© Micheline Weinstein / 26 avril 2016
© M. W. pour la traduction 2005
Freud • 1923
Petit
abrégé de psychanalyse
Extraits
Avant-propos
Pour rendre compte des travaux effectués depuis 1998 portant sur la psychanalyse dans l’histoire, l’évolution des concepts freudiens, l’efficacité de ses applications pratiques bien définies, sur la formation des analystes, il m’a semblé pédagogique de commencer par mettre à la disposition des lecteurs, en l’annotant brièvement parfois, une traduction que j’espère accessible du Petit abrégé de psychanalyse de Freud.
Pour pouvoir se faire une idée de ce qu’est réellement la psychanalyse, son apport inédit à ce que Freud désignait par “sciences de l’esprit”, ce Cours élémentaire montrera, qu’après avoir puisé dans les outils conceptuels des différentes découvertes, au long des temps de la pensée humaine, elle se démarque radicalement de tout autre science, médicale, psychologique, mais aussi de la philosophie, notamment de la philosophie de l’Être heideggerien en France après la Deuxième Guerre Mondiale.
La psychanalyse est une discipline en soi, non “trustable”, non “cartelisable”, pour n’évoquer qu’en passant une idée saugrenue, totalitaire, familière à trois générations d’analystes.
Nous verrons précisément que les théories post-freudiennes, par des théoriciens non exempts d’idéologie, laquelle entraîne à sa suite des applications pratiques perverses, sont complètement étrangères aux concepts freudiens fondamentaux de la psychanalyse, qui sont non révisables - les plus récents n’annulent aucunement les précédents - au cours même de l’évolution de la pensée de Freud.
M. W.
Août 2005
I
La
psychanalyse est née, c’est maintenant reconnu, avec le XXe siècle ;
la publication, par laquelle elle apparaît au monde comme quelque chose de
nouveau - mon Analyse du rêve -, porte
la date “1900”. Mais,
comme on pouvait s’y attendre, elle n’est pas tombée des cieux, prête à
l’emploi. Son point de départ a pris sa source dans des idées plus anciennes,
qu’elle a développées par la suite ; elle s’est tracé une voie à partir
d’hypothèses énoncées bien plus tôt, qu’elle a soumises au travail
d’élaboration. Quelle que soit son histoire, il faut donc en situer les débuts
par un résumé des influences qui en ont déterminé l’origine. De plus, on ne
doit pas négliger les époques et les circonstances qui ont précédé sa création.
La
psychanalyse s’est développée dans un champ étroitement limité. Elle n’avait au
départ pour seul objet que d’y entendre quelque chose sur la nature de ce qui
était connu comme troubles nerveux “fonctionnels”, en vue de pallier
l’impuissance qui avait jusque-là caractérisé leur traitement médical. Les
neurologues, à cette époque, avaient été formés dans le respect le plus haut
des faits physico-chimiques et anatomo-pathologiques ; et se trouvaient encore
sous l’influence des découvertes de Hitzig et Fritsch, Goltz et autres, qui
tendaient à établir une relation intime, peut-être même exclusive, entre
certaines fonctions et certaines parties précises du cerveau. Ils ne savaient
que faire du facteur psychique, donc n’y entendaient rien. Ils laissaient cela
aux philosophes, aux mystiques et... aux béotiens ; ils considéraient comme non
scientifique de s’en occuper, sous quelque forme que ce soit. De sorte qu’ils
ne pouvaient trouver à accéder aux secrets des névroses, et en particulier de
l’énigmatique “hystérie”, qui était, assurément, le prototype de toute cette
espèce psychique. En 1885 encore, alors que j’étudiais à la Salpêtrière,
j’avais remarqué qu’on se contentait de réduire les paralysies hystériques en
une formule qui déclarait qu’elles relevaient de légers troubles fonctionnels
dans les mêmes régions d’un cerveau, suffisamment endommagé pour entraîner les
paralysies organiques leur correspondant.
Ainsi,
cette absence de compréhension affectait au plus haut point le traitement de ces états pathologiques.
En règle générale, ce traitement consistait en mesures destinées à “endurcir”
le patient - par l’administration de médicaments et, le plus souvent, par des
essais très approximatifs, dispensés d’une façon inamicale, pour influer sur sa
psyché en lui adressant menaces, railleries, mises en garde, et en l’incitant à
mobiliser son esprit en vue de “maîtriser toutes ses facultés”. Le traitement
électrique seul était considéré comme efficace face aux états nerveux ; mais
quiconque s’y est essayé à partir des indications détaillées de Erb [1882], se
prend alors à s’interroger sur l’espace que peut occuper l’imaginaire, dans ce
que l’on prétend être une science exacte. Le tournant décisif fut prit au cours
des années 80, quand le phénomène de l’hypnose fit une nouvelle tentative
d’incursion dans la science médicale - cette fois avec un peu plus de succès qu’auparavant,
grâce aux travaux de Liébault, Bernheim, Heidenhain et Forel. L’écueil
essentiel consistait à ce que l’authenticité d’un tel
phénomène soit reconnue. Une fois admise, une leçon, fondamentale et
ineffaçable, ne pouvait manquer d’être tirée de l’hypnose. On acquit en premier
lieu la preuve irréfutable que les modifications somatiques manifestes devaient
relever des seules influences psychiques, auquel cas leur motilité s’en était
d’elle-même imprimée dans l’esprit. Ensuite, on eut la nette impression - en
particulier au vu du comportement post-hypnotique
des patients - qu’il existe un
processus psychique que l’on ne put désigner autrement que par le terme d’“Inconscient”. L’“inconscient” a, il est
vrai, longtemps été objet de débat chez les philosophes, en tant que concept
théorique ; mais ici, dans les phénomènes que produisait l’hypnose, pour la
première fois, il devint une chose réelle, tangible, un objet d’étude. De plus,
les phénomènes qu’entraînait l’hypnose témoignaient d’une analogie évidente
avec les symptômes de bien des névroses.
Il
n’est pas facile d’estimer à sa juste valeur l’importance du rôle qu’aura joué
l’hypnose dans l’histoire des origines de la psychanalyse. D’un point de vue
théorique aussi bien que thérapeutique, la psychanalyse dispose d’un legs
hérité de l’hypnose.
L’hypnose
a également apporté la preuve de son aide particulièrement utile pour l’étude
des névroses - là encore, d’abord et avant tout, auprès de l’hystérie. Les
démonstrations de Charcot avaient fait grande impression. Supposant que
certaines paralysies apparues après un trauma (un accident) étaient de nature
hystérique, il démontra que, par la suggestion, c’est-à-dire en amenant un
trauma sous hypnose, on était en mesure de provoquer artificiellement des paralysies
de même espèce. On en conçut ainsi l’hypothèse selon laquelle les influences
traumatiques pouvaient dans tous les cas jouer un rôle dans l’apparition de
symptômes hystériques.
[... Janet ...]
Toutefois
la psychanalyse n’était aucunement rattachée à ces recherches de Janet. Pour ce
qui la concerne, la découverte du facteur décisif dans l’hystérie incombait aux
observations d’un médecin viennois, le Dr Josef Breuer. En 1881,
indépendamment de toute influence extérieure, il fut en mesure, à l’aide de l’hypnose,
d’étudier et de rétablir la santé d’une jeune personne hautement douée, qui
souffrait d’hystérie. Les découvertes de Breuer ne furent livrées au public que
quinze ans plus tard, après qu’il eut invité l’auteur de ce résumé (Freud) à se
joindre à ses travaux. Jusqu’à ce jour ce cas, présenté par Breuer, garde son
importance unique pour notre appréhension des névroses ; de telle sorte qu’il
nous est impossible de l’éluder ou de le différer. Il est capital pour réaliser
clairement en quoi consiste sa singularité. La jeune personne était tombée
malade alors qu’elle prodiguait des soins à son père, auquel elle était
tendrement attachée. Breuer fut à même d’établir que tous ses symptômes
relevaient de cette période de soins, et s’expliquaient par elle. De telle
sorte que, pour la première fois, il devint possible de se faire une idée
d’ensemble sur un cas de névrose qui jusqu’alors était restée une énigme, dans
laquelle tous les symptômes qu’elle produisait avaient un sens. Ce qui permit
de dégager cette caractéristique universelle, que les symptômes survenaient
dans des situations impliquant une poussée motrice vers une action n’ayant
cependant pas pu se décharger, car elle avait été réprimée pour une raison qui
était encore mal définie. Les symptômes, en réalité, étaient apparus à la place des actions qui avaient
échoué, ils s’y étaient substitués. Ainsi, pour étudier l’étiologie des
symptômes hystériques, nous fûmes amenés à nous orienter vers le domaine de la
vie émotionnelle (l’affect) en même temps que vers l’interaction des forces
psychiques (la dynamique) ; et jusqu’à ce jour, ces deux axes d’approche n’ont
jamais été abandonnés.
Les
causes qui prédisposaient aux symptômes, Breuer les mis en parallèle avec les
traumas de Charcot. Dès lors, on nota ce fait remarquable, que chacune de ces
causes prédisposantes, et chacune des poussées motrices psychiques [impulsions] qui lui était liée, étaient
soustraites à la mémoire du patient, comme s’il ne s’était jamais rien passé ;
en même temps que ce qu’elles généraient - les symptômes qui s’y rattachaient -
persistaient sans aucune altération, comme si les effets délétères du temps ne
laissaient pas de trace. Nous avions donc là un témoignage tout neuf de
processus psychiques, qui étaient inconscients et, pour cette raison
précisément, particulièrement puissants - processus dont nous avions eu
connaissance grâce à la suggestion sous hypnose. La procédure thérapeutique
retenue par Breuer consistait à inviter la patiente, sous hypnose, à se
remémorer les traumas oubliés, ce qui entraînait des manifestations puissantes
d’affect. Après quoi, les symptômes, qui jusque-là avaient alors pris la place
de ces manifestations émotives, disparaissaient. Ainsi, cette méthode servait à
la fois notre champ d’investigations tout en levant la souffrance ; et c’est
cette conjoncture tout à fait nouvelle que la psychanalyse a maintenu par la
suite.
Après
que Freud eut confirmé, au début des années 90, les résultats de Breuer auprès
d’un assez grand nombre de patients, Breuer et Freud, ensemble, se décidèrent à
publier les Études sur l’hystérie (1895), qui rassemblaient leurs recherches et, à partir d’elles, l’ébauche
d’une théorie. Cette théorie soutenait que les symptômes hystériques surgissent
quand les dispositions émotives d’un processus psychique, ayant été envahies
par un affect puissant, sont empêchées en force d’affleurer la conscience par
des voies normales, et sont alors détournées vers un mauvais chemin. Selon
cette théorie, dans l’hystérie, l’affect passe par une innervation somatique inhabituelle (“conversion”), il peut alors emprunter une autre
direction et se dissoudre (“abréaction”), à condition que l’épreuve soit
effectuée sous hypnose. Les auteurs donnèrent à ce procédé le nom de
“catharsis” (purge, délivrance d’une émotion étranglée).
La
méthode cathartique fut le précurseur direct de la psychanalyse ; et, quels que
soient l’extension des recherches et les ajustements successifs de la théorie,
elle lui est inhérente, c’en est le noyau. Mais à cette époque, elle n’était
alors rien d’autre qu’une nouvelle méthode thérapeutique susceptible d’agir sur
certains troubles nerveux, qui ne laissait aucunement augurer qu’elle
deviendrait un sujet du plus haut intérêt général et entraînerait la plus
violente des réfutations.
II
Peu
de temps après la publication des Études
sur l’hystérie, l’association entre Breuer et Freud pris fin. Breuer, qui
était en réalité expert conseil en médecine interne, abandonna le traitement
des patients souffrant des nerfs, et c’est à Freud seul qu’il revint d’affiner
les outils conceptuels que son aîné lui avait transmis. Les innovations
techniques qu’il y apporta et ses découvertes successives lui permirent de
faire évoluer la méthode cathartique vers la psychanalyse. Le pas capital à
franchir fut assurément de se résoudre à procéder dorénavant sans l’aide de
l’hypnose. Il le fit pour deux raisons : d’abord, quelle que fut la méthode
enseignée par Bernheim à Nancy, il ne parvenait pas à induire l’hypnose auprès
d’un nombre suffisant de cas, et ensuite, parce qu’une catharsis basée sur
l’hypnose ne donnait pas des résultats thérapeutiques satisfaisants.
Car, bien que ces résultats soient certes impressionnants et aient été obtenus
après un traitement de courte durée, ils se tarissaient très vite, d’autant
plus qu’ils relevaient beaucoup trop des relations personnelles avec le
praticien. L’hypnose fit une brèche dans ce qui avait été, jusqu’alors,
l’évolution de la méthode, et marqua un nouveau départ.
L’hypnose avait sans aucun doute accompli
ce haut fait de restituer à la mémoire du patient ce qu’il avait oublié. Il
était nécessaire de lui substituer une autre technique ; l’idée vint alors à
l’esprit de Freud de la remplacer par la méthode de la “libre association”.
Autrement dit, il invita ses patients à se départir de toute réflexion
consciente, à se laisser aller, à centrer paisiblement leur attention de façon
à ce que les idées émergent d’elles-mêmes et qu’elles puissent se présenter à
l’esprit spontanément (involontairement) - “d’écumer la surface de leur
conscient”. Et de faire part de ces idées au praticien, quelles que soient les
objections qui se présentaient : peu importe que les pensées semblent trop
désagréables par exemple, tout à fait dépourvues de sens, accessoires ou
indues. Un mot d’explication ne sera pas inutile ici, tant le choix de la libre
association comme moyen d’investigation du matériel inconscient oublié peut
paraître étrange. Freud y a été amené par une sorte d’intuition : l’association
dite “libre” révélerait qu’en réalité elle ne l’était pas puisque, dès
l’instant où l’usage du matériel intellectuel conscient avait été écarté, les
idées qui émergeaient paraissaient déterminées par le matériel inconscient.
Cette intuition fut ratifiée par l’expérience. Quand la “règle fondamentale de
la psychanalyse” décrite ci-dessus fut respectée, le chemin que prenait
l’association produisait une abondante réserve d’idées qui pouvaient nous mener
sur la trace de ce que le patient avait oublié. Ce matériel ne faisait certes
pas revenir ce qui avait été effectivement oublié, mais il en fournissait des
indices si évidents et si nombreux, que le praticien fut en mesure, à l’aide de
certains appoints et d’interprétations plus poussées, d’en découvrir (de
reconstruire) le matériel oublié. L’association libre associée à l’art de son
interprétation donnèrent désormais le même résultat heureux qu’autrefois
l’hypnose.
En apparence, on aurait pu penser que nous
avions multiplié les difficultés et l’aridité de ce travail ; mais l’avantage
inestimable consistait en ce que l’on avait, dès lors, trouvé une approche de
l’interaction des forces qui avaient été soustraites au chercheur par l’état
hypnotique. Il devint évident que le travail de mise à découvert de ce qui
avait été pathologiquement oublié se heurtait à une résistance constante et
très intense. Les réfutations critiques, qui s’étaient fortement opposées à la
règle fondamentale de la psychanalyse, et que le patient avait régulièrement
dressées pour éviter de transmettre les idées qui s’étaient présentées à son
esprit, étaient déjà en elles-mêmes des manifestations de cette résistance. La
prise en compte de ce phénomène de résistance nous fit découvrir l’une des
pierres d’angle de la théorie psychanalytique des névroses - la théorie du refoulement. Penser que les
forces érigées à présent contre l’accès au conscient du matériel pathogène
étaient les mêmes qui, dans des temps plus reculés, avaient déployé avec succès
une énergie égale en intensité, devenait vraisemblable. Une carence dans
l’étiologie des symptômes névrotiques était maintenant compensée. Les
impressions et les impulsions psychiques auxquelles les symptômes se
substituaient n’avaient pas été oubliées sans raison ou par suite d’une
incapacité constitutionnelle (comme l’avançait Janet) ; elles s’étaient
heurtées, sous l’influence d’autres forces psychiques, à un refoulement, dont
nous avions la preuve qu’il réussissait, précisément en leur interdisant
d’accéder à la conscience et en les excluant de la mémoire. C’est à la suite de
ce seul effet de refoulement qu’elles étaient devenues pathogènes - autrement
dit, elles étaient parvenues à se manifester par des voies inhabituelles sous
forme de symptômes.
Un conflit entre deux groupes de tendances
psychiques apparut comme étant la cause du refoulement et donc comme étant à la
base de toute affection névrotique. À présent, l’expérience nous instruisait
d’un fait nouveau, surprenant, sur la nature des forces qui luttaient les unes
contre les autres.
Invariablement, le refoulement ramenait au
caractère de la personne propre, de sa personnalité à l’état conscient (son ego), et trouvait sa légitimité dans des
arguments d’ordre esthétique et éthique ; les agissements soumis au
refoulement étaient ceux qui renvoyaient à l’égoïsme et à la cruauté - ce que
l’on résume en général sous le terme de “mal” -, mais d’abord aux poussées de
désir sexuel, sous leur forme souvent la plus crue et la plus prohibée. De tels
symptômes étaient un substitut de satisfactions interdites et la maladie se
présentait comme un dressage raté de la face sans morale de l’être humain.
Les progrès dans la connaissance mirent
alors clairement en lumière le rôle énorme que jouaient les poussées de désir
sexuelles dans la vie psychique, et nous menèrent à l’étude approfondie de la
nature et de l’évolution de la pulsion sexuelle (Cf. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1905). C’est alors que nous fîmes par hasard une découverte tout à fait
empirique, en constatant que les événements et conflits des premières années de
l’enfance jouaient un rôle important, inattendu, dans l’évolution individuelle,
et laissaient derrières elles des marques ineffaçables, qui affecteraient
ensuite la maturité. Cela nous permit de découvrir quelque chose qui avait été
jusqu’alors complètement négligé par la science - la sexualité infantile qui,
dès l’âge le plus reculé, se manifeste aussi bien dans les réactions physiques
que dans les dispositions psychiques. Pour faire coïncider cette sexualité de
l’enfant avec ce que l’on décrivait comme étant la sexualité normale des
adultes ainsi que la sexualité anormale des pervers, le concept de ce qu’était
le sexuel devait lui-même être reconsidéré et élargi, et pouvait, en fait,
s’expliquer par le processus d’évolution de la pulsion sexuelle.
Après que l’on eut remplacé l’hypnose par
la technique de la libre association, la méthode cathartique de Breuer se mua
en psychanalyse, qui pendant plus d’une décade, fut développée par l’auteur
seul (Freud). Lors de cette décennie, la psychanalyse acquit progressivement une
théorie qui semblait rendre suffisamment compte de l’origine, du sens et de la
visée des symptômes névrotiques, et établissait une base rationnelle aux
recherches thérapeutiques visant à traiter le mal-être. Voici, une fois encore,
un par un, les facteurs qui ont servi à élaborer cette théorie. Ce sont :
l’accent mis sur la vie pulsionnelle (émotivité), sur la dynamique psychique,
sur ce fait que les phénomènes psychiques, même les plus obscurs et les plus
classiques en apparence, ont invariablement un sens et une causalité ; l’hypothèse d’un conflit psychique ainsi que la nature pathogène du
refoulement ; l’hypothèse selon laquelle les symptômes se substituent aux
satisfactions inabouties ; la reconnaissance de la signification étiologique
d’une vie sexuelle, en particulier celle des débuts de la sexualité infantile. D’un point de vue philosophique, cette
théorie soutenait la thèse selon laquelle le psychique n’est pas assimilable au
conscient ; au contraire, les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients
et ne sont rendus conscients que par l’action d’un appareil spécifique
(systèmes, organismes). Pour compléter cette liste, j’ajouterai ceci que, parmi
les réactions affectives de l’enfance, la relation émotionnelle complexe de
l’enfant avec ses parents - désignée par complexe d’Œdipe - en est le facteur
capital. Il devint absolument clair qu’elle était le noyau de chaque cas de
névrose et que, dans la façon d’agir du patient envers son analyste, certains
phénomènes de transfert émotionnel émergeaient, qui prirent une importance
primordiale, autant pour la théorie que pour la technique.
Présentée
ainsi sous cette forme, la théorie psychanalytique des névroses contenait déjà
maints éléments, susceptibles de provoquer stupéfaction, répulsion et scepticisme
chez les non-avertis, et allait à l’encontre des idées reçues et des goûts
permis, ainsi par exemple : la position de la psychanalyse sur la question de
l’inconscient, la reconnaissance de l’existence d’une sexualité infantile, et
l’accent mis sur le facteur sexuel dans la vie psychique en général. Mais la
suite restait encore à venir.
III
Pour
essayer de comprendre a-minima comment le désir sexuel interdit peut se muer en symptôme pénible chez une
jeune personne hystérique, on avait dû faire des recherches poussées et établir
des hypothèses complexes et en profondeur sur la structure et sur le
fonctionnement de l’appareil psychique. Il y avait là une contradiction
évidente entre l’intensité de l’énergie prodiguée et ce qui en résultait. Si
les données reconnues par la psychanalyse existaient réellement, elles étaient
de caractère fondamental et devaient pouvoir se reconnaître également dans des
phénomènes autres qu’hystériques. Que ce raisonnement soit correct en effet, la
psychanalyse cesserait alors de s’adresser aux seuls spécialistes des nerfs ;
elle pourrait retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressaient aux recherches
sur la psyché. Elle ne se limiterait plus à prendre en compte l’aspect
pathologique seul de la psyché ; désormais, on ne pourrait plus la négliger,
pour peu que l’on veuille accéder à une compréhension des fonctionnements
normaux.
La
preuve de son aptitude à révéler une activité psychique autre que pathologique
se matérialisa très vite, à partir de deux sortes de phénomènes : les très
nombreux actes [dits] manqués qui se produisaient dans la vie
quotidienne - tel qu’oublis divers, langue qui fourche [lapsus linguæ], pertes
d’objets - et les rêves produits
par des sujets en bonne santé et psychiquement normaux. Des petites
défaillances de fonctionnement, telles que l’oubli temporaire de noms propres usuels, les dérapages de langue et d’écriture [lapsus calami], bien d’autres encore, n’avaient pas jusqu’alors
été jugés dignes d’être seulement considérés ; ou alors, on les versait au
compte d’états de fatigue, de dispersion de l’attention, etc. L’auteur montra,
par de nombreux exemples, dans son livre De
la psychopathologie de la vie quotidienne (1901), que les incidents de
cette sorte ont un sens, et sont dus à l’interférence d’une intention
consciente avec une autre, interdite ou alors même, vraiment inconsciente. En
règle générale, un court temps de réflexion ou une brève analyse suffisent pour
rendre clair ce qu’il en est de ces effets parasites. Compte-tenu de la
fréquence d’actes manqués tels que les lapsus
linguæ, il n’est pas difficile, pour chacun, de par sa propre expérience,
de reconnaître l’existence de processus psychiques non conscients bien que très
actifs et qui parviennent à devenir manifestes sous la forme d’inhibitions et de
déformations des actes normaux que l’on effectue en connaissance de cause.
L’analyse
du rêve mena plus loin ; elle avait été mise à la disposition du public par
l’auteur dès 1900, avec Die Traumdeutung.
Elle démontrait que les rêves sont exactement de même structure que les
symptômes. Comme eux, les rêves peuvent laisser une impression d’étrangeté et
sembler dépourvus de sens ; mais si nous les étudions selon une technique qui
se différencie peu de celle utilisée par la libre association en psychanalyse,
nous passons de leur contenu manifeste à un
sens secret, aux pensées latentes du rêve.
Ce sens caché correspond toujours à une impulsion de désir qui apparaît dans le
temps présent du rêve comme exaucée. Or, excepté chez les enfants très jeunes
et sous la pression de besoins physiques impérieux, ce désir secret ne se
traduit jamais de façon à ce que l’on puisse le reconnaître. Il a d’abord subi
une distorsion, qui est l’œuvre de forces réductrices et interdictrices,
appartenant au moi/je du rêveur. Le rêve manifeste, tel qu’il peut être
remémoré à l’état de veille, a fait des détours. Il est déformé jusqu’à en être
méconnaissable par les concessions ainsi faites au phénomène de censure dans le
rêve ; mais là aussi, l’analyse peut en découvrir le sens, en ce qu’il traduit
un état de satisfaction ou se décrit comme la métaphore d’un désir exaucé. Le
rêve est un compromis entre deux ensembles de tendances psychiques
conflictuelles, tel exactement que nous l’avions noté pour le symptôme
hystérique. La formulation qui, au fond, rend le mieux compte de la nature du
rêve est la suivante : un rêve est la réalisation (déguisée) d’un désir
(refoulé). L’étude de ce processus qui consiste à transformer le désir latent
du rêve en contenu manifeste du rêve - processus désigné par “travail du rêve”
- nous a transmis le meilleur de ce que nous savons de la vie psychique
inconsciente.
Dès
lors, un rêve n’est pas un symptôme morbide, mais le produit de la psyché
normale. Les
vœux qu’il représente comme réalisés sont les mêmes que ceux qui, dans la
névrose, ont été refoulés. Si le rêve doit de pouvoir se former, c’est en
réalité grâce à une circonstance favorable, qui fait qu’en état de sommeil, qui
paralyse la faculté motrice de l’humain, le refoulement est absorbé par la
censure dans le rêve. Si d’aventure le processus de formation du rêve
outrepasse certaines limites, le rêveur l’interrompt et se réveille dans
l’effroi. Cela montre que ce sont les mêmes forces et les mêmes processus qui
occupent le rêve et qui agissent, que la vie psychique soit normale ou qu’elle
soit pathologique. C’est à partir de la rédaction de la Traumdeutungque la
psychanalyse prit doublement son sens. Ce n’était plus seulement une nouvelle
méthode de traitement des névroses, c’était également une nouvelle psychologie
; elle pouvait espérer alors retenir l’attention, non seulement des
spécialistes des maladies nerveuses, mais aussi de tous ceux qui étaient
intéressés par l’étude de la vie psychique.
Toutefois,
l’accueil qu’elle reçut dans le monde scientifique ne fut pas des plus amicaux.
Pendant dix ans environ, personne ne se soucia de prendre les travaux de Freud
en considération. Autour de l’année 1907, l’attention sur la psychanalyse fut
attirée par un groupe de psychiatres suisses (Bleuler et Jung, à Zurich) ; sur
ce, un courant de protestation éclata, qui n’était pas vraiment délicat dans
ses méthodes et son argumentation, surtout en Allemagne. Ainsi, la psychanalyse
partageait le destin de bien des innovations qui, après un certain laps de
temps, finissent par être reconnues de tous. De fait, il tient à son caractère
propre de ne pas manquer de provoquer une opposition particulièrement violente.
Elle bousculait les préjugés de l’humanité civilisée sur des points
particulièrement sensibles. En portant au grand jour ce qui avait été refoulé
dans l’inconscient par un consensus général, elle mettait chaque individualité
à l’épreuve d’une réponse analytique ; et ainsi obligeait-elle ses
contemporains à reconnaître qu’ils se conduisaient comme des malades qui, sous
traitement analytique, commencent d’abord par mettre en avant leurs
résistances. Concédons aussi que reconnaître la légitimité de la théorie
psychanalytique, et mettre en place un enseignement de la pratique de
l’analyse, n’allait pas de soi.
L’hostilité
générale ne put cependant pas réussir à empêcher la psychanalyse de prendre de
l’extension durant la décade suivante, et ce, selon deux axes :
géographiquement, par l’intérêt qu’elle ne cessa de susciter dans des pays
successifs, ainsi que dans le champ des sciences de l’esprit, où elle trouvait
toujours davantage à intéresser les branches les plus modernes du savoir. En
1909, le Président G. Stanley Hall convia Freud et Jung à donner une série de
conférences à la Clark University de Worcester, Mass., qu’il dirigeait, où ils reçurent un accueil amical. Depuis,
la psychanalyse est demeurée populaire aux États-Unis, encore que ce soit
justement dans ce pays qu’en son nom soient appariés tant de superficialité et
d’abus. Dès 1911, Havelock Ellis put remarquer que l’analyse était étudiée et
pratiquée, non seulement en Autriche et en Suisse, mais aussi aux États-Unis, en
Angleterre, en Inde, au Canada et, il semblerait, même en Australie.
Ce
fut d’ailleurs à cette époque d’adversité et de première efflorescence, que les
périodiques destinés exclusivement à la psychanalyse virent le jour.
[... Périodiques ...]
Parmi
les périodiques du monde latin qui portent une attention toute particulière à
la psychanalyse, la Rivista de
Psiquiatria, éditée par H. Delgado in Lima (Pérou), doit être spécialement
mentionnée.
Une
différence essentielle entre la seconde décade de la psychanalyse par rapport à
la précédente fut que l’auteur cessa d’être son seul représentant. Un cercle
toujours croissant d’élèves et d’affiliés s’était formé autour de lui, qui
s’employèrent d’abord à faire circuler la théorie psychanalytique pour ensuite la
développer, la compléter et l’approfondir. Au cours des ans, plusieurs de ses
défenseurs, c’était inévitable, prirent leur propre route, ou tournèrent à une
opposition qui parut menacer la pérennité de la psychanalyse. Entre 1911 et
1913, C. G. Jung à Zurich et A. Adler à Vienne provoquèrent des remous par
leurs tentatives de donner une nouvelle interprétation des faits de l’analyse, et par
leurs efforts pour détourner les concepts analytiques. Mais il apparut vite que
ces scissions n’avaient pas causé de préjudice durable. Ce qui leur valut un
succès temporaire s’expliquait par la propension du plus grand nombre à se
faire affranchir de la pression exercée par les exigences de la psychanalyse,
quels que soient les moyens permis à cette fin. Mais la grande majorité des
participants tint ferme et poursuivit son travail selon les concepts qui leur
avaient été transmis. Nous croiserons souvent leurs noms dans le bref résumé
qui va suivre, sur les découvertes de la psychanalyse et ses multiples domaines
d’application.
IV
La
récusation bruyante de la psychanalyse par le monde médical ne découragea pas
ses alliés de la développer selon son axe d’origine, d’abord dans le domaine
d’une pathologie (maladie) et d’un traitement spécifiques des névroses - tâche
qui, aujourd’hui encore est toujours en cours. Ses réussites thérapeutiques
incontestables, qui allaient bien au-delà de tout ce qui avait été accompli
jusqu’alors, conduisirent à des modifications profondes ; en même temps, les
écueils apparus, inhérents au matériau lui-même, furent méticuleusement
explorés, ce qui entraîna des refontes théoriques et des ajustements importants
de ses hypothèses et de ses principes.
Au
cours de son évolution, la technique de la psychanalyse s’affina et se précisa
comme aussi pointue que n’importe quelle autre branche de la médecine. Ne pas
vouloir reconnaître ce fait a entraîné de nombreux abus (particulièrement en
Angleterre et en Amérique), car les gens n’ayant acquis qu’une connaissance
littéraire de la psychanalyse par leurs lectures, s’imaginent habilités à
entreprendre des traitements analytiques sans avoir reçu de formation
spécifique. Les conséquences d’un tel comportement sont dommageables autant
pour la science que pour les patients et ont porté un sérieux discrédit sur la
psychanalyse. La création d’une première clinique psychanalytique non rattachée
à un établissement hospitalier (par Max Eitingon à Berlin en 1920) a donc
marqué un pas d’une grande portée expérimentale. Cet institut s’efforce, d’une
part, de rendre le traitement analytique accessible à de larges milieux de la
population et, d’autre part, il se charge de former des candidats à la pratique
analytique, par un cursus qui inclut
comme condition que le postulant accepte d’être lui-même d’abord analysé.
Parmi
les concepts admis comme hypothèses, qui peuvent permettre au praticien
d’appréhender le matériel analytique, celui de “Libido” doit être mentionné d’abord. Libido signifie, en psychanalyse, en tout premier lieu, la force
(conçue comme pouvant varier en quantité et en mesure) des pulsions sexuelles
dirigées vers un objet - “sexuel”, au sens que lui confère la théorie
analytique. Les observations ultérieures montrèrent qu’il était indispensable
de mettre bord à bord cette “libido d’objet” et une “libido narcissique” ou
“libido du moi/je”, dirigée sur le seul Moi/Je du sujet ; et l’interaction de
ces deux forces nous a permis de rendre clair un grand nombre de processus
normaux et anormaux de la vie psychique. Une esquisse de différenciation fut
bientôt tracée entre ce que l’on connaît sous l’intitulé de “Névroses de transfert” et les altérations narcissiques. Les premières
(hystérie et névrose obsessionnelle) sont les objets propres du traitement
analytique, tandis que les autres, les névroses narcissiques, bien
qu’elles puissent, certes, être étudiées, dressent contre son efficacité
thérapeutique des obstacles essentiels. La théorie de la libido, selon la
psychanalyse, n’est certes en aucun cas fermée ; son
rattachement à une théorie générale des pulsions n’est pas encore limpide. Mais
la psychanalyse est une science récente, non encore achevée, et en voie
d’évolution rapide. Rappelons ici qu’il serait nettement et explicitement
erroné de charger la psychanalyse, que l’on a l’habitude de mettre au même niveau,
de pansexualisme. Ce dernier cherche à montrer que la théorie psychanalytique
ne connaît d’autre des forces motrices psychiques que ce qui est purement
sexuel et ce faisant, exploite les préjugés populaires en attribuant au mot
“sexuel” son sens vulgaire, non analytique.
La
théorie psychanalytique devrait également inclure dans les altérations
narcissiques l’ensemble des maladies décrites en psychiatrie comme “psychoses
fonctionnelles”. Il était impossible de mettre en doute ceci : les névroses et
les psychoses ne sont pas séparées par une frontière rigide et tranchée, pas
plus que ne le sont les concepts de santé et de névrose ; on fut alors à même
d’élucider les mystérieux phénomènes psychotiques au su des réussites obtenues
auprès des névroses qui, jusqu’alors, avaient paru tout aussi
incompréhensibles. C’est l’auteur lui-même, du temps de sa mise à l’écart, qui
par sa lecture analytique, a rendu partiellement intelligible un cas
d’altération paranoïde ; dans son observation, il mit nettement en évidence que
dans cette psychose irréfutable, les contenus (complexes) et l’interaction des
forces étaient les mêmes que dans les simples névroses.
[... Bleuler, Jung ...]
Ce sont les mêmes chercheurs, ceux qui
avaient le plus contribué à la connaissance analytique approfondie des
névroses, qui prirent également une part prépondérante dans le décodage
analytique des psychoses, tels Karl Abraham à Berlin et Sándor Ferenczi à
Budapest (pour n’évoquer que les plus éminents). La certitude d’une unité et
d’un lien étroit entre toutes les altérations qui se présentent sous forme de
phénomènes névrotiques et psychotiques, s’impose de plus en plus fermement,
malgré la levée de boucliers de toute la psychiatrie. On commence à comprendre
- peut-être mieux en Amérique - que l’étude psychanalytique des névroses est la
seule capable de faire accéder à une compréhension des psychoses, et que la
psychanalyse est appelée à rendre possible une psychiatrie scientifique à
venir, qui ne devrait plus se contenter de décrire des portraits cliniques
baroques, en une succession de cas inintelligibles, ni de chercher à dépister
l’influence de traumas anatomiques et toxiques mal définis, sur un appareil
psychique qui serait demeuré rétif à notre entendement.
V
Mais
ce n’est pas par son apport à la psychiatrie que la psychanalyse n’aurait
jamais attiré sur elle l’attention du monde intellectuel, et aurait acquis une
place dans The History of our Times.
Cette attention releva du lien qu’entretenait la psychanalyse avec la vie
psychique normale, non pathologique. Au départ, la recherche analytique ne
prétendait certes à rien d’autre qu’à démontrer les conditions d’apparition (la
genèse) de certains états psychiques morbides. Toutefois, au cours de ses
recherches, elle parvint à mettre en évidence des faits d’importance capitale,
à créer réellement une nouvelle psychologie, de sorte qu’il devint clair que
l’on ne pouvait plus, d’aucune façon, limiter la validité de telles découvertes
à la seule sphère de la pathologie. Nous avons déjà évoqué plus haut cette
époque où la ratification de la justesse des résultats obtenus fut apportée.
Elle se situe au moment où la technique analytique réussit à interpréter les
rêves - rêves qui appartiennent à la vie psychique d’êtres normaux et qui, de
fait, peuvent néanmoins être considérés comme des productions pathologiques
apparaissant régulièrement chez les bien portants.
Que
l’on ait pris en considération, avec fermeté, les découvertes psychologiques
acquises par l’étude des rêves, il n’y avait alors plus qu’un pas à franchir
pour pouvoir reconnaître que la psychanalyse était une théorie des processus
psychiques les plus profonds, non directement accessibles au conscient - une
sorte de “psychologie des profondeurs” - et qu’elle pouvait s’appliquer à presque
toutes les sciences de l’esprit. Ce pas consistait à passer de l’observation de
l’activité psychique chez l’individu isolé, à celle des comportements
psychiques des communautés humaines et de populations entières - autrement dit
de la psychologie individuelle à celle des masses ; et nombre de surprenantes
analogies forcèrent ce passage. On avait remarqué par exemple que, dans les
couches profondes de l’activité psychique inconsciente, les contraires ne se
distinguaient pas les uns des autres, mais s’énonçaient par le même phonème. En
1884 déjà, le philologue Karl Abel avait émis l’idée (dans son “Über den Gegensinn der Urworte” • “Sur le
sens opposé des mots premiers”) que les langues les plus anciennes connues
de nous procèdent ainsi avec les contraires. L’égyptien ancien par exemple,
n’avait tout d’abord qu’un seul mot pour “fort” et “faible” et, ce fut plus
tard seulement, que les deux faces de cette opposition de sens se distinguèrent
par de légères modifications. De nettes survivances de ces sens antithétiques
peuvent se déceler, même dans les langues les plus modernes. Ainsi en allemand, “Boden” indique le plus haut comme le
plus bas dans une habitation [le “grenier” comme le “rez-de-chaussée”] ; de la
même façon, “altus” en latin signifie
“élevé” et “profond”. L’équivalence des contraires dans les rêves est ainsi une
propriété archaïque de la pensée humaine.
Prenons
un exemple dans un autre domaine : il n’est pas possible d’échapper à
l’impression de parfaite analogie que l’on peut découvrir entre les actes
compulsifs de certains patients obsessionnels et les rituels religieux des
croyants, de par le monde. Certaines conduites, dans la névrose obsessionnelle,
sont véritablement des caricatures de ce dont témoigne une religion, mais qui
là serait une religion privée. De telle sorte que l’on serait tentés de mettre
en parallèle chacune des religions traditionnelles avec une névrose
obsessionnelle, qui aurait été émoussée par l’universalisation. Cette
comparaison, sans nul doute hautement inacceptable pour l’ensemble des
croyants, s’est néanmoins révélée des plus fertiles pour l’étude de la psyché.
La psychanalyse avait dépisté très tôt la nature des forces qui s’affrontaient
dans la névrose obsessionnelle, jusqu’à ce que leurs conflits soient transposés, de
façon saisissante, en cérémonials d’actes obsessifs. Rien de semblable n’avait
été imaginé dans les situations de cérémonials religieux jusqu’à ce que,
faisant remonter le sentiment religieux à la relation au père, en tant que sa
racine la plus profonde, il soit possible, là aussi, de mettre nettement en
évidence un état dynamique analogue. Cet exemple tend, de plus, à signaler au lecteur que, tout aussi bien
dans ses applications aux domaines non médicaux, la psychanalyse ne peut
manquer de blesser les préjugés accumulés, portant sur des sensibilités
profondément enracinées, qui déclenchent des hostilités, fondées avant tout sur
de l’émotionnel.
En
admettant que les traits les plus communs, propres à la vie psychique
inconsciente (conflits entre les charges pulsionnelles, refoulement et
satisfactions substitutives), se retrouvent partout, et s’il existe une
psychologie des profondeurs qui mène à une connaissance de ces traits, alors
nous pouvons raisonnablement espérer que l’application de la psychanalyse aux
sphères les plus diversifiées de l’activité psychique humaine apporte, dans
chaque domaine, des résultats importants, jusqu’alors inaccessibles.
[... Rank, Sachs ...]
Si,
dans la perspective d’une évolution culturelle, l’on remet à plus tard la
question d’impulsions internes encore peu connues, on peut dire que la force
motrice principale est puisée dans ce qu’impose la réalité extérieure concrète,
qui interdit à l’individu la satisfaction paisible de ses besoins et l’expose
aux dangers les plus grands. Être ainsi spolié par l’extérieur incite cette
force à lutter contre la réalité, ce qui lui permet, d’une part, de s’y adapter
et d’autre part, de la maîtriser. Mais cela le conduit également à travailler
et vivre en collectivité. Ce qui implique, avant toute chose, de renoncer à un
certain nombre d’impulsions instinctuelles que la vie en société ne peut
satisfaire. Avec l’évolution progressive de la civilisation, la nécessité de
les refouler s’accroît, dans la mesure où le principe même de civilisation est
avant tout fondé sur le renoncement à la pulsion. Alors, chaque individu, au
long de son voyage, de l’enfance à la maturité, doit se préparer à faire face à
cette évolution de l’humanité et à se résoudre à un état de soumission dicté
par le bon sens. La psychanalyse a montré que ce qui prédomine, mais pas
exclusivement, ce sont les impulsions instinctuelles sexuelles qui sont
obligées de se soumettre à cette répression culturelle. On reconnaît dès lors
en certaines d’entre elles cette faculté non négligeable de se détourner de
leurs buts immédiats, la satisfaction, et de la sorte, en “sublimant” leur flux,
d’investir leur énergie en la mettant au service de l’évolution culturelle.
Mais certaines autres pulsions se maintiennent dans l’inconscient, comme étant
des désirs non satisfaits et poussent à la satisfaction, quelle qu’en soit la
forme, serait-elle même défigurée.
Nous
avons vu qu’une part de l’activité psychique humaine est dirigée sur la
maîtrise de la réalité du monde extérieur. La psychanalyse nous montre à
présent qu’une autre part, inestimable, du travail psychique de création, peut
servir de substitut au manque d’accomplissement de certains désirs - autrement dit,
de satisfaction substitutive aux désirs refoulés qui, dès l’aube de l’enfance,
existent, non exaucés, dans l’esprit de chacun. Parmi ces créations, dont on a
toujours pressenti qu’elles avaient un lien avec un inconscient mal défini, se
trouvent les mythes, les œuvres d’imagination littéraires et les œuvres d’art.
En fait, ce sont les travaux des psychanalystes qui ont contribué à éclairer en
pleine lumière les domaines de la mythologie, de la connaissance littéraire, et
de la psychologie des artistes.
[... Rank ...]
Nous
avons montré que les mythes et les contes de fées peuvent être interprétés
comme le sont les rêves, nous avons suivi à la trace les méandres qui mènent de
la pression du désir inconscient à sa métaphorisation en une œuvre d’art, nous
avons appris à repérer l’effet émotionnel de l’œuvre d’art sur son amateur, et
pour ce qui concerne l’artiste lui-même, nous avons rendu évidente sa parenté
intime, tout autant que ce qui l’en distingue, avec la névrose. Nous avons
enfin souligné la relation entre ses dons innés, les aléas de sa vie et son
œuvre. Il n’incombe pas à la psychanalyse de porter un jugement esthétique sur
l’œuvre d’art, ni d’essayer d’expliciter le don artistique. Cependant, il
semblerait que la psychanalyse soit en mesure d’avoir son mot à dire, peu
contestable, sur toutes les questions qui se rattachent à la vie imaginative de
l’homme.
Un
troisième point maintenant. La psychanalyse nous a montré, à notre grande
surprise, le rôle capital que joue ce que l’on désigne par “Complexe d’Œdipe” -
autrement dit, la relation émotionnelle de l’enfant à chacun de ses deux
parents - dans la vie psychique de l’espèce humaine. Notre étonnement
s’amenuise, quand nous réalisons que le complexe d’Œdipe est le corrélat
psychique de deux faits biologiques essentiels : la longue période de
dépendance infantile de l’être humain, et la façon singulière dans laquelle sa
vie sexuelle atteint une première graduation entre trois et cinq ans, pour
reprendre ensuite à la puberté, après une phase d’inhibition. Sur ce point, on
découvrit qu’un troisième domaine, très important, de l’activité intellectuelle
humaine, celui où se sont créées les grandes institutions telles que la
religion, le droit, l’éthique, et toutes les autres formes de la vie civique, a
pour principal objectif de permettre à l’individu de maîtriser son complexe
d’Œdipe, et de faire dériver sa libido, des attachements infantiles vers des
liens sociaux auxquels, dans le fond, il aspire.
[... Reik, Pfister ...]
J’ajouterai,
en guise de post-scriptum, que les pédagogues trouveraient également bénéfice à
se servir des axes de recherche qu’offre la psychanalyse, quant à la vie
psychique de l’enfant. De plus, parmi les praticiens, des voix se sont faites
entendre (pour ne citer que Groddeck et Jellife), attestant que le traitement
analytique, lors de maladies organique graves, témoignait de résultats
prometteurs, dans la mesure où, pour nombre de ces affections, le facteur
psychique sur lequel il est possible d’agir pour les rendre supportables, joue
un rôle certain.
Il
nous est donc permis d’espérer que la psychanalyse, dont le développement et
les réalisations, en l’état actuel, ont été brièvement et insuffisamment
présentés dans ces pages, puisse s’intégrer à l’évolution culturelle des
prochaines décennies comme étant un ferment de poids, et qu’elle puisse
contribuer, non seulement à approfondir notre compréhension du monde, mais
aussi à faire face à certaines choses de la vie, reconnues comme pernicieuses.
N’oublions pas toutefois que la psychanalyse ne peut à elle seule offrir une
vue d’ensemble achevée, représentative du monde. Si nous acceptons la
différenciation que j’ai proposée récemment, qui consiste à diviser l’appareil
psychique entre un moi/je, tourné vers le monde extérieur et doté de conscient,
et un ça inconscient dominé par ses besoins pulsionnels, alors la psychanalyse
peut être qualifiée de psychologie du ça (avec ses effets sur le moi/je). Elle
ne peut toutefois apporter, dans chaque branche du savoir, autre que le sien,
que des contributions, qui
nécessitent d’être affinées, à partir de la psychologie du moi/je. Si ces
contributions témoignent le plus souvent, avec pertinence, de la nature des
faits, cela,
on peut en convenir, est uniquement dû au rôle majeur joué dans notre vie par
l’inconscient qui, jusqu’alors, n’avait pas été aussi minutieusement exploré.