur la RATP -,
mais il y des tas de signaux partout où l’on voit l’avancée, le grignotage,
l’emprise islamistes se renforcer soit dans des territoires, soit dans des milieux,
soit dans des entreprises, il y a…
A. F. Justement, ça se
renforce et vous le montrez très bien, mais - et donc à cela de plus en plus de
gens réagissent -, mais il faut aussi compter avec l’activisme déchaîné du
Collectif contre l’islamophobie en France. Marwan Muhammad
traitait comme un héros…
É. L. … par Le
Monde.
A. F. … par Le Monde, et
par la presse américaine, notamment le New
York Times. Alors, celui-ci [le CCIF] pratique
le harcèlement judiciaire, Pascal Bruckner en a été victime, ce sera dans
quelques semaines le tour de Georges Bensoussan. Cela aussi va avoir un effet,
car quand bien même le CCIF, le Collectif contre l’islamophobie
en France, serait débouté de ses deux plaintes, son attitude, son comportement,
cet activisme judiciaire, va conduire beaucoup de gens à une certaine autocensure ;
ne pas aller trop loin pour n’avoir pas à subir cette épreuve, et de toute
façon le procès.
É. L. Eh bien, je ne le crois pas, je crois que vous ne vous tairez pas plus,
que Bruckner ne se taira pas.
A. F. Espérons.
É. L. Et par ailleurs, j’attire votre attention - j’en conclus là-dessus - sur
deux tout petits faits mais quand même significatifs ; que même
France 2 nous a donné à voir un reportage sur Sevran, où l’on voit
l’exclusion des femmes et un garçon qui nous dit : « Ici c’est le
bled c’est pas la France. » Et que même Le Monde, Le Monde qui célèbre d’un coté Marwan Muhammad, a publié cette semaine un édifiant reportage sur la mosquée de
Stains, où on voit un imam qui est très républicain, qui l’est d’ailleurs
réellement, qui n’a absolument pas vu que sa mosquée était devenue un vivier de
recrutements pour l’État islamique. Donc même Le Monde… La prise de conscience, Alain, progresse…
A. F. … la prise de conscience progresse…
É. L. … et le dénégationisme des candidats socialistes, à mon avis…
A. F. Oui, alors Benoît
Hamon a quand même dit à propos de ce reportage à Sevran que c’était la situation
des cafés ouvriers à la fin du XIXe siècle, Jean-Luc Mélenchon a dit :
« De toute façon, il y a des cons partout. » Mais surtout l’autre
branche, l’autre domaine d’activité du CCIF, c’est
précisément les élections. Un lobby est en train de se constituer, et on va
vous expliquer dans les circonscriptions quels sont les candidats très islamophobes,
un peu islamophobes ou pas du tout islamophobes. Et cela va jouer. Je me
souviens quand même, je me souviens d’une époque où les hommes politiques
étaient obsédés par le vote juif. Certains hommes politiques de droite,
qui étaient des gens irréprochables par ailleurs…
É. L. À Paris, pas en Seine-Saint-Denis.
A. F. …, étaient convaincus précisément que c’est du fait du vote juif que Valéry
Giscard d’Estaing avait perdu les élections en 1981, du fait de son
comportement un peu étrange au lendemain de l’attentat de la rue Copernic. Le
vote musulman, c’est quand même une autre paire de manches, au niveau local où
déjà l’électoralisme sévit, et là…
É. L. Oui, oui, Xavier Lemoine, le maire de Montfermeil, me dit que déjà il a…,
alors soit par le biais de EELV, par le biais des Verts,
soit des listes vraiment communautaristes ouvertement, mais qu’il a déjà 15 à
20 % de son opposition qui est islamiste, ouvertement.
A. F. Alors, il y a un
clientélisme au niveau municipal, et il risque d’y avoir, en effet, prise en
compte du vote musulman par les candidats aux élections législatives et aux
élections présidentielles. Voilà pourquoi la défaite idéologique du
politiquement correct ne suffit pas tout à fait à me réjouir, car
l’opportunisme est là aussi pour prendre le relais d’une idéologie très…, très attaquée.
É. L. Ne m’en veuillez pas, je me tairai pendant la deuxième partie, mais il
faut quand même que je vous pose la dernière question ; est-ce qu’il n’y a
pas vraiment par ailleurs, en dehors des bêtises de Vincent Peillon, est-ce qu’il
n’y a pas un risque aujourd’hui que nous portions un regard qui devient de plus
en plus hostile, non pas sur les islamistes, sur les séparatistes, etc., mais
sur le musulman du coin de la rue, Alain Finkielkraut ?
A. F. Ah, bien sûr, ce
risque existe, il faut sans cesse le dénoncer. En même temps on est privé de
mots, le « pas d’amalgame », c’est un terme abscons, c’est devenu une
expression, ça se dit en un seul mot et c’est complètement ridicule, depuis
qu’elle est utilisée de manière absolument systématique, justement par ceux qui
se soustraient à toute critique par la victimisation systématique. C’est ça la
grande stratégie du Collectif contre l’islamophobie en France, on dit qu’il y a
un antisémitisme qui se répand dans la communauté arabo-musulmane, on le dit
d’une manière qui choque, on crie à l’islamophobie et ça évite de se demander
si c’est vrai.
É. L. Bien sûr.
A. F. Donc il faut aider
les musulmans à sortir de ce confort de la victimisation et en même temps, et
pour mieux les aider précisément, il ne faut pas cesser de faire la distinction
à laquelle vous nous appelez, Élisabeth Lévy.
É. L. Car bien sûr la victimisation que vous dénoncez, et à juste raison,
n’empêche pas qu’il y a parfois des victimes.
A. F. Voilà.
É. L. Alors, passons à notre deuxième sujet. Ce sera peut-être le principal
héritage de Barak Obama sur le Moyen-Orient dans le fond, c’est grâce à
l’abstention américaine que la résolution 2234, qui exige la cessation
immédiate de la colonisation dans les territoires palestiniens occupés,
colonisation qui menace, selon elle, la viabilité d’une solution à deux États,
que cette résolution a été adoptée le 23 décembre par quatorze voix donc,
quatorze des quinze membres du Conseil de sécurité et une abstention. Israël a
répliqué sur le mode « même pas peur », dénoncé la trahison du
secrétaire d’État John Kerry et annoncé la réduction de sa contribution à
l’ONU. Alain Finkielkraut, faites-vous partie de ceux qui pensent que ce texte,
qui condamne par ailleurs les actes terroristes, est fondamentalement
anti-israélien ?
A. F. Non. Ma réponse
est claire et immédiate pour une fois.
É. L. J’en suis soufflée !
A. F. J’ai été convié ce
matin à participer à une manifestation de solidarité avec Israël, pour
témoigner justement de cette hostilité à cette résolution de l’ONU, et on me
demandait de prendre la parole. J’ai décliné cette invitation du CRIF et je ne
l’ai pas fait de gaieté de cœur, car je déteste hurler avec les loups et
l’unanimité contre Israël m’inquiète toujours. Mais il se trouve…
É. L. Ne pas parler ce n’est pas hurler.
A. F. … Mais il se trouve…
Oui, mais je pourrais, quand les loups hurlent, essayer de leur répondre de ma
voix douce. Il se trouve que j’ai lu intégralement l’allocution prononcée par
John Kerry pour expliquer justement le vote américain, ou plutôt le refus de
mettre son veto à la résolution de l’ONU dont vous avez parlé. Ces remarques de
John Kerry…, ce texte est admirable. Il est long, et
il est intact, d’une rigueur tout à fait extraordinaire. Je pourrais
contresigner chaque ligne. Kerry rappelle que l’administration Obama a bloqué
tous les efforts, et qui sont très nombreux, de délégitimisation d’Israël. Il souligne l’ampleur du soutien militaire des États-Unis à Israël,
il dit que cet engagement a quelque chose de personnel pour lui. En 1986, il a
fait son premier voyage en Israël, il est allé à Massada, il a nagé dans la mer
Morte, il est allé sur les hauteurs du Golan, il a volé sur l’espace aérien
d’Israël, il a pu se rendre compte justement de l’étroitesse de cet espace et
du besoin de sécurité d’Israël. Il condamne dans le même texte le terrorisme
palestinien, il condamne le double langage de l’autorité palestinienne, il n’a
pas de mots assez durs pour critiquer le Hamas qui, au lieu d’assurer une vie
décente aux habitants de Gaza, détourne le matériau de reconstruction pour
bâtir des tunnels et menacer ainsi Israël d’attaques meurtrières contre les
civils. Il ajoute que les colonies ne sont pas la seule cause ni même la
première cause du conflit, mais il dit que les implantations qui se multiplient
à l’est de la barrière de sécurité n’ont pas pour but de renforcer la sécurité
d’Israël, elles alourdissent le fardeau sécuritaire qui pèse sur les épaules de
Tsahal. Il dit que la seule solution viable pour Israël, c’est la solution à
deux États. Un seul État : Israël à ce moment-là a le choix, il ne peut
pas, dans une solution à un État, rester juif et rester démocratique en même
temps.
É. L. Il a dit…, et je crois que son discours
était : il faut choisir en gros…, il dit ça, il dit qu’Israël doit choisir
entre être juif et être démocratique tout de même…
A. F. Voilà, bien sûr,
c’est ce qu’il dit, exactement.
É. L. Alors, je ne l’ai pas compris comme vous, moi.
A. F. Il a dit…
É. L. L’idée d’Israël, c’est d’être un État juif et démocratique, s’il faut
choisir entre les deux…
A. F. Non, il dit que dans
une solution à un État où les Israéliens seraient minoritaires, ou bien ils
sont juifs et, à ce moment-là, ils ne sont pas démocratiques puisque toute une
partie de la population est privée des droits…
É. L. J’ai compris, pardon.
A. F. …, soit ils sont
démocratiques et, à ce moment-là, Israël cesse d’être un État juif.
É. L. Alors, je voudrais tout de même vous soumettre juste un des arguments de
William Goldnadel dans Le Figaro. Il
dit attention, cette résolution ne fait aucune différence entre Jérusalem, le Mur
des Lamentations, et les territoires qui ont été annexés en 1967, donc
essentiellement la vieille ville, et le reste de la Cisjordanie. Qu’est-ce que
vous répondez à ça ?
A. F. Je réponds en
tout cas que John Kerry fait la différence.
É. L. D’accord.
A. F. Et il dit que ce
n’est pas du tout la même chose. Mais Goldnadel a
raison de dire que le quartier de Gilo n’est pas une
colonie, reste que…
É. L. Et, il dit aussi que cette résolution, disons, alimente…, comment dire…,
le révisionnisme palestinien, et que tout de suite les Palestiniens ont
d’ailleurs dit…, et ont d’ailleurs évidemment parlé du droit au retour, voilà.
A. F. Oui, et là encore,
sur le droit au retour John Kerry est extrêmement clair.
É. L. Pardon, maintenant je ne vous coupe plus.
A. F. Il dit simplement
que, avec la multiplication des implantations, les Palestiniens vivent dans des
enclaves séparées, ils sont sous occupation, et il pose cette question
remarquable de simplicité, de candeur et de profondeur à la fois : « Quel
Israélien accepterait cela ? » Alors, je sais bien qu’il n’y a peut-être
pas de partenaire. Évidemment le Hamas n’est pas un partenaire, évidemment le
Hamas pourrait prendre le pouvoir en Cisjordanie…
É. L. Et Abbas ne l’est plus tellement non plus.
A. F. …, et je ne suis
pas de ceux qui fuient les dures réalités de l’Histoire dans les postures
morales, l’angélisme n’est pas mon genre. Mais, au même moment où quelques
jours après le vote de cette résolution, le soldat israélien qui a achevé un
terroriste palestinien alors qu’il était à terre, ce soldat a été reconnu
coupable par un tribunal militaire. Il s’appelle Elor Azaria. Et, vous vous souvenez que l’état-major, notamment
le chef d’état-major avait condamné son attitude : Gadi Eizenkot. Eh bien, il y a aujourd’hui des
manifestations en Israël pour dénoncer ce jugement, des slogans du genre :
« Gadi [Eizenkot],
prépare-toi, Yitzhak Rabin cherche un ami. » Voilà, ce que l’on entend
dire aujourd’hui en Israël.
É. L. Enfin, comme dirait Mélenchon, il y a des cons partout.
A. F. Oui, il y a des
cons partout. Mais ce que l’on voit à travers ce genre d’attitude, à travers
des sondages qui témoignent d’une solidarité forte d’une partie de la
population israélienne vis-à-vis de ce soldat, ce que l’on voit, c’est l’effet
lentement corrupteur de l’occupation : perte des repères moraux, érosion
d’un certain nombre de principes fondamentaux de la décence commune, et on
pourrait même parler d’un effondrement progressif du surmoi qui, au temps de
ses exploits, faisait la gloire d’Israël. On parle d’un retour de la religion, d’un
retour de la tradition, je vois au
contraire apparaître le risque de remplacement de la religion surmoïque, qui
était celle des juifs, par une religion nationale ; d’un Dieu
intransigeant par un Dieu désinhibiteur ; un nouveau nihilisme, celui
auquel n’aurait pas du tout pensé Dostoïevski : puisque Dieu existe alors
tout m’est permis. Et cela me fait peur. Alors, il y a encore…
É. L. Est-ce qu’il ne reste pas très minoritaire ?
A. F. Il y a encore des
garde-fous en Israël. Oui, je crois que ce genre d’attitude est minoritaire,
oui, je crois que le slogan dont je vous ai parlé, qui a dit « Prépare-toi,
Yitzhak Rabin cherche un ami », susciterait chez une majorité d’Israéliens
des réactions de droite.
É. L. Y compris religieux, et je vous invite à ne pas faire d’amalgame entre
tous les religieux, voilà.
A. F. Bien sûr
religieux, surtout religieux. Quand je parle du grignotage d’une certaine
religion surmoïque par une religion nationale, c’est cela que je voudrais
indiquer. Et je pense que même le président d’Israël, Rivlin,
qui est un homme hostile à la solution de deux États, a des critères moraux qui le conduiraient, le conduisent, à s’indigner de ce
genre de propos. Il n’en reste pas moins que nous devons prendre conscience de
cet effet corrupteur de l’occupation dont on va fêter bientôt le
cinquantenaire, ce statu quo doit être dénoncé, on doit tout faire pour en
sortir. Les Israéliens n’y arriveront pas tout seuls, je n’ai pas confiance
forcément dans la partie palestinienne, mais il est tout à fait légitime de
leur demander en preuve de bonne volonté, un arrêt au moins provisoire, un gel
de la colonisation pour que des négociations puissent reprendre.
É. L. Donc là, vous pensez que la résolution de l’ONU n’est pas contre productive
comme le disent certains.
A. F. Non.
É. L. Et, bien que Ban Ki-moon ait déclaré que l’ONU
était une organisation absolument anti-israélienne, il l’a dit malheureusement
après être parti, mais je ne pense pas qu’il faisait allusion au Conseil…
A. F. Non…
É. L. Il parlait de l’Assemblée générale.
A. F. Il fait sans doute
allusion à l’Assemblée générale. On sait le rôle effroyable du Conseil des
droits de l’homme de l’ONU…
É. L. Oui, de la Commission des droits de l’homme, vous avez raison.
A. F. …, dommage que Ban Ki-moon ait parlé si tard. Là, il s’agit du Conseil
de sécurité, il s’agit de la décision américaine, et Kerry, je le dis pour terminer,
signale qu’il a eu des centaines d’heures de discussion avec Netanyahu pour
essayer de le convaincre, sans jamais aucun résultat. Et cela est décourageant.
É. L. Et alors, peut-être faut-il craindre pour le futur que Trump joue auprès des Israéliens le rôle que les amis des
Palestiniens ont joué longtemps auprès d’eux en les empêchant…
A. F. Exactement.
É. L. … en leur interdisant en quelque sorte…
A. F. Voilà, voilà…
É. L. … en les empêchant d’avancer vers toute
concession. Donc, ce n’est peut-être pas une si bonne chose.
A. F. Exactement. Et, Abba Eban disait des Palestiniens qu’ils « ne manquent
pas une occasion de manquer une occasion », et on a l’impression que, vous
avez raison, Trump risque de jouer ce rôle-là avec
les Israéliens aujourd’hui.
É. L. Alors, merci, cher Alain Finkielkraut, de nous consoler un peu des
malheurs du temps en les éclairant, en les rendant un peu plus intelligibles.
En attendant dimanche prochain, on peut vous lire dans le dernier numéro de Causeur qui est disponible en kiosque.
On peut aussi réécouter cette émission sur www.causeur.fr, http://radiorcj.info, et pour ceux qui
auraient déjà jeté leur vieux poste à galène, vous pouvez toutes les semaines
nous écouter en direct sur ces deux sites. Encore tous mes vœux à vous, cher
Alain, et à vous tous, chers auditeurs.