Psychanalyse et idéologie

Élisabeth Lévy • Alain Finkielkraut

Texte de la vidéo « L’esprit de l’escalier » • 8 janvier 2017 sur RCJ

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Causeur Elisabeth Lévy Alain Finkielkraut 

Texte

de

L’esprit de l’escalier

[Avec l’autorisation de Causeur]

 

Dimanche 8 janvier 2017

12 h – 12 h 30 sur RCJ

 

Alain Finkielkraut s’entretient avec Élisabeth Lévy sur l’actualité de la semaine

En partenariat avec causeur.fr

 

http://radiorcj.info/diffusions/40436/

 

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« L’esprit de l’escalier »

 

Une émission d’Élisabeth Lévy avec Alain Finkielkraut

 

Un partenariat RCJ Causeur

 

Élisabeth Lévy. Bonjour à tous, bonjour Alain Finkielkraut, et bonne année.

 

Alain Finkielkraut. Bonjour.

 

É. L. Alors, c’est une polémique que l’on n’attendait pas, en tout cas pas du raisonnable Vincent Peillon, philosophe et incarnation du socialisme mainstream, si vous m’autorisez cet anglicisme, et peut-être pas maintenant, deux ans après l’attentat de Charlie Hebdo qui a inauguré la page la plus sanglante de l’histoire du terrorisme islamiste en France. L’ancien ministre de l’Éducation, qui publiait en 2010 un essai intitulé Une religion pour la République • La foi laïque de Ferdinand Buisson, était invité mardi sur France 2 [« L’Entretien politique » du 3 janvier 2017] où il s’est livré à une attaque en règle contre la laïcité, qu’il a curieusement associée au régime de Vichy, estimant que certains voulaient l’utiliser contre les musulmans victimes d’amalgames avec les islamistes radicaux comme on l’avait fait dans le passé avec les juifs - la comparaison n’est pas de moi mais de Vincent Peillon. Suite au tollé suscité par ces affirmations et alors que de nombreuses voix appelaient le professeur à un peu plus de rigueur historique, Peillon a promptement rétropédalé et expliqué qu’on l’avait mal compris ou qu’il s’était mal exprimé. Reste, Alain Finkielkraut, qu’on a plutôt l’habitude d’entendre cette outrageante et stupide comparaison dans les rangs de l’islamo-gauche d’Edwy Plenel, ou à la rigueur chez les amis de Martine Aubry, que chez ceux de l’actuel président de la République. Alors vous me direz si la bourde, si cette bourde, est une simple anicroche, ou si elle traduit une évolution plus profonde de la gauche qu’on appelle encore pour quelques mois « gauche de gouvernement ».

En deuxième partie de l’émission, nous évoquerons la résolution de l’ONU sur la colonisation de la Cisjordanie et le climat politique en Israël. Mais commençons par Vincent Peillon, dont je vais citer les propos exacts, j’ouvre les guillemets donc : « Certains veulent utiliser la laïcité - ça a déjà été fait dans le passé - contre certaines catégories de population, c’était il y a quarante ans, les juifs à qui on mettait des étoiles jaunes. C’est aujourd’hui un certain nombre de nos compatriotes musulmans qu’on amalgame d’ailleurs souvent avec les islamistes radicaux. » Bon, passons sur la confusion entre « il y a quarante ans » et les années 40, mais comment avez-vous vous même réagi à ces propos ? Est-ce que vous les avez vus en direct ? Ou est-ce que vous les avez entendus ensuite ?

 

A. F. Non, je les ai vus en tout cas, pas en direct, mais avec les nouvelles technologies, on peut revoir les images. Et, je vous demande précisément, Élisabeth Lévy, d’imaginer un instant que vous soyez examinatrice ; que vous ayez à noter le premier grand oral médiatique du candidat Peillon à la primaire de la belle alliance populaire. Aussi encline que vous soyez à la bienveillance, et aussi désireuse de ne laisser personne sur le bord du chemin…

 

É. L. [rire] Ah, vous me prenez pour un prof de gauche !

 

A. F.vous vous sentiriez obligée, la mort dans l’âme, de le recaler. Aucun politique même en grande difficulté n’a commis un tel nombre d’erreurs, de bourdes, d’approximations, d’aberrations même, en si peu de phrases. On n'a jamais évidemment voulu utiliser dans le passé la laïcité contre les juifs, ce n’est pas « il y a quarante ans » mais dans les années 40 que les juifs portaient l’étoile jaune…

 

É. L. Ça, c’est le plus pardonnable.

 

A. F. … et il est particulièrement malvenu de laisser entendre qu’on obligerait aujourd’hui les musulmans à arborer des signes distinctifs alors même que, avec l’interdiction notamment du voile intégral, le législateur est animé par le souci d’abattre le mur vestimentaire qui sépare les musulmans des autres Français afin d’assurer leur intégration. Quant à comparer la situation des musulmans sous Vichy ou dans les années 30 à celle des juifs d’aujourd’hui…

 

É. L. Non c’est l’inverse ; des musulmans d’aujourd’hui à celle des juifs de Vichy… Mais peu importe, on a compris…

 

A. F. Pardon. Quant à comparer la situation des musulmans d’aujourd’hui à celle des juifs à Vichy ou dans les années 30, à l’époque de Vichy ou dans les années 30, c’est choisir d’oublier que dans les communautés arabo-musulmanes, l’antisémitisme est, selon la formule du sociologue algérien Smaïn Laacher, « déposé dans l’espace domestique, déposé dans la langue », quand les parents veulent réprimander leurs enfants, ils les traitent de « juifs ». C’est oublier aussi qu’on chercherait en vain dans les années 30 ou 40 du XXe siècle l’équivalent juif de l’État islamiste et du terrorisme qui nous frappe.

 

É. L. Et puis, excusez-moi, dans les années 30 et 40 il n’y avait pas des tribunaux, des lois, des condamnations et un État de droit, qui évidemment protègent les musulmans comme absolument tous les citoyens. D’ailleurs, tout le monde a pensé - bon alors évidemment cette phrase, il l’a bien répété, s’adressait au Front national, c’était sûr et certain -, tout le monde a bien vu en sous-texte que c’était contre Valls. Mais est-ce que même le Front national est passible de telles accusations ?

 

A. F. Mais bien sûr que non, bien sûr que non, bien sûr que non.

 

É. L. Si vous voulez, est-ce qu’on peut faire campagne de façon aussi mensongère ?

 

A. F. Cette analogie n’a aucun sens. Et il faut rappeler que Vincent Peillon a été ministre de l’Éducation nationale, il est agrégé de philosophie, cette accumulation de bourdes énormes est d’autant plus surprenante de cet homme, de la part de cet homme bardé de diplômes, qu’il n’appartient pas - d’ailleurs vous l’avez souligné, vous l’avez signalé dans votre présentation, Élisabeth Lévy -, il n’appartient pas à cette frange du parti socialiste qui, sur la lancée de l’anticolonialisme, ne cesse de rappeler la France au respect des autres cultures, de lui rabattre son caquet. Et qui d’ailleurs, à chaque fois que la culture musulmane est prise en défaut sur la question des femmes, dénonce l’explication culturaliste comme une forme déguisée de racisme. Je m’attarde un instant…

 

É. L. Ce qui consiste en permanence à regarder le doigt pour ne pas voir la lune, quand même. Alors, attardez-vous…

 

A. F. Alors, je m’attarde ; cette gauche-là réussit le prodige intellectuel de débouter l’Occident de sa prétention à l’universel, et de le doter dans le même temps des attributs de l’ubiquité et de l’omnipotence. C’est lui le grand tireur de ficelles, c’est lui qui est à l’initiative de tout…

 

É. L. Enfin de tout le mal.

 

A. F. c’est lui dont les actions féroces suscitent les réactions radicales, c’est lui qui par son hégémonie, son arrogance, sa violence, fabrique ses pires ennemis. Ainsi, pour le parti multiculturaliste, il n’y a qu’un seul sujet d’histoire, l’Occident. Ce parti ne célèbre l’autre que pour mieux l’annihiler.

 

É. L. Et d’ailleurs, c’est le parti que vous avez vous-même, Alain Finkielkraut…

 

A. F. appelé « le parti de l’autre ».

 

É. L. appelé « le parti de l’autre ».

 

A. F. Et alors, justement Benoît Hamon est…

 

É. L. Vous parlez de Benoît Hamon, là ?

 

A. F. J’ai dit Benoît Hamon, je fais des lapsus mais je n’en fais pas tout le temps.

 

É. L. [rire ] Pardon.

 

A. F. Benoît Hamon est l’un des membres les plus éloquents de ce parti justement. Il le représente en quelque sorte à la primaire de la belle alliance populaire - je ne peux pas me lasser de répéter cette formule… Elle est tellement extraordinaire…

 

É. L. [rire] Et à chaque fois que vous dites ça, j’ai tellement envie de rire.

 

A. F. Alors, donc. Mais Peillon, ne mange pas de ce pain-là.

 

É. L. Oui.

 

A. F. Il a combattu l’idéologie tiers-mondiste, et il le fait toujours. Alors, pourquoi ce revirement ? Eh bien, pour des raisons tactiques, vous y avez fait allusion, il s’agit de se démarquer de Manuel Valls et de cette conception - ils sont trop durs - de la laïcité qui a fait jusqu’à présent, jusqu’à ce qu’il soit candidat à l’élection, sa marque de fabrique. Donc, il s’agit de se démarquer de Manuel Valls. Mais à ces raisons tactiques s’ajoutent des raisons électoralistes ; les habitants des quartiers difficiles - des quartiers sensibles, des quartiers populaires, vous choisissez l’épithète qui vous paraît la plus pertinente -, donc les habitants de ces quartiers se sont inscrits massivement sur les listes électorales. En 2012, ils ont contribué à l’élection de François Hollande en difficulté partout et notamment dans les sondages. Vincent Peillon rêve de rééditer l’exploit. Et c’est cela qui est particulièrement décourageant.

 

É. L. D’autant plus qu’il aura sans doute la honte et le déshonneur…

 

A. F. Sans doute.

 

É. L. car je ne vois pas de mouvements dans nos banlieues…

 

A. F. en sa faveur, pour le moment…

 

É. L. de mouvements d’enthousiasme, ni en sa faveur ni en la faveur d’aucun autre candidat de la belle alliance populaire…

 

A. F. Oui, mais si nous allons au-delà de Peillon, on se rend compte que les défaites idéologiques du politiquement correct - qui souvent vous réjouissent, et sans doute à juste titre, Élisabeth Lévy -, ces défaites sont sans conséquence, car sur le terrain électoral il reste très puissant. Ceux-là mêmes qui le rejettent par conviction, le politiquement correct, comme Vincent Peillon, y souscrivent par opportunisme. Ça veut dire qu’il n’y a pas qu’un seul chemin, hélas, qui mène à la soumission.

 

É. L. D’accord. Mais peut-être une objection, c’est que je crois que tout simplement ça risque de se solder par la défaite parce que je sens dans ce pays quand même une très grande inquiétude, et c’est ma dernière question sur ce sujet, ça intervient au moment où… - pardon je cite le numéro de Causeur, je cite, notamment parce que son auteur est décédé le 25 décembre, l’enquête que nous publions sur la RATP -, mais il y des tas de signaux partout où l’on voit l’avancée, le grignotage, l’emprise islamistes se renforcer soit dans des territoires, soit dans des milieux, soit dans des entreprises, il y a…

 

A. F. Justement, ça se renforce et vous le montrez très bien, mais - et donc à cela de plus en plus de gens réagissent -, mais il faut aussi compter avec l’activisme déchaîné du Collectif contre l’islamophobie en France. Marwan Muhammad traitait comme un héros…

 

É. L. par Le Monde.

 

A. F. par Le Monde, et par la presse américaine, notamment le New York Times. Alors, celui-ci [le CCIF] pratique le harcèlement judiciaire, Pascal Bruckner en a été victime, ce sera dans quelques semaines le tour de Georges Bensoussan. Cela aussi va avoir un effet, car quand bien même le CCIF, le Collectif contre l’islamophobie en France, serait débouté de ses deux plaintes, son attitude, son comportement, cet activisme judiciaire, va conduire beaucoup de gens à une certaine autocensure ; ne pas aller trop loin pour n’avoir pas à subir cette épreuve, et de toute façon le procès.

 

É. L. Eh bien, je ne le crois pas, je crois que vous ne vous tairez pas plus, que Bruckner ne se taira pas.

 

A. F. Espérons.

 

É. L. Et par ailleurs, j’attire votre attention - j’en conclus là-dessus - sur deux tout petits faits mais quand même significatifs ; que même France 2 nous a donné à voir un reportage sur Sevran, où l’on voit l’exclusion des femmes et un garçon qui nous dit : « Ici c’est le bled c’est pas la France. » Et que même Le Monde, Le Monde qui célèbre d’un coté Marwan Muhammad, a publié cette semaine un édifiant reportage sur la mosquée de Stains, où on voit un imam qui est très républicain, qui l’est d’ailleurs réellement, qui n’a absolument pas vu que sa mosquée était devenue un vivier de recrutements pour l’État islamique. Donc même Le Monde… La prise de conscience, Alain, progresse…

 

A. F. la prise de conscience progresse…

 

É. L. et le dénégationisme des candidats socialistes, à mon avis…

 

A. F. Oui, alors Benoît Hamon a quand même dit à propos de ce reportage à Sevran que c’était la situation des cafés ouvriers à la fin du XIXe siècle, Jean-Luc Mélenchon a dit : « De toute façon, il y a des cons partout. » Mais surtout l’autre branche, l’autre domaine d’activité du CCIF, c’est précisément les élections. Un lobby est en train de se constituer, et on va vous expliquer dans les circonscriptions quels sont les candidats très islamophobes, un peu islamophobes ou pas du tout islamophobes. Et cela va jouer. Je me souviens quand même, je me souviens d’une époque où les hommes politiques étaient obsédés par le vote juif. Certains hommes politiques de droite, qui étaient des gens irréprochables par ailleurs…

 

É. L. À Paris, pas en Seine-Saint-Denis.

   

A. F. …, étaient convaincus précisément que c’est du fait du vote juif que Valéry Giscard d’Estaing avait perdu les élections en 1981, du fait de son comportement un peu étrange au lendemain de l’attentat de la rue Copernic. Le vote musulman, c’est quand même une autre paire de manches, au niveau local où déjà l’électoralisme sévit, et là…

 

É. L. Oui, oui, Xavier Lemoine, le maire de Montfermeil, me dit que déjà il a…, alors soit par le biais de EELV, par le biais des Verts, soit des listes vraiment communautaristes ouvertement, mais qu’il a déjà 15 à 20 % de son opposition qui est islamiste, ouvertement.

 

A. F. Alors, il y a un clientélisme au niveau municipal, et il risque d’y avoir, en effet, prise en compte du vote musulman par les candidats aux élections législatives et aux élections présidentielles. Voilà pourquoi la défaite idéologique du politiquement correct ne suffit pas tout à fait à me réjouir, car l’opportunisme est là aussi pour prendre le relais d’une idéologie très…, très attaquée.

 

É. L. Ne m’en veuillez pas, je me tairai pendant la deuxième partie, mais il faut quand même que je vous pose la dernière question ; est-ce qu’il n’y a pas vraiment par ailleurs, en dehors des bêtises de Vincent Peillon, est-ce qu’il n’y a pas un risque aujourd’hui que nous portions un regard qui devient de plus en plus hostile, non pas sur les islamistes, sur les séparatistes, etc., mais sur le musulman du coin de la rue, Alain Finkielkraut ?

 

A. F. Ah, bien sûr, ce risque existe, il faut sans cesse le dénoncer. En même temps on est privé de mots, le « pas d’amalgame », c’est un terme abscons, c’est devenu une expression, ça se dit en un seul mot et c’est complètement ridicule, depuis qu’elle est utilisée de manière absolument systématique, justement par ceux qui se soustraient à toute critique par la victimisation systématique. C’est ça la grande stratégie du Collectif contre l’islamophobie en France, on dit qu’il y a un antisémitisme qui se répand dans la communauté arabo-musulmane, on le dit d’une manière qui choque, on crie à l’islamophobie et ça évite de se demander si c’est vrai.

 

É. L. Bien sûr.

 

A. F. Donc il faut aider les musulmans à sortir de ce confort de la victimisation et en même temps, et pour mieux les aider précisément, il ne faut pas cesser de faire la distinction à laquelle vous nous appelez, Élisabeth Lévy.

 

É. L. Car bien sûr la victimisation que vous dénoncez, et à juste raison, n’empêche pas qu’il y a parfois des victimes.

 

A. F. Voilà.

 

É. L. Alors, passons à notre deuxième sujet. Ce sera peut-être le principal héritage de Barak Obama sur le Moyen-Orient dans le fond, c’est grâce à l’abstention américaine que la résolution 2234, qui exige la cessation immédiate de la colonisation dans les territoires palestiniens occupés, colonisation qui menace, selon elle, la viabilité d’une solution à deux États, que cette résolution a été adoptée le 23 décembre par quatorze voix donc, quatorze des quinze membres du Conseil de sécurité et une abstention. Israël a répliqué sur le mode « même pas peur », dénoncé la trahison du secrétaire d’État John Kerry et annoncé la réduction de sa contribution à l’ONU. Alain Finkielkraut, faites-vous partie de ceux qui pensent que ce texte, qui condamne par ailleurs les actes terroristes, est fondamentalement anti-israélien ?

 

A. F. Non. Ma réponse est claire et immédiate pour une fois.

 

É. L. J’en suis soufflée !

 

A. F. J’ai été convié ce matin à participer à une manifestation de solidarité avec Israël, pour témoigner justement de cette hostilité à cette résolution de l’ONU, et on me demandait de prendre la parole. J’ai décliné cette invitation du CRIF et je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur, car je déteste hurler avec les loups et l’unanimité contre Israël m’inquiète toujours. Mais il se trouve…

 

É. L. Ne pas parler ce n’est pas hurler.

 

A. F. … Mais il se trouve… Oui, mais je pourrais, quand les loups hurlent, essayer de leur répondre de ma voix douce. Il se trouve que j’ai lu intégralement l’allocution prononcée par John Kerry pour expliquer justement le vote américain, ou plutôt le refus de mettre son veto à la résolution de l’ONU dont vous avez parlé. Ces remarques de John Kerry…, ce texte est admirable. Il est long, et il est intact, d’une rigueur tout à fait extraordinaire. Je pourrais contresigner chaque ligne. Kerry rappelle que l’administration Obama a bloqué tous les efforts, et qui sont très nombreux, de délégitimisation d’Israël. Il souligne l’ampleur du soutien militaire des États-Unis à Israël, il dit que cet engagement a quelque chose de personnel pour lui. En 1986, il a fait son premier voyage en Israël, il est allé à Massada, il a nagé dans la mer Morte, il est allé sur les hauteurs du Golan, il a volé sur l’espace aérien d’Israël, il a pu se rendre compte justement de l’étroitesse de cet espace et du besoin de sécurité d’Israël. Il condamne dans le même texte le terrorisme palestinien, il condamne le double langage de l’autorité palestinienne, il n’a pas de mots assez durs pour critiquer le Hamas qui, au lieu d’assurer une vie décente aux habitants de Gaza, détourne le matériau de reconstruction pour bâtir des tunnels et menacer ainsi Israël d’attaques meurtrières contre les civils. Il ajoute que les colonies ne sont pas la seule cause ni même la première cause du conflit, mais il dit que les implantations qui se multiplient à l’est de la barrière de sécurité n’ont pas pour but de renforcer la sécurité d’Israël, elles alourdissent le fardeau sécuritaire qui pèse sur les épaules de Tsahal. Il dit que la seule solution viable pour Israël, c’est la solution à deux États. Un seul État : Israël à ce moment-là a le choix, il ne peut pas, dans une solution à un État, rester juif et rester démocratique en même temps.

 

É. L. Il a dit…, et je crois que son discours était : il faut choisir en gros…, il dit ça, il dit qu’Israël doit choisir entre être juif et être démocratique tout de même…

 

A. F. Voilà, bien sûr, c’est ce qu’il dit, exactement.

 

É. L. Alors, je ne l’ai pas compris comme vous, moi.

 

A. F. Il a dit…

 

É. L. L’idée d’Israël, c’est d’être un État juif et démocratique, s’il faut choisir entre les deux…

 

A. F. Non, il dit que dans une solution à un État où les Israéliens seraient minoritaires, ou bien ils sont juifs et, à ce moment-là, ils ne sont pas démocratiques puisque toute une partie de la population est privée des droits…

 

É. L. J’ai compris, pardon.

 

A. F. …, soit ils sont démocratiques et, à ce moment-là, Israël cesse d’être un État juif.

 

É. L. Alors, je voudrais tout de même vous soumettre juste un des arguments de William Goldnadel dans Le Figaro. Il dit attention, cette résolution ne fait aucune différence entre Jérusalem, le Mur des Lamentations, et les territoires qui ont été annexés en 1967, donc essentiellement la vieille ville, et le reste de la Cisjordanie. Qu’est-ce que vous répondez à ça ?

 

A. F. Je réponds en tout cas que John Kerry fait la différence.

 

É. L. D’accord.

 

A. F. Et il dit que ce n’est pas du tout la même chose. Mais Goldnadel a raison de dire que le quartier de Gilo n’est pas une colonie, reste que…

 

É. L. Et, il dit aussi que cette résolution, disons, alimente…, comment dire…, le révisionnisme palestinien, et que tout de suite les Palestiniens ont d’ailleurs dit…, et ont d’ailleurs évidemment parlé du droit au retour, voilà.

 

A. F. Oui, et là encore, sur le droit au retour John Kerry est extrêmement clair.

 

É. L. Pardon, maintenant je ne vous coupe plus.

 

A. F. Il dit simplement que, avec la multiplication des implantations, les Palestiniens vivent dans des enclaves séparées, ils sont sous occupation, et il pose cette question remarquable de simplicité, de candeur et de profondeur à la fois : « Quel Israélien accepterait cela ? » Alors, je sais bien qu’il n’y a peut-être pas de partenaire. Évidemment le Hamas n’est pas un partenaire, évidemment le Hamas pourrait prendre le pouvoir en Cisjordanie…

 

É. L. Et Abbas ne l’est plus tellement non plus.

 

A. F. …, et je ne suis pas de ceux qui fuient les dures réalités de l’Histoire dans les postures morales, l’angélisme n’est pas mon genre. Mais, au même moment où quelques jours après le vote de cette résolution, le soldat israélien qui a achevé un terroriste palestinien alors qu’il était à terre, ce soldat a été reconnu coupable par un tribunal militaire. Il s’appelle Elor Azaria. Et, vous vous souvenez que l’état-major, notamment le chef d’état-major avait condamné son attitude : Gadi Eizenkot. Eh bien, il y a aujourd’hui des manifestations en Israël pour dénoncer ce jugement, des slogans du genre : « Gadi [Eizenkot], prépare-toi, Yitzhak Rabin cherche un ami. » Voilà, ce que l’on entend dire aujourd’hui en Israël.

 

É. L. Enfin, comme dirait Mélenchon, il y a des cons partout.

 

A. F. Oui, il y a des cons partout. Mais ce que l’on voit à travers ce genre d’attitude, à travers des sondages qui témoignent d’une solidarité forte d’une partie de la population israélienne vis-à-vis de ce soldat, ce que l’on voit, c’est l’effet lentement corrupteur de l’occupation : perte des repères moraux, érosion d’un certain nombre de principes fondamentaux de la décence commune, et on pourrait même parler d’un effondrement progressif du surmoi qui, au temps de ses exploits, faisait la gloire d’Israël. On parle d’un retour de la religion, d’un retour de la tradition, je vois au contraire apparaître le risque de remplacement de la religion surmoïque, qui était celle des juifs, par une religion nationale ; d’un Dieu intransigeant par un Dieu désinhibiteur ; un nouveau nihilisme, celui auquel n’aurait pas du tout pensé Dostoïevski : puisque Dieu existe alors tout m’est permis. Et cela me fait peur. Alors, il y a encore…

 

É. L. Est-ce qu’il ne reste pas très minoritaire ?

 

 

A. F. Il y a encore des garde-fous en Israël. Oui, je crois que ce genre d’attitude est minoritaire, oui, je crois que le slogan dont je vous ai parlé, qui a dit « Prépare-toi, Yitzhak Rabin cherche un ami », susciterait chez une majorité d’Israéliens des réactions de droite.

 

É. L. Y compris religieux, et je vous invite à ne pas faire d’amalgame entre tous les religieux, voilà.

 

A. F. Bien sûr religieux, surtout religieux. Quand je parle du grignotage d’une certaine religion surmoïque par une religion nationale, c’est cela que je voudrais indiquer. Et je pense que même le président d’Israël, Rivlin, qui est un homme hostile à la solution de deux États, a des critères moraux qui le conduiraient, le conduisent, à s’indigner de ce genre de propos. Il n’en reste pas moins que nous devons prendre conscience de cet effet corrupteur de l’occupation dont on va fêter bientôt le cinquantenaire, ce statu quo doit être dénoncé, on doit tout faire pour en sortir. Les Israéliens n’y arriveront pas tout seuls, je n’ai pas confiance forcément dans la partie palestinienne, mais il est tout à fait légitime de leur demander en preuve de bonne volonté, un arrêt au moins provisoire, un gel de la colonisation pour que des négociations puissent reprendre.

 

É. L. Donc là, vous pensez que la résolution de l’ONU n’est pas contre productive comme le disent certains.

 

A. F. Non.

 

É. L. Et, bien que Ban Ki-moon ait déclaré que l’ONU était une organisation absolument anti-israélienne, il l’a dit malheureusement après être parti, mais je ne pense pas qu’il faisait allusion au Conseil…

 

A. F. Non…

 

É. L. Il parlait de l’Assemblée générale.

 

A. F. Il fait sans doute allusion à l’Assemblée générale. On sait le rôle effroyable du Conseil des droits de l’homme de l’ONU…

 

É. L. Oui, de la Commission des droits de l’homme, vous avez raison.

 

A. F. …, dommage que Ban Ki-moon ait parlé si tard. Là, il s’agit du Conseil de sécurité, il s’agit de la décision américaine, et Kerry, je le dis pour terminer, signale qu’il a eu des centaines d’heures de discussion avec Netanyahu pour essayer de le convaincre, sans jamais aucun résultat. Et cela est décourageant.

 

É. L. Et alors, peut-être faut-il craindre pour le futur que Trump joue auprès des Israéliens le rôle que les amis des Palestiniens ont joué longtemps auprès d’eux en les empêchant…

 

A. F. Exactement.

 

É. L. en leur interdisant en quelque sorte…

 

A. F. Voilà, voilà…

 

É. L. en les empêchant d’avancer vers toute concession. Donc, ce n’est peut-être pas une si bonne chose.

 

A. F. Exactement. Et, Abba Eban disait des Palestiniens qu’ils « ne manquent pas une occasion de manquer une occasion », et on a l’impression que, vous avez raison, Trump risque de jouer ce rôle-là avec les Israéliens aujourd’hui.

 

É. L. Alors, merci, cher Alain Finkielkraut, de nous consoler un peu des malheurs du temps en les éclairant, en les rendant un peu plus intelligibles. En attendant dimanche prochain, on peut vous lire dans le dernier numéro de Causeur qui est disponible en kiosque. On peut aussi réécouter cette émission sur www.causeur.fr, http://radiorcj.info, et pour ceux qui auraient déjà jeté leur vieux poste à galène, vous pouvez toutes les semaines nous écouter en direct sur ces deux sites. Encore tous mes vœux à vous, cher Alain, et à vous tous, chers auditeurs.

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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