ψ =
psi grec, résumé
de Ps ychanalyse
et i déologie.
Le NON
de ψ
[Psi]
LE TEMPS DU NON
s'adresse à l'idéologie
qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance
délibérée,
est l'antonyme de la réflexion, de la raison,
de l'intelligence.
ø
Hannah
Arendt
Luc
Ferry
Hannah
Arendt et la banalisation du mal
Le
Figaro 08/05/2013
En mai l961, l'ancien officier SS Adolf Eichmann est
enlevé près de Buenos Aires par la police secrète israélienne. L'épisode marque
l'ouverture du « Nuremberg israélien », le premier procès d'un haut dignitaire
nazi en Israël même. Hannah Arendt, auteur
déjà célèbre des Origines du totalitarisme (l951), propose au New Yorker de couvrir l'événement. Elle rédige alors cinq
articles, bientôt rassemblés dans un livre qui va faire scandale. Après avoir
connu un succès retentissant en Allemagne, le film de Margarethe von Trotta,
qui rapporte cet épisode, est aujourd'hui visible sur nos écrans. Bien qu'il soit
presque impossible de critiquer Arendt sans s'attirer les foudres de ses
épigones, je voudrais dire pourquoi elle a commis dans cette affaire deux
erreurs monumentales, deux erreurs qui lui vaudront l'hostilité de ses amis les
plus proches et les plus estimables : Hans Jonas, Gershom Scholem et Karl Jaspers.
Sans même évoquer l'accusation infamante de
« collaboration » qu'Arendt élève contre les dirigeants des ghettos juifs, sa
première erreur est de n'avoir suivi qu'une partie infime du procès, à rebours
de ce qu'elle s'était engagée à faire. C'est Raul Hilberg,
un homme que j'ai pu rencontrer aux États-Unis et questionner sur ces sujets,
qui lève le lièvre. Auteur d'un livre capital, La
Destruction des Juifs d'Europe, il ne pardonnera jamais à Arendt cette
légèreté coupable. Car, ainsi argumente-t-il, n'ayant assisté qu'au tout début
du procès, elle n'a pas pu entendre la façon dont Eichmann, en effet fort
ordinaire et insignifiant lors des premières audiences, devient beaucoup plus
animé et défensif lorsqu'il est amené à exposer ses véritables motivations.
Faute de les entendre, Arendt va défendre la thèse, à mes yeux absurde
- je dirai pourquoi dans un instant -, selon laquelle Eichmann aurait
agi pour ainsi dire sans mobiles, en fonctionnaire zélé et obéissant qui ne
pense pas une seconde aux finalités de ses actes.
C'est en ce point que transparaît ce que je considère
comme la principale bévue d'Arendt. À vrai dire, si elle n'éprouve nul besoin
de suivre plus à fond le procès d'Eichmann, c'est que son interprétation est
toute bouclée d'avance. Elle a décidé depuis belle lurette, comme on peut déjà
l'entrevoir dans son livre sur le totalitarisme, de plaquer mécaniquement les
schémas de pensée de son maître et amant Heidegger sur l'essence du nazisme.
Elle veut voir à tout prix dans Eichmann, non pas un être
possédé par ce que la théologie classique appelait la « méchanceté », par une
volonté consciente de prendre le mal comme projet, mais un banal fonctionnaire
de ce que Heidegger appelle le « on », entendez : un simple rouage dans la logique
anonyme et aveugle de ce monde de la technique dont le philosophe a passé sa
vie à décortiquer les ressorts les plus profonds.
Or, qu'est-ce qui caractérise aux yeux de Heidegger cet
univers moderne ? D'abord et avant tout le fait qu'en lui la considération des
fins (des objectifs), et avec elles des mobiles de l'action, disparaît
intégralement au profit de la seule prise en compte des moyens. En d'autres
termes, Eichmann, tout entier absorbé par les aspects « rationnels » du problème
que ses chefs lui demandent de résoudre, aurait pour ainsi dire « oublié » qu'il
travaille à transformer des êtres humains en cadavres.
Seule l'intéresse dans cette affaire la « raison
instrumentale », c'est elle qui domine exclusivement sa tâche : comment
organiser au mieux l'extermination, quels moyens sont les plus adaptés, le gaz
ou la « Shoah par balle », par exemple ? Telles sont les questions sur
lesquelles il se concentre, de sorte qu'il aurait raisonné exactement de la
même façon si on lui avait demandé de gérer un abattoir de poulets.
Si Arendt avait pris la peine d'assister aux
interrogatoires d'Eichmann, elle aurait vu, ainsi objectent ses détracteurs,
que cette lecture tout intellectuelle de la solution finale, pour apparemment
sophistiquée qu'elle soit, ne tient pas la route. De toute évidence, Eichmann
sait parfaitement ce qu'il fait, et quand il en vient à exposer ses motifs
(car, à l'inverse de ce que dit Arendt, il est bien évidemment guidé par des
intentions claires), il s'explique et se justifie, non pas du tout à la manière
tranquille d'un petit fonctionnaire consciencieux, mais avec la passion d'un
idéologue qui met en pleine connaissance de cause le IIIe Reich au-dessus
de l'humanité. En quoi il n'y a aucune « banalité du mal », seulement la
colossale méprise d'une intellectuelle piégée par des abstractions.
ø
Lanzmann critique l'idée de banalité du mal
Propos
recueillis par Aude Lancelin, publiés dans
l'hebdomadaire « Marianne »
13
novembre 2011
Le prochain film de Claude Lanzmann, qui
sera tourné en 2012, portera précisément sur Benjamin Murmelstein,
un de ces présidents des « Conseils juifs » sur le rôle desquels Hannah Arendt
insistait dans Eichmann à Jérusalem, n’hésitant pas à les accabler et à
leur imputer une part du crime. En exclusivité pour « Marianne », l’auteur de «
Shoah » livre un témoignage totalement inédit, de nature à ébranler
décisivement le regard porté sur l’Obersturmbannführer Adolf Eichmann, responsable sous le IIIème Reich des « affaires juives et de
l’évacuation », jugé et condamné à la pendaison en mai 1962 à Jérusalem.
Marianne : À vos yeux,
Hannah Arendt se trompe totalement quant à la personnalité et aux
responsabilités écrasantes d’Eichmann…
Claude Lanzmann : Absolument et c’est une des raisons pour lesquelles j’entreprends de
réaliser ce film. J’ai filmé le témoignage de Benjamin Murmelstein à Rome en 1975, pendant toute une semaine. Adjoint du grand rabbin d’Autriche,
c’est lui qui fut contraint de négocier avec Eichmann après l’annexion de
l’Autriche. Il le vit pratiquement chaque jour pendant trois ans et eut de lui
la connaissance la plus profonde qu’on puisse imaginer. Plus tard, il devint le
troisième président du Conseil juif de Theresienstadt,
en Tchécoslovaquie, que Eichmann appelait un « ghetto modèle »,
c’est-à-dire destiné à être montré. Pour mille raisons, je n’ai pas inclus son
témoignage dans « Shoah ». C’était un film en soi et l’intégrer à
« Shoah » aurait rallongé le film de deux ou trois heures. Le
témoignage de Murmelstein, capital, est aveuglant
d’intelligence et de clarté : Eichmann n’était pas du tout le falot bureaucrate
dont Arendt a brossé le portrait en même temps qu’elle inventait le concept de
banalité du mal, qui n’était au fond que la banalité de ses propres
conclusions. Dès la fin 39, c’est Eichmann qui organise la première déportation
de Juifs. Tout au long de ses rencontres avec Murmelstein,
Eichmann apparaît comme un antijuif fanatique aboyant des ordres inexécutables
qu’il multipliait à dessein. Les anecdotes à ce sujet sont nombreuses,
odieuses, et irrécusables. Tout cela sera montré dans le film, et
définitivement établi.
Qu’est-ce qui a pu à ce point induire Arendt en erreur ?
Le procès d’Eichmann a été un procès bâclé. Les historiens avaient
encore très peu travaillé. On confondait les lieux, on bousculait les témoins,
qui avaient vécu des expériences limite et étaient incapables de parler. Le
procureur Gideon Hausner partageait l’ignorance générale. À la demande de Ben Gourion qui souhaitait en faire un acte fondateur pour Israël, Hausner a ouvert le procès par un immense discours moralisateur, insupportable. Cette
ouverture a déplu à Arendt. A juste titre. Mais elle-même ne savait rien.
C’était une juive allemande exilée qui ignorait tout de la réalité de ces
choses et de ces gens.
Iriez-vous jusqu’à dire que l’insistance d’Arendt sur le rôle des «
Conseils juifs » est suspecte ? Elle s’est toujours défendue sur ce point en
invoquant les travaux de Raul Hilberg…
Hilberg a beaucoup évolué sur cette question, vous savez. Nous avons eu de
longues discussions à ce sujet. Je l’ai rencontré en 1975 à New York, pendant
un colloque d’historiens sur l’Holocauste. Contrairement aux autres, il n’était
pas gai, exubérant, le travail sur ces questions le concernait intimement. Il
avait la voix métallique, ironique, il m’a tout de suite plu, nous sommes
devenus amis. C’est à lui que j’ai demandé de faire revivre dans « Shoah » la
mémoire de Tcherniakov, le président du Conseil juif
de Varsovie qui, lui, a choisi de se suicider, le 23 juillet 1942, quand il a
vu que les déportations vers Treblinka commençaient et qu’il ne pouvait rien y
faire. Hilberg, dans « Shoah » incarne
littéralement Tcherniakov. Beaucoup d’autres se sont
également suicidés. Vingt-quatre membres du même Conseil juif se sont parfois donné la mort la même nuit. Pourquoi Arendt n’insiste pas
plutôt là-dessus ? La première chose face à une catastrophe pareille, c’est
l’humilité. Moi je suis resté des mois sans comprendre, quand j’ai commencé «
Shoah », sans même être capable de dire quel allait être mon sujet. Jusqu’au
moment où j’ai su ce que je devais faire.
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