Alain Badiou / Elisabeth Roudinesco
Appel aux psychanalystes
in
Le Nouvel Observateur
• 19 avril 2012
Entretien avec Éric Aeschimann
« Critiquez
vos dérives, il en va de votre survie.
»
E.
A. –
Alain Badiou, dans votre dernier ouvrage,
vous lancez avec Elisabeth Roudinesco un appel
pour sauver la psychanalyse. Que se passe-t-il
de si grave pour qu’un philosophe vienne
au secours du freudisme ?
Alain Badiou – La psychanalyse est,
avec le darwinisme ou le marxisme, l’une
des révolutions majeures de la pensée
de notre temps. Ces trois doctrines ont en commun
de n’être ni des sciences exactes,
ni des croyances philosophiques ou religieuses,
mais des « pensées » :
matérialistes, liées à des
pratiques, elles ont changé notre vision
du monde et subissent aujourd’hui le même
type d’attaques. Les attaques contre la
psychanalyse doivent être donc comprises
dans le cadre d’une crise globale de l’intellectualité.
Une crise qui, si l’on veut la résumer,
se caractérise par la tentative de remplacer
le « sujet » par l’individu.
Qu’est-ce que le « sujet » ?
C’est l’être humain compris
comme un réseau de capacités qui
lui permettent de penser, de créer, de
partager avec les autres, d’agir collectivement,
d’aller au-delà de ses singularités,
ce qui est la condition de la liberté.
Naturellement, le sujet est porté par l’individu
et ses singularités - un corps, une identité,
une position sociale, des pulsions – mais
il ne s’y réduit pas. Être
sujet, c’est circuler entre la singularité
et l’universalité et c’est
précisément sur cet écart
que la psychanalyse a fondé son action
: elle aide l’individu à devenir
pleinement un sujet. Voilà pourquoi je
la vois comme une discipline émancipatrice
avant d’être thérapeutique.
Aujourd’hui, on nous dit qu’être
un individu suffit largement. C’est le discours
du libéralisme, qui se prétend démocratique
et libéral, mais qui produit en réalité
des individus malléables, soumis, enfermés,
incapables d’actions communes : des
individus privés de la capacité
d’être sujet. Car le capitalisme,
qui ne s’intéresse qu’à
l’appétit animal des individus, n’a
que faire des sujets. Mais c’est aussi le
discours de la neurologie, qui veut réduire
l’individu à sa dimension neuronale.
Se moquant des physiognomonistes qui, au XIXe,
croyaient pouvoir déduire les caractères
d’un individu de la forme du crâne,
Hegel disait que, pour eux, « l’esprit
est un os ».
Aujourd’hui, la neurologie dit : « l’homme
est un gros sac de neurones. » Ce n’est
pas mieux ! Nous avons affaire à une
nouvelle forme de scientisme, une nouvelle idéologie
du progrès technique. Dans le champ du
psychisme, seule la psychanalyse, je crois, est
en mesure de nous en préserver. Mais -
et c’est là le deuxième volet
de notre appel - je n’ai pas le sentiment
que les psychanalystes, pris dans leurs querelles
intestines, fassent ce qu’il faut pour se
défendre. Il faut qu’ils trouvent
le moyen de satisfaire la nouvelle demande qui
leur est adressée sans céder à
ce néo-positivisme. Ils sont immobiles,
ils doivent faire un pas en avant.
E.
A. –
Elisabeth Roudinesco, vous qui défendez
la psychanalyse depuis longtemps, comment en est-on
arrivé là ?
Elisabeth Roudinesco – Tout d’abord,
la psychanalyse, comme formation de psychopathologie,
est enseignée dans les départements
de psychologie. Or, la psychologie n’est
pas prête à prendre en charge l’inconscient
et ne dispose pas de la culture liée à
sa compréhension. Dominée par les
sciences médicales, elle obéit à
des évaluations qui n’ont rien à
voir avec les sciences humaines. Autrefois, pour
devenir psychanalyste, il fallait, en plus d’une
formation clinique, disposer d’une solide
culture philosophique, historique et littéraire.
En voulant inscrire la psychanalyse dans une logique
de professionnalisation, on a détruit sa
transmission comme pensée. Autre évolution
marquante : il y a 30 ans, l’essentiel des
psychanalystes étaient psychiatres et donc
cliniciens de l’âme ; aujourd’hui,
ils sont psychologues. La psychiatrie s’est
ralliée aux techniques cognitivistes et
comportementalistes (TCC) qui renvoient à
une conception de l’homme réduit
à ses neurones. Bien sûr, les pathologies
peuvent avoir une dimension organique. Mais, même
là, le médicament ne suffit pas :
il faut aussi prendre en compte la part subjective
du patient.
E.
A. –
Quelle est la part de responsabilité
des psychanalystes eux-mêmes ?
E. R. –
Ils ne produisent plus d’œuvre théorique.
Leurs sociétés fonctionnent comme
des corporations professionnelles. Condamner l’homoparentalité,
la procréation assistée ou la toute
puissance des mères contre la fonction
paternelle, comme ils l’ont fait publiquement,
c’est grave : ils n’ont pas à
s’instaurer en gendarmes de la bonne conduite
au nom du complexe d’Œdipe. Ils font
des diagnostics en direct dans les médias
et ils ont abandonné la question politique
: majoritairement, ils sont des esthètes
sceptiques désengagés de la société.
Surtout, ils prétendent soigner les souffrances
sur un modèle ancien. Mais les pathologies
ont changé. La psychanalyse est née
de la névrose et de l’hystérie,
deux symptômes propres aux sociétés
marquées par la frustration sexuelle. Aujourd’hui,
ce qui fait souffrir c’est la relation à
soi : on le voit avec l’importance
accordée au narcissisme et aux perversions.
Au temps de Freud, les patients étaient
de grands bourgeois, qui avaient le temps et l’argent,
ce que n’a pas le nouveau public, moins
élitiste.
E.
A. –
Comment s’adapter, alors ?
E. R. – Le « pas en avant »
dont parle Alain Badiou serait de se mettre à
l’écoute de cette nouvelle demande.
Je crois possible, dans le cadre de la psychanalyse,
de mener des thérapies courtes avec des
séances longues, comme le faisait Freud,
et où l’on parle aux gens avec empathie.
L’analyse dite classique serait réservé
à ceux qui le veulent. Tout le monde n’a
pas envie d’explorer le tréfonds
de son inconscient. Nous ne sommes plus en 1900,
la psychanalyse est passée dans la culture
et les gens savent qu’ils ont un inconscient.
Leur demande n’est plus de le découvrir,
mais souvent de résoudre une situation
concrète. La nouvelle génération
de praticiens devra le faire, faute de quoi elle
n’aura plus de patients. C’est à
elle que nous nous adressons.
E.
A. –
N’est-ce pas ce que disent les
parents d’enfants autistes ?
E. R. –
Le désamour ne vient pas de nulle part.
Pour autant, toutes les critiques ne sont pas
recevables. Par exemple, on assiste à un
phénomène nouveau : les malades
veulent décider de leurs traitements et
considèrent par exemple que leurs bouffées
délirantes font partie de leur identité.
Ils ne voient pas pourquoi ils seraient abrutis
par des médicaments sous prétexte
qu’ils entendent des voix. En quoi, il faut
les écouter. Mais on va vers une transformation
du patient en maître de son destin et ce
n’est pas souhaitable. Là encore,
les psychanalystes ont leur part de responsabilité,
parce qu’en s’enfermant dans des chapelles,
ils perdent leur autorité. Au fond, ce
qui a été perdu dans les sociétés
de psychanalystes, c’est la position de
Maître au profit de celle des petits chefs.
E.
A. –
Qu’entendez-vous par « maître » ?
E. R. – La position du maître
permet le transfert : le psychanalyste est « supposé
savoir » ce que l’analysant va
découvrir. Sans ce savoir attribué
au psychanalyste, la recherche de l’origine
de la souffrance est quasi impossible.
E.
A. –
Faut-il vraiment passer par la restauration du
maître ?
A. B. – Le maître est celui qui
aide l’individu à devenir sujet.
Car si l’on admet que le sujet émerge
dans la tension entre l’individu et l’universalité,
il est évident qu’il a besoin d’une
médiation pour avancer sur ce chemin. Et
donc d’une autorité. La crise
du maître est la conséquence logique
de la crise du sujet et la psychanalyse n’y
a pas échappé. Il faut rénover
la position du maître, mais il n’est
pas vrai qu’on puisse s’en passer,
même et surtout dans une perspective d’émancipation.
E. R. – Lorsque le maître disparaît,
il est remplacé par le chef, l’autoritarisme
et cela finit toujours, tôt ou tard, par
le fascisme - l’histoire nous l’a
hélas prouvé.
E.
A. –
La psychanalyse, expliquez-vous, appartient aux
domaines des sciences humaines et n’a donc
pas à se plier aux règles de l’évaluation
scientifique. Mais, à la différence
des autres sciences humaines, le psychanalyste
prétend soigner et se fait payer pour cela.
Cela fait tout de même une différence ?
A. B. –
Sur un plan factuel, votre description est inexacte.
Les politiques ne cessent de demander aux sociologues
ou aux économistes - en les rémunérant !
- des rapports à partir desquels ils
mettent en œuvre des mesures ayant des effets
très concrets sur la vie des citoyens.
Prenez l’économie : elle va
d’échec en échec, son incapacité
prévisionnelle est désormais avérée
et pourtant, elle se présente toujours
comme une science. Et que dire de l’industrie
pharmaceutique, qui se prévaut du label
scientifique mais dont les produits n’offrent
pas plus de sûreté qu’une cure
analytique. En réalité, notre société
est infestée de pratiques qui se prétendent
scientifiques. Ce que ne fait pas la psychanalyse,
justement !
E. R.
– Quand les gens tombent sur un mauvais
chirurgien, ils n’accusent pas Hippocrate !
Oui, la médecine a fait d’immenses
progrès et nous en avons tous bénéficié,
mais la comparaison n’a guère de
sens. Si la psychanalyse peut faire des progrès,
ce sera sous d’autres modalités.
Tout simplement parce qu’on ne guérit
jamais de la condition humaine.
E.
A. –
Tout de même, il y a des imposteurs.
E. R. – Il y en a, c’est
vrai, et probablement plus que dans d’autres
disciplines, car le psychisme est un domaine moins
tangible. Les associations d’analystes doivent
édicter des règles et c’est
aussi le sens de l’appel que nous leur
lançons : critiquez vos dérives,
il en va de la survie de la psychanalyse. Sinon,
nous irons vers une société organique
où nous serons traités comme des
objets.
À
écouter…
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Ø
Micheline Weinstein
le 27 avril 2012
Au sujet de la professionnalisation
Jusque dans les années soixante, il était encore exigé,
pour la candidate ou le candidat analystes, de
“se soumettre” (Freud) à une
analyse personnelle, la didactique se greffant
dans la foulée de son cheminement et lorsque
l'analyste estimait que le temps en était
venu de s'essayer, sous la conduite d'une ou d'un
analyste attitré/e, à l'exercice
pratique de la psychanalyse.
Pour prévenir une
vulgarisation non maîtrisée de la
psychanalyse, autorisant aux dérives et
guerres de “petits chefs” soulignées
par Elisabeth Roudinesco, il fallut attendre 1988
que s'ébauche une reconnaissance de fait
du statut de psychanalyste non-médecin,
lorsque les analystes praticiens déclarés
ou qui souhaitaient se déclarer comme tels
et être à ce titre exemptés
de TVA, constituent un dossier solide auprès
de la Direction des professions de la Santé, dûment avalisé par leurs analystes, leurs
aînés aiguilleurs, leurs enseignants,
leurs travaux. De mon côté, les attestations
écrites émanaient de Françoise
Dolto, François Perrier, Solange Faladé,
qui étaient tous trois médecins
et médecins psychiatres.
Cela n'a rien prévenu, rien enrayé, du tout.
Au cours du temps, l'obligation d'une analyse personnelle s'est érodée
et a subrepticement fini par disparaître.
Nous déplorerons au passage que, dès
l'aube de la psychanalyse et malgré le
désir explicite de Freud, peu de médecins,
généralistes ou spécialistes,
se sont mobilisés en faveur de la pratique
par leurs collègues analystes non-médecins,
eussent-il reçu une formation personnelle
clinique incontestable, cette question ne les
intéressant pas. D'autres se sont carrément
élevés contre.
Depuis et l'air de rien, psychologues et autres professions diverses
déclarées, ne furent ni ne sont
tout simplement analysés - leurs psychanalystes
éventuels non plus, selon le propre dire
de beaucoup -, encore moins “didactisés”
et obtiennent leur label de “et psychanalystes”
au seul titre d'unités universitaires.
Pour ce qu'il en est des candidats patients qui, du temps de Freud, étaient
de grands bourgeois, ils assuraient matériellement,
non seulement le fonctionnement des Sociétés
de Vienne, de l'Institut de Berlin, des éditions,
de l'enseignement, des colloques... mais se chargeaient
également de la mise en place concrète,
sans aucune aide des États, de structures
destinées à la thérapeutique
gratuite. Ainsi Freud, Eitingon, Dorothy Burlingham,
von Freund - ce n'est de loin pas exhaustif ...
... ... y contribuèrent-ils et permirent-ils
à Anna Freud, Bernfeld, Aichorn... ...
... d'accueillir dans un cadre chaleureux, des
enfants, des adultes, de jeunes délinquants,
non solvables.
Freud lui-même, par ailleurs, n'a cessé jusqu'à l'Anchluss
en 1938, de pourvoir financièrement, avec
ses droits d'auteur, auprès de jeunes analystes
désargentés en formation et d'analystes
confirmés moins jeunes - Lou Andreas-Salomé
par exemple.
En France, cette générosité naturelle s'est illustrée
par Marie Bonaparte, laquelle a financé
la création de l'Institut de Psychanalyse
de la rue St Jacques, ouvert gratuitement à
qui se présentait. La Princesse Marie fut
peu suivie, le gros des analystes français
jusqu'à nos jours, bien qu'assez fortunés,
se situant plutôt du côté de
l'avarice, ce qui interroge sur leur économie
libidinale. Cette étrange position les
a amenés à ne parler que de leur
“Moi/Je” et à commenter une
histoire de la psychanalyse qui ne serait que
celle alimentée principalement par des
tourbillons de potins de culs de basses-fosses,
se nourrissant exclusivement d'une supposée
vie privée des psychanalystes, que les
publications, les œuvres les plus honnêtement
documentées portant sur l'évolution
théorique et la pratique de la psychanalyse,
n'ont pu endiguer.
ø