Psychanalyse et idéologie

Freud

Un mot sur l'antisémitisme • 1938

ø

Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett • “The Uspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.  

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

L'association ψ [Psi] LE TEMPS DU NON a pour but de favoriser la réflexion pluridisciplinaire par les différents moyens existant, la publication et la diffusion de matériaux écrits, graphiques, sonores, textes originaux, œuvres d'art, archives inédites, sur les thèmes en relation à la psychanalyse, l'histoire et l'idéologie.
ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s'adresse à l'idéologie qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance délibérée, est l'antonyme de la réflexion, de la raison, de l'intelligence.

ø

© ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON

 

Novembre 1938

 

Freud

 

Un mot sur l’antisémitisme

Cet article est la première publication de la plume de Freud depuis son exil loin de Vienne

 

Paru en français dans le Coq-Héron n° 92, Paris, 1984

Extrait de l’hebdomadaire « Die Zukunft » N° 7 du 25 novembre 1938,

diffusé en France par les émigrés allemands.

 

Tandis que je m’intéressai aux déclarations publiées dans la presse et la littérature à propos des récentes persécutions contre les Juifs, un article me tomba entre les mains, qui me parut si inhabituel que j’en tirai des extraits pour mon propre usage. L’auteur y disait approximativement ceci :

  

“Je pose comme préalable que je ne suis pas Juif, il ne s’agit donc pas d’un parti pris égoïste qui me pousse à cette déclaration. Je me suis cependant vivement intéressé aux explosions antisémites de notre temps et j’ai prêté une particulière attention aux protestations contre elles. Ces protestations venaient de deux cotés : de l’Église et du monde laïque, les unes au nom de la religion, les autres faisant appel aux exigences de l’humanisme ; les premières étaient peu nombreuses et vinrent tard, mais finalement elles sont venues quand même, sa Sainteté le Pape lui-même a fait retentir sa voix. J’avoue que dans les manifestations de tous horizons quelque chose m’a manqué, quelque chose à leur début, et quelque chose d’autre à leur fin. Aujourd’hui, je veux essayer d’y remédier.

Je pense que l’on pourrait faire précéder toutes ces protestations par une introduction parfaitement claire et celle-ci dirait : « Oui, c’est vrai, moi non plus je n’aime pas les Juifs. Ils me sont, en tout état de cause, étrangers et antipathiques. Ils ont de nombreuses caractéristiques désagréables et de grands défauts. Je pense aussi que l’influence qu’ils ont exercée sur nous et dans le domaine de nos affaires est éminemment nuisible. Leur race, comparée à la nôtre est à l’évidence inférieure, toutes leurs actions en témoignent... » Et alors pourrait suivre, sans la moindre contradiction, le contenu réel de ces protestations. « Mais nous, nous revendiquons une religion d’amour. Nous nous devons d’aimer aussi bien nos ennemis que nous-mêmes. Nous savons que le fils de Dieu a sacrifié sa vie terrestre pour délivrer tous les hommes du poids du péché. Il est notre modèle et c’est pourquoi, quand nous approuvons que les Juifs soient humiliés, maltraités, dépouillés, expulsés jusqu’à la détresse, cela s’appelle un péché contre son projet et contre le commandement de la religion chrétienne. Nous devrions nous élever contre cela, sans nous préoccuper de savoir si les Juifs méritent ou non un tel traitement. »

C’est en termes semblables que s’exprime le monde laïque qui croit à l’Évangile de 1’Humanité !

À vrai dire, toutes ces manifestations ne m’ont pas satisfait. En dehors de la religion d’Amour et d’Humanité, il existe aussi une religion de Vérité et celle-ci est un peu expédiée dans ces protestations ; car la vérité, c’est que nous avons traité avec iniquité le peuple juif pendant des siècles, et que nous persistons à le juger avec iniquité. Celui d’entre nous qui ne commence pas par reconnaître notre faute, celui-là n’a pas, en la matière, fait son devoir. Les Juifs ne sont pas pires que nous, ils ont d’autres particularités, d’autres défauts, mais à tout prendre nous n’avons pas le droit de les mépriser. Ils nous sont même supérieurs à maints égards : ils n’ont pas besoin d’autant d’alcool que nous pour trouver la vie supportable; les délits de brutalité, de meurtre, de vol et la violence sexuelle sont chez eux choses rares, ils ont toujours tenu en grande estime la réussite et la curiosité intellectuelles, leur vie de famille est plus intense. Ils prennent mieux soin de leurs pauvres, la bienfaisance leur est un devoir sacré. On n’a pas le droit non plus, d’aucune façon, de déprécier leur valeur. Depuis que nous leur avons permis de collaborer à nos tâches culturelles ils ont montré leur mérite par des contributions précieuses dans tous les domaines de la science, de l’art et de la technique, et ont largement récompensé notre tolérance. Bref, cessons donc enfin de leur consentir des grâces là où ils sont des ayant droits à la Justice. »

 

Qu’un non-Juif ait pris si résolument parti m’a fait naturellement une profonde impression. Il me faut toutefois relever quelque chose de singulier. Je suis un très vieil homme, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était autrefois. Je ne peux plus me rappeler où j’ai lu l’essai dont j’ai cité les extraits ci-dessus, et quel auteur l’a signé. Un lecteur de ce journal peut-il me venir en aide ?

                                       

On me souffle que je dois vraisemblablement avoir à l’esprit le livre du Comte Heinrich Coudenhove-Kalergi, « L’essence de l’antisémitisme », au contenu duquel l’auteur que je recherche ne pouvait se référer puisqu’il était absent [en exil d’Allemagne] lors des manifestations d’antisémitisme les plus récentes. Je connais ce livre, il est paru en 1901 et a été réédité en 19l9 par son fils, avec une préface élogieuse.

Ce n’est donc pas possible, l’essai que j’ai devant les yeux, non seulement est plus court, mais il vient juste d’être publié.

Ou alors, rien de tel, je me trompe du tout au tout, et l’œuvre des deux Coudenhove est vraiment restée sans aucune influence sur nos contemporains [antisémites].

 

N. B. Les précisions entre crochets sont de moi, pour une meilleure clarté du texte. M. W.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
© 1989 / 2014