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ψ
[Psi]
LE TEMPS
DU NON a pour but de favoriser la réflexion
pluridisciplinaire par les différents moyens
existant, la publication et la diffusion de matériaux
écrits, graphiques, sonores, textes originaux,
uvres d'art, archives inédites, sur
les thèmes en relation à la
psychanalyse, l'histoire et l'idéologie.
ψ = psi grec, résumé
de Ps ychanalyse
et i déologie.
Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS
DU NON s'adresse à l'idéologie
qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance
délibérée,
est l'antonyme de la réflexion, de la raison,
de l'intelligence.
ø
© ψ [Psi] LE
TEMPS DU NON
Novembre 1938
Freud
Un
mot sur l’antisémitisme
Cet
article est la première publication de la plume de Freud depuis son exil loin
de Vienne
Paru
en français dans le Coq-Héron n° 92, Paris, 1984
Extrait
de l’hebdomadaire « Die Zukunft » N° 7 du 25 novembre 1938,
diffusé en France par les émigrés allemands.
Tandis que je m’intéressai aux déclarations publiées
dans la presse et la littérature à propos des récentes persécutions contre les
Juifs, un article me tomba entre les mains, qui me parut si inhabituel que j’en tirai
des extraits pour mon propre usage. L’auteur y disait approximativement ceci :
“Je pose comme préalable
que je ne suis pas Juif, il ne s’agit donc pas d’un parti pris égoïste qui me
pousse à cette déclaration. Je me suis cependant vivement intéressé aux
explosions antisémites de notre temps et j’ai prêté une particulière attention
aux protestations contre elles. Ces protestations venaient de deux cotés : de l’Église
et du monde laïque, les unes au nom de la religion, les autres faisant appel aux
exigences de l’humanisme ; les premières étaient peu nombreuses et vinrent
tard, mais finalement elles sont venues quand même, sa Sainteté le Pape lui-même
a fait retentir sa voix. J’avoue que dans les manifestations de tous horizons
quelque chose m’a manqué, quelque chose à leur début, et quelque chose d’autre à
leur fin. Aujourd’hui, je veux essayer d’y remédier.
Je pense que l’on
pourrait faire précéder toutes ces protestations par une introduction parfaitement
claire et celle-ci dirait : « Oui, c’est vrai, moi non plus je n’aime pas les
Juifs. Ils me sont, en tout état de cause, étrangers et antipathiques. Ils ont
de nombreuses caractéristiques désagréables et de grands défauts. Je pense
aussi que l’influence qu’ils ont exercée sur nous et dans le domaine de nos
affaires est éminemment nuisible. Leur race, comparée à la nôtre est à l’évidence inférieure, toutes leurs actions
en témoignent... » Et alors pourrait suivre, sans la moindre contradiction, le
contenu réel de ces protestations. « Mais nous, nous revendiquons une religion
d’amour. Nous nous devons d’aimer aussi bien nos ennemis que nous-mêmes. Nous
savons que le fils de Dieu a sacrifié sa vie terrestre pour délivrer tous les
hommes du poids du péché. Il est notre modèle et c’est pourquoi, quand nous
approuvons que les Juifs soient humiliés, maltraités, dépouillés, expulsés
jusqu’à la détresse, cela s’appelle un péché contre son projet et contre le
commandement de la religion chrétienne. Nous devrions nous élever contre cela, sans nous préoccuper de
savoir si les Juifs méritent ou non un tel traitement. »
C’est en termes
semblables que s’exprime le monde laïque qui croit à l’Évangile de 1’Humanité !
À vrai dire,
toutes ces manifestations ne m’ont pas satisfait. En dehors de la religion d’Amour
et d’Humanité, il existe aussi une religion de Vérité et celle-ci est un peu
expédiée dans ces protestations ; car la vérité, c’est que nous avons traité
avec iniquité le peuple juif pendant des siècles, et que nous persistons à le
juger avec iniquité. Celui d’entre nous qui ne commence pas par reconnaître
notre faute, celui-là n’a pas, en la matière, fait son devoir. Les Juifs ne
sont pas pires que nous, ils ont d’autres particularités, d’autres défauts,
mais à tout prendre nous n’avons pas le droit de les mépriser. Ils nous sont même
supérieurs à maints égards : ils n’ont pas besoin d’autant d’alcool que nous pour trouver la vie supportable; les
délits de brutalité, de meurtre, de vol et la violence sexuelle sont chez eux choses
rares, ils ont toujours tenu en grande estime la réussite et la curiosité
intellectuelles, leur vie de famille est plus intense. Ils prennent mieux soin
de leurs pauvres, la bienfaisance leur est un devoir sacré. On n’a pas le droit
non plus, d’aucune façon, de déprécier leur valeur. Depuis que nous leur avons
permis de collaborer à nos tâches culturelles ils ont montré leur mérite par
des contributions précieuses dans tous les domaines de la science, de l’art et
de la technique, et ont largement récompensé notre tolérance. Bref, cessons
donc enfin de leur consentir des grâces là où ils sont des ayant droits à la Justice. »
Qu’un non-Juif ait pris si résolument parti m’a
fait naturellement une profonde impression. Il me faut toutefois relever
quelque chose de singulier. Je suis un très vieil homme, ma mémoire n’est plus
ce qu’elle était autrefois. Je ne peux plus me rappeler où j’ai lu l’essai dont
j’ai cité les extraits ci-dessus, et quel auteur l’a signé. Un lecteur de ce
journal peut-il me venir en aide ?
On me souffle que je dois vraisemblablement avoir à
l’esprit le livre du Comte Heinrich Coudenhove-Kalergi, « L’essence de l’antisémitisme », au contenu duquel l’auteur
que je recherche ne pouvait se référer puisqu’il était absent [en exil d’Allemagne] lors des
manifestations d’antisémitisme les plus récentes. Je connais ce livre, il est
paru en 1901 et a été réédité en 19l9 par son fils, avec une préface élogieuse.
Ce n’est donc pas possible, l’essai que j’ai
devant les yeux, non seulement est plus court, mais il vient juste d’être publié.
Ou alors, rien de tel, je me trompe du tout au
tout, et l’œuvre des deux Coudenhove est vraiment restée sans aucune influence
sur nos contemporains [antisémites].
N. B. Les précisions entre crochets sont de moi, pour une meilleure
clarté du texte. M. W.