© Micheline Weinstein
Narcissisme
des petites différences et naissance du mouvement ouvrier autrichien*
dans l’Empire austro-hongrois de François-Joseph
in
Ernst
Lothar
Mélodie
de Vienne
1944
Éd. Liana Levi, 2016 pour la
traduction française
[N’ayant pas encore reçu la version originale en allemand de
« Die Engel mit der Posaune* •
Roman eines Hauses », à la
lecture, je reste réservée quant à la traduction française. Les lectrices et
lecteurs intéressés assisteront, avec cette épopée familiale viennoise romanesque
sur trois générations, à la dislocation de l’empire austro-hongrois, à la
naissance du mouvement ouvrier autrichien**, et après avoir incidemment
croisé Hitler recalé en 1888 au concours de l’Académie des Beaux-Arts de
Vienne, à la genèse explosive de la 2e G.
M. Avec ce livre, étonnamment moderne en ce qu’il évoque tout aussi bien la
balkanisation actuelle de l’Europe, Ernst Lothar prolonge dans son style
singulier la partition flamboyante de « La Marche de Radetzky »
(1932) de Joseph Roth. En voici un extrait. • M. W.]
* « L’Ange au trombone • Roman d’un immeuble [de la Maison Autriche] » + Film de Karl Hartl,
Autriche 1948.
** Cf. Viktor Adler, Mouvement ouvrier, 1888.
ø
L’ange au trombone • Michel-Ange
« […] - Je sais
bien, l’avait coupé Fritz. Et c’est pour ça que nous discutons ! L’oncle
Otto Eberhard, qui n’a pas que des défauts au demeurant - je ne sais si tu en
as pris conscience, mais la correction absolue, ce n’est pas rien ! -,
pense que rester ensemble une fois qu’on est ensemble revêt une signification
majeure. On se sépare tout de suite ou jamais. D’accord, ailleurs qu’en
Autriche on dirait que c’est de la folie ! Mais en Autriche, la folie
procède de la méthode. L’Autriche est une communauté obligée, ça ne t’avait
jamais frappé ? Une cohabitation d’éléments disparates ! Les Tchèques
détestent les Allemands. Les Polonais les Tchèques. Les Italiens les Allemands.
Les Slovaques les Tchèques. Les Slovènes le Slovaques. Les Ruthènes les
Slovènes. Les Serbes les Italiens. Les Roumains les Ruthènes. Et les Hongrois
tout ce qui n’est pas eux - extra Hungariam non est vita et si est vita, non est ita ! Ce
que tu as concocté dans ce devoir de baccalauréat dont tu es si fier est
complètement absurde ! Qu’est-ce que ça veut dire finalement
“l’Autrichien” ? Ça n’existe pas ! C’est une appellation inventée par les
Habsbourg pour justifier leur pouvoir ! Quand l’Autrichien parle allemand comme
toi et moi, il se considère comme l’Autrichien par excellence et s’imagine que le Tchèque, l’Italien et le
Polonais ressentent la même chose et vénèrent comme lui la ville impériale, le
Prater des polichinelles, la valse, les guinguettes, le célèbre “cœur d’or des
Viennois” et les tra-la-la-i-ou des tyroliennes.
Idiot ! Le Polonais de Przemysl, l’Italien de Trente et le Tchèque de Budweis passent, eux, leur vie à se demander comment ils
vont bien pouvoir sortir de cette fichue prison, où leur propre langue n’a pas
statut de langue officielle mais d’infâme petit-nègre, et où on leur prouve du
matin au soir qu’ils sont des individus de troisième catégorie, tout en
exigeant néanmoins, ben voyons, qu’ils fassent trois ans de service militaire
pour les Viennois de la première catégorie et paient des impôts leur vie durant ! Qu’est-ce qu’un Anglais
? Quelqu’un qui parle anglais et qui se sent anglais. Qu’est-ce qu’un
Autrichien ? Quelqu’un qui parle le ruthène ou le slovaque et doit se sentir
autrichien. Complètement aberrant ! Et pourquoi ? Je te le demande un peu,
monsieur le bachelier ! Parce qu’un beau jour - je suis mauvais en dates - les
Turcs ont menacé Vienne - et qu’alors ça fait sens de leur opposer tous les
peuples qui se trouvaient dans le coin, de langue allemande ou non. Repousser
le péril turc, c’est ce qu’on nous a seriné, à toi comme à moi. C’était la
mission de l’Autriche et, tant bien que mal, les Italiens et les Ruthènes l’ont
faite leur. Seigneur, plutôt les Habsbourg que les Turcs ! Mais maintenant que
le péril turc n’existe plus que dans les manuels d’histoire, dis-moi un peu ce
qui pourrait encore les persuader qu’il vaut mieux être gouverné par
François-Joseph - à savoir cohabiter avec des voisins peu aimables dans un
immeuble locatif - qu’être libre dans sa propre maison ? Voilà ce que moi
j’entends par être seul ! On peut aussi bien l’entendre du point de vue
national que psychique !
Sur quoi Hans avait
réfléchi, puis dit, assez affecté :
- Mais tu n’as pas
envie d’être Autrichien ?
- N’as-tu donc pas
d’oreille, esprit peu mélomane ? » avait répliqué
Fritz, indigné, en rejetant la tête en arrière. « Je ne veux être rien d’autre qu’Autrichien ! Quand
j’arrive à Berlin avec une ponctualité d’horloge à l’Anhaltcr Bahnhof, cette première manifestation du
perfectionnisme allemand me fait déjà regretter notre bon vieux laisser-aller
viennois. Quand je vais à l’Opéra de Paris, je bénis chacun de nos ouvreurs de
Vienne ! Les understatements des Anglais me font froid dans le dos. Je me fiche éperdument de la
civilisation américaine où l’on grimpe au ciel en ascenseur pour mieux enterrer
la culture. Mais je suis un Autrichien qui sait que l’Autriche n’est une
nécessité vitale qu’aux Habsbourg et aux Viennois. Et si tu veux, aux habitants
de Salzbourg et de Graz ! Un peuple sans sentiment national est une absurdité.
Et les Autrichiens n’en ont pas. »
À une autre
occasion, Fritz lui avait dit : « Pour l’amour du ciel, ne crois pas ce que
raconte ton grand-père Stein ! C’est un homme intelligent - mais un
patriote libéral du genre de monsieur Friedjung qui passe
ici pour un historien parce qu’il voudrait façonner demain sur le modèle
d’avant-hier ! Il confond notre empereur avec Joseph II et tient
François-Joseph pour un monarque sous-estimé. Il n’y eut jamais règne plus
prospère : l’âge d’or des Autrichiens selon lui et ses pareils. Certes, si par
Autrichiens ils entendent les curés, les aristocrates, les militaires, les
fonctionnaires, les conseillers en tous genres ou les compositeurs d’opérette
qui passent l’été à Ischl - et peut-être aussi les
peintres et les comédiens de la cour, les virtuoses de musique de chambre et les
écrivains bourgeois dont le problème, vois Schnitzler, est la société à partir
d’un certain niveau de revenus et dont la conception des problèmes ne vaut pas
un clou -, ils ont peut-être raison. Mais pour les autres - ceux pour qui “le
sommet” des arts, des sciences et du commerce entre les gens et les choses ne
se résume pas aux cortèges fleuris du Prater et aux fleurs artificielles -,
notre empereur est une catastrophe ! Un homme qui a dit textuellement à je
ne sais plus quel président américain : “Vous voyez en moi le dernier monarque
de la vieille école”, et qui, de plus, en est fier ! Car, qu’était cette
vieille école sinon une entreprise de dressage des sujets, dont le devoir consiste
à se sacrifier pour la dynastie - au lieu que ce soit le contraire ! Et ces
sujets sont si braves et ces dynasties si éprises de l’idée sacrée d’empire ou
de monarchie qu’elles l’ont rabâchée à leurs sujets jusqu’à ce qu’ils croient
que la personne d’un empereur ou d’un roi est au-dessus de tout, intouchable -
même quand c’est une nullité ! Regarde la reine Victoria, la version
féminine de François-Joseph mais à moins courte vue, puisque anglaise. A-t-on
jamais entendu un Anglais dire que c’en sera fini de l’Angleterre quand la
vieille Victoria aura cessé de vivre ? Ici, en revanche, ces messieurs qui
radotent sur l’âge d’or de l’ère François-Joseph ressassent continuellement qu’à la mort de l’empereur, l’Autriche s’écroulera ! Pourquoi
donc, si elle est en plein essor ? Eh bien, je vais te le dire ! Parce que
c’est un essor fictif, qui profite aux étages nobles, alors que les mansardes
et les sous-sols sont habités par le désespoir. C’est donc parfaitement inepte
de se bercer de l’illusion de “la sécurité de notre existence” ! Regarde
cette maison qu’on peut si bien comparer à l’Autriche que c’en est effrayant.
Les Hegéssy, les Paskiewicz et autres ressortissants des “nationalités fidèles à l’empereur” y sont
laminées... Dans cent mille autres maisons, ils tombent encore plus bas, dans
des caves où ils n’ont rien à bouffer et n’ont qu’à s’écraser. Les Drauffer, moi excepté je te prie, et les Otto Eberhard
prospèrent. Tu en sais plus que moi sur le quatrième étage - mais ça n’a pas
l’air d’être un havre de tranquillité. Crois-tu qu’il soit jamais venu à
l’esprit de notre empereur, qui non content d’avoir l’allure d’un colonel à la
retraite en a aussi la mentalité, que pourrait exister un patriotisme
autrichien, qui aurait certes à voir avec l’Autriche, mais absolument rien avec
le dévouement à son auguste personne ? Il est obsédé par l’idée que c’est la
dynastie qui doit présider au sentiment
national, pour lui, patriotisme équivaut à sentiment national ! Il a
totalement oublié ce que Joseph II savait déjà il y a cent ans, à savoir que
l’idée de dynastie ne fédère les sujets qu’aussi
longtemps qu’ils ont un avenir ! Gouverner signifie donner aux gens un présent
et - surtout - un avenir ! Or tout ce qu’on nous donne, c’est, au mieux, un
passé galvanisé ! Ne viens pas me parler maintenant de cet “Autrichien” cher à
Anton Wildgans qui survivra à tout ! S’il y a un
caractère autrichien, c’est bien l’absence totale de caractère !
»
Hans commençait à
voir les choses et les gens sous ce jour-là et cessait (l’expression était de
Fritz) de demander aux chardons de donner des groseilles, quand se déroulèrent
à la […]