Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein

Lettre à Élisabeth Roudinesco

suite à son invitation, couplée avec celle adressée à Marcel Rufo, par France-Inter pour sa

« Journée Freud »

 

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Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object.
Samuel Beckett • “The Uspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

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ψ = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s'adresse à l'idéologie qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance délibérée, est l'antonyme de la réflexion, de la raison, de l'intelligence.

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© Micheline Weinstein  / 09.11.2012

 

Lettre à Élisabeth Roudinesco

suite à son invitation, couplée avec celle adressée à Marcel Rufo, par France-Inter pour sa

« Journée Freud »

 

Paris, le 09.11.2012

 

Chère Élisabeth,

 

tout d’abord, un grand merci, chère Élisabeth, pour la qualité de votre introduction, avec Marcel Rufo, à cette - enfin - « Journée Freud », dont je me permets d’avancer, sans risque majeur de me tromper, que vous en êtes grandement à l’initiative.*

Je n’ai suivi que très partiellement la communication entre Laure Adler et Élisabeth Badinter, qui m’a semblé s’adresser plutôt aux lectrices de magazines féminins et était un peu brouillonne.

Au sujet du féminisme, j’ai regretté qu'Élisabeth Badinter n’ait pas eu sous les yeux les réflexions d’Anna Freud. Elles figurent quelque part sur notre site mais je ne sais plus, dans le flot des documents, ni la date ni où. Cependant les lectrices et lecteurs intéressés pourront les trouver dans le « Anna Freud », d’Elisabeth Young-Bruehl.

Il m’a paru étrange et dommageable pour la psychanalyse qu’Élisabeth Badinter dise, pour ne citer qu’un exemple, que grâce à la vulgarisation, “on parle [désormais] Freud”, autrement dit, “on” utilise les concepts freudiens dans la langue du socium.

C’est exact, seulement se servir des concepts freudiens à tout-va sans en connaître ni le sens ni l’essence, est ce dont je ne cesse d’être consternée.

Chère Élisabeth, comme je vous l’ai récemment écrit, si la psychanalyse n’est pas devenue une science, humaine, expérimentale, et non pas exacte, c’est-à-dire accessible à tous, selon le désir de Freud, ce fait est à imputer à ceux qui se sont chargés, plus particulièrement depuis un demi-siècle en France, de la transmission de la psychanalyse. C’est-à-dire aux psychanalystes eux-mêmes et, cela va de soi, à leur suite, par identification, aux tout-venant, à commencer pas les psychiatres, psychologues, médecins en formation, philosophes, lesquels s’en sont emparés comme d’une propriété corporatiste. Les analysants de toutes provenances de ces psychanalystes ont emboîté le pas, dont les enseignements secondaire et supérieur et, naturellement, avec une goulue appétence, les médias, la mode, le snobisme.

Vous dîtes que Freud, traduit en de multiples langues, est beaucoup lu. Je ne le pense pas, ou alors en seule superficie, d’où l’emprunt non maîtrisé des concepts qu’il a patiemment forgés, ne reculant jamais, avec l’honnête intellectuelle intrinsèque qui le définit, à les enrichir, à les faire évoluer, à reconnaître ce que l’on désigne en mathématiques par des “erreurs d’approximation”.

Vous savez très bien, puisque votre œuvre elle-même en pâtit, que la plupart des psychanalystes “modernes” ne lisent pas. Ce qui les exonère de mettre à l’épreuve l’application clinique des concepts freudiens.

Lebovici, Diatkine, Jenny Aubry votre mère, cités par Marcel Rufo, sont-ils lus ?

Des professionnels de la psychanalyse s’étonnent, avec une légèreté discutable, que Françoise Dolto, François Perrier n’aient pas “fait école”. Pourquoi ? C’est très simple, ils attendaient, par leurs séminaires, que leurs auditeurs travaillent les textes et les exposés oraux, ceux de Freud, les leurs, ceux d’auteurs dont les écrits étaient pour eux indispensables.

Cela exige un goût de l’étude et le désir d’une application clinique patiente de la psychanalyse quasi ascétique, lesquels n’ont pas rencontré grand monde.

Quelques-unes et quelques-uns étudient très sérieusement tout de même, Rufo en témoigne.

J’ai souvent remplacé, à ce propos, l’expression “principe de plaisir”, par “principe de flemme”.

Cela a amené, dans le langage courant, à confondre, pour n’isoler qu’un concept, celui de “pulsion de mort”, retour vers un état anorganique mû par ledit principe de plaisir, lequel, pour faire bref, tire vers le bas des choses, et celui de “pulsion de destruction”, plus communément appelée agressivité, pulsion ou instinct, meurtriers.

Vous dîtes que l’indigence - le terme est de moi, non de vous - dans la transmission de la psychanalyse émanerait plutôt de psychanalystes conservateurs.

Je ne le pense pas non plus, je vous en ai exposé les motifs, elle a affecté le champ entier des idéologies.

Vous avez, ce matin, en ces temps très actuels de débats sur l’homosexualité et la parentalité, su fermement restituer à Freud ce qui lui revient pleinement, en mettant un point que j’espère définitif à la fable, largement éparpillée auprès du socium, selon laquelle il aurait assigné l’homosexualité à une pathologie, ce qui est tout bonnement  faux.

De mon côté, je ne dirais pas que Freud ne “comprenait” pas le surréalisme et l’art moderne. Je dirais plutôt qu’il n’appréciait pas le surréalisme - cf. ses remarques à la suite de la visite d’André Breton. 

Avec une exception tout de même, Salvador Dali. Salvador Dali fut introduit selon son vœu insistant auprès de Freud par Stefan Zweig, lequel dans sa lettre de recommandation écrit,

 

Salvador Dali est, à mon sens, le seul peintre de génie de notre époque, et le seul qui lui survivra, fanatique de ses propres convictions, disciple des plus fidèles et des plus doués de vos idées parmi les artistes.

 

Salvador Dali rencontra Freud le 19 juillet 1938, dans sa provisoire demeure d’exil à Londres. Freud, souffrant alors énormément de sa prothèse, son “monstre”, ne pouvait hélas presque plus parler, ce que Dali, probablement, ignorait.

Le portrait de Freud que dessina Dali au cours de cette entrevue est magnifique.

Voici un extrait de la réponse de Freud à Stefan Zweig, suite à cette visite.

 

39, Elsworthy Road, London, NW.3

20 Juil. 1938

[...]

Il faut réellement que je vous remercie du mot d’introduction qui m’a amené les visiteurs d’hier. Car jusqu’alors, semble-t-il, j’étais tenté de tenir les surréalistes, qui apparemment m’ont choisi pour saint patron, pour des fous intégraux (disons à quatre-vingt-quinze pour cent, comme pour l’alcool absolu). Le jeune Espagnol, avec ses candides yeux de fanatique et son indéniable maîtrise technique, m’a incité à reconsidérer mon opinion. Il serait en effet très intéressant d’étudier analytiquement la genèse d’un tableau de ce genre. Du point de vue critique, on pourrait cependant toujours dire que la notion d’art se refuse à toute extension lorsque le rapport quantitatif, entre le matériel inconscient et l'élaboration préconsciente, ne se maintient pas dans des limites déterminées. Cela pose, en tout cas, une sérieuse question à la psychologie.

[…]

Chaleureusement,

Votre Freud

 

Il n’est donc pas surprenant qu’après ces échanges épistolaires, au-delà de sa célèbre fougue, Salvador Dali se soit intitulé comme le seul surréaliste digne de cette appellation. 

Et il y a tout lieu de penser que si Freud avait vécu suffisamment pour prendre connaissance de l’OuLiPo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle et ses extensions, dont l’œuvre poétique fut fondée, à la différence du surréalisme, à partir de structures mathématiques, il eût apprécié.

Pour terminer, je vous suis particulièrement reconnaissante d’isoler inlassablement, chaque fois que vous en avez l’opportunité, par écrit et oralement, en trois concepts, ce qui caractérise l’antisémitisme, lequel porte sur : le sexe, l’argent, l’intellect.

Voilà pour aujourd’hui, chère Élisabeth.

Je retourne à mes travaux, dont une grande partie figure, avec de nombreux autres, sur notre site, lesquels s’adressent presque exclusivement - outre les productions artistiques -, sur ce que je connais le mieux, c’est-à-dire aux conséquences qu’a entrainé la déportation des Juifs de France sur la psychanalyse.

Cordialement vôtre,


  * Non, m'écrit É. R., l'initiative de cette journée revient à Philippe Val.

 

P.S. Ce que je n'ai pas développé, au sujet de la lecture des textes fondamentaux de la psychanalyse et de sa transmission : nous entendons, dans pratiquement tous les médias et individuellement par les générations post-68, que “Freud serait dépassé”, que Françoise Dolto aurait magnifié “L'enfant Roi”, ce qui est une simple contre-vérité.

 

Qui, des enseignants chargés de la transmission de la psychanalyse et, à leur suite, leurs élèves, a réellement lu Freud et Dolto ainsi qu'étudié leurs textes ?

 

Bien cordialement,

 

M. W.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
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