Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

François Rabelais

Trois extraits

Ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object.
Samuel Beckett
• “The Unspeakable one”
Underlined in « Jargon of the Authenticity » by T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.
Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point
ψ = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

ø

Mi-Novembre 2010

Entr’acte

François Rabelais

Trois extraits

« ...fuis la compagnie des gens auxquels tu ne veux point ressembler... »

1

De la transmission, de l’éthique, du père réel, du symbolique. Lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, par François Rabelais, que Freud affectionnait, tandis que Lacan déclarait qu’il était dépourvu de symbolique.

Pantagruel

Chap. 8

Comment Pantagruel, étant à Paris, reçut lettres de son père Gargantua, et la copie d’icelles

[Extraits]

N. B. • La lectrice / le lecteur, aura tout loisir de mettre en place de Dieu l’hypothèse de son choix.

 

Pantagruel étudiait fort bien, comme assez l’entendez, et progressait de même, il faisait des progrès en proportion car il avait l’entendement à double repli, et capacité de mémoire de douze outres et tonneaux d’huile (d’olive). Et comme il était ainsi là demeurant, reçut un jour lettres de son père en la manière que s’ensuit :

 

Très cher fils,

 

entre les dons, grâces et prérogatives dont le souverain créateur Dieu tout-puissant a doté et orné l’humaine nature à son commencement, cette grâce me semble singulière et excellente par laquelle elle peut, en état mortel, acquérir une espèce d’immortalité, et, au cours de sa vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence. Ce qui est fait par lignée issue de nous en mariage légitime.

[...]

Ce n’est donc pas sans cause juste et équitable que je rends grâce à Dieu, mon conservateur, pour m’avoir donné la possibilité de voir ma vieillesse chenue refleurir en ta jeunesse ; car, quand, par le plaisir de celui qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je n’estimerai pas que je ne meurs totalement, mais que je passe d’un lieu en un autre, attendu que, en toi et par toi, je demeure en mon image visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gens d’honneur et mes amis, comme de coutume. Laquelle mienne conversation a été, moyennant la grâce divine, non sans péché, je le confesse (car nous péchons tous, et continuellement requérons à Dieu qu’il efface nos péchés), mais sans mauvaise foi.

C’est pourquoi, tout comme en toi demeure l’image de mon corps, si en toi ne revenaient pas à la lumière les mœurs de l’âme, l’on ne pourrait alors juger que tu es garde et trésor de l’immortalité de notre nom ; et, voyant cela, le plaisir que je prendrais serait petit, considérant que demeurerait la seule partie de moi qui est mon corps, cependant que la meilleure, qui est l’âme, et par laquelle demeure notre nom en bénédiction entre les hommes, serait dégénérée et abâtardie. Je ne dis pas cela parce que je me défie de ta vertu, laquelle m’a déjà été auparavant prouvée, mais pour t’encourager plus fort à progresser de bien en mieux. Et ce que je t’écris aujourd’hui, n’est pas tant pour que tu vives en ce train vertueux, mais pour que tu te réjouisses d’ainsi vivre et avoir vécu, et reprennes avec courage cœur des forces fraîches, pour l’avenir.

Pour parfaire et consommer cette entreprise, il te peut assez souvenir comment je n’ai rien épargné ; mais ainsi y ai-je contribué comme si je n’eusse d’autre trésor en ce monde que de te voir une fois dans ma vie libéré de toutes contraintes, et parfait, tant en vertu, honnête et sagesse, qu’en tout savoir libéral et honnête, et tel te laisser après ma mort comme un miroir représentant la personne de moi ton père, aussi excellent sinon dans les actes, du moins dans tes aspirations.

[...]

Maintenant toutes les disciplines sont rétablies, les langues restaurées : grecque, sans laquelle c’est une honte qu’on se prétende savant, hébraïque, chaldaïque, latine. L’usage de l’imprimerie, qui fournit des livres si élégants et si corrects, qui a été inventée de mon vivant par inspiration divine, alors qu’au rebours, l’artillerie l’a été par suggestion diabolique. Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très riches, au point que, me semble-t-il, ni au temps de Platon, ni en celui de Cicéron, ni en celui de Papinien, on ne pouvait étudier aussi aisément qu’aujourd’hui. Et il ne sera désormais plus possible de trouver place et compagnie à celui qui n’aura pas été bien affiné dans l’atelier de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les mercenaires, les palefreniers d’aujourd’hui, plus doctes que les docteurs et les prêcheurs de mon temps.

Que dirais-je ? Des femmes et des filles ont accédé à cette gloire et manne céleste que sont de bonne doctrine. C’est au point qu’à l’âge où je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, que je n’avais pas méprisées comme Caton, mais que je n’avais eu le loisir de d’apprendre en mon jeune âge. Et je me délecte volontiers à lire les Œuvres morales de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias, et les Antiquités d’Atheneus, attendant l’heure qu’il plaira à Dieu mon créateur de m’appeler et m’ordonner de sortir de cette terre.

C’est pourquoi, mon fils, je t’adjure d’employer ta jeunesse à bien progresser en études et en vertu. Tu es à Paris où tu seras instruit par de louables exemples en même temps que par l’enseignement vif et oral de ton précepteur Epistémon. J’entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues : premièrement la grecque, comme le veut Quintilien ; deuxièmement la latine ; et puis l’hébraïque pour l’Écriture sainte, la chaldaïque et l’arabique pour la même raison ; et que formes ton style, quant à la grecque, sur celui de Platon, et, pour la latine, sur celui de Cicéron. Qu’il n’y ait pas d’histoire que tu ne gardes présente en ta mémoire, à quoi t’aidera la cosmographie de ceux qui en ont écrit. Des arts libéraux, géométrie, arithmétique et musique, je t’en ai donné le goût quand tu étais encore petit, en l’âge de cinq à six ans ; poursuis le reste, et d’astronomie saches-en toutes les règles ; par contre laisse-moi l’astrologie divinatrice, et l’art de Lulle, comme autant d’abus et vanités.

Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie.

Et quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’y adonnes soigneusement : qu’il n’y ait mer, rivière, ni fontaine dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, arbustes, et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout Orient et Midi, que rien ne te soit inconnu.

Puis revisite le plus souvent les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans dédaigner les Talmudistes et les Cabalistes et, par de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de cet autre monde qu’est l’homme. Et pendant quelques heures du jour, va visiter les Saintes lettres. Premièrement, en grec, le Nouveau Testament et les Épîtres des Apôtres, et puis, en hébreu, le Vieux Testament. En somme, que je voie en toi un abîme de science. Car, à partir de maintenant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra sortir de cette tranquillité et du repos d’étude, et apprendre la chevalerie et les armes, pour défendre ma maison, et secourir nos amis en toutes leurs affaires, contre les assauts malfaisants. Et je veux que, bientôt, tu mettes tes progrès à l’épreuve, ce que tu ne pourras mieux le faire qu’en soutenant des thèses en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris qu’ailleurs.

Mais parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n’entre pas en âme portée au mal, et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient de servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en Lui toutes tes pensées et tout ton espoir ; et par la foi formée de charité, tu dois être uni à Lui, de sorte de n’en être jamais séparé par le péché. Tiens en suspicion les abus du monde ; ne mets ton cœur à ce qui est vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à tous tes prochains, et les aime comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis la compagnie des gens auxquels tu ne veux point ressembler, et, es grâces que Dieu t’a données, ne les reçois pas en vain. Et, quand tu saura que tu as acquis au loin tout le savoir humain, reviens vers moi, afin que je te voie et te donne ma bénédiction avant de mourir.

Mon fils, que la paix et la grâce de Nôtre-Seigneur soient avec toi. Amen.

D’Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars,

                                                                                         Ton père,

Gargantua.

 

Ces lettres reçues et vues, Pantagruel puisa nouveau courage, et brûla du désir de progresser plus que jamais ; de sorte que, le voyant étudier et progresser, vous eussiez dit que son esprit était parmi les livres comme est le feu parmi les brandes, tant il l’avait infatigable et acéré.

 

2

Actualité récente du langage.

Un mot frappe dans le dernier discours du Général de Gaulle, l’avant-veille du référendum, au moment de quitter définitivement l’Élysée : trahison... par les “siens” politiques, qui confirme l’adage selon lequel on n’est jamais trahi que par les siens.

ø

Usage de l’expression “victimes innocentes”. En tant que victime, elle est toujours présumée innocente. Victime “innocente” est une tautologie.

ø

Une curieuse idée : faire venir s’exprimer à la TV l’avocat défenseur d’Éric Worth, lequel, sur fond de verdure, style Bagatelle, de cette voix bien connue des stentors de prétoires, nous a servi, en seule exclusivité de discours, du et des “fantasmes” durant une grande minute.

Ce juriste, pour emprunter de telle sorte au langage de la psychiatrie et de la psychanalyse, connaît-il son fantasme ? Chacune, chacun, le sien, il n’y a pas de fantasmes collectifs.

Proposons quelques traductions de termes spécifiques aux disciplines mentionnées, utilisées sans en bien posséder le sens, par les agora diverses, et remplaçons,

fantasme, par fable, légende, fiction qui, elles, appartiennent au vocabulaire du collectif. Pour éviter de s’exposer à des poursuites pour diffamation, il serait hélas imprudent de substituer à “fantasme” le mot “mensonge”qui pourtant aurait semblé plus proche de l’intention du juriste. À moins que ce soit l’expression de “maladie mentale”, fort à la mode dans l’arsenal des insultes que s’entrebalancent, à tous les étages, les humains en ces temps.

Paranoïaque, par “atteint de folie des grandeurs” ou, en terme savant, de“mégalomanie”, laquelle n’est pas forcément associée à la persécution et à l’homosexuation.

Un contresens de langage,

Schizophrène, par “clivage du pervers” ou “la main droite ignore délibérément ce que fait la main gauche”, ce qui distingue radicalement le clivage du pervers de l’isolement tragique du schizophrène.

D’où émanent donc ces emprunts, ravalés en un jargon pédant, qui sont à la limite de l’altération d’un respect exigible par l’humain, de la part de professionnels du droit et autres “corpos”, et dans quelles intentions ?... décrites ainsi par l’irrésistible Rabelais,

Le Tiers Livre

Chap. 44

Comment Pantagruel raconte une étrange histoire des perplexités du jugement humain

[Extraits]

« Je ne voudrais ni penser ni dire - et d’ailleurs je ne le crois pas, si monstrueuse est l’iniquité et si évidente la corruption de ceux qui sont chargés d’interpréter le droit en ce parlement myrelingois de Myrelingues - qu’un procès décidé par jet de dés, quoi qu’il advînt, serait pire qu’il ne l’est en passant par leurs mains pleines de sang et de désirs pervers ; et cela, surtout, attendu que tout leur directoire chargé de l’application des règles dans les questions de droit usuelles, a été nommé par un certain Tribonien, un mécréant, homme sans foi, barbare, autant porté au mal, si pervers, si avare et si inique qu’il vendait purement et simplement les lois, les édits, les rescrits, les constitutions et ordonnances, en purs deniers, à la partie la plus offrante. Et c’est ainsi qu’il leur a taillé leur morceaux par ces petits bouts et échantillons de lois qu’ils ont en usage, supprimant et abolissant le reste qui faisait que la loi formait un tout, de peur que, si la loi restait entière et si l’on avait sous les yeux les livres des jurisconsultes antiques exposant les douze Tables et édits des Préteurs, sa perversité ne fût clairement connue du public.

« C’est pourquoi il serait souvent préférable (c’est-à-dire moins de mal en adviendrait) pour chacune des parties en litige, de marcher sur des chausse-trapes que de s’en remettre, pour défendre son droit, à leurs interprétations et jugements, comme le souhaitait Caton qui, en son temps, conseillait que la cour de justice fût pavée de chausse-trapes. »

3

Quant au vocabulaire lui-même, choisissons cette rencontre que Pantagruel fit à Paris avec celui de la Sorbonne, dont Rabelais fut exclu,

Pantagruel

Chap. 6

Comment Pantagruel rencontra un Limousin qui contrefaisait le langage français

Un jour, je ne sais quand, Pantagruel se promenait après souper avec ses compagnons, par la porte d’où l’on va à Paris ; là, il rencontra un écolier tout joliet, qui venait par icelui chemin, et, après qu’ils se fussent salués, lui demanda : « Mon ami, d’où viens-tu à cette heure ? »

L’écolier lui répondit : « De l’alme, inclite, et célèbre académie que l’on vocite Lutèce.

- Qu’est-ce à dire ? dit Pantagruel à un de ses gens.

- C’est, répondit-il, de Paris.

- Tu viens donc de Paris, dit Pantagruel, et à quoi passez-vous le temps, vous autres messieurs étudiants, au dit Paris ? »

L’écolier répondit :

[...]

À ces mots Pantagruel lui dit : « Quel diable de langage est-ce là ? Par Dieu, tu es quelque hérétique.

- Seignor, non, dit l’écolier, car libentissiment dès ce qu’il illucesce quelque minutule lèche du jour...

[...]

- Eh bren, bren, dit Pantagruel, qu’est-ce que veut dire ce fol ? Je crois qu’il nous forge ici quelque langage diabolique, et qu’il nous charme comme enchanteur. »

À quoi, l’un de ses compagnons lui dit : « Seigneur, sans nul doute, ce galant veut contrefaire la langue des Parisiens ; mais il ne fait qu’écorcher le latin, et croit ainsi pindariser, et il lui semble bien qu’il est grand orateur en français, parce qu’il dédaigne l’usage commun de parler. »

À quoi Pantagruel dit :« Est-ce vrai ? »

L’écolier lui répondit : « Signor Missayre [italianisme], mon génie n’est point apte naturellement à ce que dit cet infâme vaurien pour écorcher l’épiderme de notre langue gauloise [dans le texte original : vernacule gallique !], mais au contraire je travaille avec zèle, et par voiles et par rames je m’efforce de l’enrichir de la redondance à la chevelure latine. »

- Par Dieu, dit Pantagruel, je vous apprendrai à parler ; mais auparavant, réponds-moi : d’où es-tu? »

À quoi dit l’écolier [galimatias]...

- J’entends bien, dit Pantagruel ; tu es Limousin pour tout potage, et tu veux ici contrefaire le Parisien. Or viens là que je te donne un coup de peigne. Lors le prit à la gorge, lui disant : « Tu écorches le latin ; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard [vomir], car je t’écorcherai tout vif. »

Et le pauvre Limousin de se mettre à dire [en patois : « Vée dicou ! gentillâtre. Ho, saint Marsaut, adjouda mi ! Hau, hau, laissas à quau, au nom de Dious, et ne me touquas grou. »]

À ces mots Pantagruel lui dit : « À cette heure tu parles naturellement. » Et ainsi le laissa, car le pauvre Limousin conchiait toutes ses chausses, qui étaient fendues en queue de morue, et non à plein au fond, ce qui fit dire à Pantagruel : « Saint Alipentin, quel civette ! Au diable ce mange-raves, tant il pue ! » Et il le laissa.

[...]

Et après quelques années le Limousin mourut de la mort Roland [de soif], ce faisant la vengeance divine, et nous démontrant ce que dit le Philosophe, et Aulu-Gelle, qu’il nous convient de parler selon le langage usité, et, comme disait Octavien Auguste, il faut éviter les mots épaves en pareille diligence que les patrons des navires évitent les rochers de mer.

ø

En cours...

Variations autour du livre de

Michel Schneider

« Lacan, les années fauve »

À la mémoire de François Perrier

ø

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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